SOCIÉTÉ NATIONALE DE L'HISTOIRE ET DU PATRIMOINE DE LA GENDARMERIE | SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE DE LA GENDARMERIE

Par le Général Louis Beaudonnet, Revue de l’ANAI, 4e trimestre 1997

Il y a cinquante ans, en 1947, arrivait en Indochine le renfort substantiel des trois mille hommes des 1re, 2e, 3e Légions de Garde républicaine de Marche pour une aventure qui allait durer plus de neuf années.

Ce n’était une surprise, à vrai dire, que par l’importance des effectifs, car l’épopée de la Gendarmerie en Extrême-Orient avait commencé dès la période des Amiraux.

Déjà un capitaine prévôt et cinquante-trois gendarmes avaient rejoint Saïgon le 15 juin 1861. Une force publique de trois officiers et de cent deux sous-officiers avait ensuite été instituée en 1868. Dès 1909 la gendarmerie s’était vue confier la responsabilité de la Garde Civile de Cochinchine. En 1939 le détachement d’Indochine comptait deux cent quarante personnels d’origine métropolitaine, dont cent trente-six appartenaient à la compagnie de Cochinchine et du Cambodge, et soixante-sept à celle de l’Annam et du Tonkin. Aux cadres européens il fallait ajouter un nombre à peu près équivalent d’auxiliaires autochtones.

Les missions de ces hommes étaient nombreuses et délicates. Ils assumaient dans le domaine administratif et judiciaire une large part de cet ordre français, qui depuis près de soixante-dix ans valait à ce pays un calme rarement connu dans son histoire.

Cependant cette action civilisatrice au sein de la France d’Outre Mer, puis de l’Union Française, deviendra avec la Seconde Guerre mondiale et ses séquelles un véritable combat. Aux brigades territoriales se joindront alors les prévôtés des grandes unités et les formations issues de la Garde.

La gendarmerie coloniale dans la tourmente

Comme leurs camarades marsouins ou bigors, les gendarmes d’Indochine ont payé au cours de notre première épopée un large tribut aux endémies tropicales et aux actes de rébellion occasionnels. Des tombes en témoignent au hasard des cimetières ; une stèle au carrefour de la route provinciale n° 1 et de la piste de Phu Rieng en Cochinchine rappelle la mort exemplaire du Maréchal des Logis Chef Morère, délégué administratif de Nui Bara, tombé en 1933 sous les flèches des Stiengs.

Avec l’occupation japonaise, la gendarmerie prend place naturellement dans la résistance, que ce soit sous la forme légale d’une surveillance étroite des agents de l’adversaire ou sous l’aspect discret d’une préparation à la clandestinité. Aussi, lorsque le 9 mars 1945 les Japonais exigent le passage sous leur contrôle de l’armée française et de la garde indigène, son attitude est sans équivoque. Suivant le lieu et le contexte, on résiste ou on gagne la brousse, et lorsque les moyens sont épuisés on dissimule les armes et on libère les « linhs ».

À Cantho, le Capitaine Jean d’Hers, commandant la section de gendarmerie, est responsable aussi de la résistance pour l’ouest cochinchinois. Au déclenchement de l’opération, il laisse sa famille au quartier et rejoint avec six sous-officiers et sept auxiliaires indigènes son point de ralliement. Le 13 mars, il fait sauter le pont de Cai Nac, le 15 celui de Cai Rang, le 17 celui de Phung Hiêp, ouvrages indispensables aux colonnes ennemies. Le 18 mars, embarqué avec sa petite troupe sur le Saint-Eloi, canot armé d’un canon de 25 mm, il tente de briser l’encerclement, mais succombe finalement sous le nombre, moteur en panne, munitions épuisées, après avoir envoyé par le fond plusieurs chaloupes.

Lorsque surviendront enfin la bombe d’Hiroshima et la capitulation japonaise, la gendarmerie renaîtra de ses cendres avec les survivants des camps de Hoa Binh et des Cardamomes. Sous l’énergique impulsion du Commandant Massoutier, venu des Indes, et du Chef d’Escadron Crozafon, elle reprendra progressivement place dans les provinces, avec ceux que la captivité a le moins éprouvés.

