SOCIÉTÉ NATIONALE DE L'HISTOIRE ET DU PATRIMOINE DE LA GENDARMERIE | SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE DE LA GENDARMERIE

Dans la chaîne des secousses intérieures qui jalonnent l’Histoire du pays depuis la fin du siècle dernier, l’effervescence du 6 février 1934 tient le haut du pavé. Quoique sans similitude aucune avec la Commune, l’émeute parisienne du 6 février est certainement l’événement intérieur le plus considérable, sur le plan de l’ordre public, qu’ait connu la France depuis 1871. Les retombées funestes de cette émeute ne manqueront pas de le rappeler. Paroxysme de ce qu’il est convenu d’appeler  » l’esprit des années trente « , la crise de 1934 est l’aboutissement d’un malaise institutionnel et idéologique, révélateur d’une certaine langueur économique qui touche le pays. L’impuissance du régime parlementaire à dégager une politique économique cohérente donne des arguments à ceux qui, de l’extrême droite aux manifestants communistes, en contestent les principes libéraux. C’est dans ce contexte de crise latente qu’entre en scène la garde républicaine mobile (GRM), en partie chargée de maintenir l’ordre sur la place de la Concorde, lieu de convergence des rancœurs antiparlementaires.

L’émeute faite à Paris

Les modalités d’utilisation des forces de l’ordre et la nature de l’agitation donnent une signification particulière au 6 février 1934. La constitution spontanée de groupes de badauds et de réfractaires en tous genres ne fait qu’alimenter le flot des manifestants, qui compte, au bas mot, 50 000 personnes. Devant la conjonction de ces oppositions, la soirée du mardi 6 février s’annonce difficile. Le champ de manœuvre est large, même si tous les mouvements doivent converger vers la Chambre des députés. À la préfecture de police, le tout nouveau préfet réunit les responsables du maintien de l’ordre, à l’exception des officiers représentant la gendarmerie. On reste entre civils, peut-être sous le prétexte qu’en cas d’incident, l’ensemble des éléments relevant de l’autorité militaire passerait automatiquement sous le commandement du préfet de police.
Les objectifs du service d’ordre sont triples : prévenir la jonction des colonnes des manifestants, empêcher que l’ordre public ne soit troublé et défendre les bâtiments publics. Le préfet de police Bonnefoy-Sibour qui se déclare lui-même  » étranger aux problèmes de maintien de l’ordre « , donne cependant l’instruction de défendre coûte que coûte la tête du pont de la Concorde, et de s’opposer par tous les moyens au passage des manifestants. Pour faire face à l’agitation qui se prépare dans les rues, la préfecture de police a déployé un service d’ordre relativement faible de 6 500 personnes, policiers, gardes républicains, gardes mobiles et pompiers de Paris confondus.

Ces effectifs sont répartis en neuf groupes, tous placés sous l’autorité d’un commissaire de police. Trois sont dans le secteur de l’Hôtel de Ville; quatre autour du Palais Bourbon ; deux près des grands boulevards. Ce dispositif ne constitue que la trame initiale, sujette à de nombreux remaniements, à partir de laquelle la garde républicaine mobile va assurer le service d’ordre. Les opérations de maintien de l’ordre se distinguent les unes des autres à mesure que l’on avance plus avant dans la soirée. La première de ces phases est constituée par une entreprise de dégagement des abords du pont de la Concorde. Le service d’ordre en place vers 16 heures 30 est agencé selon le dispositif suivant : en première ligne, un grand barrage est constitué par des agents et des gardes à cheval de Paris ; derrière, en deuxième ligne et légèrement en retrait, un barrage fixe de camions et de gardes républicains de Paris à pied laissent un passage sur les sorties gauche et droite du pont où stationne la GRM. Pour mieux fermer le passage, le commissaire place six cars de police sur la chaussée, laissant une chicane pour le passage des véhicules de liaison ou pour la circulation des ambulances.
Devant eux, dès 17 heures, la place s’anime peu à peu. Des groupes commencent à bombarder le service d’ordre qui se donne de l’air en envoyant en avant quelques cavaliers charger les manifestants, sabre au fourreau. L’action qui se déroule en avant du pont est une suite ininterrompue d’interventions des vingt-cinq cavaliers de la garde républicaine de Paris, soutenus par des groupes d’agents et de pelotons mobiles, venus disperser les manifestants. Ordonnées par les hauts fonctionnaires de la police municipale ayant la direction et la responsabilité du service d’ordre, ces opérations sont décousues. L’effervescence des agitateurs se nourrit surtout de l’obstacle qui leur est opposé au débouché du pont. Les courtes charges de cavalerie exécutées font fuir les émeutiers; mais ceux-ci reviennent aussitôt tels des joueurs de barres, mettant ainsi le désordre dans les rangs des hommes à pied.

