SOCIÉTÉ NATIONALE DE L'HISTOIRE ET DU PATRIMOINE DE LA GENDARMERIE | SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE DE LA GENDARMERIE

Par le Lieutenant Haberbusch, chef de la section études historiques/SHGN/2005

Le 20 août 1955, des émeutes éclatent simultanément au Maroc et en Algérie. Chargés d’assurer l’ordre public, les gendarmes se trouvent plongés au cœur de ces événements.

Les émeutes d’août 1955 au Maroc

En 1955, les relations entre la métropole et son protectorat marocain sont particulièrement tendues. Ce bras de fer est en fait engagé dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, car les nationalistes marocains, regroupés dans des mouvements politiques tels que l’Istiqlal, ne supportent plus la domination imposée par la France. Le sultan Mohammed Ben Youssef, lui-même, est favorable aux thèses nationalistes. Croyant affaiblir l’opposition, les Français favorisent le remplacement du souverain par son cousin, Ben Arafa, le 21 août 1953. Toutefois, il apparaît vite comme un usurpateur, tandis que se développe le « culte de l’exilé » après l’envoi de Mohammed ben Youssef à Madagascar. Cette situation entraîne surtout un cycle de violence qui débute dès la fin de l’été 1953. Accaparé par l’affaire algérienne à partir de novembre 1954, le Gouvernement français décide de régler au plus tôt la situation au Maroc. Le 20 juin 1955, le résident Gilbert Grandval est chargé de décourager les partisans du sultan Ben Arafa. Les résultats de cette politique ne se font pas attendre.

Se voyant abandonnés par la France, pachas et caïds ne songent plus qu’à rentrer en grâce auprès de « l’exilé ». Toutefois, la défection des caïds a de graves conséquences en termes de sécurité. Les tribus berbères se ruent sur les centres français avec la même ardeur qu’elles avaient mise, deux ans plus tôt, à piller les médinas de Fès et de Rabat. Le 20 août 1955, la perspective du deuxième anniversaire de l’exil de Mohammed Ben Youssef laisse présager des troubles à travers le territoire marocain. Cette inquiétude s’avère justifiée puisque du 19 au 21 août 1955, les centres miniers de Khénifra, Oued Zem, Aït Amar et Khouribga sont envahis et livrés au pillage. Chargés d’assurer l’ordre public, les gendarmes se trouvent plongés au cœur de ces événements.

Une patrouille de gendarmes aux portes du désert au Maroc en 1955.

La mise en garde des autorités par les rapports de gendarmes

Plusieurs semaines avant les émeutes qui ensanglantent le Maroc, les gendarmes avertissent les autorités françaises de la montée de la tension entre les communautés. Comme le constate le chef d’escadron Barthelet, commandant la compagnie de Casablanca, l’évolution de l’état d’esprit de la population fluctue en fonction des événements. Ainsi, le 14 juillet 1955, l’explosion d’une bombe tue ou blesse trente et une personnes en pleine ville européenne et déclenche une série de manifestations qui durent une partie de la nuit. Le 15 juillet, les Européens ferment leurs magasins et, vers quatorze heures, plusieurs d’entre eux commencent à se grouper. Ils se dirigent vers la région civile où la gendarmerie mobile, seule force de l’ordre obéissant vraiment aux réquisitions des autorités, les disperse par des jets de grenades lacrymogènes. Un gendarme est tué par balle (son agresseur, un jeune Espagnol, est arrêté un mois plus tard). Vers seize heures, des Marocains musulmans sont lynchés, tandis que des magasins et des voitures leur appartenant sont incendiés. Le couvre-feu met fin à l’agitation. Les 16, 17 et 18 juillet, les Marocains défilent à leur tour et s’opposent violemment aux forces de l’ordre ; soixante-trois manifestants sont tués. L’arrivée du général Franchi, commandant de la région de Casablanca, apporte le calme pour un temps.

Le 12 août 1955, à l’issue d’une réunion à la région, le capitaine Favreau, commandant la compagnie de Casablanca, rend compte à sa hiérarchie de l’aggravation de l’opinion des populations. « Aussi bien chez les Européens que chez les Marocains, l’état d’esprit est survolté dans l’attente des décisions qui paraissent devoir être prises prochainement sur le Maroc par le Gouvernement. Cet état est susceptible de faire dégénérer un incident bénin en désordre grave ». Dans les médinas et les derbs, les distributions de tracts n’ont jamais été aussi nombreuses. Sur l’un d’eux, on peut lire :

« Oh peuple marocain. L’anniversaire du 20 août qu’aucun Marocain ne peut oublier est celui de l’éloignement de SI BEN YOUSSEF de son trône par la force. […] deux ans se sont écoulés depuis ce méfait du colonialisme français et l’on constate actuellement une lutte armée qui dure depuis deux ans et les fils du MAROC ont fait souffrir les opprimeurs (sic) de toutes parts. […] Il est de notre devoir de nous unir pour chasser l’opprimeur ».

