SOCIÉTÉ NATIONALE DE L'HISTOIRE ET DU PATRIMOINE DE LA GENDARMERIE | SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE DE LA GENDARMERIE

André RAKOTO

Revue historique des armées, numéro spécial gendarmerie, 1998

A la fin de l’année 1916, Woodrow Wilson est réélu à la présidence des Etats-Unis grâce à un programme électoral qui tient en une phase :  » il a maintenu les Etats-Unis hors de la guerre « . Quelques mois suffisent pourtant à retourner l’opinion américaine et les Etats-Unis entrent dans le conflit aux côtés des Alliés le 6 avril 1917. Une commission dont le membre le plus éminent est le maréchal Joffre est immédiatement envoyée à Washington. Celui-ci s’adresse sans ambiguïté aux autorités américaines. Il faut  » des hommes, des hommes et encore des hommes  » pour poursuivre et gagner la guerre en Europe. Son discours, bien que choquant pour beaucoup d’Américains, a le mérite d’être franc et réaliste et c’est à ce titre qu’il est perçu. Les Etats-Unis mettent toute leur puissance au service de la guerre et les premiers contingents américains arrivent en juin 1917. Un an plus tard, près d’un million de doughboys sont sur le pied de guerre en Europe. Dès lors, c’est à la Gendarmerie nationale que va échoir la lourde tâche de gérer quotidiennement la présence massive des Américains sur le sol français, en particulier grâce aux prévôtés françaises près des unités américaines.

L’armée américaine en 1917

En 1917, de nombreux officiers allemands émettent des doutes quant à l’effet immédiat de l’entrée en guerre des Américains. Force est d’admettre qu’en avril 1917 l’armée américaine est loin de pouvoir prétendre jouer un rôle majeur sur le Vieux Continent. Un aperçu de ses effectifs est suffisamment éloquent. L’armée régulière compte 113 111 hommes, renforcés par 185 000 gardes nationaux et 17 000 réservistes d’un niveau militaire relativement médiocre. A titre de comparaison, il y a 1 soldat pour 516 habitants aux Etats-Unis en avril 1917, alors qu’il y en avait 1 pour 53 en France en août 1914. Pour pallier au plus vite la faiblesse des effectifs, un programme de recrutement qui mélange le volontariat à une conscription  » douce  » est mis en place à partir de mai 1917. A la fin de l’année 700 000 volontaires se sont présentés, dont 500 000 ont été retenus, tandis que 500 000 hommes ont été mobilisés. Les objectifs de recrutement sont progressivement atteints mais au prix de certains sacrifices quant à la qualité des troupes. Pour mieux comprendre qui sont ces nouvelles recrues, il convient de s’attarder un instant sur le mode de conscription adopté. Afin de ne pas heurter la population américaine, traumatisée pendant la Guerre de Sécession par une conscription dont le souvenir reste vivace, le gouvernement décide de confier la responsabilité de la sélection aux autorités civiles locales plutôt qu’aux autorités militaires fédérales. Les  » notables  » se retrouvent alors investis de la tâche qui consiste à déclarer aptes ou non les jeunes gens mobilisables. Ce système, s’il adoucit la conscription en présentant un visage familier, génère de fait l’inégalité. Les autorités locales écartent trop souvent de la mobilisation certaines catégories sociales, et ce au détriment de la qualité du recrutement. Au final, soixante-dix pour cent des mobilisés sont des garçons de ferme ou des travailleurs manuels d’un niveau d’instruction relativement bas. Quant aux volontaires, séduits par les refrains patriotiques comme par l’attrait de la solde, ils ne sont bien souvent guère plus instruits. Les militaires de carrière, les réservistes et les gardes nationaux ont parfois un meilleur niveau mais ils demeurent une minorité.

Une nouvelle  » Grand Army  » est constituée mais elle n’est certes pas prête pour le combat. A l’exception de quelques-uns qui ont préalablement servi au Mexique, à Cuba ou encore aux Philippines, la plupart des soldats américains n’ont aucune expérience militaire. Il est donc prévu de leur donner une instruction de base sur le sol américain puis de les mettre sous tutelle française pour un entraînement plus poussé en France. Cette tâche est confiée à des agents de liaison et d’information, c’est-à-dire des officiers français parlant anglais. Outre l’entraînement, on confie aux Français le soin de compléter l’équipement des troupes américaines dont l’intendance est momentanément en déliquescence pour cause de recrutement massif. Une fois cette organisation en place des deux côtés de l’Atlantique, les troupes américaines peuvent commencer à débarquer en France et c’est à la 1ère Division d’Infanterie Américaine (D.I.A. ou parfois D.I.U.S.) qu’échoit l’honneur d’arriver la première à Saint-Nazaire, officiellement le 26 juin 1917.

