SOCIÉTÉ NATIONALE DE L'HISTOIRE ET DU PATRIMOINE DE LA GENDARMERIE | SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE DE LA GENDARMERIE

Par le Colonel Albert Michel, préface par le Général (2s) Georges PHILIPPOT

AVANT-PROPOS

En 1934, le colonel Albert Michel, en retraite à Strasbourg, sa ville natale, rédige les « Bribes d’histoire », ses souvenirs d’une activité militaire intense, consacrée, de 1915 à 1925, à un seul objectif : reconstruire l’Alsace et la Lorraine française avec ses gendarmes. Il s’agit là d’un témoignage exceptionnel sur un pan de l’histoire de la Gendarmerie pendant et après la Première Guerre mondiale, totalement ignoré. Il est intéressant pour tous ceux qui, à travers l’histoire, cherchent des réponses à la question : qu’est-ce que la Gendarmerie ? Mais au-delà du récit factuel lié aux circonstances, il renvoie à une autre question beaucoup plus fondamentale : A quoi sert une Gendarmerie ?

À construire la nation. C’est bien ce qui ressort de l’histoire sur le long terme de la Gendarmerie. Sa fonction d’interdit, son implantation territoriale, ses modes d’action en font l’un des outils les plus puissants dans l’émergence et le maintien du sentiment d’appartenance nationale. Mais ce rôle quotidien est tellement banal, tellement intégré dans l’inconscient collectif qu’il n’apparaît pas avec évidence. Il faut des circonstances exceptionnelles pour faire émerger cette fonction fondamentale.

La réintégration de l’ex « Elsass-Lothringen » dans la nation française, pendant et après la Première Guerre mondiale, après cinquante années de germanisation, est une situation qui, considérée sous cet angle, est tout à fait exceptionnelle pour la Gendarmerie. C’est ce que comprend très tôt, dès le début de la guerre, Albert Michel, cet officier de gendarmerie hors norme.

Cette réédition des « Bribes d’histoire » par la Société nationale de l’histoire et patrimoine de la gendarmerie – Société des amis du musée de la gendarmerie, est précédée d’une biographie du colonel Albert Michel et complétée par la liste de ses publications.

PRÉFACE

Qui est Albert Michel ?

« Alsacien, Français et gendarme ». C’est ainsi que le Journal d’Alsace et de Lorraine présente le lieutenant-colonel Michel, commandant la légion de gendarmerie, dans son article du 14 octobre 1919. Né à Strasbourg en 1867 et mort à Strasbourg en 1939, dont toute la carrière est orientée vers un seul but : refaire de l’Alsace-Lorraine une terre française et le refaire avec des gendarmes.

Qu’est-ce qui pousse le jeune lieutenant Albert Michel à entrer dans la gendarmerie en 1897 ? Sa conviction que l’Alsace-Lorraine redeviendra un jour française est certes avérée ; dès la fin de ses études au gymnasium de Strasbourg où il passe sa jeunesse, il choisit la nationalité française pour faire son service militaire dans l’armée française ; il sert notamment en 1896 au 2e bataillon de chasseurs à Lunéville. Est-ce le contact avec certains militaires alsaciens qui, après la défaite de 1870, sont entrés en nombre dans la Garde républicaine ? Est-ce un choix résultant d’une analyse sur la meilleure manière de jouer un rôle dans le retour de l’Alsace-Lorraine à la France ? Toujours est-il qu’en 1897, Albert Michel est officier de gendarmerie, lieutenant à la Garde républicaine.

De la pratique des langues au renseignement

La gendarmerie se veut l’arme du renseignement. Il est vrai que la nature même de ses missions fait de cette fonction l’un des moyens indispensables à leur bonne exécution et prédispose donc ses membres à une certaine qualification dans ce domaine. C’est sur ce registre que s’inscrit la carrière du colonel Michel de 1897 à 1917, initialement orientée par sa connaissance de la langue allemande.

Dès 1898, il organise, de sa propre initiative, à la garde républicaine, un cours de langue allemande, dont il tire un ouvrage. En 1904, il rédige un volumineux rapport sur « Les langues étrangères dans la Gendarmerie » où il préconise l’utilisation de nouvelles méthodes pédagogiques, la recherche de candidats à la gendarmerie ayant des connaissances en langue, la prise en compte de ces connaissances lors des changements d’affectation…

Nommé capitaine, Albert Michel va commander l’arrondissement de gendarmerie de Saint-Dié de 1905 à 1908. En 1908 il est désigné pour commander le détachement de gendarmerie de Belfort.

Dès 1909 il fait de nombreuses conférences sur l’organisation militaire et administrative de l’Allemagne, la gendarmerie allemande, la gendarmerie suisse. En 1911, il organise pour les officiers de la garnison un cours d’allemand et publie un « vocabulaire français-allemand à l’usage de l’armée et de la gendarmerie ».

De novembre 1913 à mai 1914, dans le cadre de la préparation à la guerre il fournit au ministère de l’intérieur une importante documentation sur l’organisation politique et administrative de l’Alsace-Lorraine. Ce travail très minutieux est une mine de renseignements. Tous les mécanismes politiques, la totalité des effectifs service par service, les attributions des responsables, l’organisation de la gendarmerie, de la police… y sont décrits. L’étude particulière sur le budget de l’Alsace-Lorraine en 1912 et 1913 implique la connaissance de documents très confidentiels. Les informations ainsi recueillies réapparaîtront, pour la plupart, dans leur forme initiale, dans un volumineux document édité en 1915 par le 2e bureau de l’état-major général du G.Q.G. : « Organisation politique et administrative et législation de l’Alsace-Lorraine ».

Albert Michel est devenu un bon spécialiste du renseignement ouvert.

Du renseignement au contre-espionnage

C’est donc très logiquement qu’on le retrouve, en décembre 1914, au 2e bureau de l’état-major du détachement d’armée des Vosges.

Le chef d’escadron Michel est chargé des étrangers, de la circulation, des interprètes, des Alsaciens et de la presse allemande.

La récupération, dès août 1914, de la partie sud de l’Alsace (cantons de Thann, Massevaux, Dannemarie) va entraîner la mise en place d’une administration particulière et notamment d’une gendarmerie composée de militaires parlant l’allemand et / ou le dialecte.

En 1916, le chef d’escadron Albert Michel participe à l’organisation et à la formation de la gendarmerie d’Alsace créée dans les territoires occupés d’Alsace.

Au cours de l’année 1917, le général Bouchez va, en outre, lui confier la mission de mettre sur pied la future gendarmerie d’Alsace-Lorraine. A partir de mai 1918, il exercera simultanément deux fonctions : chef du service de renseignements de la 7e armée et commandant du centre d’instruction des gendarmes alsaciens-lorrains.

Le travail d’officier d’état-major chargé de la circulation conduit naturellement Albert Michel vers le contre-espionnage. Au sein de l’état-major de la 7e armée, il change effectivement de fonction en octobre 1917, comme en témoigne les notes que lui attribue son chef d’état-major le 18 décembre 1917 : … « après s’être occupé, au début de l’année, des questions de circulation et de surveillance des étrangers, est devenu depuis deux mois officier du S .R. et s’est mis de suite à l’ouvrage pour l’étude des questions de contre-espionnage… »

Dans cette nouvelle fonction il va impliquer fortement les gendarmes.

Du contre-espionnage à la propagande

Quel est l’état d’esprit du chef d’escadron Michel ?

« Je rêve de faire du gendarme alsacien un modèle et un exemple. Attitude militaire et tenue exemplaire pour montrer ce que nos compatriotes ont dans le sang ; esprit de discipline parfait, moral à hauteur de la tâche : instruction technique de transition ne bousculant rien, service plus préventif et éducateur que répressif ; énergie et action. Voilà des agents de pénétration tout indiqués ».

Cette conception d’un gendarme alsacien chargé de « faire pénétrer en Alsace et Lorraine les idées françaises » va se trouver renforcée à la fin de l’année 1917, à l’occasion de l’exécution d’une mission toute particulière que va confier au chef d’escadron Michel le général de Castelnau commandant le groupe d’armées de l’Est.

La cohabitation des Alsaciens, évacués pour périls de guerre, avec les populations autochtones des communes des départements des Vosges, du Doubs, de la Haute-Saône et du Territoire de Belfort, est difficile. Une campagne d’information réciproque dans les communes concernées est confiée au commandant Michel. Pour ce faire, ce dernier écrit un petit ouvrage « L’Alsacien évacué », puis organise commune par commune des réunions (plusieurs dizaines) auxquelles assistent de 30 à 150 auditeurs, en présence bien souvent du sous-préfet ou du maire et parfois avec projection cinématographique.

En fait Albert Michel mobilise totalement, pour cette opération toutes les brigades de gendarmerie qu’il visite avant ou à l’occasion des réunions. Son travail est systématique. Le compte-rendu de la journée du 12 décembre 1917 intitulé « Evacués Alsaciens – Organisation du contact et de la pénétration – Propagande » est très explicite. On note : … « causerie dans les brigades de gendarmerie – 8h00 brigade de Giromagny – 9h30 brigade de Lachapelle-sous-Rougemont – 10h30 brigade de Montreux-Château – 14h brigade de Valdoie – 16h toutes les brigades de Belfort, officiers compris… Le travail méthodique de liaison à assurer a été exposé. Les militaires de la gendarmerie ont été incités à servir d’organes de propagande, de porte-parole dans tous les milieux où ils pénètrent. Faire connaître les Alsaciens, dont les populations sont ignorantes, prévenir les occasions de heurts et de conflits, c’est faire acte non seulement d’homme de cœur et de Français, mais c’est aussi un devoir propre à la gendarmerie puisqu’elle doit assurer le maintien de l’ordre et de la tranquillité publique. Dans des causeries d’une heure, toute la question des Alsaciens a été exposée. Des brochures de propagande et des tracts, ces derniers à emporter et à distribuer à toute occasion favorable, ont été laissés au personnel de la gendarmerie ».

