SOCIÉTÉ NATIONALE DE L'HISTOIRE ET DU PATRIMOINE DE LA GENDARMERIE | SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE DE LA GENDARMERIE

M. Bernard MOURAZ
Revue de la gendarmerie nationale, hors série numéro 3, 2002

L ‘image que l’on garde trop souvent de la  » drôle de guerre « , diffusée à profusion par les actualités cinématographiques, est l’ inactivité des militaires de la zone des armées dans l’attente d’un assaut qui ne viendra peut-être pas. Ils s’ennuient, dit-on. A l’arrière, d’autres militaires sont aussi sur le pied de guerre, mais on n’en parle pas ou peu. Ce sont les milliers de gendarmes départementaux qui, n’ayant pas été mobilisés comme prévôtaux, veillent à ce que les activités du pays continuent dans le cadre de l’effort de guerre imposé à tous. Rôle ingrat et obscur.

En 1939, la gendarmerie, dirigée depuis 1933 par un sous-direction rattachée à la 10e direction du ministère de la Défense nationale et de la Guerre, est constituée de la gendarmerie départementale, de la garde républicaine mobile (GRM), de la garde républicaine de Paris, de la gendarmerie d’Afrique du Nord et de la gendarmerie coloniale. Avec se 26 000 hommes répartis dans 4 800 brigades ou postes regroupés dans 89 compagnies départementales et 2 légions, la gendarmerie départementale en est la principal composante .
Force militaire, l’Arme est amenée, en temps de guerre, constituer une force publique aux armées par des détachements prévôtaux. Elle peut éventuellement mettre sur pied des unités combattantes. Cette possibilité lui fut refusée pendant la  » Grande Guerre  » et la gendarmerie en avait manifesté quelque ressentiment.

L’entrée en guerre

Dès le 21 août 1939, la gendarmerie départementale participe aux opérations de mobilisation partielle par l’apposition d’affiches sur les murs des mairies et en coordonnant le flux des premiers mobilisés. Les gendarmes étaient particulièrement bien préparés à ces opérations par les différentes alertes auxquelles le gouvernement français avait dû faire face depuis la fin de l’été 1938.

L’annonce de la signature du pacte germano-soviétique, le 26 août et, six jours plus tard, l’invasion de la Pologne par l’Allemagne présagent des dernières heures de la paix. La France et son alliée britannique décrètent la mobilisation générale de leurs forces, le 2 septembre, et entrent en guerre contre l’Allemagne le lendemain.

Outre les opérations de mobilisation déjà évoquées, la gendarmerie départementale doit répondre elle-même à l’appel d’une partie de ses effectifs pour former des détachements prévôtaux et participer à l’évacuation des populations frontalières et des enfants des grandes agglomérations menacées par des bombardements.

Les premiers détachements prévôtaux sont mis sur pied le 27 août 1939. Par suite de la formation tardive de certaines divisions cuirassées, les prévôtés continuent de se mettre en place jusqu’en avril 1940 en réclamant de plus en plus d’hommes à la gendarmerie départementale. Au total, les 150 détachements prévôtaux constitués absorbent 3 500 hommes, dont 150 officiers. Pour combler le déficit des brigades, la sous-direction de la gendarmerie compte tout d’abord sur les réservistes de l’Arme. Mais cela se révèle insuffisant. Un appel aux volontaires est alors lancé : tout d’abord des anciens gendarmes, puis des civils dégagés de toute obligation militaire dont on fera, comme en 1915, des gendarmes auxiliaires. Bien qu’inégaux selon les compagnies, les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances. Ainsi le commandant de la compagnie de la Haute-Savoie se plaint que sur les dix-neuf volontaires qui se sont présentés,  » six sont susceptibles d’être retenus, les autres ne présentant aucune garantie suffisante de compétence, d’aptitude physique, ou d’intention désintéressée de servir l’intérêt général  » . De même, le commandant de la section de Chartres constate amèrement que  » la profession de gendarme n’attire pas les candidats possibles « . Par ailleurs, devant l’accroissement des tâches dû à l’état de guerre, le commandant de la compagnie du Pas-deCalais écrit :  » même au complet, les effectifs actuels sont insuffisants pour assurer intégralement toutes les obligations qui incombent à la gendarmerie. Alors que les premiers détachements prévôtaux se constituent, la population civile, dont la présence est inutile voire gênante, dans la zone des armées, est évacuée vers les départements du Sud-Ouest. La crainte de voir les grandes agglomérations bombardées et gazées conduit les pouvoirs publics à prendre certaines mesures de sauvegarde, comme l’évacuation des enfants. La gendarmerie veille au bon ordre de ces départs. Dans les départements d’accueil, les gendarmes apportent leur aide aux évacués en coordination avec les autorités préfectorales et municipales, en les orientant, en les ravitaillant et en mettant en place des zones provisoires de couchage. Un tableau du ministère de l’Intérieur fait état de 984 924 réfugiés au 1er octobre 1939 , dont 73 000 en Charente, 105 000 dans les Côtes-du-Nord (actuelles Côtes d’Armor), 97 895 en Dordogne, 114 325 en Ille-et-Vilaine e1 35 588 dans le Loir-et-Cher. Malgré des plans d’évacuation préparés depuis 1935, il fut parfois difficile de faire face à ces arrivées massives.