Dans le bled, l’attention des gendarmes est attirée par les nombreuses dégradations commises sur les lignes téléphoniques. Le général, chef de région, projette d’envoyer inopinément sur des itinéraires précis des escadrons de gendarmerie mobile pour « montrer la force ». Plus inquiétant, les militaires de l’Arme constatent une recrudescence des vols d’armes et de munitions.

Le 19 août, la veille du déclenchement de l’émeute, le commandant de la section de Oued-Zem adresse à ses supérieurs le renseignement suivant :

« à Oued-Zem, le vendredi 19 sera chômé comme d’habitude ; le samedi 20 le serait également en commémoration de l’anniversaire de la destitution. Dans le centre, il n’y aurait ni manifestation, ni acte de terrorisme. Par contre, des attentats seraient à prévoir à l’extérieur. Ils seraient perpétrés par des éléments partis des villes où ils se sentent surveillés. Les gens du bled n’y prendraient pas part. Seuls quelques sympathisants aideraient ou faciliteraient des attentats sans importance ».

Toutefois, compte tenu de la conjoncture, des forces temporaires de protection sont mises sur pied en certains points du territoire, notamment à Khourigba où un commando de cent cinquante anciens militaires marocains est formé le 20 août 1955, à Ouaouizarhte, Bine-el-Ouidane et Afourer où un maghzen temporaire est installé.

Le rôle des gendarmes à Oued-Zem

Le 20 août 1955, la section de Oued-Zem est avisée que des incendies sont allumés à Boujad, localité située à vingt kilomètres de Oued-Zem et que des événements graves s’y produisent. Le lieutenant commandant la section, son adjudant-chef adjoint et quatre gendarmes se rendent sur place en jeeps. À leur arrivée, ces militaires constatent que les manifestants s’en prennent à la maison du caïd. Les gendarmes dispersent les émeutiers, tandis que des éléments d’un corps de troupe arrivent en renfort. Au moment où la situation paraît à peu près rétablie à Boujad, la patrouille apprend que de graves incidents débutent à Oued-Zem. Elle repart aussitôt et atteint la localité vers neuf heures trente.

Le lieutenant constate que de nombreux Marocains élèvent des barrages de pierres sur la route principale n° 13 et détruisent les lignes téléphoniques. Ces manifestants se séparent à l’arrivée des gendarmes qui les poursuivent vers la médina où ils vont se réfugier. Dans la médina, de très nombreux manifestants, armés de bâtons, de haches et de couteaux, lancent des pierres et poussent des cris appelant à la révolte et au pillage. Des incendies sont allumés et l’hôpital civil mixte, qui brûle, semble être le point de ralliement des émeutiers. Voulant se porter vers cet hôpital pour le dégager, la patrouille est bloquée à un carrefour par une foule déchaînée qui tente de la lapider. Étant donné l’ampleur du mouvement, et afin d’éviter la pénétration dans le quartier européen, la patrouille se replie et s’organise en bouchon sur l’axe principal de la ville, au carrefour des routes n° 13 et 22. La gendarmerie interdit ainsi aux émeutiers la majeure partie du quartier européen, tandis que le sud-est de la médina est tenue par des Moghaznis aux ordres d’un adjoint de contrôle.

Bientôt, la masse des émeutiers grossit en raison de l’arrivée des tribus voisines. Ceux-ci tirent sur les gendarmes avec des pistolets et des fusils de chasse. Ils incendient et pillent les habitations voisines. À dix heures quarante-cinq, le gendarme Soumagne est mortellement blessé par une balle de 8 m/m qui l’atteint à la base du poumon droit. L’adjudant-chef adjoint au commandant de section est, quelques instants après, blessé lui aussi par des plombs de fusil de chasse. Tenant fermement le bouchon, effectuant parfois des déplacements rapides sur les rues perpendiculaires, le lieutenant Bach et ses hommes, aidés de quelques civils armés, réussissent à contenir les émeutiers surexcités que renforcent des cavaliers et des piétons des tribus Smallah. Pendant cinq heures environ, jusqu’à l’intervention de renforts venus de l’extérieur, ils interdisent toute progression à plusieurs centaines de Marocains déchaînés, armés de fusils de guerre et de chasse. Au total, les émeutes de Oued-Zem causent la mort de cinquante Européens. Trente habitations, les moulins de l’Atlas, les dépôts de céréales et quatre stations-service sont entièrement brûlés et pillés.