A partir du 31 décembre 1918, le lieutenant-colonel Michel, désigné pour commander la légion de gendarmerie d’Alsace et Lorraine, va pouvoir appliquer cette méthode aux Alsaciens et aux Mosellans et « faire pénétrer en Alsace-Lorraine les idées françaises ».

La propagande nationale

Le 16 mai 1919, le commandant de légion adresse à Millerand, commissaire général de la République à Strasbourg, une étude pour lui expliquer tout l’intérêt que présente la gendarmerie comme moyen de francisation de l’Alsace-Lorraine. Il écrit : « le gendarme va partout, en tout temps et tous lieux, il est en contact immédiat et constant avec l’ensemble de la population ; pour les Alsaciens et les Lorrains il représente directement le pays ; son uniforme, c’est la France qui passe… ». Pour lui, les gendarmes doivent être dans les provinces recouvrées « éducateurs des gens en matière d’observation des lois et règlements, organes directs de pénétration française ».

Pour atteindre cet objectif, Albert Michel indique « les moyens pratiques d’amener les Alsaciens et les Lorrains à vivre dans l’atmosphère ambiante voulue et à les vacciner contre les mauvaises idées du dehors. Ils ont pour point de départ la plume, la parole, l’image, le journal ; le tract, l’affiche, la conversation, la conférence, le cinéma ont fait leur preuve… »

Il précise ensuite les deux manières générales de conduire cette action de propagande, en agissant sur le personnel(« … il s’agit de préparer le personnel à sa mission, d’abord en le pénétrant lui-même de tout ce qu’il doit savoir… Au centre d’instruction tout cela est enseigné aux élèves »)et en agissant par le personnel, soit au bureau de la brigade, soit en tournée de service, soit dans la vie privée.

Dans sa réponse du 3 juin le commissaire général approuve les propositions du commandant de légion : « il semble en effet que la gendarmerie puisse coopérer de façon très efficace à la contre-propagande… Elle peut aussi coopérer à la diffusion des idées par la parole, par l’affichage et la distribution des tracts ; mais son action serait dans ce cas plus visible, donc suspecte ; il faudrait procéder avec une grande discrétion. En tous cas, dès que les stocks nécessaires à la propagande seront constitués il vous sera adressé… »

Ainsi soutenu le lieutenant-colonel Michel va mettre sur pied une gendarmerie très particulière, adaptée au but qu’il s’est fixé, à savoir : « faire pénétrer en Alsace-Lorraine les idées françaises » en utilisant ses gendarmes alsaciens- lorrains. Ceux-ci qui constitueront, en 1920, 75% des effectifs de la légion, c’est lui qui les recrute parmi les anciens soldats qui ont combattu aussi bien dans l’armée française que dans l’armée allemande, c’est lui qui les sélectionne sur le critère essentiel de leurs sentiments français, c’est lui qui les forme.

Dans une nouvelle étude du 6 septembre 1920, les consignes sur les manières efficaces d’opérer sont encore plus précises notamment pour ce que le colonel Michel appelle « l’action nomade des gendarmes ».

« Les gendarmes emportent en tournée quelques échantillons d’ouvrages de propagande et doivent savoir habilement les placer en bonnes mains. Tout est dans la manière. Il est facile d’amener la conversation sur un sujet donné pour, au bon moment sortir, de sa poche ou de sa sacoche, un petit volume et l’offrir. Un ouvrage bien placé fera plus d’effet que 20 autres distribués au hasard ou maladroitement, auquel cas, les intéressés, méfiants, ont d’avance des préventions contre ce qu’on voudrait leur faire lire. Tout est ici adresse et tact… 

…Des cartes postales, des images remises aux enfants, des textes simples et faciles pour les masses, des ouvrages plus complexes pour des gens plus capables de les suivre (instituteurs, fonctionnaires publics, etc…) tout cela représente un système d’action méthodique et progressif, dont beaucoup est à attendre…

… Dans les villes, l’action de pénétration peut s’exercer habilement dans bien des lieux publics dont on connaît les directeurs : cafés, cliniques médicales, coiffeurs, et tant d’autres. Il y a là tout un terrain d’action où l’on peut agir à l’infini…

… On se méfie toujours un peu du tract ; même bien fait, il sent le prospectus. C’est le petit livre, surtout s’il y a des images ou des cartes, qui rend le mieux. Il faut qu’il soit, ou bilingue ou en allemand, sauf pour le tiers de la Lorraine. Les ouvrages purement de langue française sont, ou bien lus par des personnes déjà convaincues ou restent, nous l’avons vu, sur des rayons d’armoires dans les mairies… »

Quel regard peut-on porter aujourd’hui sur le parcours d’Albert Michel ? Comment le situer par rapport aux normes habituelles de l’institution ? Sous l’angle de ses différentes affectations, son itinéraire est ordinaire. Lieutenant à la garde républicaine, commandant d’arrondissement de gendarmerie, officier d’état-major, commandant de légion, rien de plus classique. Sa carrière axée sur le renseignement à partir de la connaissance d’une langue n’est pas non plus un phénomène isolé. En revanche toute l’originalité de sa démarche réside dans sa capacité à mobiliser les aptitudes essentielles de la gendarmerie, dans des circonstances extraordinaires, révélant ainsi la puissance de l’outil lorsqu’il est intelligemment employé dans sa fonction fondamentale de force publique nationalisante. Seules de telles situations d’exception mettent en lumière cette fonction. Pourtant elle constitue, d’une manière beaucoup plus ordinaire, sa vocation de tous les jours.

Général (2s) Georges PHILIPPOT

INTRODUCTION

Au cours de la revue du 14 juillet dernier, un fanion offert par les dames de Strasbourg fut remis solennellement à notre Légion de Gendarmerie. Le même jour furent inaugurées officiellement une plaque commémorative à ses morts[1]et une autre mentionnant les noms des Chefs de Légion s’étant succédé depuis 1918, à commencer par le créateur de tout l’organisme.

Ce sont ces cérémonies qui nous ont suggéré l’idée de rassembler nos souvenirs, en groupant avec le plus d’objectivité possible des détails généralement peu ou point connus, et destinés à faire image.

Aussi bien n’importait-il pas de fixer une fois pour toutes sur le papier des témoignages de la première heure, et ceci pendant que ceux qui les possédaient étaient encore de ce monde…

Il est d’ailleurs bon que naissance et évolution de la gendarmerie d’Alsace et de Lorraine trouvent la place leur revenant dans l’histoire des trois départements recouvrés.

Ici, il ne peut s’agir évidemment d’un historique au sens propre du mot. Celui prescrit par les règlements a été rédigé en son temps.

Pour seule mission, nous nous sommes simplement assigné celle d’évoquer et de grouper, avec le plus de méthode possible, de véritable « choses vécues » : Éléments d’information inédits, d’ordre accessoire ou non ; menus épisodes, à caractère parfois anecdotique ; renseignements originaux, etc.

Cet assemblage voudrait former un ensemble se tenant, et d’où, à travers les textes, l’on pourrait dégager sans trop d’à-coups ni de « trous » un aperçu des phases, des péripéties diverses par lesquelles est successivement passé l’important instrument qu’est un corps de gendarmerie un peu spécial et destiné à fonctionner sur un terrain nouveau, sous nombre d’aspects.

Appelé à faire pareil exposé lors des cérémonies du 14 juillet 1933, nous avons dû, faute de temps, écourter celui-ci en  le traitant à bâtons rompus, de sorte qu’il n’en restait pas grand chose et que le sujet manquait d’esprit de suite…

Nous croyons bien faire en y revenant ici, tant à l’intention du monde de la Gendarmerie qu’à celle du grand public.

Qu’il suffise de savoir que la matière est absolument traitée de mémoire, sans le moindre recours à des documents ou à des publications. Y faire des recherches, y puiser, n’eût plus ressemblé à une réunion de souvenirs, précisément notés de mémoire, et rien que de mémoire…


En guise d’entrée en matière, jetons un coup d’œil sur l’organisation de l’Administration en Alsace reconquise, la question se rattachant, évidemment, au fonctionnement et au service de la gendarmerie.

Au début, les généraux commandant les divisions stationnées dans le pays étaient chargés du soin d’administrer les populations. Chacun était compétent pour le territoire occupé par ses troupes.

Au 2e bureau de l’état-major de l’armée dont relevaient les divisions, soit le DAV (Détachement d’Armée des Vosges, auparavant Armée d’Alsace, puis, devenu en avril 1915, VIIe Armée) fonctionnait un rouage spécial chargé des affaires d’Alsace. Un organisme centralisateur existait au GQG (1er bureau principalement) dûment alimenté en travaux et études spéciales datant d’avant guerre.

Vers novembre 1914 on vit arriver en Alsace celui qui fut un peu, en quelque sorte, le premier préfet de l’Alsace, le capitaine Heurtel (plus tard tombé au champ d’honneur). Sa résidence était Thann, d’où dépendaient les vallées de la Thur, de la Fecht, de la Doller, de la Largue.