Ces quelques rescapés du 9 mars seront évidemment des hommes de bon conseil pour les nouveaux débarqués lorsqu’on voudra bien les écouter. Ce sera le cas de l’Adjudant-Chef Courtet à Lai Thieu, le mentor avisé du 1er bataillon de parachutistes, dont le chef de corps, le Commandant Dupuis, démantèlera de façon exemplaire le réduit viet minh du quadrilatère. Cette coopération active lui vaudra, comme au patron des paras, les représailles d’une embuscade routière sur mesure. Sa jeep projetée dans le fossé, très grièvement blessé, Courtet n’échappera au coup de grâce qu’en simulant la mort.

Le 8 mars 1949, au moment de la déclaration de la baie d’Along et des accords Auriol-Bao Dai, la gendarmerie coloniale compte 11 officiers, 395 sous-officiers et 105 auxiliaires.

Mais une nouvelle mue l’attend. De force de souveraineté française, elle va passer tutrice des nouveaux États Associés, avec la double tâche de conforter leur marche vers l’indépendance et de mettre sur pied leurs propres gendarmeries nationales.

La coopération exemplaire amorcée par le Colonel Auzas sous le Gouvernement du président Tarn s’étiolera progressivement avec les incertitudes des accords de Genève et l’arrivée au pouvoir de Ngo Dinh Diêm.

Les gendarmes coloniaux, regroupés dans les grands centres, seront rapatriés sans hâte par un commandement qui espère encore un renversement de situation. Ils assureront, au gré des besoins, la protection des derniers intérêts français, dont les plantations d’hévéas, jusqu’à la dissolution de leur détachement le 31 décembre 1955 après 95 ans d’existence.

L’entrée en lice des prévôtés

Aux gendarmes à l’écu timbré de l’ancré d’or se sont bientôt ajoutés, dans le sillage des événements de l’automne 1945, les prévôts du C.E.F.E.O. Ceux-ci sont arrivés aux côtés du Corps Léger d’Intervention du Général Blaizot et de la 2e DB du Colonel Massu, puis dans les rangs de la 9e DIC du Général Valluy et de la 3e DIC du Général Nyo.

Ils seront quelque 150 gendarmes à rejoindre ainsi Saigon avec le Colonel Gérardin, pour participer derrière le Général Leclerc à une chevauchée semblable à celle du Rhin au Danube. Puis le conflit d’usure qui s’engage sur l’ensemble du territoire entraîne l’éclatement de cette force prévôtale en détachements adaptés : prévôté du QG des FIEO avec le Capitaine Fournier, prévôté des TFIS avec le Lieutenant Tonnadre, prévôté de base avec le Capitaine Goldner, prévôté de Haï Phong avec le Lieutenant Dugourgeot, etc. Les effectifs seront portés en 1947 à 300 personnels, et ce sera bien peu en regard de la tâche à accomplir.

Les gendarmes rempliront leurs missions avec un sens indéniable du devoir. Pourtant il en est de bien ingrates, à commencer par cette surveillance pointilleuse de la circulation automobile militaire dans les principales garnisons.

La police judiciaire militaire n’est pas plus aisée dans un pays où les trafiquants de tout genre, forts d’une tradition ancestrale, sont passés maîtres dans l’achat des consciences. C’est une affaire sans fin que de protéger le corps expéditionnaire contre lui-même et de démanteler les gangs qui se reforment comme une hydre.

Quant aux activités opérationnelles, elles sont non moins complexes avec cette guerre dont la population est l’enjeu. Aussi est-ce la Prévôté, qui au sein des gros convois comme ceux de Datât, de Phnom Penh ou de Quang Iri doit contrôler les usagers, éliminer les véhicules trop brinquebalants, faire respecter les distances de sécurité, recueillir les camions en panne. C’est à ce travail de Pénélope que l’Adjudant Mazères perdra la vie le 21 janvier 1950 à Quang Nam en Centre Annam.

La police des chemins de fer est tout aussi périlleuse. Les trains marchant à la queue leu leu font de la Rafale de Loc Ninh ou de celle Nha Trang autant de rendez-vous avec l’aventure. Comment reconnaître dans cette foule de voyageurs aux visages impassibles sous le chapeau conique, retranchés derrière leurs balancelles surchargées au fond des voitures de 4e classe, l’informateur adverse ou le régulier viet minh en congé ? Comment s’y retrouver au milieu de ces passagers militaires nouveaux débarqués ou rapatriables, convalescents ou permissionnaires armés à la diable par la base de transit pour la durée du trajet, dont il faut s’assurer le concours actif en cas d’incident dépassant les moyens de l’escorte ? C’est en tentant de rétablir une voie sabotée que le gendarme Jouhanel sera victime d’un mauvais sort au printemps de 1949 à quelques jours de son rapatriement.