Ces missions d’accueil qui s’ajoutent aux tâches quotidiennes, représentent un surcroît de travail pour les brigade, qui manquent d’effectifs ou qui doivent intégrer dans leurs rangs des réservistes qui n’ont pas forcément les motivation que l’on est en droit d’attendre des personnels d’active.

L’armée de l’intérieur

Dès le 3 septembre 1939, le gouvernement exige de l’ensemble du pays sa participation totale à l’effort de guerre. La loi du 11 juillet 1938 fixe l’organisation générale de la nation pour le temps de guerre et prévoit la coordination des différents départements ministériels pour la répartition des ressources économiques et les mesures de défense passive, destinées à protéger les personnes et les biens sur l’ensemble du territoire.
Dans chaque département, les préfets sont tenus de préparer puis de réaliser ces mesures avec le concours des maires, des chefs d’entreprises, voire de la population non mobilisée. Par le maillage de ses brigades sur l’ensemble du territoire métropolitain et par la surveillance qu’elle exerce même en temps de paix dans les zones qu’elle contrôle, la gendarmerie départementale tient, du moins en milieu rural, un rôle primordial dans la protection et la surveillance des points sensibles.

La protection et la surveillance des établissements militaires de toute nature (casernes, dépôts d’armes et de munitions, etc.), des entreprises travaillant pour la défense nationale, des terrains d’aviation, des dépôts de carburant, des voies de communication, des ouvrages d’art, des câbles téléphoniques, des postes de radio et des canalisations d’eau sont de son ressort. Chaque brigade est tenue d’en tenir à jour une liste exhaustive, de les visiter régulièrement et d’y exercer une surveillance continuelle pour empêcher d’éventuels sabotages. Pour parer à toute éventualité, les gendarmes reçoivent pour consigne de faire appel à des  » personnes sûres  » habitant près des points sensibles, pouvant constituer des  » guetteurs dévoués  » chargés de les prévenir d’urgence en cas d’incident, et de noter leur nom et leur numéro de téléphone éventuel sur un cahier de surveillance détenu dans la brigade et sur leur carnet de tournée des communes.

Les gendarmes sont aussi tenus, dans le cadre de la protection des points sensibles, de veiller aux prescriptions se rapportant à la prévention des bombardements aériens. En cas d’infraction, notamment en ce qui concerne l’éclairage des habitations la nuit, ils doivent dresser un procès-verbal et saisir éventuellement l’autorité militaire.

La surveillance des étrangers et la lutte contre l’espionnage constituent également une part importante de la participation de la gendarmerie départementale à l’effort de guerre. Cette activité, qui est aussi une mission du temps de paix, s’accroît considérablement avec l’état de guerre.
Les pouvoirs publics n’ont pas attendu l’automne 1939 pour s’intéresser aux problèmes résultant de la présence sur le sol français de ressortissants étrangers (rescapés des pogroms d’Europe centrale et orientale, antifascistes italiens, juifs et antinazis allemands et autrichiens, etc.). Cette question fait même l’objet d’un débat politique. Dès 1938, avec le flux important des réfugiés espagnols, le gouvernement prend des mesures visant à restreindre le séjour des étrangers en France et des brigades frontières sont mises en place pour arrêter toute entrée clandestine. Les premiers camps, destinés aux Espagnols, ouvrent au cours du premier trimestre 1939. Même si ces réfugiés ne sont pas considérés comme internés, les camps sont cependant gardés par des militaires, souvent des gardes républicains mobiles ou des gendarmes départementaux. D’abord placés sous la double tutelle des ministères de l’Intérieur et de la Guerre, ils passent sous la responsabilité du seul ministère de la Guerre à partir du 18 novembre 1939.