Le nouvel organisme relevait, comme auparavant, de la haute autorité militaire, divisions et rouages de divers états-majors supérieurs.

Des officiers de réserve de valeur, spécialisés ou spécialistes (certains provenaient du Conseil d’État), apportèrent leur collaboration compétente. C’est ainsi que nous vîmes arriver le capitaine Gilbert Gidel, professeur de droit à la Faculté de Rennes, le lieutenant Henry Poulet, autrefois chef du secrétariat particulier du Président Loubet, beaucoup d’autres encore.

Bien des noms resteront attachés à l’histoire de l’administration de l’Alsace en temps de guerre : les Tirard, les Parmentier, les Laurent-Atthalin, pour n’en rester qu’à très peu de citations.

Plus tard, en 1917, l’Administration de l’Alsace, remaniée, fut confiée aux soins d’une Mission militaire administrative beaucoup plus autonome, avec siège à Masevaux.

On pourrait écrire des livres là-dessus, mai ici nous sommes réduit à de superficielles allusions destinées à nous acheminer vers des choses de gendarmerie pure.


Jusqu’au début de 1915, le service de la gendarmerie en Alsace reconquise était uniquement assuré par les gendarmes prévôtaux (gendarmes de campagne) attachés aux divisions.

Cela avait pour principal inconvénient de regrettables changements de personnel à chaque relève de grande unité. En effet, et tout naturellement, lorsque dans le pays une division était remplacée par une autre, leurs gendarmes respectifs suivaient le mouvement.

Ceux qui s’étaient mis au courant de la situation, des aitres, des gens, faisaient place à un personnel renouvelé, ayant les mêmes choses à apprendre. À chaque fois, tout était donc à recommencer.

De toute évidence, il était ainsi indiqué d’avoir à recourir à un personnel stable, sédentaire, en laissant de préférence au personnel mobile ses besognes spéciales de police aux armées proprement dite.

On recherchera à l’époque dans l’ensemble de l’effectif de la gendarmerie française (23 000 hommes environ) des éléments susceptibles de rendre des services en Alsace par leur connaissance des dialectes locaux et, si possible, du pays.

En grattant tous les « fonds de tiroir » on n’en récolta guère qu’une cinquantaine.

La nouvelle organisation créée, à caractère sédentaire, s’appela « Prévôté d’Alsace ». Elle fonctionna un peu comme à l’Intérieur et collabora normalement avec les nouveaux rouages administratifs. Il en alla ainsi jusqu’à l’armistice.


Dans les mêmes temps, on s’était aperçu qu’il importait d’augmenter les éléments de contact et d’en développer l’action près de nos nouvelles populations, cela surtout en les stabilisant et en en fixant le statut. Alors, les moyens de fortune usités furent remplacés par une organisation régulière d’interprètes fixes, attachés aux cantonnements et aux services, et maniant le dialecte couramment. Ils furent choisis dans la troupe, gradés et simples soldats, et nantis d’un signe distinctif extérieur, en l’espèce le classique rameau d’olivier.

D’autre part, on avait reconnu l’insuffisance, en nombre et en rendement possible, des interprètes réglementaires d’allemand. Ceux-ci avaient encore bien d’autres chats à fouetter que de servir de trait d’union avec les populations patoisantes (interrogatoires de prisonniers, traduction de documents, enquêtes, etc.).

C’est ainsi, qu’après une étude d’organisation approfondie de la question, on créa de toutes pièces un corps « d’interprètes spéciaux de dialecte alsacien » élevés au grade d’adjudant (plus tard on put accéder au rang d’officier).

Ces nouveaux éléments furent attachés aux services des administrations civiles et militaires, aux états-majors, aux contrôles postaux civils. Partout ils rendirent les plus grands services.

Ce sont eux qui, avec la gendarmerie locale, formèrent un réseau pratique de contact, aux mailles de plus en plus serrées.

Du reste, en Alsace ce n’était pas le bon allemand qu’il fallait, mais bien le dialecte local, de beaucoup préférable à tous égards…


En 1916, on commença à envisager au Grand Quartier Général, à Chantilly, la question de la future Légion à adapter aux trois départements d’Alsace-Lorraine.

Le commandement devait en être confié à un officier de gendarmerie du pays, en même temps qu’au courant de ce pays.

Comme, pour pouvoir constituer une gendarmerie nouvelle il faut avant tout trouver des gendarmes, du moins des gendarmes pratiquant l’Allemand, ou, mieux, le patois ‒ nécessité première ‒ on dut songer à recourir à ce personnel et à le dresser.

L’expérience du début de la guerre avait suffisamment démontré que nous manquions d’éléments appropriés.

Dans ces conditions, on s’appliqua à établir d’abord le plan complet d’une école de gendarmerie, à monter de toutes pièces.

On sait qu’en France aucune organisation de ce genre n’existait et qu’on entrait directement dans l’arme de la gendarmerie sans préparation suffisante.

Au lieu de lui fournir des éléments tout faits on l’obligeait à se les former elle-même, ce qui n’allait pas sans être au détriment de l’exécution du service normal.

D’avant-guerre, on possédait en haut lieu des études complètes sur des écoles de gendarmerie étrangères (Allemagne et Suisse). Notamment l’École de gendarmerie prussienne de Wohlau (Silésie) était un modèle du genre, lequel fut officiellement examiné à fond.

Dans ces conditions, on possédait d’intéressants éléments susceptibles d’être utilisés à toutes fins utiles. Quant à la future École de gendarmerie française, appelée Centre d’instruction pour gendarmes Alsaciens et Lorrains (C.I.G.A.L.), les bases d’un programme étaient tout indiquées sous les trois rubriques fondamentales : enseigner la France, sa langue, le métier…

Apprendre aux enfants d’Alsace et de Lorraine la France, qu’ils connaissaient forcément mal ou pas du tout ‒ et pour cause ‒ c’était les initier à ses qualités, aux beautés de la Mère-Patrie, à son histoire, sa géographie, et le reste…

C’était en même temps faire œuvre de redressement en détruisant l’action de compression, opérée systématiquement par l’Allemagne pendant près de 50 ans sur son Reichsland, avec ses odieux et systématiques dénigrements, ses bourrages de crâne, son maniement du mensonge, ses pressions morales et matérielles, son organisation d’une propagande en vue d’exalter l’admiration de tout ce qui est allemand ‒ etc.

Apprendre le langage de France, opprimé en Alsace, c’était faciliter de ce côté la reprise intégrale de la place perdue autrefois au foyer français.

En conséquence, des manuels d’enseignement, grammaire, histoire, géographie, furent spécialement consacrés à ces matières.

Apprendre le métier, cela allait de soi dans une école de gendarmerie. Là aussi, des manuels pratiques réunirent les éléments nécessaires d’ordre technique et professionnel.

Dans l’ensemble, on avait tâché de ne rien oublier et de prévoir l’outillage scolaire en ouvrages nécessaires pour atteindre le but poursuivi.


1917 se caractérise par deux faits particuliers : l’institution du gendarme-interprète, les opérations de recrutement d’élèves pour la future école.

On s’était rendu compte de l’opportunité de reconnaître de façon tangible les services supplémentaires rendus par le personnel de gendarmerie possédant l’Allemand ou les dialectes.

Cela devait se confirmer par la remise d’un diplôme décerné à la suite d’un examen passé devant une commission ad hoc. Celle-ci siégea à Masevaux. Nous voyons encore assis autour du tapis vert des personnalités telles que le canonnier S., occupant aujourd’hui de hautes fonctions dans l’enseignement à Strasbourg, le dessinateur satyrique Z., bête noire des Allemands, etc.

L’examen portait sur la connaissance de l’Allemand parlé et écrit, de celle des divers dialectes alsaciens ou lorrains.

Au brevet s’attachaient des indemnités cumulatives, correspondant aux connaissances possédées, ainsi que le droit à l’insigne des interprètes.

Cet excellent système dura quelques années après l’armistice ; il fut supprimé pour raisons d’économie… Entre temps, une nouvelle commission avait fonctionnée à Strasbourg. Aujourd’hui encore, on retrouve en bonne place dans bien des logements de militaires de la gendarmerie le brevet bien encadré et conservé avec fierté.


La même année 1917 commencèrent les opérations de recrutement d’élèves-gendarmes alsaciens-lorrains.

Ce fut le colonel alsacien Frisch, en mission en Afrique du Nord, qui en fut chargé.

Il s’adressa notamment aux engagés volontaires alsaciens-lorrains incorporés aux Zouaves de Tunisie (on sait que pour empêcher ceux-ci d’être fusillés s’ils étaient faits prisonniers par les Allemands, le front de l’Est leur était, en principe, évité).

Le rendement des opérations de recrutement répondit aux besoins.

Plus tard, le général Ungerer compléta, sur place aussi, l’action avec un nouvel apport d’éléments pour l’École.

Entre temps avaient été entièrement mis au point le plan du futur centre d’instruction, ses programmes complets, et autres questions s’y rattachant.


À présent nous touchons à l’année décisive : 1918.

Elle débuta, ici, par la construction, à Lure, quartier général de la VIIe armée, des baraquements nécessaires pour la future école.

Édifiés par les soins du service du génie de la VIIe armée, rien n’y fut oublié : salles d’études, salles de cours et de conférences, classes, réfectoires, dortoirs, chambres des moniteurs, local de réunion pour les cadres, bureaux, enfin cuisines et tous autres locaux accessoires nécessaires.