Comme autre terrain d’affrontement, il y a les manifestations de rue, même si elles n’ont été que peu nombreuses et limitées à des périodes fatidiques. Au nombre de ces incidents violents et funestes il faut citer les échauffourées du printemps 1950 marquant l’arrivée à la tête du Gouvernement central de Nguyên Phan Long, un journaliste plus habitué à manier les idées qu’à user de la force. Les désordres de 1955 seront tout aussi explosifs lorsque Ngo Dinh Diêm, pour régler ses querelles avec les sectes, fera appel aux réfugiés catholiques du Tonkin.

Il faudra se mesurer de surcroît avec le terrorisme urbain, un domaine dans lequel le Maréchal des Logis Chef Verdière deviendra à Saigon un virtuose des arrestations en flagrant délit, avant que le relais ne soit pris à la Sûreté par le Dec Phu Nguyên Van Tarn.

Son habitude des événements fortuits passera aussi pour la prévôté par la cuvette de Diên Bien Phu. Un détachement de 35 gendarmes y tiendra sans faiblir jusqu’au 8 mai avec les Maréchaux des Logis Chefs Salalln et Lesserteur. Chargés initialement de la police du terrain d’aviation pour l’un, et des prisonniers opérationnels pour l’autre, ils verront leur tache se modifier à mesure des avatars de la garnison. Ils deviendront les infirmiers bénévoles et compétents du Docteur Grauwin ; ils formeront, lors des ravitaillements par parachutage, un détachement de récupération des articles critiques. Certains, comme le gendarme Guiltamot, seront chefs de section d’infanterie. Onze seulement de ces 35 gendarmes survivront aux 60 jours de combats incessants, à la longue marche vers les camps de la mort du Pianh Hoa et aux privations de la captivité.

Ayant administré la preuve de son efficacité, la prévôté verra ses effectifs se grossir considérablement lorsque l’heure des opérations succédera celle de la négociation puis de l’incertitude. Elle formera alors une légion de gendarmerie complète, la 1re LFPI, avec un escadron prévôtal adapté à chaque division et de nombreux détachements de sécurité et de liaison, au rôle général de force d’interposition.

Ces missions spéciales débuteront à Trung Gia en juillet 1954 avec la commission mixte de contrôle de l’armistice (CMC), dont les tribulations dureront près de 3 ans, en passant ensuite par Ouinh Khé, Vat Cat Chuong et la coupure L au 17e parallèle.

Prévôts et Can Bô camperont à chaque extrémité du camp de la paix, et monteront des gardes en sentinelles doubles avec l’impassibilité des guerriers de la cité des géants.

Initiés aux particularités de leur lâche par le Commandant Jacquin, notre négociateur le plus habile en la matière, nos gens resteront imperméables au monde de nos adversaires où l’initiative et l’imagination sont inconnues, où les personnalités se fondent dans l’univers du dogme. Le Général Van Tieng Dung, le Colonel Le Minh ou le Commandant Nguyên Van Le, avec leurs palabres idéologiques, en seront pour leurs frais.

Le détachement de sécurité de la commission internationale de contrôle, autre garant du cessez-le-feu, connaîtra lui aussi des situations curieuses. Il devra à la fois contrer l’esprit orienté des Polonais, supporter les complexes des Indiens et faire appel à la loyauté bienveillance des Canadiens.

Sans que l’on sache trop pourquoi, cette CIC aura tôt fait de devenir la cible privilégiée de la camarilla du président Ngo Dinh Diêm. Son hôtel du boulevard Galliéni sera un après-midi investi par une foule hurlante. Ses occupants ne devront leur salut qu’à leur regroupement dans les combles pendant que les gendarmes se défendront aux lacrymogènes paliers par paliers, jusqu’à l’arrivée sans hâte de la police saigonaise.

La prévôté vivra aussi aux premières loges les heures difficiles de hi rupture entre les forces de Bay Vien et le Gouvernement Diêm. Ce sont nos casques bleus barrés de blanc qui, forts des bonnes relations conservées avec l’armée nationale vietnamienne, ouvriront la route du commissariat central et du quai de Cho Ouan aux Généraux Gambiez et Jacquot dans l’audacieuse tentative de médiation de la nuit du 29 mars 1955.