Ainsi qu’il résulte de ces épisodes, entre 17 heures 30 et 18 heures, tous les pelotons engagés en avant du pont ont été obligés de se replier sur le barrage sous la pression des manifestants. En dépit des manœuvres visant à disperser les attroupements, la tension ne cesse d’augmenter, des milliers de personnes commencent à s’énerver et à pousser des clameurs diverses. Refoulés par les charges successives, les manifestants sont disposés en arc de cercle à une centaine de mètres en avant de la ligne de défense du pont. Toute une série de lances à incendie établie par les pompiers de Paris passe aux mains des manifestants, un bus est incendié et le ministère de la Marine pris d’assaut. Sous la pression qui s’exerce, les premiers rangs font céder le centre du barrage dont les éléments se replient à droite et à gauche. La foule arrive ainsi à percer le dispositif du service d’ordre et s’infiltre en direction du second barrage qui, lui, résiste.

À l’origine d’un échec annoncé

Plusieurs facteurs se sont conjugués pour expliquer la gravité de cette soirée. Au premier plan, il semble que la note des renseignements généraux ait sous-estimé l’importance de la manifestation aux abords de la place de la Concorde qui rassemble tous les adversaires du gouvernement en cours d’investiture. Personne ne semble s’être préoccupé de fermer les abords immédiats de la Chambre des députés, comme le métro et le jardin des Tuileries, où les badauds trouvent un observatoire de choix pour bombarder le service d’ordre. Les terrasses s’allongeant devant l’Orangerie et le Jeu de Paume surplombent la place, si bien que les différentes forces de police sont prises dans une nasse. C’est à une population peu compacte et dispersée que doit faire face le service d’ordre. La foule n’a en effet, rien d’homogène. Rassemblement de badauds gonflés de mécontents, les cortèges épars agissent de manière décousue et obéissent aux directives de chacun. D’où la difficulté qu’a pu éprouver le service d’ordre pour distinguer les émeutiers dangereux des simples curieux. Il faut rappeler que le service des renseignements généraux de la préfecture de police ne prévoyait pas une telle affluence à la Concorde mais bien plutôt à l’Hôtel de Ville. À cette confusion des manifestants s’ajoute celle, plus grave, des moyens préventifs mis en place. Cependant, neutraliser cette place n’est pas ce qu’il y a de plus simple tant il est vrai qu’il est plus facile de défendre un passage étroit qu’un emplacement étendu.

En outre, la garde mobile ne dispose pas d’équipement spécial de protection, de type casque à visière ou bouclier, qui aurait sans doute été salutaire. À part les lances à incendie, aucun moyen de coercition contre les manifestants n’a été prévu. Beaucoup regretteront l’absence de grenades lacrymogènes, des fils de fer barbelés, de projecteurs destinés à aveugler et dissuader les assaillants. Le directeur de la police municipale réquisitionne les pelotons mobiles casqués à pied et sans mousqueton. La police municipale soutient que cette arme est une gêne pour les déplacements rapides et nuit ainsi à la course, aux charges et autres arrestations. Ceci montre à quel point la préfecture de police est prédisposée à utiliser les gardes républicains comme l’on use des gardiens de la paix.