Les places furent largement calculées. D’autre part on régla aussi les questions de matériel et de mobilier, scolaires et autres.

En même temps il fut procédé au choix des officiers à adjoindre au directeur de l’école. On commença naturellement par ceux originaires du pays et en maniant la langue.

En tête fut désigné comme adjoint au directeur de l’École le capitaine Muller, retraité aujourd’hui à Strasbourg comme ancien commandant de la gendarmerie du Bas-Rhin. Ce fut là un collaborateur précieux, doué d’un profond esprit pratique et réalisateur et apportant un infatigable dévouement à l’œuvre.

Il est resté notre ami, et, bien souvent, nous évoquons ensemble maints souvenirs du passé.

Les cadres subalternes, moniteurs et instructeurs, furent soigneusement constitués avec des éléments répondant le mieux aux besoins. Des instituteurs de profession s’y ajoutèrent, puisqu’il y avait tout un enseignement primaire, en quelque sorte à refaire.

Quelques officiers spécialistes de l’administration de l’Alsace furent chargés d’un certain nombre de conférences à faire sur des sujets traitant de législations et d’organisations fonctionnant dans le Reichsland. Parmi ces spécialistes se trouvaient des personnalités bien connues, comme par exemple le sous-lieutenant D. qui occupe aujourd’hui un rang éminent dans le monde de la finance.

Ajoutons que les cours et conférences faits par le directeur de l’École furent bilingues, patois et français. Dans d’autres cas, des résumés en alsacien venaient à expliquer les cours français.

Pour compléter la question du personnel affecté au centre d’instruction de Lure mentionnons les éléments d’ordre secondaire : comptables, secrétaires, cuisiniers, hommes de corvée.

Tout fut ainsi préparé pour que la cage put recevoir les oiseaux.

Parmi nos souvenirs du temps, mentionnons l’arrivée à Lure du premier élève de notre centre d’instruction, dit « CIGAL ».

Un beau jour de février se présenta à notre bureau, à l’état-major d’armée, le zouave Nast, beau gaillard nanti d’un congé de trois mois, avec ordre de rejoindre l’école à expiration.

Or, sa famille résidait en territoire ennemi et l’école était encore dans la période de sa construction matérielle. En attendant, nous plaçâmes Nast dans nos secrétaires d’état-major, où il rendit d’excellents services. C’est lui dont le nom figure maintenant sur la plaque de marbre commémorant ceux des nôtres tombés en victimes du devoir quelques années plus tard ; il y voisine avec ceux de deux autres de nos élèves.


C’est au mois de juin que commença à fonctionner l’École. À cette époque les élèves recrutés se présentèrent à Lure. À les voir en notre centre d’instruction, on se serait cru plutôt dans un milieu de zouaves que dans une école de gendarmerie. Tous en effet, cavaliers et fantassins, étaient revêtus du costume kaki avec la chéchia, tenue qui fut portée durant toutes les études et en toutes circonstances.

Et, lors des prises d’armes, il fallait voir ces superbes soldats, encadrés de leurs moniteurs de gendarmerie, défiler impeccablement en tête des troupes de ligne et recueillir tous les éloges.

Un détail original glané parmi d’autres : autour des baraquements de l’École on avait organisé très utilitairement des jardins potagers, exécutés avec la main-d’œuvre de prisonniers de guerre alsaciens. Il arriva que ceux-ci s’entretinrent avec leurs compatriotes élèves-gendarmes français et leur manifestèrent le désir d’entrer séance tenante au centre d’instruction alsacien-lorrain.

On ne put évidemment leur donner satisfaction mais après l’armistice, au retour des camps de prisonniers de guerre alsaciens-lorrains de Lourdes et de St-Rambert, plus d’un fut agréé à l’École de Strasbourg.


Une fois le fonctionnement et la mise en train de l’institution de Lure pleinement assurés, on s’attaqua délibérément à la mise sur pieds détaillée ‒ sur le papier naturellement ‒ de la future légion alsacienne-lorraine, en vue de laquelle, précisément, ladite école avait été montée de toutes pièces.

Alors commença pour nous une navette entre Lure et Paris, déplacements spéciaux se cumulant avec nos multiples fonctions de chef de service à l’état-major, de rouage de presse et de propagande, de directeur d’école, d’administrateur moral des Alsaciens évacués sur le territoire de la VIIe Armée.

À Paris, on nous plaça en tête à tête avec l’Annuaire de la Gendarmerie impériale française, telle qu’elle existait et fonctionnait en 1870. Ce document se trouvait rigoureusement tenu à jour jusqu’à la chute de l’Empire (4 septembre).

D’autre part, comme pour l’École, on possédait d’avant-guerre une étude approfondie de l’organisation, la composition et le mécanisme de la gendarmerie allemande en Alsace-Lorraine, administrée par la Prusse pour le compte des États confédérés et entièrement sous l’influence de Berlin.

La légion allemande, dite « Gendarmerie-Brigade für Elsass-Lothringen« , était commandée par un « Brigadier » du rang de général de brigade.

Pour créer la légion française on emprunta à l’organisme allemand ce qui parût opportun. Il y eut ainsi une certaine juxtaposition, voire une sorte de compromis d’attente entre les systèmes français et allemand, le premier prédominant de beaucoup comme bien l’on pense.

Il se présentait des situations de fait, des dissemblances, qu’il s’agissait de concilier ou de tourner…

Par exemple, les 11 sous-préfectures du temps français étaient remplacées par 23 cercles (Kreis) allemands, très autonomes. Inutile de rappeler ici le rôle essentiellement germanisateur du Kreisdirektor allemand.

En tous cas, le mécanisme allemand nous compliquait les choses, surtout du côté des cadres officiers et des chefs des brigades placées aux sièges d’arrondissements nouveaux pour nous.

De même, pour l’assiette des effectifs, la nature du service exécuté par les deux gendarmeries différait foncièrement. Le gendarme allemand était notamment dégagé de nombre de missions, laissées aux bureaux de recrutement, à certaines administrations, à la Poste. Dans ces conditions la gendarmerie du Reichsland, très allégée, pouvait se contenter d’un effectif de moitié moindre que le nôtre : 265 hommes contre 1 200. Tout compte fait, on s’était arrêté chez nous à titre provisoire à ce dernier chiffre, dont moitié hommes à pied, moitié hommes à cheval (chez les Allemands les cavaliers ne comptaient que pour un quart dans l’effectif).

Dans les 1 200 hommes figuraient 150 hommes formant, pour commencer, trois réserves spéciales pour Strasbourg, Mulhouse, Metz et pouvant servir de marge, de soupape, en cas de renforcement éventuel de certains postes, reconnu nécessaire par la suite.

Après de premières prévisions envisagées, il n’y eut plus qu’à attendre les événements, c’est-à-dire à faire l’expérience sur place.

C’est ce qui arriva un peu plus tard. Depuis, d’ailleurs, les effectifs de la légion ont pu supporter des compressions sensibles.


Avec la conclusion de l’armistice nous entrons dans la période de réalisation effective. Cette fois, il s’agit d’adapter sur le terrain ce qui avait été arrêté sur le papier.

Dès le 13 novembre 1918, nous fûmes rayé des cadres de l’E.-M. de la VIIe Armée pour entrer définitivement dans la peau du Chef de la légion de gendarmerie d’Alsace et de Lorraine.

Nous nous installâmes provisoirement, et du mieux possible, à Masevaux (où précédemment était envisagé le transfert de l’École de Lure).

C’est de là que partirent toutes les opérations de première constitution et de « montage » de la nouvelle légion.

Pour commencer, il nous fallut nous rendre en toute hâte à Nancy et à Belfort. Dans chacune de ces villes on avait concentré deux cents gendarmes à pied et à cheval, avec leurs cadres ; ces hommes venaient d’un peu partout et appartenaient à la gendarmerie de campagne. Tous étaient destinés à la nouvelle formation alsacienne-lorraine.

Il s’agissait de dégrossir rapidement ‒ faute de mieux ‒ des cerveaux devant manquer vraisemblablement de toute initiation aux choses et aux gens de nos départements recouvrés et ignorant de la situation en face de laquelle ils allaient se trouver.

Dans deux conférences appropriées nous allâmes au plus pressé, et c’est tout ce qu’on pouvait faire, savoir : expliquer la question de la langue, celle de mentalités différentes rencontrées ; enseigner des rudiments d’histoire du pays, puis donner des conseils quant à l’attitude à avoir, la conduite à tenir, le tact et le doigté à observer, la largeur de vues, le grand esprit de tolérance à appliquer, le prestige à sauvegarder, etc.

C’étaient là une mission et un programme aussi chargés que trop hâtivement exposés. Cela valait toujours mieux que rien et il s’agissait de courir au plus pressé.

À la rigueur cette prise de contact sommairement réglée pouvait prévenir plus d’un malentendu, plus d’une gaffe, plus d’un écart, voire conflit; ceci dans une situation délicate, où le maintien d’un ascendant nécessaire devait être sauvegardé en toutes circonstances.

Entre temps fut combiné l’amalgame rationnel des effectifs destinés à entrer dans la composition du nouveau corps : 1° gendarmes de la prévôté d’Alsace en service depuis 1915. 2° élèves sortis de l’école. 3° personnel nouvellement désigné. Le dosage mathématique de ces trois éléments se fit avec le plus de méthode possible.