Après les émeutes du 20 août à Oued-Zem, les cavaliers et les gens de tribus refluent vers le bled et poursuivent leur exaction. À la mine des Aït-Amar (vingt-cinq kilomètres au nord-ouest de Oued-Zem), les employés européens sont surpris par la soudaineté et la violence de l’attaque. Disséminés sur l’ensemble de la mine, ils n’ont pas le temps de se regrouper pour se défendre. Seuls quelques-uns peuvent se réfugier au domicile de l’ingénieur en chef où ils tiennent le siège jusqu’à l’arrivée des secours, tard dans la nuit. Les corps de vingt-trois Européens sont relevés dans la zone. À l’Oued-Grou, à quarante-cinq kilomètres de Oued-Zem, la mine d’Enta est également détruite. La seule maison d’habitation européenne est retrouvée en flammes le 21 au matin. Les magasins sont pillés et incendiés, la poudrière éventrée. Les émeutiers emportent près de cent soixante-dix kilogrammes de nitratite, dix mille détonateurs et cent mètres de mèche lente. Les maisons forestières de la région, isolées, sont aussi la cible des émeutiers. Les deux habitations de Bir-Biaz sont dévastées et pillées le 20 vers vingt heures. Le garde forestier et sa famille réussissent à prendre la fuite et rejoignent Oued-Zem dans la matinée. Le 21, les maisons forestières de Smala, Bothna et Feddant sont pillées et incendiées. Les fermes sont attaquées, certaines brûlées, mais aucune victime européenne n’est à déplorer. Le 21 août 1955, des événements graves se produisent à Khouribga. Vers dix heures et quart, des Marocains se rassemblent dans le souk, puis se dirigent vers le bâtiment du contrôle civil. Ils sont refoulés à un passage à niveau par des commandos de Marine. Vers dix heures et demie, ils tentent de se diriger vers le quartier dit « des villas administratives », ils sont renforcés par des groupes venus de la fraction Fokra-Moualine. Le service d’ordre leur interdit l’accès. Il en est de même lorsqu’ils tentent d’aller au cimetière européen, au douar dit « Du concasseur » et au lycée de Khouribga. Des incendies sont allumés dans les dépôts de bois de la localité. Les Européens rencontrés dans la médina sont massacrés. En début d’après-midi, l’arrivée de renforts de troupe permet aux autorités de rétablir la situation.

Plusieurs gendarmes reçoivent des récompenses pour leur action lors des journées d’août 1955. Le gendarme André Soumagne reçoit à titre posthume la croix de chevalier de la légion d’honneur, la médaille de la Gendarmerie nationale et la médaille d’or pour acte de courage et de dévouement. L’adjudant-chef Marcel Viguié, les gendarmes Henri Puissant et André Rosenthal reçoivent la médaille de la Gendarmerie nationale.

Les enseignements des émeutes d’août 1955

Le 9 septembre 1955, le lieutenant commandant la section de Oued-Zem rend un rapport sur le rôle de la gendarmerie pendant les émeutes du 20 août. Il constate que dans les centres où les brigades sont à l’effectif de cinq ou six hommes, il n’a pu être question d’intervention extérieure, car les gendarmes ont été accaparés de la défense de leur casernement. En matière d’armement, le lieutenant préconise de remplacer les pistolets-mitrailleurs « MAS 38 », qui se sont enrayées à plusieurs reprises. L’autre problème essentiel demeure celui des effectifs. Le lieutenant estime que s’il avait disposé d’un peloton ou même d’un groupe seulement de gendarmes mobiles en plus du personnel à sa disposition, cet apport aurait permis de réduire les dégâts de 75 % environ. Il précise que ce renfort apparaît toujours aussi indispensable plusieurs jours après les événements. En effet, ses hommes, outre le choc psychologique et nerveux subi au cours des émeutes, sont continuellement sur la brèche depuis le 20 août (guide pour les opérations, enquêtes judiciaires, renseignements à fournir à tous ceux venus de l’extérieur, services d’honneur au passage des hautes autorités…). Cela occasionne une grande fatigue qui nuit à l’efficacité du service. Le commandant de la section de Oued-Zem fait enfin part de son inquiétude à propos de l’installation du 6e régiment de tirailleurs marocains (RTM) dans la localité. Quelques désertions sont déjà enregistrées et il est possible que ce mouvement s’étende en l’absence de toute autre troupe à cent cinquante kilomètres ou, pour peu que la situation ne s’améliore pas, dégénère en mutinerie.

« Si les esprits se sont légèrement calmés à Oued-Zem, conclut-il, il n’en est pas moins vrai que la situation reste très tendue. Les Européens surtout qui ne représentent qu’une minorité ne cessent d’être inquiets. […] Les Marocains par ailleurs ne semblent pas tellement apaisés. Il est peu vraisemblable que de pareils événements puissent se reproduire dans un avenir proche, par contre il est très probable que les rancœurs et les haines ne tardent pas à se traduire par des attentats personnels ».

Le 13 septembre 1955, le commandant de la compagnie de Casablanca apporte plusieurs commentaires sur le rapport adressé par son subordonné. Il rend hommage à l’action des gendarmes d’Oued-Zem sous l’impulsion énergique de leur commandant de section. Il remarque surtout que si les Européens ont témoigné leur reconnaissance au personnel de l’Arme, les autorités françaises sont restées étrangement muettes. Selon cet officier, cet oubli « officiel » a été volontaire. « La gendarmerie ne pouvait briller d’un trop vif éclat auprès d’un chef de territoire, aujourd’hui relevé de ses fonctions, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il a manqué de prévoyance et décision ».