Les jours suivants, les jeeps de la prévôté de garnison continueront à patrouiller avec la tolérance tacite des deux camps jusqu’au 28 avril, qui verra sous les coups de blindés l’effondrement des positions Binh Xuyen, et leur repli sur le réduit du Rung Sat.

Ce rôle de tampon ne sera d’ailleurs pas terminé, car il faudra, jusqu’au départ du corps expéditionnaire en juin 1966, faire en sorte que l’attitude de non-intervention de la France dans les affaires vietnamiennes soit toujours respectée.

La Garde républicaine en Extrême-Orient

Après l’échec des conférences de Dalat puis de Fontainebleau, la montée de la tension avec le Vict Minh qui aboutira au coup de force de Hanoi, il faut penser sérieusement au « jaunissement » du Corps Expéditionnaire, et à la reconstitution de la Garde Civile de Cochinchine comme de la Garde Indochinoise, même si la forme doit en être différente. C’est cette dernière tâche que l’on confiera à 3000 hommes articulés en trois Légions de Garde républicaine de Marche qu’il va falloir mettre sur pied.

La 1re Légion sera rassemblée à Horb en Wurtemberg dès la fin de décembre, et son détachement précurseur s’en ira par le Champollion avant Noël.

La 2e Légion se formera à Pamiers et à Romans pour se regrouper ensuite à Sathonay.

Une 3e Légion prélevée aussi sur les corps de Métropole suivra le mouvement à un mois d’intervalle. Le programme sera tenu ; la 1re Légion du Lieutenant-Colonel Degré et la 2e Légion du Colonel Sérignan se retrouveront sur le Pasteur du 21 février pour toucher Saigon le 9 mars suivant.

La 3e Légion du Colonel Daubigney arrivera à son tour en avril avec le Félix-Roussel.

La 1re Légion et la Garde de Cochinchine

La première Légion se voit attribuer la mise sur pied de la Garde républicaine cochinchinoise, une force qui doit être à la fois l’héritière de la garde indigène comme force supplétive de l’armée française, et la matérialisation de la République de Cochinchine.

Une mission militaire française est chargée de sa réalisation. Le Colonel Renucci sera l’inspecteur de cette nouvelle formation, le Lieutenant-Colonel Degré, chef de corps de la première Légion, en deviendra une sorte de major général ; son escadron hors rang en supportera la logistique. Les structures initiales de la première Légion éclateront pour permettre l’adaptation d’un détachement commandé par un officier à chacune des 21 provinces. Celui-ci aura pour mission de constituer un groupe d’escadrons de deux à quatre unités élémentaires suivant l’importance de la contrée. Ce maillage sera subordonné au commandant du secteur militaire pour l’emploi, au chef de province pour les
questions administratives et politiques.

Ces différentes fractions seront regroupées au sein de trois régiments correspondant aux trois zones opérationnelles d’Indochine du sud : 1er régiment dans le Transbassac, 2e régiment dans les bouches du Mékong, 3e régiment dans l’est cochinchinois.

S’ajouteront le groupement des unités d’honneur à Saigon et l’appoint de réserves générales comme l’escadron parachutiste, le groupe de commandos amphibies, les escadrilles fluviales, et le centre d’instruction de Nuoc Ngot, dont les spécialistes seront le noyau de la future armée vietnamienne des années 1950. La Garde républicaine de Cochinchine (GRC) qui s’intitulera ensuite garde du Vietnam Sud (GVNS) lorsque 3 bandes rouges remplaceront sur l’or de son drapeau l’alternat de bleu et blanc, comptera très rapidement plus de 9 000 combattants avec près de 300 postes de pacification. Cette véritable toile d’araignée, même si le maillage en est d’inégale résistance, s’étend de Rach Gia à Bu Dop et à Baria. Si la majorité des recrues est vietnamienne, la garde accueille aussi des Cambodgiens du delta et des montagnards des plateaux. Aux anciens de la garde indigène, aux tirailleurs rescapés du 9 mars, sont venus se joindre les paysans chassés de leurs terres et parfois une jeunesse ambitieuse. Issue du pays et le connaissant bien, elle dispose en plus d’un autre atout avec ses sous-officiers français venus pour 80 de la gendarmerie départementale et ouverts par nature au dialogue avec la population. Quant aux officiers, ils proviennent, pour la grande majorité, des promotions Kilstett et Milbert, toutes deux recrutées dans l’enthousiasme de la Libération.