Par application des clauses de l’armistice, voici enfin les troupes françaises entrant successivement, ou simultanément, dans les principales localités d’Alsace et de Lorraine.

La gendarmerie y participa pour sa part et au fur et à mesure. Le 21 novembre, nous-mêmes fûmes invité à rejoindre le Haut Commissaire d’Alsace et de Lorraine à Obernai, au QG de la IVe Armée (général Gouraud). Ce voyage à travers l’Alsace, notre pays natal, nous fut inoubliable, mais il y eut mieux encore l’après-midi.

Notre nouveau chef nous chargea de le précéder à Strasbourg pour y collaborer aux mesures d’ordre préparatoires à l’entrée des troupes françaises dans la capitale alsacienne.

L’après-midi du 21 novembre nous y fîmes donc notre petite entrée à nous seul et nous vécûmes là une des plus belles pages de notre carrière militaire.

Uniformé, casqué et armé, debout dans notre automobile, laquelle n’allait qu’à l’allure du pas, vu la densité de la foule, nous traversâmes les grandes artères de notre lieu de naissance, où, avant la guerre, nous ne pouvions venir qu’en vertu de rares permissions allemandes, difficiles à obtenir, et où, en cours de séjour, nous étions surveillé par la police comme un suspect et un indésirable.

C’en était donc fini des furtives visites en civil, celles où l’on se faisait petit en rasant les murs et en évitant d’attirer les regards, où on ne parlait qu’à la dérobée dans la rue…

Cela ne s’oublie pas…

À Strasbourg la besogne ne nous manqua pas : désarmement partiel des gardes civiques improvisés; sélection au pied levé en faveur de ceux jugés utilisables pour le service d’ordre du lendemain. Ces derniers, pour être reconnaissables, furent pourvus de petits nœuds tricolores fabriqués et livrés tard dans la soirée pour être fixés sur le brassard (le temps matériel manquait pour confectionner des cocardes). Il y eut à assurer le contact avec les autorités provisoires de police, et d’autres.

À la mairie nous fûmes reçu par l’adjoint N., un ami d’enfance.

Le 22 novembre, date mémorable entre toutes, celle de l’entrée des Français à Strasbourg, nous figurâmes en tête du cortège (si l’on peut dire) dans l’automobile de la Présidence de police.

Ce que ces instants là comptèrent pour nous, ce qu’ils récompensèrent pour nous de nostalgies supportées, de peines endurées, de chagrins, de vexations subies, nous le laissons à penser aux lecteurs de ces lignes. Immédiatement après, des besognes, nouvelles pour nous, nous attendaient.

Il s’agissait d’occuper de suite les dix commissariats de police de la ville. Les commissaires et agents allemands avaient pour la plupart disparu ‒ et pour cause ‒ et les postes étaient dirigés par des citoyens strasbourgeois de bonne volonté, mués, séance tenante, en commissaires de police. Il en était de même pour le président de police. Là un magistrat du tribunal avait remplacé au pied levé le titulaire allemand, destitué froidement lors de la courte révolution de novembre.

En attendant la constitution d’un personnel de la carrière, chaque commissariat fut occupé par une brigade de gendarmerie. Cela se pratiqua aussi à Mulhouse et à Metz. Dans cette dernière ville, le système dura un an. Là-bas un lieutenant de gendarmerie remplissait les fonctions de commissaire central.

Quant aux agents de police alsaciens-lorrains conservés en service, après triage, on les revêtit de l’uniforme bleu-horizon de nos poilus. Ils furent coiffés du casque de tranchée sur lequel étaient peintes les armes de la ville.

Plus d’une fois ce costumes donna lieu à des confusions, à des méprises, dues à son caractère militaire.

Finalement tout rentra dans l’ordre normal, avec le temps et au fur et à mesure de l’utilisation d’un personnel « de la partie ».


Les tous premiers jours nous fûmes installé dans un bureau du commissariat général (Préfecture actuelle). Nous étions arrivé à Strasbourg tout seul. Le capitaine Muller, notre excellent adjoint, et les secrétaires, ne tardèrent pas à nous rejoindre, après quoi nous primes possession des bureaux et magasins de la gendarmerie allemande, situés rue des Bonnes-Gens.

Un véritable petit hôtel contenait le bureau du général, ceux de l’officier de district et de l’officier d’ordonnance.

Il y avait aussi les bureaux du trésorier, du garde magasin et du public. Enfin, l’immeuble logeait les magasins d’habillement et d’armement; ainsi que deux familles d’Oberwachtmeister (maréchaux des logis-chefs supérieurs).

Leurs ménages y étaient encore à notre arrivée, mais rentrèrent bientôt en Allemagne.

Nous nous installâmes incontinent dans les locaux avec tous nos services : légion, compagnie du Bas-Rhin, trésorerie et comptabilité.


Ajoutons quelques mots complémentaires au sujet du personnel allemand trouvé en Alsace à notre arrivée.

En principe, ce personnel n’avait pas à se replier sur l’Allemagne avec les troupes, les gendarmes étant considérés non comme militaires mais comme fonctionnaires de la sûreté (Sicherheitsbeamte). La formule serait celle de « fonctionnaires militarisés ».

Toutefois la grande majorité passa le Rhin.

Nous trouvâmes dans le plus grand désarroi ceux restés sur place et concentrés dans les villes. Leur séjour ailleurs était devenu impossible.

Ils se plaignirent amèrement d’avoir été abandonnés par leurs chefs, tous les officiers de gendarmerie ayant disparu. D’autre part, aucun ne voulait se risquer à retourner à son poste, crainte de représailles de la part de populations plus ou moins molestées par eux aux temps du Reich.

Ceci ne dénotait pas précisément des consciences tranquilles !

En tous cas nous avons vu de ces hommes, si arrogants autrefois, avoir les larmes aux yeux devant nous ‒ c’était débâcle en plein.

Leur chef de légion, le général Freiherr von der Borch, avait quitté le pays en telle hâte que nous pûmes trouver, entre autres, ses pièces de solde dans un tiroir de son bureau. On les lui renvoya par la suite.

Des gendarmes alsaciens au service allemand sollicitèrent leur admission chez nous, invoquant des précédents inverses en 1871.

On ne put naturellement les suivre dans cette voie.

Une curieuse situation fut celle des fonctionnaires allemands laissés sur place pour liquider les affaires de la gendarmerie allemande d’A-L.

Il s’agissait du comptable-trésorier (Rendant), le conseiller de calcul (Rechnungsrat), Dr. Hecht et de deux employés du ministère d’Alsace-Lorraine, section de l’intérieur.

Nous laissâmes un bureau à leur disposition et tout se passa très correctement : courtoisie chez nous, déférence chez eux.

Le vieux comptable se présentait au rapport comme il l’eût fait avec ses chefs allemands.

Ces trois personnages restèrent un an avec nous. À leur retour dans leur pays, où ils furent placés dans des emplois au ministère de l’Intérieur, chacun d’eux nous écrivit pour nous remercier chaleureusement des bons procédés dont il avait été usé à leur égard à Strasbourg.

N’était-ce pas de bonne propagande que cela ?


Dès le début de notre installation à Strasbourg nous nous appliquâmes, au milieu de multiples besognes, à dégager enfin une première assiette de la Légion et d’adapter sur le terrain ce qui avait été combiné sur le papier ‒ c’était passer enfin de la théorie à la pratique.

Il y eut, comme d’ordinaire, quelques flottements ou tâtonnements, mais de relative importance. Cela est inhérent à tout début. Pour ce qui est de la gendarmerie en Alsace-Lorraine, on peut en dire qu’elle put se mettre à la besogne sans désemparer, vu qu’elle au moins était prête…

Pourtant en matière d’organisation et de service, les difficultés ne nous furent guère épargnées.

En voici trois, de taille : langue, casernement, législation. D’autres gravitent autour. Aucune d’entre elles ne cadre avec le fonctionnement d’une légion normale de gendarmerie française.


La langue : l’expérience avait démontré qu’un gendarme opérant en Alsace sans connaître le dialecte du pays se trouvait dans un sérieux état d’infériorité et était, aussi, malaisément utilisable dans des centres ruraux.

D’autre part, il est certain, que des élèves sortis de leur école et armés de théorie seulement, ne se confirment professionnellement qu’après une certaine pratique. Pour les gendarmes, on compte qu’il faut plusieurs années (3 ou 4) pour faire un élément complet, consommé et rompu à son service.

La solution du problème consista donc à faire exécuter le service par un homme du pays, Alsacien ou Lorrain, conjugué avec un homme dit « de l’intérieur ».

L’un savait le langage et connaissait les aîtres, mais manquait de pratique du métier ; l’autre était rompu au métier mais ignorait le langage et ne connaissait guère les gens.

Cet assemblage n’était-ce pas un peu, pour faire image, l’association de l’aveugle et du paralytique ?

Il est évident que ce sont des considérations de ce genre qui durent servir de base aux dosages des effectifs de la légion : 50% d’Alsaciens-Lorrains, 50% d’autres.

Quatre années plus tard, c’est-à-dire en un temps où nos gendarmes du pays, cette fois confirmés dans le métier, remplissaient toutes les conditions requises, et au-delà, on se borna à porter à 60% l’élément indigène ‒ si l’on peut dire ‒. C’était, là, une demi-mesure inopportune et peu justifiée.

Aujourd’hui nous sommes amené à penser que la question du pourcentage régional, résolue dans le sens de sa suppression, ne doit plus se poser.


