SOCIÉTÉ NATIONALE DE L'HISTOIRE ET DU PATRIMOINE DE LA GENDARMERIE | SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE DE LA GENDARMERIE

Gendarme et artiste peintre

Né en 1846, Albert Dubois-Pillet mérite pleinement sa place parmi les membres de l’institution ayant eu un parcours atypique. En effet, cet officier de gendarmerie su, malgré les coups du sort, rester fidèle à sa double vocation militaire et artistique. Il a surtout marqué le paysage artistique français de la fin du XIXe siècle en produisant une remarquable œuvre pointilliste.

Dubois-Pillet, le sabre et le pinceau…

Situé au cœur de la société, l’officier de gendarmerie est sensible à tous les mouvements qui la parcourent. Il est appelé à en connaître tous les changements, à en observer toutes les évolutions. De même, on prête aux artistes, eux aussi, cette faculté de les ressentir avant qu’on en mesure les conséquences. Cependant, si le second pressent, le premier vit ces changements. La césure entre les deux états semble donc consommée. Pourtant, tandis que la société française est, au milieu du XIXe siècle, sujette, sous l’influence de la deuxième révolution industrielle, à des bouleversements considérables, un homme va concilier la carrière des armes et celle de l’artiste. Homme de son temps, il va en connaître toutes les transformations qui ont donné à la France son visage d’aujourd’hui. Ainsi, né sous la Monarchie de Juillet en 1846, il meurt sous la IIIe République après avoir vécu sous la IIe République et le Second Empire. La fin des terroirs est proche ? Bien qu’ayant vécu en ville, à Paris, c’est à la campagne en Haute-Loire qu’il décédera. Albert Dubois-Pillet, puisqu’il s’agit de lui, ramasse nombre des contradictions d’une société en mutation. Parisien, il participe en 1871 à la répression de la Commune de Paris, puis se rapproche d’artistes qui ne furent pas tous insensibles, tant s’en faut, à la cause communarde… La biographie de cet officier de gendarmerie n’offrirait qu’un intérêt limité, un cas d’espèce inséré dans une étude prosopographique, s’il n’avait été que cela. Or, au-delà du Français et du militaire, il y a l’artiste participant au courant néo-impressionniste qui ébranle définitivement les formes picturales classiques. La vie et l’œuvre d’Albert Dubois-Pillet méritent que l’on s’y arrête en raison de leur force significative.