Ce large éventail de possibilités permettra à la GRC d’œuvrer efficacement avec des chefs de province aussi dissemblables que M. Bonamy à Thu Dau Mot, symbole de la rectitude enseignée à l’école de la France d’Outre-Mer, ou M. Lam Van Hué à Bentré, modèle de l’action en nuances des Cochinchinois.

Elle se sentira également à l’aise avec des troupes aussi différentes que les légionnaires de la 13e demi-brigade d’Hoc Mon, les marsouins à fourragère rouge du 43e RIC dans le Bassac, les cuirassiers du Royal Pologne sur les pistes de la zone Est.

Elle parviendra même à faire un bout de chemin avec ces alliés encombrants que sont les sectes confessionnelles : les Hoa Hao de Iran Van Soai, l’ancien chauffeur de chaloupe devenu général à une étoile, ou de Lam Thanh Nguyên, le condottiere chinois, les caodaïstes de Pham Cong Tac, le pape de Tây Ninh, les Binh Xuyen de Bay Vien, d’anciens pirates reconvertis.

Ces résultats ne vont pas sans pertes : une centaine de tombes jalonnent, dès la première année, la pacification de la Cochinchine par la 1re Légion, car sa vulnérabilité est à l’échelle de son succès.

Sensible, la GRC l’est aussi par son dispositif inscrit sur le terrain. Ses postes construits souvent sans les moindres crédits, avec pour toute protection leurs haies de bambou, leurs remparts d’aréquiers et leurs blockhaus de briques, ne peuvent opposer qu’une résistance limitée dans le temps pour peu que les secours extérieurs soient eux-mêmes bloqués. C’est pour cela qu’il faudra remanier sans cesse leur tracé, ajouter un blockhaus par ici, un mirador par là, pour prendre en défaut les prévisions de l’adversaire ou le contraindre au moins à remettre ses projets. Quand malheureusement la dissuasion échoue, il faut savoir tenir des jours et des nuits au milieu des morts, des blessés et des familles terrorisées, comme le jeune garde Carré qui, en septembre 1947, s’accrochera pendant 48 heures à son poste de Tieu Can.

Exposée aux coups de l’ennemi, la GRC l’est aussi avec ses ravitaillements internes même si l’on substitue aux liaisons routières la charrette à buffles ou le sampan en ces temps où l’hélicoptère et le largage sont exceptionnels. Quelles que soient les mesures de sûreté, il reste des points de passage obligés qui sont autant de rendez-vous tragiques. C’est au cours de ces convois locaux que tomberont en 1948 dans l’île de Bentré le Sous-Lieutenant Piqué et le Lieutenant Tucoulou-Tachouères, comme le Lieutenant Bricot dans le quartier de Tan Uyen en 1953. Si son adaptation au milieu lui permet mieux qu’à d’autres de trouver son chemin et de surprendre l’adversaire, la GVNS n’est cependant point en mesure avec son armement léger d’affronter des bandes importantes. Aussi est-ce au cours d’opérations de secteur dont l’enjeu outrepassait leur force que le Sous-Lieutenant Blanzat a été tué dans le Transbassac en mars 1947, comme le Sous-Lieutenant Moricet près de Thu Dau Mot en 1948.

La 2e Légion et son emploi en ordre dispersé

Après quelques semaines de séjour sur les plantations de la zone Est de Cochinchine pour se familiariser avec la guérilla, la 2e Légion est ramenée à Saigon par la désignation de son chef de corps, le Colonel Sérignan, comme inspecteur. Le Lieutenant-Colonel Daniel, commandant en second, en prend la tête et s’installe avec son état-major et son EHR à l’hôtel Kokua et au quartier de Cay May à Cholon où le PC séjournera sept années.

Le 1er escadron, avec le Capitaine de la Garde bientôt relevé par le Capitaine Declerck, sera le seul à recevoir une mission d’encadrement en Sud-Annam. Le Capitaine et son petit état-major s’installeront à Nha Trang ; les pelotons de combat seront répartis entre Phan Ri, Phan Rang et Ninh Hoa, fief du Lieutenant Castelar, où ils prendront en charge une garde indochinoise qui aura fort à faire.