Casernement : on doit se rendre compte qu’il s’agit, en l’espèce, d’une question plus que d’ordre matériel, car elle empiète sur d’autres terrains. Il est certain que l’affaire a donné ‒ et doit donner encore ‒ bien du fil à retordre…

On sait que le statut de la gendarmerie française comporte invariablement l’encasernement du personnel ; la règle est absolue.

Normalement, l’organisation et l’exécution du service de la gendarmerie reposent pour une grande part sur ce principe. En France, il y a une caserne dans chaque chef-lieu de canton, sans compter certaines autres localités, puis les villes. On sait donc partout instantanément à qui et où s’adresser en cas de besoin ! Le cas de gendarmes non logés est chez nous une flagrante anomalie.

À examiner les choses, voici où nous en fûmes après l’armistice.

Dans le Reichsland les gendarmes, en général répartis par postes de deux (sauf dans les chefs-lieux d’arrondissement où ils étaient plus) se logeaient comme tout le monde, où ils pouvaient. Un casernement officiel leur était inconnu.

On peu penser que ce système n’allait pas sans inconvénients : le public trouvait ou ne trouvait pas celui (ou, en cas de besoin, ceux) qu’il fallait chercher en un domicile privé ‒ affaire de temps et de patience. Le gendarme voyait d’un mauvais œil sa femme ou ses enfants transformés en concierges de l’autorité. Et puis, Pandore logé chez l’habitant ne dépendait-il pas plus ou moins de son propriétaire ou de l’entourage d’icelui ?

Autrefois nous recueillîmes plus d’une doléance sur ce chapitre.

Pour nous, en arrivant en Alsace, au point de vue immeubles officiels, le résultat se traduisit par zéro en matière de logement. Les casernes de 1870 avaient depuis longtemps disparu de la circulation et étaient utilisées à d’autres fins ou avaient été vendues.

En l’an de grâce 1918 nous nous sommes donc trouvés exactement logés à la même enseigne qu’en 1792, date de la création de notre Gendarmerie nationale, substituée à la Maréchaussée royale ‒ mais avec une grosse différence à notre détriment !

La loi de 1792 obligeait bien les départements à loger leurs gendarmes, mais elle les dotait en même temps de biens nationaux, à titre de première mise.

Logiquement ‒ nous sommes de ceux qui le pensent ‒ il eut donc fallu, en 1918, allouer aux trois départements recouvrés, une première dotation en immeubles ou en argent. Il existait du reste quelques immeubles disponibles, du fait que leur destination du temps allemand ne correspondait pas avec les usages d’administrations françaises similaires.


En attendant, le problème posé par le casernement consistait à loger au pus tôt 1 200 hommes et 600 chevaux, sans oublier les dépendances, chambres de sûreté, magasins à fourrages et autres, et surtout les bureaux publics !

Pour y arriver il fallut employer des moyens de fortune et se livrer à une invraisemblable gymnastique, car les choses n’allaient pas toutes seules, on peut le croire.

Et on vit des histoires abracadabrantes, comme celle de ce bureau de gendarmerie d’un chef-lieu d’arrondissement lorrain, voisinant avec une échoppe de savetier, dont il n’était séparé que par une mince cloison en planches.

On voit d’ici les garanties de discrétion que, pourtant, l’on est en droit d’exiger d’un service public. ‒ côté gendarmes et côté particuliers…

Laissons là ce genre de citations ‒ elles seraient trop ! En fin de compte, ce qui est acquis depuis toujours, c’est que le gendarme non logé en caserne est une anormalité fâcheuse, tant pour lui que pour le public, et c’est tant pis pour tout le monde. Cela coûte très cher à l’État que d’être obligé de payer des logements privés ! Le temps que perd de ce fait le gendarme pèse lourdement sur son service. Il lui faut se rendre de son logement au bureau, à l’écurie, ailleurs encore, soient autant d’allées et venues inévitables : il lui faut successivement s’habiller ou se déshabiller pour le pansage, pour l’exercice, pour la théorie, s’armer pour le service, etc.

Évidemment, une onéreuse question d’argent domine la situation, dont la solution dans le sens d’une intervention de début a dû être écartée a priori, on doit le croire.

Depuis bien des années de gros efforts n’ont cessé d’être réalisés, mais il s’est agi d’échelonner des dépenses énormes impossibles à supporter d’un seul coup. Aujourd’hui encore il doit rester pas mal à faire dans cette voie.


La législation : un devoir primordial du gendarme est de veiller à l’observation des lois et des textes légaux en vigueur ‒ évidemment…

En Alsace-Lorraine il en est naturellement de même, mais avec une situation plus compliquée qu’ailleurs.

Législation française, législation d’Empire, législation locale (aimable euphémisme pour ne pas avoir à employer un autre mot) parfois insuffisamment tirées au clair, au début du moins, ont pu chevaucher les unes sur les autres avec certains empiètements de domaine à domaine, sans que l’on put toujours définir et délimiter bien exactement ce qui était au juste en vigueur.

La gendarmerie n’était d’ailleurs pas seule à ne pouvoir s’y reconnaître ; nous avons pu voir autrefois qu’administration et magistrature étaient, dans bien des cas, logées à la même enseigne.

À l’usage et à la longue cela a fini par se tasser.

Ce qui est certain, c’est qu’à l’époque il fallut infiniment de tact, de prudence et d’esprit de tolérance pour ne pas heurter maladroitement les populations.

Si, naguère, la gendarmerie avait eu la main trop lourde, où inopportune, on voit d’ici les sources de mécontentement et les occasions de malaise qui se seraient produites au commencement ; il y en avait bien assez d’autres…

Notre personnel s’appliqua avec soin à agir pour éviter méprises, malentendus, errements, fausses interprétations. Il y déploya un zèle vigilant, avec, pour directives, un large usage de la police éducatrice et préventive, avant que de devenir répressive.

Sans nous y arrêter grandement, complétons notre tableau des difficultés rencontrées dans l’exécution du service par des appréciations recueillies en bien des occasions.

À tort ou à raison, d’aucuns prétendaient qu’à la comparaison il était de nos législations qui n’y gagnaient pas, au contraire. À tort ou à raison, on en taxa de surannées, de vexatoires, de tatillonnes, de compliquées, ou bien de tranchant sur la souplesse, le moderne, le pratique des législations précédentes.

Nous n’avons plus à juger ici de ces choses…

Achevons en disant que notre personnel subalterne ne possédait pas, comme son prédécesseur, la qualité d’officier de police judiciaire auxiliaire du parquet. Une réglementation mit sans tarder cette lacune au point et la compétence de nos chefs de brigade fut étendue dans ce sens.


Brochant sur un complexe de difficultés (nous ne nous en tenons qu’à trois), il y a la mission générale des gendarmes en Alsace et en Lorraine.

Lors de leur entrée dans le pays celle-ci planait bien haut dans le ciel de leurs devoirs.

Elle était faite de prestige, de belle tenue, d’attitude toujours correcte, de conduite exemplaire, de sympathie.

Pour ne nous arrêter qu’au chapitre « uniforme » celui-ci doit être porté impeccablement. En toutes circonstances, dans les coins les plus reculés du pays, avec le gendarme il représente la « France qui passe ». C’est tout dire, n’est-ce-pas !

Parfois, au commencement surtout, c’est cet uniforme à peu près seul qui, en des pays perdus, montrait aux populations de façon tangible qu’il y avait quelque chose de changé depuis l’armistice et que les temps étaient révolus, ceux du gendarme allemand mouchardant les gens pour savoir ce qu’ils pensaient, ce qu’ils lisaient, ceux qu’ils fréquentaient, où ils allaient ; pour les obliger à sortir un drapeau à l’anniversaire du souverain, et d’autres manifestations patriotiques ; pour repérer les auberges n’ayant pas mis en bonne place les portraits de l’empereur et de l’impératrice, etc.

On ne saurait assez répéter que notre rôle à nous restait d’interpénétration, d’intercompréhension, de fusionnement, de redressement aussi à l’égard des bluffs, des mensonges dont les Allemands avaient systématiquement bourré le crâne de leurs sujets alsaciens-lorrains.

Même à l’intérieur de la légion, il y avait d’ailleurs lieu d’opérer une action de fusion à l’égard de notre personnel, mixte comme l’on sait, c’est-à-dire composé d’Alsaciens-Lorrains et d’éléments provenant des 87 autres départements français.

Pour renforcer encore le prestige de nos hommes, ceux-ci prirent part à toutes les revues et prises d’armes, ceci à leur place de choix et de droit qui est à la droite ou en tête des troupes de ligne.

C’était là montrer clairement aux spectateurs que le gendarme français était essentiellement un soldat, et par dessus le marché un soldat d’élite !


Au début de notre activité, notre action fut grandement facilitée par l’existence d’un commissariat général de la République pour l’Alsace et la Lorraine (appelé Haut Commissariat avant le 1er avril 1919).

Pour nos affaires d’ordre local cet organe supérieur s’interposait avantageusement entre nous et Paris.

Fonctionnant sur place, il était certainement mieux à même que quiconque pour comprendre les situations et, sinon les trancher, du moins en provoquer en toute connaissance de cause un règlement compréhensif.

Au cours de l’année 1919, notre légion passa des mains du Grand Quartier Général à celles du ministère de la Guerre, mais cela toujours sous l’égide du Commissariat général de Strasbourg.


En fait de spécialités, la légion d’A. et L. se vit aussi attribuer le service de la Tête de Pont de Kehl, élargie deux ans plus tard jusqu’à Appenweier et Offenbourg.