Quelques jours plus tard, le 1er octobre 1955, le chef d’escadron commandant la compagnie de Casablanca porte un regard lucide sur la situation au Maroc. Il explique ainsi qu’après les événements de Oued-Zem, le sentiment dominant des milieux marocains populaires a été la crainte de la force française, sentiment qui s’était fortement atténué devant l’impuissance dans laquelle se trouvaient les forces de l’ordre pour juguler le terrorisme. Les nationalistes qui l’ont bien compris, ont repris leur propagande clandestine si bien que la population urbaine marocaine soutient unanimement Mohammed V et s’oppose aux Français. L’officier de gendarmerie pense qu’il est difficile de remonter ce courant de haine et de désaffection profonde à l’égard de la France. « Il semble, en vérité, que l’orchestration nationaliste soit parfaite et que le Maroc se dirige, malgré les résistances françaises locales ou métropolitaines, vers l’indépendance. Sans contestation possible, les chefs occultes du nationalisme marocain sont bien en train d’appliquer la formule énoncée en 1936 par Allal El Fassi : « L’indépendance s’arrache, elle ne se donne pas ! » ».

L’accélération des événements donne raison au commandant de la compagnie de Casablanca. Du 22 au 27 août, Edgar Faure, flanqué de quatre ministres, dont Pinay et Schuman, discute avec les représentants de diverses tendances de l’opinion marocaine, du grand vizir aux délégués de l’Istiqlal et du PDI. Après avoir évoqué les moyens de se débarrasser de Ben Arafa, on se met d’accord sur le principe d’un retour en France de Ben Youssef et sur l’institution d’un Conseil du Trône qui formerait un Gouvernement de transition. Le 27 août 1955 Grandval démissionne. Il est remplacé par son collègue de Tunis, le général Boyer de la Tour. Le 1er octobre, le sultan Ben Arafa consent à se retirer à Tanger, sans abdiquer formellement. Le 15 octobre, un Conseil du Trône de quatre membres est constitué à Rabat avec l’agrément de Ben Youssef. Le 25 octobre 1955, Le Glaoui, abandonné de presque tous ses partisans, se rallie à son tour à Ben Youssef, par une déclaration retentissante. Une semaine plus tard, il arrive à Paris. Installé à Saint-Germain-en-Laye et traité en chef d’État, il entame aussitôt les pourparlers avec une délégation française conduite par le ministre des Affaires étrangères, Antoine Pinay. Le 6 novembre 1955 sont signés les accords de La Celle-Saint-Cloud. Les délégués marocains s’attendaient à une discussion serrée mais Antoine Pinay accède à toutes leurs demandes. Il n’est plus question du traité de 1912 mais d’indépendance totale pour faire du Maroc un État démocratique à monarchie constitutionnelle. Le 2 mars 1956, une déclaration franco-marocaine met fin au protectorat et proclame solennellement l’indépendance du pays.

La guerre s’enracine en Algérie

confrontés à un climat insurrectionnel d’une extrême gravité. Dans le Constantinois, où la coexistence des deux communautés européenne et musulmane a toujours été plus tendue que dans le reste de l’Algérie, les militaires de l’Arme assistent à la même explosion de violence et se retrouvent en première ligne pour défendre les Européens des villages isolés. La différence essentielle tient au fait que les troubles de 1945 n’ont représenté qu’une tentative prématurée et avortée de soulèvement nationaliste, tandis que ceux de 1955 se situent dans le contexte d’une guerre de libération nationale largement entamée.

Le chaudron du Constantinois

Engagés depuis le 1er novembre 1954 dans la lutte pour l’indépendance, les nationalistes algériens multiplient les actions pour créer un climat d’insécurité en Algérie. La situation dans ces départements français est jugée suffisamment préoccupante pour que le 3 avril 1955 soit promulguée la loi sur l’état d’urgence en Algérie. C’est dans le Constantinois, région traditionnelle de dissidence, que les autorités françaises se montrent les plus inquiètes. Les rapports fournis par la gendarmerie, dont les brigades quadrillent le territoire, témoignent du pourrissement de la situation.

Les gendarmes se montrent particulièrement attentifs aux tracts appelant à rejoindre le camp des nationalistes, appelés alors « rebelles » ou « hors-la-loi ». Sur l’un d’eux retrouvé en juillet 1955, on peut lire :

« conformément aux principes révolutionnaires notre action est dirigée uniquement contre le colonialisme, seul ennemi obstiné et aveugle, qui s’est toujours refusé à accorder la moindre liberté par des moyens de luttes pacifiques. Ce sont là nous pensons des raisons suffisantes qui font que notre mouvement de rénovation se présente sous l’étiquette : « FRONT DE LIBÉRATION NATIONALE ». BUT : INDÉPENDANCE NATIONALE par 1° La restauration de l’État algérien souverain, démocratique et sociale dans le cadre des principes ISLAMIQUES. 2° Le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de races et de confession ».