Là aussi, les pertes seront sévères car l’adversaire est coriace ; vingt-neuf sous-officiers paieront de leur vie leur détermination à tenir les engagements de la France auprès des États Associés.

Le Capitaine Declerck et le Lieutenant Toucheron tomberont côte à côte, le fusil-mitrailleur à la hanche, le 13 décembre 1948, à Phuoc My.

L’installation de l’Empereur Bao Dai à Dalat, l’extension progressive de la zone des opérations actives vers les plateaux du Sud Indochinois entraîneront la création autour de Ban Me Thuot d’une garde montagnarde encadrée par la Garde républicaine. Dans la dernière phase des hostilités, celle-ci comportera cinq bataillons échelonnés de Pleiku à Djiring. Ils subiront les répercussions des déconvenues du GM 100 et de sa sanglante retraite d’An Khé. Ceux que la fortune des armes ne trahira point, comme le Lieutenant Boudard ou le Lieutenant Pontoizeau, paieront la détermination de leur combat retardateur d’un dur séjour dans les camps de représailles de l’oncle Hô.

Le 2e escadron, primitivement engagé en unité constituée dans le quartier de pacification de Binh Dong au sud de Cholon, où il se mesurera avec les Binh Xuyên avant leur ralliement, prendra en octobre 1948 la sécurité des plantations d’hévéas de l’Est Cochinchinois.

Une centaine de gardes français constitueront cette nouvelle force, qui verra officiellement le jour le 28 octobre 1948. L’articulation et les effectifs varieront suivant la vulnérabilité de l’exploitation à protéger : une trentaine d’hommes avec 2 ou 3 gardes pour les petites plantations de 2000 hectares, 300 hommes encadrés par un officier et une dizaine de sous-officiers pour les « états dans l’état » comme la plantation Michelin de Dau Tieng ou les Terres Rouges de Hon Quan.

À cette aide du commandement les planteurs répondront sans attendre par une participation accrue à leur autodéfense. On construira de nouveaux postes pour remettre en exploitation des lots jusqu’alors abandonnés, comme à Cau Khoi ; on ouvrira au bulldozer des pistes nouvelles, comme la piste Lalanne de Minh Than à Xa Cat ; on blindera des jonques fluviales ; on réarmera des LCM et des LCVP mis à la casse ; on remontera des carcasses de scout-car sur des châssis de camion. Les avions légers des planteurs feront de la reconnaissance à vue et de l’appui rapproché, comme le Morane Michelin piloté par M. Henneberg, un ancien officier de l’Air reconverti dans le latex.

La garde des plantations connaîtra aussi ses trahisons internes et ses convois pris dans les embuscades. Mais, formée d’entrée de jeu par un personnel expérimenté, elle aura plus de succès à inscrire à son bilan que de revers. Ce sera la garde Millet qui parviendra à chasser de son poste de Xaco II un groupe de rebelles, qui s’y était introduit alors qu’il patrouillait sur des chantiers. Grièvement blessé au ventre, il survivra par miracle à son évacuation laborieuse. Ce seront Minvielle, Lebris et Pezet qui réussiront à sortir d’un mauvais pas le convoi de caoutchouc qu’ils accompagnaient. Ce seront aussi Canioni et Viandier qui, tous deux blessés, resteront maîtres du chantier de coupe malgré la surprise et la supériorité de l’assaillant. Il y aura bien sûr, à côté de ces faits d’armes, à déplorer la mort du garde Avenel à Ben Dông So trahi par le chef de ses partisans, celle du Maréchal des Logis Chef Bidron, tombé dans une embuscade aux côtés du Père Lefort et de M. Découvreur, directeur de plantation, au pied même de la stèle Morère, le gendarme victime des Stiengs en 1933.

L’escadron du Lieutenant Albertini aura la chance d’aller au Cambodge et d’y assurer une gamme de missions variées dans un pays aux traditions colorées, car à côté de l’environnement du Palais Royal, des temples d’Angkor, de la fête des eaux ou des délices de Kep, il a aussi l’encadrement des bataillons de l’armée cambodgienne, des sections mobiles d’intervention et de la garde nationale. Si la rébellion y est moins violente qu’en Cochinchine, la recherche des bandes et leur localisation demandent une nomadisation incessante avec pour tout bagage la pèlerine de latanier et le boudin de riz. Parmi ces spécialistes de la brousse, le Maréchal des Logis Chef Huélic vivra avec la SMI de Bavel une épopée digne de la 317e section. Lorsque le Cambodge, soumis aux fantasmes de son roi Norodom Sihanouk, refusera l’aide des Français, 18 gradés et gardes auront payé de leur vie leur dévouement à la cause commune et leur métier exaltant de coureur de brousse.