Ainsi désarmés, les gardes mobiles n’ont plus d’autre alternative que d’opposer leurs poitrines ou leurs poings ou bien d’utiliser leurs revolvers contre les assaillants. La cohésion et l’efficacité lors des charges s’en trouvent grandement diminuées. Le mousqueton est une arme que l’on utilise au commandement, c’est-à-dire à la volonté du chef. Qu’il vienne à disparaître, et c’est tout le dispositif prévenant les dérapages qui s’en trouve affaibli. Car en sa possession, le garde ne peut tirer sans ordre. Ce fusil à canon court donne de l’assurance au garde, il constitue une ligne de résistance aux poitrines, un véritable barrage. Sa crosse permet de refouler les manifestants au corps à corps, elle constitue un moyen de dissuasion et d’intimidation important.

Si les troupes avaient été plus conséquentes, il est certain que les événements auraient pris une autre tournure. Les charges menées sur la place et faites par un peloton de vingt-cinq gardes sont dérisoires. Les mêmes unités, faisant des charges successives et comptant de nombreux blessés, s’énervent et se démoralisent. Le phénomène qui aboutit à placer côte à côte gardiens de la paix, gardes républicains, gendarmes départementaux et gardes mobiles sous les ordres d’un inspecteur principal ou d’un commissaire, est problématique à plus d’un titre. D’abord, parce que ces hommes ne connaissent pas les supérieurs qui les dirigent. Ensuite, parce que la hiérarchie militaire, au-delà des chefs de pelotons, ne peut exercer son commandement, s’opposer à des fractionnements dangereux ou remédier aux éventuelles défaillances de l’autorité civile. Ceci eut pour conséquence de mettre en concurrence les chefs militaires et policiers, chacun refusant les consignes de l’autre, alors que juridiquement le directeur de la police est le supérieur hiérarchique des colonels présents sur le terrain. Enfin, la préfecture de police a commis une erreur de taille en omettant de ravitailler des troupes mobilisées depuis le matin même. La durée du service d’ordre à assurer, en dépit des roulements et du renfort des forces, semble être un des critères qui contribue à l’éreintement des troupes.

L’épilogue tragique

Lapidées de façon constante, pendant plus de six heures, par les projectiles les plus divers, les forces de l’ordre doivent essuyer les assauts en provenance d’une foule de plus en plus agitée. À mesure que la nuit avance, la manifestation change de caractère et devient véritablement dangereuse. Les agitateurs deviennent des émeutiers. Beaucoup, parmi les responsables, pensent qu’il faut en finir. Un quart d’heure avant minuit, le préfet de police donne son accord pour qu’il soit procédé à un déblaiement général. Dès lors, un vaste mouvement des forces de police de 250 à 300 mètres en avant s’opère en direction de l’obélisque, puis effectue un quart de tour et un virage à gauche jusque dans l’avenue Gabriel, au-delà des Ambassadeurs, où sont refoulés les émeutiers. Le nettoyage tardif des Champs-Élysées et des alentours de la Madeleine s’effectue sans sommations, de manière brutale mais efficace. De nombreux coups de feu sont au final tirés, peut-être sur ordre formel, mais sans autre excuse que l’exaspération et l’entraînement mutuel. Le  » déblaiement  » des alentours de la Madeleine donne lieu à des brutalités gratuites sur des personnes arrêtées. Les différents éléments du service d’ordre reviennent sur le pont et y restent jusqu’à la fin du service sans qu’un nouvel incident n’éclate. À 2 heures 30 du matin, la place de la Concorde est dégagée, le service peut être levé.

Le bilan de cette soirée de trouble est donc relativement lourd. Parmi les manifestants, 1 421 personnes sont blessées, dont 14 mortellement. L’émeute a servi de leçon aux administrateurs de la capitale et les journées de manifestation suivantes ont vu l’agitation contrôlée par une nouvelle organisation préventive, renforcée et modifiée dans sa composition. Les 7 et 9 février, les gardes républicains mobiles ont été cette fois réquisitionnés à cheval et munis de leurs mousquetons. Les arrestations des ligueurs ont succédé à l’appel du contingent militaire.