Le 21 juillet 1955, le capitaine commandant la section de Philippeville dresse un tableau préoccupant de l’état de sa circonscription. « Les attentats terroristes, explique-t-il, (incendies de récoltes – destruction de plantations – assassinats d’Européens et de musulmans – jets de bombes – coupures de routes – attaques de véhicules sur les routes etc. etc.) se sont multipliés en s’amplifiant pendant les derniers jours de juin, puis se sont un peu ralentis pendant quelques jours et ont repris avec violence pour ralentir depuis deux ou trois jours. L’état d’esprit des populations européennes a suivi la courbe des événements s’exaspérant avec la montée des attentats, s’apaisant très relativement au moment de l’accalmie, puis s’excitant à nouveau et se calmant un peu ces deux ou trois derniers jours. […] Par ailleurs si quelques très rares agriculteurs européens ont pris la résolution de rester dans leurs exploitations du bled, la grande majorité vit en ville et ne va aux champs qu’au milieu de la journée, les gérants européens eux-mêmes ont quitté les fermes laissées à la garde d’un musulman. […] Dans certains endroits de la circonscription, les Français musulmans de la campagne paraissent las des exigences et des brutalités des rebelles, ce qui n’empêche pas les jeunes et même des moins jeunes de s’en faire les auxiliaires par crainte de représailles dont ils sont prodigues. […] L’état d’esprit des jeunes gens en ville est toujours mauvais, même s’il ne se manifeste pas ouvertement. Toutes les petites ou grandes occasions sont saisies pour créer des incidents avec les Européens surtout quand on est en nombre et plus fort que l’adversaire ».

Au début du mois d’août 1955, les rapports de gendarmerie indiquent que les consignes données par les « hors-la-loi » sont scrupuleusement observées, du moins en public. Ainsi, à l’occasion des festivités religieuses, les gendarmes de Philippeville constatent que rares sont les familles où on a égorgé le mouton. Très peu de pâtisseries ont été portées aux boulangers pour les faire cuire au four et les enfants n’ont pas revêtu d’habits neufs et ne se sont pas promenés en calèche comme d’habitude. Plus inquiétant, les brigades sont souvent sollicitées pour ouvrir des enquêtes de vol de fusils de chasse chez plusieurs musulmans ou des incendies criminels de récoltes ou d’habitations. Les unités signalent également que des groupes de « rebelles » stationnent clandestinement sur leur circonscription avec la complicité plus ou moins tacite de la population locale.

Dans un rapport du 20 août 1955, le commandant de la section de Philippeville lance l’avertissement suivant : « les hors-la-loi envisageraient de passer à une action très importante dans les jours à venir. À Philippeville, des attentats seraient commis dans une dizaine de jours. Des renforts viendraient des Aurès pour se joindre aux éléments locaux ».

Comme l’explique Bernard Droz et Évelyne Lever dans leur ouvrage sur la guerre d’Algérie, une incertitude demeure sur la genèse du soulèvement en raison de son interaction avec les événements marocains, notamment à Oued-Zem. Il est possible qu’une action commune ait été envisagée en Suisse entre Allal el-Fassi, le leader de l’Istiqlal, et des représentants de la délégation extérieure du Front de libération nationale (FLN), Ben Bella et Boudiaf. Mais ces derniers, arguant des faiblesses de l’Armée de libération nationale (ALN), se seraient montrés peu enthousiastes à ce projet. De fait, l’initiative semble bien revenir à Zighout Youssef, successeur de Mourad Didouche à la tête de la zone du Nord-Constantinois, et à son adjoint Lakdhar Ben Tobbal. Le FLN devait ainsi faire preuve de sa capacité militaire à mobiliser les masses musulmanes et de sa volonté politique de s’exprimer seul en leur nom. À ces motivations fondamentales s’ajoutaient des considérations locales, dont la principale est la récupération d’armes modernes.

Les jours de deuil d’une Algérie multiculturelle

Le 20 août 1955, deux types d’action d’ampleur inégale sont menées dans un triangle que les routes de Constantine à Philippeville et de Constantine à El-Milia dessinent avec la mer. D’une part, quelques centaines de soldats de l’ALN en uniforme attaquent sans grand succès des postes de police et de gendarmerie, ainsi que divers bâtiments publics. D’autre part, plusieurs milliers de fellahs et de femmes recrutés dans les campagnes avoisinantes se lancent, vers midi, à l’assaut d’une trentaine de villes et de villages. L’encadrement par le FLN demeure limité et l’armement dérisoire (des gourdins, des couteaux et des haches), mais ces émeutiers ruraux, exaltés par la fausse rumeur d’un débarquement égyptien à Collo, assassinent brutalement les Européens croisés sur leur route.

Comme en 1945, l’action des gendarmes s’avère déterminante dès les premières heures de l’insurrection et leur caserne devient la cible des émeutiers. C’est le cas notamment pour les deux casernes de Philippeville : la brigade locale, rue de d’Austerlitz, et le siège de la section implantée au faubourg de l’Espérance. Les événements débutent à dix heures et demie, à la Carrière romaine, à trois kilomètres au sud de Philippeville. Après l’interception de deux camions transportant des bombes et des fûts d’essence, un accrochage se produit entre une patrouille de policiers et des « rebelles ». Vers midi, après un engagement sérieux, la patrouille décroche, en incendiant préalablement les camions. Simultanément, l’émeute éclate en ville. L’action des « hors-la-loi » se porte principalement sur les établissements militaires et de police. À la caserne du faubourg de l’Espérance, le maréchal des logis-chef Armand commande un fusil-mitrailleur pour défendre le côté sud-ouest de la caserne. Vers quatorze heures, il est atteint par balle à l’épaule par un tireur placé dans la tour de la mosquée. Dans Philippevile, les combats de rue se poursuivent jusqu’à seize heures, heure à laquelle l’armée parvient à rétablir l’ordre.