Nous possédions un bureau à Kehl, puis ailleurs encore pendant la période passagère de la Tête de Pont élargie.

Nos 12 puis nos 25 hommes avaient à veiller principalement à l’observation des ordonnances de la Haute commission interalliée ; à la police des militaires des troupes d’occupation, à celle des civils (circulation, papiers d’identité, etc.).

Leur action s’exerçait en contact avec les 25 gendarmes badois chargés de la police ordinaire.

La nuit on en arriva même à faire circuler des patrouilles mixtes.

Ce service en commun, cette collaboration en bon accord, put arriver à exercer une utile influence, en matière d’intercompréhension surtout.

Il donné de bons résultats à nombre de points de vue…


Ne clôturons pas ce chapitre sans faire mention d’une innovation dans le rôle de la gendarmerie. Elle date de 1919 et fut patronnée et homologuée par le Commissaire général de la République d’alors, M. Millerand.

Il s’agissait de la participation de la légion d’Alsace et de Lorraine à la médiation du marché du travail, autrement dit au placement des chômeurs, des sans-travail.

Cela rentrait bien dans le cadre d’une action sociale de la gendarmerie moderne et il était permis d’en augurer du bien.

En Alsace-Lorraine fonctionnait excellemment un Office régional de placement, avec siège à Strasbourg et une vingtaine de succursales réparties dans le pays.

Une affiche trihebdomadaire renseignait sur tous les emplois vacants.

C’est à ces affiches que donnèrent asile les 120 ou 130 bureaux publics de la gendarmerie, ce qui était un apport collaborateur d’importance. Désormais, les intéressés savaient trouver là un certain appui et tous renseignements utiles. C’était une bonne note pour nous.

Mais cette collaboration de notre personnel alla beaucoup plus loin. On le dota d’une réduction des affiches de placement, à emporter obligatoirement en cours de tournée.

Cela mettait nos hommes à même de renseigner sur-le-champ, en pleine campagne ou au coin d’un bois, ceux qu’ils rencontraient, et cela sans aucune pression indiscrète. Ce n’est pas tout. Chaque gendarme était porteur de deux jeux de cartes postales. Les rouges avisaient l’office des placements réalisés, au bureau ou en tournée, les blanches renseignaient l’office régional sur tous les emplois offerts venus à la connaissance de la gendarmerie, en contact avec les établissements industriels locaux où il lui était loisible de s’informer dans ce sens.

En résumé, toute cette action d’appui était très simple : affiches à apposer ou à emporter, cartes postales à remplir et à jeter à la boîte aux lettres la plus proche…

Aux sceptiques opposant des réserves à ce genre de collaboration, on pourrait répondre que la participation qu’y apportent nos brigades et nos hommes ne peut que renforcer leur prestige, leur considération près des populations, mises en confiance, que, professionnellement, il s’y gagne plus d’expériences en matière de discrimination entre sans-travail involontaires et volontaires. D’autre part, diminuer le nombre des uns et des autres, c’est encore assurer d’autant le maintien de l’ordre et de la tranquillité publique, avec la protection de tous.

Cette nouvelle action de notre gendarmerie fit en 1920 l’objet d’une communication au Congrès des offices publics de placement de France, tenu à Strasbourg qui l’approuva hautement. Depuis, des essais ont été tentés ailleurs avec plus ou moins d’esprit d’initiative.


Pour terminer, un dernier coup d’œil sur l’École de gendarmerie de Strasbourg, installée caserne Barbade après un provisoire de 4 mois à l’école de St-Jean.

Étroitement soudée à la légion, qui l’administrait et dont relevait son nouveau directeur, l’excellent capitaine Muller, légion que, d’autre part, elle avait à fournir en personnel, les bureaux et autres locaux des deux organismes voisinaient dans les bâtiments de la caserne.

Un premier résultat atteint, c’est qu’on s’avisa de faire passer partout par des écoles préparatoires les candidats gendarmes. Cela valait mieux que de les faire entrer tout de go dans l’arme, sans transition réellement suffisante. Nous n’insisterons pas ici sur ce que ce dernier système constituait de malencontreuses charges pour les cadres de la gendarmerie ‒ les hommes du métier les connaissent bien…

C’est ainsi que d’autres écoles de gendarmerie virent le jour en France comme Moulins, Toul, Mamers.

Ce n’est pas tout. Le production de « l’Usine d’hommes » de Strasbourg ne s’en tint pas à la seule alimentation de la légion d’Alsace et de Lorraine en personnel « fabriqué », mais elle dépassa de beaucoup ce cadre en en fournissant à la métropole et à ses colonies.

Pour ce qui est de ces dernières, on est fixé sur leur popularité parmi nos Alsaciens, dont on sait le goût des aventures et des voyages. C’est la « voyagite » qui est à la base de leur prédilection pour notre marine, où ils sont fort nombreux, et pour les gendarmeries d’Afrique et des Colonies.

Aujourd’hui encore, nous recevons des correspondances de nos élèves, provenant de terres françaises d’outre-mer éloignées et parfois peu connues.


Du côté administratif pur, il y eut au commencement quelques curieux flottements pour certains états civils hâtivement dressés en temps de guerre ou dans les temps des premiers recrutements d’élèves. C’est ainsi que nous découvrîmes, pour ne citer qu’un cas, un élève-gendarme de 20 ans, âge bien au-dessous de la limite minimum strictement réglementaire.

Que faire à l’époque ? Le renvoyer eut été bien dommage, car il s’agissait d’un excellent sujet au-dessus de la moyenne. Ma foi, on le garda sans tambour ni trompette. Il atteignit sans anicroche l’âge « canonique » et on n’eut jamais à regretter une décision de fortune.

En moyenne, les effectifs courants des élèves de l’École atteignaient le chiffre de 500 hommes, roulant sur les diverses périodes de cours réparties sur l’année.

Aux revues et aux prises d’armes il fallait voir l’imposant bataillon que cela faisait.

Un dernier chiffre ici : de 1918 à 1923, année de disparition de l’école alsacienne dont la suppression avait été méditée à diverses reprises, celle-ci avait fourni à la France 2 950 gendarmes…

Ce n’est pas déjà si mal…


Notre institution scolaire strasbourgeoise a rendu bien d’autres services encore.

Dès novembre 1918 furent organisés dans les salles d’école de la caserne Barbade, avec le concours des 7 instituteurs et des cadres, et sous l’impulsion de la direction supérieure, des cours du soir de langue française. Ces cours étaient principalement conçus à l’usage de petits fonctionnaires : police, tramways, cheminots, postes, communes, etc.

Outre un enseignement simplifié au possible et mis à la portée des masses, des causeries instructives de ce qu’il fallait savoir de la France et comprendre de la vraie Allemagne, furent intercalées quand, comme et où il le fallait.

Presque dès le début aussi, la grande salle de conférences de l’École servit à l’organisation de nos conférences publiques en dialecte, avec un emploi approprié du cinéma, doté de films, édifiants à plus d’un titre, et rendus pratiquement intéressants et opérants.

Entre autres sujets traités, le mémoire authentique de Hindenbourg au Statthalter, de 1917, sur « Ce que les Allemands comptaient faire de l’Alsace-Lorraine après la victoire », contribua, pour sa part, à éclairer les esprits et à impressionner les assistants ‒ et c’était justice !


Avant de clore le présent chapitre, nous signalerons une résultante d’un caractère particulier, provoquée du fait du fonctionnement de l’École de gendarmerie de Strasbourg, déjà point de départ d’institutions analogues.

Cette fois il s’agit de l’adjonction à celle-ci, à la caserne Barbade, d’une sorte d’école forestière.

On voulut bien nous confier les élèves-gardes forestiers et nous charger, en des cours de trois mois, de leur instruction générale et, pour une bonne part, de celle technique.

Avec nos élèves propres, les candidats forestiers suivirent l’enseignement de la langue, celui de l’histoire et de la géographie de la France, un peu d’arithmétique. Des cours de sylviculture leurs furent professés par nos instituteurs.

Au point de vue professionnel et technique, nombre de cours de gendarmerie étaient susceptibles de leur servir ; dans leur service, gendarmes et forestiers n’ont-ils pas, du reste, quantité de points de contact communs ?

Quant aux cours forestiers purs, ce furent des moniteurs de la partie, pris dans l’administration des Eaux et Forêts, qui en furent chargés.

Une cinquantaine d’élèves suivirent successivement les classes de l’École de gendarmerie ; leur stage y était de 3 mois.

Cela dura deux ans, puis fut malheureusement supprimé, faute de crédits et au grand regret de l’Administration supérieure forestière, laquelle se trouvait très bien de pareille préparation au métier ; elle eut bien voulu la continuer.

Elle fut donc trop éphémère cette participation aux revues du 14 juillet, où, encadrés de nos moniteurs, et en tête du bataillon de gendarmes, on put admirer de superbes sections de gardes forestiers, défilant impeccablement aux applaudissements des spectateurs.

C’était là de bonne et belle propagande, maintenant réduite à l’état de souvenir…


Conclusion…

Ainsi que nous l’exposions en tête de la collection de souvenirs rassemblés tant bien que mal de mémoire, cette collection est nécessairement incomplète, parce qu’émanant, précisément, de simples souvenirs.