L’escadron d’accompagnement du Capitaine Mariani, reconverti au hasard de la numérotation en 3e escadron, aura aussi sa part d’épopée, même si le cours des événements met quelque temps à s’enclencher. Désigné initialement pour gérer la prison prévôtale, il ne laissera pas le tonus de ses hommes s’émousser dans cette mission routinière. Après une remise à niveau dans le quartier de pacification de Thanh Tuy Ha de mars à octobre 1948, cet escadron qui a fait la preuve de sa combativité ira brusquement au Tonkin pour organiser le bataillon Muong et la pacification de la région de Hoa Binh, fortement enserrée par l’ennemi. Cette virulence mettra souvent la patience des gardes à rude épreuve, mais ils sauront aussi répondre à la provocation, comme l’Adjudant-Chef Tané qui, las de voir son poste harcelé au mortier, organisera un fructueux coup de main pour s’emparer de la pièce et de ses servants.

À Su Yut, le Maréchal des Logis Chef Aubessard réussira, après quatre jours d’une résistance désespérée, à rompre l’encerclement des Viets, puis à rejoindre Cho Bo ses munitions épuisées.

L’épopée de la 3e Légion

Arrivée en troisième position et normalement destinée au Nord où manque encore l’espace de manœuvre, la 3e Légion se voit, dès son débarquement, écartelée entre les trois théâtres d’opérations.

Son 1er escadron est affecté au Tonkin pour y encadrer autour d’Hanoi et d’Haiphong la garde tonkinoise en totale gestation. Son escadron d’accompagnement, qui n’a jamais touché son armement lourd, est envoyé à Hué pour participer à l’encadrement des milices que monte le bouillant gouverneur Phan Van Giao, un fidèle de Bao Dai. Par ses structures et ses effectifs un peu plus importants, cette unité était sans doute la mieux adaptée à ce théâtre particulier du Centre Annam fait, de Quang Ngai à Dong Hoi en passant par Tourane et Hué, d’une succession de cuvettes étroitement enserrées entre le cordon littoral de la mer de Chine et la chaîne annamitique. Sur ce terrain difficile, la garde ne tardera pas à prendre à sa charge, en plus des forces régulières vietnamiennes, les partisans des communautés catholiques.

Certaines paroisses regroupées autour de leur église retrouveront, face au matérialisme viêt minh, la foi et le courage des Croisés. La communauté de Tay Ap soutenue par le chef Raguideau et quelques gardes infligera, en avril 1950, avec 34 morts et une quarantaine de blessés, une sanglante leçon à une bande rebelle venue lui disputer sa récolte de paddy.

Les trois autres escadrons s’éparpillent en Cochinchine entre différents quartiers autonomes à Giong Trôm, au Cap Saint-Jacques et à Thanh Tuy Ha.

Avec la redistribution des effectifs qu’imposent les opérations « Léa » et « Ceinture » de la fin 1947, le Colonel Daubigney se voit confier le secteur de Bentré où il relève le 7e RTA. C’est une captivante aventure qui débute pour la 3e Légion et son chef dans ce secteur des bouches du Mékong particulièrement troublé par la rébellion. Deux escadrons se joignent à l’état-major du corps avec le Capitaine Gérald et le Capitaine Teulière. L’EHR se transforme en unité de commandement et d’appui. Le Lieutenant Labrégère y met au point un peloton d’armes lourdes sur camion 6/6 dont les coups bien ponctués dégageront postes harcelés et convois en mauvaise posture. Le commando vietnamien du Lieutenant Xerri fournira le complément de troupes nécessaire aux missions spéciales. Une fructueuse coopération s’instaurera bientôt avec les unités mobiles de défense des chrétientés du Lieutenant Leroy, un enfant du pays.

Avant le retour au calme il faudra d’abord casser les bandes, qui infestent la contrée, par de multiples opérations d’envergure, avec l’aide des secteurs voisins ou des bataillons d’intervention. De là on peut ouvrir les routes et les pistes à la circulation, bâtir des postes, lever des partisans, regrouper les villageois autour des marchés et des écoles, répartir les responsabilités entre des quartiers qui seront autant de centres de paix française, dont les noms de Ba Tri, Giong Trom, Mo Cay, An Hoa reviendront souvent dans les BRQ.