À El-Arrouch, la caserne est également la cible des émeutiers. Plus de deux cents d’entre eux, venant de la direction du barrage des Zardezas, attaquent la localité vers midi. Outre la brigade, leur action se porte principalement sur le PC du commandant de secteur opérationnel installé dans la mairie, sur la poste, la justice de paix et les cantonnements militaires. Le maréchal des logis-chef Émile Biau, affecté au peloton de gendarmerie mobile n° 13/5 et détaché à la brigade d’El-Arrouch, se rend en ville pour prendre son repas lorsqu’il aperçoit une bande armée, drapeau en tête. Se dirigeant vers eux, le gradé est atteint par des tirs de chevrotines au poignet gauche, à l’avant-bras gauche, à l’épaule gauche. Il réussit tout de même à se replier dans un restaurant d’où il donne l’alerte. Avisé de ces faits, le gendarme à cheval Armand Gagnaire de la brigade d’El-Arrouch se porte résolument, armé d’un fusil au-devant des insurgés. Abrité par un arbre, il ouvre le feu sur eux jusqu’à ce que l’un des « rebelles », dissimulé dans l’angle d’un bâtiment, le blesse en l’atteignant d’un coup de feu au bras droit. À Roknia et Sidi-Mesrich, les casernes de l’Arme subissent également de furieux assauts à partir de midi. La similitude de ces attaques témoigne de la préparation et de la synchronisation de ces opérations.

Dans certaines localités, les gendarmes assistent à plusieurs scènes d’horreurs commises contre les Européens, notamment à Lannoy, Saint-Charles et Robertville. Lorsque la localité dispose d’une brigade de gendarmerie ou de troupes stationnées sur place, le nombre des victimes européennes est limité. À Roknia, par exemple, la gendarmerie en alerte et la section rurale réagissent immédiatement à l’envahissement du village par les « rebelles » à midi. Deux heures plus tard, le calme est déjà rétabli dans le bourg. En revanche, dans les localités les plus isolées, la population subit de véritables actes de barbarie. Le massacre de la population d’El-Halia va durablement marquer les esprits. Ce gros bourg, situé en montagne à vingt-deux kilomètres de Philippeville, est entièrement tourné vers son exploitation minière. Une trentaine d’Européens y travaillent au milieu de 570 ouvriers musulmans, originaires des mechtas voisines du djebel Filfila et de la région de Sétif. Le 20 août 1955, trois à quatre cents « rebelles » attaquent simultanément le village. La surprise est totale et aucune défense cohérente n’a le temps de s’organiser. Tous les Européens tombant aux mains des insurgés sont systématiquement massacrés. Seules six familles, disposant de deux fusils de chasse, deux revolvers et d’une carabine, parviennent à se barricader à tenir jusqu’à l’arrivée des secours. On compte trente-cinq morts, quinze blessés et deux disparus. Au total, le bilan des victimes des insurgés s’élève à 123 morts dont 71 dans la population européenne.

Les pertes de la gendarmerie durant les émeutes du 20 août 1955

Si plusieurs Européens sont massacrés par les insurgés, quelques gendarmes figurent aussi sur la liste des victimes. C’est le cas à Saint-Charles. Douze gendarmes s’y trouvent en service de surveillance de la circulation le 20 août 1955, lorsque, vers midi moins le quart, ils sont avertis que les fermes sont menacées d’encerclement dans la partie nord-est de la localité. Ils s’y rendent aussitôt en véhicule. En cours de route, six suspects qui arrivaient à Saint-Charles sont appréhendés et déposés dans le « Chevrolet » stationné à proximité de la gare avec les gendarmes Naulleau et David. Le second véhicule se rend vers une exploitation agricole attaquée (le domaine de l’Étoile). Une fois sur place, alors que ses camarades prennent position, le gendarme Morin s’aperçoit que de nombreux rebelles arrivent des montagnes environnantes. Il décide de retourner seul à Saint-Charles pour prévenir les habitants, garer son véhicule et demander des renforts à Philippeville. En arrivant au square de la mairie, il reçoit plusieurs coups de feu tirés par des « rebelles » cachés dans les massifs du square. Il s’écroule sur le volant de son véhicule. Les assaillants s’acharnent à coups de hache sur le gendarme Morin, le dépouillant de son pistolet automatique, de sa cartouchière, de ses chaussures, de son bracelet-montre et de divers objets. Cependant, ils ne découvrent pas le pistolet-mitrailleur dissimulé sous le siège avant de la voiture. Ils essaient, sans succès, d’incendier le véhicule et de le détruire à coup de pioche.

Véhicule dans lequel le gendarme Morin a trouvé la mort à Saint-Charles.