Les gardiens de la paix comptent 969 blessés, dont vingt-deux hospitalisés et 364 personnes ayant dû interrompre leur service. Parmi les militaires, soixante-dix personnes sont évacuées et hospitalisées, 271 gardes républicains et 185 gendarmes blessés et soignés à l’infirmerie de la Chambre. Parmi tous les chevaux blessés de la garde républicaine de Paris, trois montures doivent être abattues des suites de leurs blessures par balle ou au couteau. Le garde Marcel-Louis Flandre, du IIIe escadron du régiment de cavalerie de la garde républicaine, mortellement atteint par un pavé, est la seule victime que compte le service d’ordre. La garde mobile n’échappe pas à ces pertes importantes. En son sein, 225 personnes, soit 15 % de ses effectifs, ne sont plus opérationnelles. La plupart des traumatismes occasionnés sont des fractures du métacarpien, des fractures nasales et des contusions abdominales. Ces plaies contuses causées par des traumatismes de violence inégale, et provoquées par les objets les plus divers, attestent de la ferveur des émeutiers.

Une forte impopularité

Une fois les pavés retombés, les journalistes s’empressent de stigmatiser fortement l’Arme. Au lendemain des événements, le casque à grenade de la GRM est propulsé sous les feux de la rampe médiatique, pour devenir familier à tout observateur de la société française. Une polémique éclate au lendemain de la soirée d’émeute, quant à la responsabilité de tirs. Un fait simple et déterminant met à mal toute tentative de désignation d’un unique responsable : toutes les forces de sécurité en présence disposent du même calibre de revolver. Il est donc impossible de déterminer avec précision les auteurs des tirs, d’autant que les troupes étaient mélangées. Car s’il a été fait un décompte précis des cartouches, ce chiffre n’est sûr que pour les militaires : les policiers pouvant se munir facilement de cartouches achetées dans le commerce pour fausser les évaluations. En outre, de nombreux manifestants ont été appréhendés en possession d’armes à feu.

Loin de calmer le jeu, la presse entretient ainsi toute une série de rumeurs – gendarmes tirant au fusil-mitrailleur sur les civils, tirailleurs sénégalais appelés en renfort, réquisition de chars de la gendarmerie par la préfecture de police… – qui alimentent la thèse d’un complot politique tramé contre les Parisiens. La mémoire spécifique de l’extrême droite française perpétue le souvenir de l’événement en raison bien sûr de son caractère paroxystique, de sa teneur politique, de son rôle dans la genèse du Front populaire et du rassemblement des gauches. Le mythe des coupe-jarrets de la place de la Concorde fait ainsi partie du légendaire spécifique de février 1934. Véritable lieu de mémoire pour les penseurs d’extrême droite, de Brasillach à Drieu La Rochelle, la bataille de la Concorde est commémorée comme un massacre des anciens combattants par une horde de  » moblos  » honnis. Si le deuil collectif de la Grande Guerre ouvre une période historique où l’antimilitarisme connaît ses plus basses eaux, le 6 février opère un certain recyclage spécifique de l’antimilitarisme qui se focalise sur les forces de gendarmerie mobile. Pour les uns, archétypes des soldats compromis par tous les vices, pour les autres, ennemis du peuple, les gardes mobiles subissent les contrecoups de cette soirée funeste jusque dans leurs casernes, où leurs proches essuient menaces en tous genres. Brocardés par l’opinion publique, les gendarmes font alors l’apprentissage du poids des représentations.

Cette impopularité circonstancielle administre à tous la preuve que la bataille livrée par les personnels de la gendarmerie est autant médiatique que physique. Leur professionnalisme se manifeste ainsi par leur détermination à protéger la Chambre des députés et leur sang-froid face à l’adversité de l’opinion publique. À Clichy, le 16 mars 1937, puis à Billancourt, le 24 novembre 1938, ce contrôle des foules, seul à même de maintenir l’ordre public, apparaît ainsi comme une nécessité démocratique. Plus que jamais accablée par le coût élevé d’une soirée d’émeute, la GRM reste le pilier indispensable d’un régime qui ne doit plus seulement faire face à des convulsions sociales mais à des émeutes politiques engagées par les extrémistes de tous bords.