Elle est donc entachée évidemment d’oublis, d’une part, de l’autre, d’omissions volontaires du côté d’éléments n’ayant pas à être publiés ou développés autrement ici. En tous cas, nous nous sommes efforcé de naviguer dans les limites d’une objectivité aussi stricte qu’il a été faisable.

Si tout ce qui manque ‒ sciemment ou non ‒ avait pu trouver place dans nos « Bribes d’histoire », cela eut probablement pu faire l’objet d’un volume d’ampleur respectable, à même de fournir une documentation où se pourraient puiser certaines indications d’ordre rétrospectif, mais pas encore trop dépourvues d’intérêt…

Dans ce dernier ordre d’idées, ne pourrait-on pas, par exemple, être amené a penser que ce qui se dégage à travers nos souvenirs au pied levé, pourrait suffire à convaincre, le cas échéant, de la nécessité du maintien, telle que, d’une légion revêtant pour un bon moment encore un caractère particulier.

L’assimiler à la « Légion-Gabarit » de partout ailleurs, lui en faire épouser la structure intégrale en la disloquant ‒ on y avait songé plus d’une fois en des temps passés ‒ eut été, pour le moins, commettre inopportunément une fâcheuse erreur. Le « Corps-Frontière » que forme la gendarmerie d’Alsace et de Lorraine joue en première ligne un rôle d’avant-garde, lequel exige une vigilance de tous les instants ‒ en ce moment plus que jamais…

Par ailleurs, et nous croyons l’avoir suffisamment exposé, sa mission revêt une indéniable complexité.

De plus, il subsiste pour la légion une ère de difficultés, dont l’absence de trop de casernements encore n’est pas la moindre.

Il demeure historiquement acquis que dès les premiers jours du retour de la France dans ses départements recouvrés, le service de la gendarmerie a fonctionné avec un minimum d’à coups, de tâtonnements, de grincements dans les rouages. Cela est attribuable à une préparation prévue à temps, c’est-à-dire datant de bien avant l’armistice[2].

D’aucuns sont d’avis qu’à l’époque on n’eut pas toujours pu en dire autant d’autres organismes…


Ceci dit, qu’il nous soit permis de jeter un ultime regard en arrière.

Après avoir eu l’honneur de commander la Légion de gendarmerie d’Alsace et de Lorraine durant près de huit ans, soit pas loin de la moitié de ses quinze ans d’existence actuels (en 1933) ; après avoir travaillé à son édification, école comprise, au cours de quatre ans de guerre, sans compter des travaux d’étude d’avant-guerre, s’y rapportant par simple coïncidence, n’est-il pas facile de comprendre que nous tenons encore à elle par bien des fibres.

Nous n’avons jamais perdu tout à fait le contact avec notre Légion. De loin, nous la suivons avec un affectueux intérêt.

Quant aux revues et aux prises d’armes, nous en voyons défiler des éléments sous nos yeux, notre cœur en vibre profondément. En grand uniforme nous-mêmes, ces jours-là, nous revivons alors, intensément, quelques instants de service actif ‒ le vieux chef de légion n’est pas mort…

Désormais, en les mêmes circonstances, nos hommes viendront défiler fanion en tête, ce fanion brodé aux armes et aux couleurs de Strasbourg et offert, rappelons-le, par les Dames de la Ville, en témoignage manifeste de la haute estime et de la confiance de nos populations à l’égard des gardiens et des protecteurs de l’ordre public, des serviteurs de la loi, des soldats d’élite toujours prêts à défendre la Patrie[3] !

Du fond de notre retraite, nous avons pu voir avec quel soin jaloux nos successeurs se sont appliqués à maintenir haut et ferme les nobles traditions de l’Arme en général, de la légion en particulier.

Ils n’ont cessé de veiller à la constitution et au perfectionnement d’une œuvre de fusion, de pénétration, d’intercompréhension, bâtie sur du prestige, de l’ascendant moral, de la tenue, du tact, de la bienveillante fermeté, de la largeur de vues, de la tolérance…

Certes, elle est en bonnes mains la belle Légion d’Alsace et de Lorraine ; elle fait honneur à son chef actuel, le colonel T., notre ancien collaborateur dans le Haut-Rhin, notre ami d’aujourd’hui…


Et maintenant, c’est à regret que nous voyons sonner l’heure de déposer notre plume. Tant que nous écrivions, nous conservions un peu l’illusion de revivre des heures passées… À présent le charme va être rompu…

Comme lors de nos adieux à la Légion, en juillet 1925 ‒ qu’on nous permette et qu’on nous excuse de nous citer nous-mêmes ‒ nous terminerons nos « Souvenirs » par la sorte de testament que furent alors nos dernières recommandations :

Notre œuvre (de constitution de la légion) n’est pas encore complètement achevée, mais, dans l’ensemble, le but est généralement atteint : « Faire comprendre et aimer la France, comprendre et aimer les Alsaciens et les Lorrains« . Cela s’est fait grâce à l’active et intelligente collaboration de tous ; elle doit continuer. Tout militaire de la gendarmerie doit savoir qu’il représente la France, le pays des braves gens ! Dans les coins les plus reculés, notre uniforme rappelle qu’il y a quelque chose de changé, du Rhin à la Moselle ! Souvenons-nous en toutes les circonstances de notre vie publique et privée. sachons nous faire respecter d’abord, craindre quelquefois, aimer toujours, détester jamais… »

Colonel Albert Michel

Ouvrages spéciaux du colonel Albert Michel

Anciennement chargé du cours d’allemand à la Garde républicaine, Membre de la Société de Linguistique de Paris, de la Société pour la propagation des langues étrangères en France, etc.

De l’étude des langues. ‒ Origines des langues et des écritures. Comment et pourquoi on apprend les langues. ‒ Cartes et tableaux. ‒ Préface de Michel Bréal, de l’Institut. ‒ Ouvrage honoré d’une souscription du ministère de la Guerre et du Conseil municipal de la ville de Paris.

Comment on apprend l’Allemand. ‒ Moyens mnémoniques, avec indication de quelques formules pratiques. ‒ Aide-mémoire pour les examens. Nouveaux procédés à l’appui de la méthode directe. Préface de N. Maguin,  directeur d’École Normal. Onzième édition. Ouvrage honoré d’une souscription du Conseil municipal de la ville de Paris.

Cent pages d’Allemand pratique. ‒ Nouvelle méthode pour apprendre les langues vivantes; fusion des procédés d’enseignement anciens et modernes. ‒ Préface de Michel Bréal, professeur de grammaire comparée au Collège de France. ‒ Ouvrage adopté par l’École militaire d’Infanterie.

Cours de langue française, d’histoire, de géographie, à l’usage des Alsaciens et Lorrains petits fonctionnaires, ou des candidats à divers emplois en Alsace et Lorraine.

Manuel pratique pour l’Alsace-Lorraine. ‒ Organisation politique, législative et administrative du Pays d’Empire, Éditions du Sous-secrétaire d’État à la présidence du Conseil. Imprimerie du Service géographique de l’Armée, ministère de la Guerre.

Manuel pratique de police. ‒ Matières enseignées au Centre d’instruction de gendarmerie pour Alsaciens et Lorrains. (Recherche des délits. ‒ Bulletins de police criminelle. ‒ Pratique du signalement. ‒ Procédés d’interrogatoire, etc.) (Mêmes éditions et même imprimerie officielle).

La France et l’Alsace-Lorraine. ‒ Petite initiation à l’étude de l’organisation constitutionnelle, politique, administrative, judiciaire, sociale. ‒ France et Alsace-Lorraine. ‒ Douze conférences pratiques à l’usage des Alsaciens et des Lorrains, candidats à diverses fonctions publiques. Éditions publiées par les soins du Commissariat général de la République à Strasbourg.

Coups de crayon(Skizzen). ‒ Réflexions d’un Alsacien. ‒ Ouvrage bilingue. ‒ Réunion d’articles de journaux. A.M.

Le portrait parle. ‒ Guide de poche pour l’établissement pratique, en tous lieux, du signalement descriptif (6e édition).

L’évacué Alsacien. ‒ Étude de propagande de guerre par la conférence en faveur des Alsaciens évacués.

Appel du poilu. ‒ Brochure de propagande de guerre en faveur des Alsaciens.

Questionnaire vocabulaire Français-Allemand. ‒ Manuel pratique spécial à l’usage de la gendarmerie.

Nouveau questionnaire pratique Français-Allemand. ‒ Manuel à l’usage de l’Armée.

Le budget de la guerre et les lois militaires allemandes devant le Reichstag, de 1871 à 1900. ‒ Étude documentaire, historique et critique.


[1]Il ne pouvait, évidemment, s’agir que des hommes tombés au champ du devoir, soient ceux ayant trouvé la mort dans l’exécution du service en temps de paix.

Pour les autres, il n’existait pas encore de Légion avant l’armistice.

Sait-on les pertes militaires de la gendarmerie subies en guerre ?

Sur 371 officiers et 10 500 hommes de la gendarmerie de campagne :

  • Morts 78 officiers, 898 gradés et gendarmes ;
  • Blessés 55 officiers, 708 gradés et gendarmes (Voir « Mémorial de la Gendarmerie »).

[2]Évoquons ici le souvenir de ces artisans de la première heure que furent le général de division Bouchez, Inspecteur général de la gendarmerie aux Armées, et son adjoint, le capitaine Vohl, aujourd’hui colonel.

[3]L’idée en fut mise en avant par notre concitoyen L.-H. W., industriel, et réalisée par notre actif et infatigable organisateur strasbourgeois M’ F. K.