Restés au passage à niveau avec les six prisonniers et entendant des coups de feu, les deux autres gendarmes décident de se rendre à Saint-Charles. En arrivant à la hauteur du square, le camion est pris lui aussi sous le feu des tireurs camouflés dans les buissons. Le gendarme David saute du véhicule avec son camarade tandis que les six prisonniers s’enfuient. Le gendarme Naulleau, touché sérieusement, s’écroule avant d’être rejoint par les insurgés qui s’acharnent sur son corps. Le gendarme David, blessé à la hanche, réussit à se réfugier, avec son armement, dans une ferme proche, au clos de l’orangerie. Il y est rejoint peu après par deux camarades venant du domaine de l’Étoile. L’arrivée des renforts permet à ces hommes d’échapper au massacre.

À Collo aussi l’Arme déplore plusieurs morts. Le début de l’émeute est marqué par l’éclatement d’une bombe à onze heures cinquante dans le restaurant Galéa. Au moment de l’attentat, l’auxiliaire nord-africain Athmane Boumaraf se trouve dans un restaurant voisin. Il est seul. Il court alors vers les lieux en criant : « il s’agit d’une bombe, je vais avertir la brigade ». Ses camarades ne le revoient plus de la journée. À vingt-trois heures, son cadavre est retrouvé dans une chambre, au premier étage de l’hôtel Hassani. Les traces de sang retrouvées sur les lieux laissent présumer que l’auxiliaire Boumaraf, mortellement atteint dans la rue, face à l’hôtel alors qu’il regagnait la caserne, a trouvé la force de se réfugier dans une chambre vide. Le 20 août, deux autres gendarmes de Collo se rendent sur les lieux de l’explosion. Le maréchal des logis-chef Riou, commandant de brigade, et le gendarme Charles Parickmiller comprennent rapidement la gravité de la situation et décident de retourner au plus vite à la caserne. Mais, sur le trajet, les deux militaires sont pris sous le feu de rebelles postés aux abords. Le gendarme Parickmiller, mortellement atteint de plusieurs balles, tombe à la hauteur de la porte de son domicile. Le maréchal des logis-chef Riou, quant à lui, est blessé à la cuisse droite lorsqu’il arrive aux jardins de la brigade. Il parvient à se réfugier dans l’école mitoyenne de la caserne. Durant la journée du 20 août, le gendarme Joseph Simon, tireur à bord d’un half-track, est mortellement blessé au cours d’un combat de rue dans Collo, en participant à la réduction d’un îlot de résistance tenu par les rebelles.

Toujours au cours de cette même journée du 20 août, un autre drame se joue au petit village du Col des Oliviers. La localité est encerclée par une cinquantaine de « rebelles » avec la complicité de la population musulmane locale. Le premier coup de feu tue le gendarme mobile Jean-Marie Laurent, placé en faction pour assurer la sécurité de son peloton stationné dans le village. Un feu nourrit s’abat aussitôt après sur la petite troupe. L’adjudant-chef André Plumard est mortellement blessé à son tour. L’intervention d’un peloton de gendarmerie stationné à l’Armée française permet de dégager le village. Un troisième gendarme mobile, Alexandre Richard, trouve la mort en participant à la contre-attaque de son peloton pour dégager le PC de l’escadron investit par un puissant groupe armé.

Au total, le bilan de la gendarmerie s’élève à huit morts et presque autant de blessés pour la seule journée du 20 août 1955. Parmi les victimes de l’Arme figurent :
– Boumaraf Athmane, auxiliaire nord-africain de la 10e légion ter, mortellement blessé à Collo ;
– Laurent Jean-Marie, gendarme à la 3e légion de gendarmerie mobile (LGM), mortellement blessé au col des Oliviers ;
– Morin André, gendarme à la 10e légion ter, mortellement blessé aux abords de Saint-Charles ;
– Naulleau Téophane, gendarme à la 4e légion bis de gendarmerie, mortellement blessé à Saint-Charles ;
– Parickmiler Charles, gendarme à la 10e légion ter de gendarmerie, mortellement blessé le 20 août 1955 à Collo ;
– Plumard André, adjudant-chef à la 3e LGM, mortellement blessé le 20 août 1955 au col des Oliviers ;
– Richard Alexandre, gendarme à la 3e LGM, mortellement blessé le 20 août 1955 au col des Oliviers ;
– Simon Joseph, gendarme à la 1re LGM, mortellement blessé le 20 août 1955 à Collo.

Les répercussions de l’insurrection

Malgré la soudaineté du soulèvement, l’armée réagit avec promptitude. Celle-ci est d’ailleurs mise en état d’alerte dès le 18 août. Il est indéniable que la rapidité de son intervention permet d’éviter une insurrection généralisée en empêchant les « rebelles » de s’emparer par le pillage des armes des gendarmeries et des postes militaires. Au sein de la gendarmerie, le commandement se félicite de la combativité de son personnel qui a parfaitement appliqué le plan de défense. Du reste, aucune des brigades attaquées n’a été prise. En fait, comme en 1945, les gendarmes ont pu compter sur la supériorité de leur force de feu (notamment les fusils-mitrailleurs) par rapport à des « rebelles » dotés au mieux d’armes de chasse. Cela dit, contrairement à 1945, l’état des pertes de l’Arme confirme le meilleur équipement des insurgés dont certains ont reçu une véritable formation militaire.