> Quand le Colonel Daubigney arrivera en fin de séjour en avril 1949, son successeur s’en ira lui au Nord Vietnam, où le Général Blaizot doit à nouveau porter l’effort principal. La province de Bentré sera alors prise en charge par le Chef d’Escadron Lacroix et un groupe d’escadrons cochinchinois rattaché à la 2e Légion. Cette troupe largement jaunie aura à poursuivre l’œuvre entreprise et à préparer le passage des responsabilités territoriales au jeune Colonel Leroy, dont les cinq galons conférés au titre des forces supplétives ont tous été gagnés au feu.

La 3e Légion avec l’arrivée du Colonel Pouyade, et son installation dans la capitale du Delta, trouve vite ses repères. Deux escadrons déployés autour de Hanoi et de Haiphong y assument avec la Garde Tonkinoise une part importante de la sécurité des voies de communication entre ces deux villes. Une autre unité encadre à Hongay les GFET, ces Gardes Frontières de l’Est Tonkinois. Un groupe d’escadrilles fluviales aura sa base à Nam Dinh. La Garde républicaine encadrera, à leur création, les 4e, 6e et 9e Bataillons Vietnamiens respectivement installés à Dong Van, Ban Yen Nhan et Thai Binh.

Elle créera aussi un bataillon Nung à Hongay, et un bataillon Thai à Lai Chau.

Les empoignades auxquelles ces forces seront mêlées s’accompagneront d’un lourd tribut à la gloire. Le quartier de Ninh Giang aura été sans doute durant l’année 1950 la principale de ces esplanades du sacrifice. Le poste de Phu Thai qui en est la clef de voûte sera enlevé le
24 novembre. Le Garde Lehaut, aujourd’hui Commandant, en sera après une dure captivité le seul survivant. Si son camarade Guigoures, blessé quelques jours avant, a échappé à ces tribulations, il ne s’est tiré que de justesse du naufrage, en franchissant un bac, de l’ambulance d’Aline le Rouge, dont il a été l’unique rescapé. Quant au Lieutenant Lacoste, il trouvera aussi la fin des héros le 27 janvier 1951 en donnant l’assaut au village fortifié de Dinh Lam.

Les frontaliers se battront avec la même fureur en mars 1951 au « Piton 60 » et au « Décanteur » lorsque les Viets tenteront de déboucher du massif du Dong Trieu. Aux ordres du Colonel Crozafon, la 3e Légion continuera à faire montre de la même détermination jusqu’au cessez-le-feu du 27 juillet 1954.

Ses forces stationnées au Tonkin formeront un corps comparable à ceux de métropole, avec quatre escadrons de combat équipés d’AM M8, de scout-cars et d’half-tracks. Ce groupement mécanisé jouera le rôle de force d’interposition au cours du mouvement de rétraction qui s’amorcera à Hanoi le 8 octobre pour se terminer à Haiphong le 8 mai 1955. Embarqué à Doson, il assurera une dernière mission de sécurité autour de Saigon et du Cap Saint-Jacques. Avec les restes des escadrons prévôtaux et l’élément postcurseur de la gendarmerie coloniale, il formera la Légion mixte de gendarmerie d’Indochine qui, l’année suivante, rapatriera l’étendard de la Garde enrichi de la croix de guerre des TOE avec deux palmes.

Le 1er juillet 1956, lorsqu’après un ultime salut au monument aux morts de la place Joffre le dernier gendarme franchira, à pas comptés, l’échelle de coupée du dernier transport de troupes au quai des messageries maritimes, 682 stèles jalonneront, de Camau à Mon Cay, le rude chemin des combats menés par la gendarmerie depuis le 9 mars 1945.

Le souvenir en restera encore marqué à Saigon quarante années durant, dans la pierre du mémorial de la nécropole de la rue de Massiges, dédié aux morts de la gendarmerie coloniale, des prévôtés, et des légions de marche de Garde républicaine.

Le général Louis Beaudonnet est décédé le 16 avril 2014 à l’âge de 90 ans.

Vous pouvez acquérir deux exceptionnels ouvrages dont il est l’auteur et qui racontent sa carrière atypique :

« De Verdun à Saigon »
« Capitaine en Algérie »