L’état-civil indique qu’il est le fils de Jules Sylvain Dubois et de Sophie Hortense Pillet, elle-même proche de Charles Pillet, un célèbre commissaire-priseur dont on a dit que « son marteau à la main était une puissance ». Il vient au monde le 28 octobre 1846 d’un père négociant fortuné. C’est à Paris qu’il grandit, dans une ville qui n’a pas encore connu ses grands travaux urbains et qui tient davantage de celle du XVIIIe siècle qu’au Paris d’Haussmann encore à venir. Bachelier, il décide d’embrasser la carrière militaire et intègre, en 1865, l’école spéciale militaire de Saint-Cyr où il mène la vie des élèves-officiers d’alors. Aux exercices succèdent les promenades aux Tuileries et dans les jardins du Palais-Royal. À l’issue, jeune sous-lieutenant, il est affecté comme chef de section au 72e régiment d’infanterie (RI) en 1867. Toutefois, cette vie de cantonnements provinciaux ne le séduit guère et il saisit l’opportunité, en 1869, de rejoindre le prestigieux Premier régiment des voltigeurs de la garde impériale. Le voilà au cœur d’un régime dont le faste éclaire de ses lumières une Europe envieuse de ce que l’historien appellera la « Fête impériale ». Cependant, l’accumulation des tensions internationales devient trop forte et à l’été 1870, le 19 juillet, la guerre éclate. La garde impériale redevient ce qu’elle était : une formation combattante. Dubois-Pillet a l’honneur de participer de plein droit au conflit franco-prussien. Malgré un héroïsme incontestable, les troupes françaises accumulent les échecs pendant cette campagne et, à l’image d’une armée en déroute, il est fait prisonnier après les combats de Gravelotte le 16 août. Après six mois d’internement, il retrouve les siens. Il réintègre les cadres d’une armée hélas déconfite qui devra attendre près de dix ans pour retrouver ses drapeaux, gage de la confiance retrouvée du peuple français ! L’heure est au changement de régime. Celui-ci entraîne la dissolution de la garde impériale et la mutation des militaires de cette formation dans différents régiments. Dubois-Pillet, aux vagues sympathies bonapartistes reçoit son affectation sans trop de déception. Il est au 96e régiment de ligne. L’objectif est, en ce début d’année 1871, à la consolidation du nouveau régime, et à ce titre, Dubois-Pillet participe à la répression de la Commune de Paris. Lieutenant en 1872, le voilà défendant les frontières au sein du 90e régiment de ligne… à Givet. Promu capitaine en 1876, il rejoint la garnison de Poitiers au sein du 125e RI. Mais l’homme est déjà possédé par les muses. Il obtient qu’une de ses œuvres soit exposée au Salon officiel en 1877. Que peint-il alors ? C’est « Un coin de table » qui lui vaut d’être parmi les artistes sélectionnés dans le cadre de cette grande manifestation officielle qu’est le salon. Toutefois, cette peinture ne suscite aucune émotion particulière. L’homme au statut social enviable l’ignore encore, mais cette année est la dernière à s’inscrire dans le cadre ordinaire de la vie d’un officier de son temps. En effet, il demande son admission dans la Garde républicaine, devenue parisienne en janvier 1878, ce qui le rapprocherait de la capitale, et surtout, il va transformer la peinture, simple distraction d’un homme cultivé, en une activité prolifique. L’année suivante est une longue attente : le ministère ne tranche pas. En revanche, une deuxième œuvre lui vaut d’être accueilli au Salon officiel. Des « Chrysanthèmes » peu inspirés laissent cependant le jury, une fois de plus, indifférent.

En 1880, il obtient enfin son affectation à la garde et prend le commandement de la troisième compagnie. À la même période, des peintures témoignent d’une inflexion dans son travail qui change de dimension. En 1881, « L’enfant mort » et surtout, en 1833, les portraits de la famille Boucher témoignent du changement de nature de son œuvre. Il n’a certes pas acquis une totale maturité artistique mais il vient de franchir un seuil : il n’est plus un peintre par distraction. Il faut cependant attendre 1884, pour qu’une rencontre décisive avec ceux qui se nomment « les indépendants » ne vienne bouleverser son existence. Les indépendants, ce groupe informel dont se dégagera une génération d’artistes qui imposera sa marque à l’histoire de la peinture : Seurat, Signac, Angrand… Aujourd’hui, toute la gloire retombe sur ces fils indirects de l’impressionnisme qui ont osé braver les règles établies par l’académie. Quand bien même certains de leurs aînés, comme Degas, Monet et Renoir, ont critiqué le radicalisme de leur entreprise, l’histoire leur a donné raison. Pourtant, en 1884, ces artistes sont marginalisés, critiqués pour oser défier le bon goût. La peinture officielle ne les intéresse pas. Ils refusent le respect des formes, nient la nécessité de la reproduire fidèlement. Ont-ils deviné que la technique a déjà brisé le monopole de la peinture sur les représentations et que cette même technique ouvre des voies nouvelles ? Naturellement, ils font scandale. Pas un scandale recherché et reproduit en de trop nombreuses occasions depuis. En effet, s’ils ne veulent pas être des artistes maudits, ils n’en refusent pas moins la soumission à l’ordre pictural. Ils veulent comprendre le monde qu’ils voient dans sa diversité tant au niveau des thèmes que de la manière de le peindre. Les sensations et les impressions sont au cœur de leur problématique. De fait, ils seront les témoins les plus précis d’un monde qui change : la ville, l’industrie, les lumières que celles-ci produisent, n’échapperont pas à leurs pinceaux. Certes, la génération précédente (Caillebotte, Monet…) a déjà exploré cette voie, mais les indépendants du dernier quart du siècle évoluent à une période où les mutations sont encore plus intenses. À la pose d’atelier que pratiquent encore certains artistes, ils préfèrent définitivement le mouvement, le déplacement, la rencontre insolite avec l’objet de leur création. Les découvertes scientifiques, en particulier dans la physique, font bouger les frontières de la connaissance et de la perception et contribuent à donner plus de force à leur quête du sens. Tandis que Bonnat reproduit fidèlement l’embonpoint des hiérarques de la IIIe République, les indépendants transmettent à la postérité les ombres de la vallée de la Seine, les rues de Paris à la lueur des réverbères, des visages d’hommes et de femmes sans artifice mais tels qu’ils sont perçus… Les débats font rage et les bien-pensants s’acharnent à railler ces peintres en rupture. Pour le critique du journal Le Figaro, ils ne sont même que des « communards bons à fusiller ». Or, voilà un officier de gendarmerie, défenseur de l’ordre public, qui, peintre amateur, s’engage au côté du scandale que dénonce la clameur publique. Dubois-Pillet va ainsi croiser ces artistes dont les noms ont franchi le siècle : Pissaro et Van Gogh. Au sein de ce groupe, il occupe un rôle particulier mais fécond, celui d’animateur. Il lui revient de réunir, organiser, développer, faire connaître l’activité des membres, sans pour autant renoncer à la sienne ! Événement phare de ce groupe : le salon annuel. En 1884, il expose au Salon d’hiver.