L’écrasement de la révolte de 1955 est d’autant plus rapide que l’armée déploie toute sa puissance pour poursuivre les rebelles. Les militaires accroissent leur efficacité grâce à l’excellente connaissance du terrain par les gendarmes. Compte tenu du contexte colonial de l’époque, la répression prend une ampleur égale au choc ressenti face aux atrocités commises par les insurgés. Le bilan officiel de la répression s’établit à 1 273 morts, mais il apparaît certain que ce chiffre a été sciemment sous-estimé et qu’il peut être multiplié par dix. En effet, la soif de vengeance de la communauté européenne est d’autant plus grande que les rescapés ont noté la complicité de leurs proches musulmans dans l’émeute. Comme en 1945, des milices privées se constituent, à l’appel notamment du maire de Philippeville, Benquet-Crevaux, pour assurer elles-mêmes une justice expéditive. La folie meurtrière change de communauté.

Le 30 août 1955, le commandant de la section de Philippeville fournit une excellente analyse de la situation.

« Dans la circonscription, explique-t-il, les populations européennes isolées dans les campagnes, ont reflué vers les centres. Elles ont pratiquement cessé toute activité professionnelle même à Philippeville où les magasins sont presque tous fermés […] L’indignation, la peur, le désir de vengeance sont les sentiments dominants actuellement dans l’esprit des Européens. Ils reprochent aux pouvoirs publics de n’avoir pas pris en temps utile la décision d’armer ou de protéger par les troupes les centres européens tels que la carrière de marbre du Fil-Fila, la mine de fer d’El-Halia, les mines de Sidi Kamber, Beni Rasdoun, les centres de Saint-Charles, Gastonville.
On accuse l’administrateur et surtout la justice de mollesse, de manque d’énergie, même de carence. Les Européens les plus dynamiques sont prêts à se lancer dans l’aventure, décidés à se faire justice eux-mêmes à leur façon.
Les autres cherchent à vendre leurs biens pour partir en métropole, d’autres partent déjà, laissant leur commerce, leur entreprise, leur ferme en sommeil, décidés à ne revenir que quand la situation sera éclaircie.
[…] La population musulmane se tient coite pour l’instant, plus exactement celle qui, apparemment, n’a pas prêté la main aux événements du 20 août, cherche à passer inaperçue pour plusieurs raisons – D’abord par peur des représailles de la part de la population européenne, par peur des contrôles de la troupe, par peur aussi de se trouver mêlés à des actions violentes où elle serait prise entre deux feux.
Dans certaines régions, à Robertville par exemple où presque toute la population musulmane du centre a aidé les « hors-la-loi », les habitants musulmans sont partis avec leur famille. Des mechtas sont vides, leur population ayant disparu avec ce qu’elle pouvait emporter, dans les forêts montagneuses de la circonscription.
Les ouvriers des fermes ne viennent plus travailler. En ville, seuls circulent et travaillent ceux qui, le 20, se trouvaient chez leurs employeurs et que ceux-ci, par conséquent, ne peuvent soupçonner d’avoir trempé peu ou prou dans les émeutes. La population musulmane saine est pleine d’appréhension et craint d’être victime du contrecoup des événements. La population complice volontairement ou non a disparu ou reste enfermée chez elle.
Les rebelles ne désarment pas et n’ayant pas réussi leur action spectaculaire reprennent l’action clandestine (coups de main – destruction, etc.) ce qui ne veut pas dire qu’une action de grande envergure ne soit plus à envisager ».

Comme le craint le capitaine de gendarmerie, la rébellion, loin d’être matée, s’intensifie dans les mois suivants et, dès la fin du mois d’août, le Gouvernement procède à un rappel des réservistes. C’en est fini dès lors du mythe des opérations ponctuelles de maintien de l’ordre.

Ainsi, comme en 1945, les gendarmes sont des acteurs de premier plan dans les émeutes d’août 1955. Alertant les autorités françaises par leurs rapports plusieurs semaines avant les événements, ils subissent directement le choc du soulèvement. Les plans de défense et leur armement leur permettent une fois encore de surmonter la crise, mais l’état de leur perte témoigne de la dangerosité croissante de leurs adversaires.

Les principales répercussions des émeutes d’août 1955 sont de changer le visage de la guerre. Les atrocités commises d’un côté et la brutale répression de l’autre dressent un mur de haine infranchissable entre les communautés musulmane et européenne d’Algérie. Chez les musulmans, un effet recherché par les nationalistes algériens se produit enfin : l’opinion modérée, jusqu’alors réservée ou hostile à l’égard de la rébellion bascule. C’est le cas du docteur Bendjelloul et de Ferhat Abbas, dont le neveu a pourtant été abattu par le FLN. Chez les Européens, en revanche, une véritable psychose s’empare de la population qui devient prête à appliquer les solutions les plus radicales pour assurer sa survie sur son sol natal. Toutes les conditions sont donc réunies pour que la guerre d’Algérie s’enracine.