A la déclaration de la guerre, 70 000 de ces étrangers – surtout des Espagnols – sont enrôlés dans les Compagnies de travailleurs étrangers (CTE) et 40 000 d’entre eux sont employés dans l’industrie et l’agriculture pour remplacer les mobilisés. L’arrivée de ces étrangers ne va pas sans poser de problèmes. Elle suscite l’inquiétude de la population voire parfois des réactions xénophobes. Dans les campagnes et les petites villes, ils sont étroitement surveillés par les gendarmes d’autant plus que la plupart des Espagnols, chassés de leur pays par la victoire de Franco, ne cachent pas leur adhésion au communisme alors que les pouvoirs publics ont déclaré le Parti communiste hors la loi.
Les ressortissants allemands et autrichiens sont internés dans des  » centres spéciaux « , même si beaucoup d’entre eux, qu’ils soient juifs ou non, sont des antinazis notoires. Les Italiens, quant à eux, du fait de l’attitude ambiguë de Mussolini, sont en liberté surveillée.
Tous les étrangers ne sont pas dans des camps ou affectés comme  » travailleurs prestataires « . Dans chaque brigade, la liste des étrangers, domiciliés ou en résidence, est tenue à jour et, même si leur présence est ancienne, les gendarmes contrôlent régulièrement leurs faits et gestes. A partir du 6 avril 1940, les nomades, souvent assimilés à des étrangers et déjà étroitement surveillés, voient leurs déplacements interdits sur l’ensemble du territoire.

L’attitude rigoureuse de la gendarmerie envers les étrangers ne résulte pas seulement de la xénophobie ambiante. L’état de guerre accentue la lutte contre l’espionnage et fait craindre les agissements de la  » 5e colonne « . Même si cette dernière relève du fantasme collectif, l’infiltration d’agents ennemis est une réalité bien tangible pour les gendarmes qui reçoivent un nombre considérable d’avis de recherches dont les résultats ne sont pas toujours infructueux.

L’accroissement des missions

Le passage à l’état de guerre multiplie, pour les gendarmes, les missions qu’ils sont amenés à remplir en temps de paix.
La mise hors la loi, le 26 septembre 1939, du Parti communiste et l’arrestation de ses députés conduisent les autorités à interdire toute manifestation visant à diffuser sa propagande. Si la prévôté est chargée de surveiller les communistes notoires qui ont été mobilisés, la gendarmerie départementale est tenue de contrôler ces « Français non mobilisés considérés comme militants communistes susceptibles d’obéir aux ordres du parti ». Elle contrôle également tous ceux qui sont suspectés d’avoir une « attitude douteuse du point de vue national ». Si l’absence d’opérations d’envergure sur le front rassure, le risque de sédition à l’arrière inquiète au plus haut point. Les brigades de gendarmerie tiennent à jour le carnet B, mis en place depuis la fin du XIXe siècle, où sont inscrits préventivement les individus jugés comme politiquement dangereux et régulièrement contrôlés par les gendarmes. A l’approche du 1er mai 1940, la totalité des brigades de la métropole, à la demande des préfets, redouble d’activité pour parer à d’éventuels sabotages ou manifestations.

Chargée de rendre compte du moral des populations, la gendarmerie doit aussi veiller à ce que leur comportement soit conforme à ce qu’exige l’état de guerre, ce qui n’est pas chose aisée. Les premières craintes passées, les communiqués du front relatant une inactivité languissante n’incitent pas les populations à avoir une attitude martiale. Si l’interdiction des réunions publiques est assez bien admise la fermeture avancée des débits de boissons et des salles de spectacles est souvent critiquée.