À partir de 1885, son pinceau change avec une vigueur nouvelle. Il s’affirme, se débarrasse des scories de la naïveté. Ironie ? Clin d’œil ? Il peint cette année-là l’enterrement du garde national. Ce tableau témoigne-t-il d’un renoncement ? La question est pertinente car Dubois-Pillet peint de l’intérieur du cortège qui suit le garde que l’on enterre, avec au loin des plumets. Le sentiment qui s’en dégage est très étrange. S’agit-il de l’enterrement de sa propre vie militaire ? On se perd en conjectures. L’homme restera cependant fidèle à cette double vocation, ce double appel étymologique puisque le latin vocare nous donne le verbe appeler. Toutefois, en au moins une autre occasion, dans le tableau « Le bal de l’hôtel de ville », il ne manquera pas de saluer la communauté militaire en glissant des gardes républicains. Pas encore pointilliste, Dubois-Pillet se rattache encore à l’école postimpressionniste, ce dont témoignent les éléments présents sur ces tableaux comme les vastes étendues, le ciel et l’eau. C’est en 1886, que Pissarro rejoint cette étrange cohorte d’artistes indépendants. Le douanier Rousseau croisera le destin du gendarme !

Les amitiés qui se nouent conduisent Dubois-Pillet dans des aventures qui en revanche le mettront en difficulté avec l’autorité militaire. Ainsi, les relations privilégiées qu’il entretient avec Robert Caze, journaliste communard, invite ce dernier à prendre Dubois-Pillet comme témoin lors d’un duel. Naturellement, la presse ne manquera pas de mettre en exergue la qualité de ce témoin si particulier. Ce fait divers grèvera l’image de rigueur attachée à cet officier pendant longtemps et ce d’autant que Caze meurt quelques semaines après le combat. Par ailleurs, des tensions internes ont entraîné une scission aux conséquences imprévisibles. Deux groupes antagonistes vont s’opposer : la société des artistes indépendants, à laquelle appartient notre officier, et le groupe des artistes indépendants. Ce dernier va transmettre au colonel commandant la garde une lettre qui l’accuse de diffamations et menace de porter plainte si des sanctions ne sont pas prises contre lui. Le but poursuivi est de faire taire l’organisateur de la petite troupe. Sans lui, sans son énergie d’administrateur, voire ses aides financières ponctuelles à des complices infortunés, la société irait à l’échec. À la fin 1886, il doit démissionner de la vice-présidence de l’association. Discrètement, il continue d’en exercer néanmoins certaines responsabilités. Le paradoxe est qu’en l’éloignant formellement de ses tâches, le commandement lui permet de se concentrer sur son œuvre.

Peintre de talent, nul ne le conteste, Dubois-Pillet reste militaire. À ce titre, il subit les affres de la carrière comme ses camarades. En 1887, il est menacé par une mise en disponibilité immédiate en raison d’une réorganisation de la Garde républicaine. Une intervention extérieure lui permet de rester en activité et d’être maintenu dans cette formation. Pour comprendre le parcours de cet officier, il faut savoir que sa personnalité a appelé l’attention d’autorités étrangères à la communauté militaire et lui a permis de tisser des liens étroits avec des personnalités civiles.

Malgré les scandales qui le poursuivent (en 1889, il est accusé d’être boulangiste !), il est considéré comme un officier de valeur. En 1888, un rapport de l’inspection générale des armées précise « Officier très instruit, intelligent et capable, qui a une passion pour la peinture, art qui a, je crois, compromis un peu son avenir. C’est néanmoins un bon serviteur qui a fait preuve de zèle et de dévouement. Commande convenablement sa compagnie – caractère droit et loyal ». La poursuite de sa carrière, ses nouveaux galons de chef d’escadron, le conduisent à accepter sa mutation le 21 novembre 1889. Il rejoint le Puy-en-Velay pour y commander la compagnie – aujourd’hui le groupement – de gendarmerie de la Haute-Loire. Pleinement conscient de sa charge – la République confortée par les échecs de l’opposition doit tout de même faire ses preuves dans les campagnes –, il s’attache à l’exécution de toutes les missions résultant des lois et règlements. À nouveau, il trouve lors de cette affectation l’occasion de se consacrer à la peinture. Après l’atelier du 19 quai Saint-Michel, à Paris, le voici qui dispose d’un atelier au Puy !

Son engagement qui reste entier explique le sort cruel qui s’abat sur lui à l’été 1890. C’est probablement pendant une tournée dans un village frappé par une épidémie de variole qu’il contracte cette maladie. Quelques jours après être tombé malade, il décède le 18 août 1890. Tandis que sa dépouille rejoint Paris pour être inhumée, au cimetière Montmartre, en présence de nombreuses autorités militaires, le 25 août, son « Saint-Michel d’Aighuile » entre au musée municipal.

Témoignage indiscutable de la place qu’il aura occupée dans cette constellation d’artistes, les journalistes spécialisés ne manqueront pas de rapprocher deux décès survenus à peu d’intervalle : ceux de Dubois-Pillet et de Vincent… Van Gogh.

L’œuvre de Dubois-Pillet s’inscrit pleinement dans le paysage artistique français si novateur de la fin du XIXe siècle. Son originalité réside dans le climat difficile où elle a pu se construire. Sa taille réduite s’explique par la courte mais intense période de production à laquelle a pu se livrer cet officier de gendarmerie. Sa mort précoce l’a empêché de mener à son terme une évolution créatrice qui le menait vers des horizons plus féconds et que l’œuvre qui nous est restée pouvait laisser espérer.

Bien davantage, la biographie de Dubois-Pillet mérite l’attention qu’on lui porte car elle souligne que, malgré un cadre réglementaire indiscutablement très rigoureux, les officiers pouvaient se ménager des espaces de liberté, participer à la vie sociale, et s’insérer dans les débats d’idées qui secouaient alors la société française dans les domaines les plus variés.

Capitaine Frédéric Erzen, Délégation au patrimoine