Les restrictions en matière de ravitaillement le sont pas toujours bien ressenties. D’autant qu’en dépit du contrôle des prix le coût de a vie a augmenté. S’il n’y a pas de véritable rationnement, les pouvoirs publics ont pris des mesures préventives de réduction de la consommation en obligeant les commerçants à des fermetures obligatoires certains jours. Les gendarmes, dont la présence est habituelle sur les marchés, sont tenus de contrôler le respect de a réglementation économique mise en place et le verbaliser toute infraction. Ils doivent également réprimer tout trafic visant à stocker  » de façon spéculative  » les denrées. Primordiale pour maintenir le moral de la population, l’activité des gendarmes dans ce domaine passe souvent inaperçue ou est critiquée.

Les restrictions de circulation ne sont pas mieux acceptées. Dans chaque section de gendarmerie, un bureau de circulation est chargé de délivrer les titres de circulation et, malgré un parc automobile encore modeste, les gendarmes se trouvent vite débordés. Un mois après l’entrée en guerre, il y a déjà 17 000 dossiers  » en souffrance  » au bureau d’Annecy Haute-Savoie.

A côté de ces mesures mécontentant une partie de la population qui ne semble pas vouloir changer ses habitude du temps de paix, la gendarmerie doit aussi parfois faire faire à des critiques pour des maladresses dont elle n’est en rien responsable. Ainsi, la section de Chartres (Eure-et-Loir) se plaint, en novembre 1939, qu’on lui a fait rechercher, auprès des familles, des mobilisés qui avaient été déclarés insoumis alors qu’ils avaient déjà rejoint leur corps d’affectation). Le cas n’est pas isolé. Sans parler des reproches qui sont fait aux gendarmes départementaux, comme pendant la  » Grande Guerre « , d’être privilégiés pour ne pas être au front.

Comment les gendarmes vivent-ils leur situation difficile et peu enviable ? En février 1940, le chef d’escadron Maunourri, commandant de la compagnie de la Haute Savoie, adresse à la 14e légion un rapport  » sur les difficultés résultant du fait de la guerre et sur la situation matérielle du personnel « . Après avoir signalé les problèmes  » susceptibles de nuire à la bonne exécution du service « , résultant plus d’une importante augmentation des tâches  » en sus de la besogne normale  » que d’un manque d’effectif, il évoque la situation matérielle de ses hommes. Pour les gendarmes du cadre actif,  » comparée à celle d’avant-guerre, la situation pécuniaire de nos subordonnés subit une moins value de 50 % « , du fait de l’augmentation de 25 à 30 % du coût de la vie  » pour l’indispensable « . Il ajoute :  » l’heure viendra où la gêne, sinon la misère s’installera à [sic] certain foyers « . La situation est  » pire encore  » pour le personnel réserviste, d’autant plus qu’il est traité  » sur un pied d’égalité avec les gendarmes auxiliaires dont il faut bien dire que le zèle et les aptitudes ne sauraient être mis en balance « . L’insuffisance des moyens matériels – particulièrement les nécessaires machines à écrire – mis à la disposition des formations et la suppression de l’indemnité de vivres sont très mal perçues.  » Enfin, conclut-il, les inégalités choquantes de traitement matériel, professionnel et moral entre la gendarmerie et les autres armes, ou certaines catégories de fonctionnaires, ne seront pas, si elles continuent, sans exercer une influence sur les premiers.

En dépit de réelles difficultés, les rapports sur le moral des personnels s’accordent pour affirmer le bon état d’esprit des gendarmes. Ceux-ci ont conscience, malgré les nombreuses critiques qu’ils doivent affronter, de l’utilité de leurs missions, missions ingrates s’il en est. On perçoit toutefois dans ces rapports leur inquiétude devant la disproportion existant entre les missions à remplir et les moyens accordés. Le 10 mai 1940, Hitler lance la Wehrmacht à l’assaut de l’Europe occidentale. En quelques semaines, c’est la déroute. Précédant de peu l’armée française en retraite, les populations du nord de la Loire se jettent sur les routes de l’exode en augmentant la confusion générale. Sur leur passage, les brigades de gendarmerie ne pouvant faire face sont entraînées dans le mouvement. Mais le pire reste à venir.