Les Américains en France

L’accueil réservé aux premiers soldats américains qui foulent le sol de France est des plus enthousiastes. Yves-Henry Nouailhat nomme d’ailleurs cette période le  » temps de l’enthousiasme « . La relève tant attendue est enfin là, et même si elle n’est pas encore prête à se jeter dans la bataille, sa présence a une action immédiate sur le moral des Français. Officiellement, tout va pour le mieux entre les troupes venues d’Amérique et les populations qui les accueillent. Rapidement, pourtant, des notes discordantes se font entendre. On s’aperçoit par exemple que les Américains peuvent être de culture allemande. C’est ce que découvre le sergent Kirn, en poste à Saint-Nazaire où il est affecté à la garde de prisonniers allemands. Dans un rapport en date du 20 août 1917, il fait part à son commandement de l’inquiétude qu’il éprouve quant à  » la cordialité de relations qui règne entre les Américains et les P. G. allemands, […] dont les conséquences pourraient être graves après l’envoi des troupes américaines au front français.  » Il cite le cas d’un officier français ayant été  » l’objet de quolibets  » de la part d’un sous-officier américain,  » sans doute débités en allemand, puisqu’ils firent éclater de rire […] l’équipe des P. G. qui travaillaient sous ses ordres « . A cela il ajoute les extraits censurés de plusieurs lettres écrites par des prisonniers dans lesquelles les Américains sont favorablement décrits, ainsi que les considérations d’Américains d’origine allemande lui ayant affirmé  » n’avoir aucune haine contre leur patrie d’origine et faire la guerre parce que lu nation les y forçait « .

Il précise néanmoins que les autorités américaines ont très vite interdit tout contact entre leurs troupes et les P.G., ce qui n’a visiblement pas suffi à le rassurer. De leur côté, les Américains ne sont pas exempts de toute méfiance vis-à-vis de leurs alliés et les gendarmes en font parfois les frais, même plus tard dans la guerre. Ainsi, en juillet 1918, un rapport en provenance de la brigade de Selongey (Côte d’Or) relate les conditions dans lesquelles un commandant américain nouvellement arrivé avec ses troupes à Boussenois (Côte d’Or) fait arrêter pour espionnage deux gendarmes venus prendre en toute légitimité des renseignements sur son cantonnement. La mauvaise foi de l’officier américain, qui n’hésite pas à qualifier les gendarmes  » d’espions boches « , est mise en évidence par les différents témoins qui racontent comment, après avoir placé les gendarmes sous la menace des armes, il prétend ne pas reconnaître le maire venu se porter garant des deux militaires français. Seule une communication téléphonique avec le Quartier Général (Q.G.) de la division permettra aux deux gendarmes de recouvrer la liberté. Le commentaire du capitaine Boisson, commandant l’arrondissement, en dit long sur le sentiment des autorités françaises :  » Etant donné que les militaires de la gendarmerie rencontrent très souvent des difficultés pour obtenir, malgré toute la discrétion observée, les effectifs des troupes américaines, il serait nécessaire de faire rappeler aux autorités compétentes qu’elles sont tenues à fournir les renseignements demandés par la gendarmerie qui agit en vertu d’ordres reçus.  » Le maire. pour sa part, remarque que  » la population de Boussenois rit de cette affaire qui est par le fait très extraordinaire et regrettable « . II ajoute qu’il  » serait à souhaiter pour la considération des gendarmes vis-à-vis du public que pareil fait ne se renouvelle pas « . Loin de chez eux, souvent imperméables à toute rigueur militaire, les Américains se sentent en territoire conquis. Dans un rapport du 13 janvier 1918 adressé au Q.G. de la Mission française, un lieutenant-colonel trouve inadmissible  » que les officiers qui commandent [les troupes américaines] ne puissent en assumer la discipline « . Des mœurs parfois débridées sèment le trouble. Ainsi ce rapport du commissaire spécial de Chaumont (Haut-Marne) adressé le 25 juillet 1918 au général commandant la 21ème région, faisant état de  » soldats américains se baignant tout nus dans la Traire  » qui se tournent  » intentionnellement vers des femmes, jeunes filles et enfants, poussant des cris pour mieux attirer leur attention « . Mais la présence des cantonnements américains a des conséquences autrement plus graves aux yeux des autorités civiles. En effet, les soldats américains entraînent dans leur sillage une nuée de souteneurs et autres mercantis qui sont autant de menaces contre l’hygiène et l’ordre public. La sécurité militaire craint même que des espions ne se cachent parmi ces populations à risque. Par ailleurs, s’il est vrai que les Américains à la solde généreuse font vivre l’économie locale, de nombreux marchands sans scrupules ont tôt fait d’adapter leurs prix à cette nouvelle clientèle et affament du coup des Français bien incapables de suivre la valse des étiquettes.

 » Les achats auxquels se livrent [les Américains], à tous prix, entraînent de fâcheuses répercussions pour la population civile « , écrit en octobre 1918 le préfet de la Meuse. L’historien Yves Pourcher parle d’Américains  » souvent mal vus à cause de leur influence sur la hausse des denrées « . Cette situation se ressent aussi du côté américain comme le montre Jean-Baptiste Duroselle lorsqu’il cite l’ambassadeur Jusserand qui se plaint  » dans plusieurs télégrammes (… des bruits répandus [aux Etats-Unis] par les Sammies démobilisés : les Français se montraient si avares qu’ils louaient les tranchées aux Américains « . La cohabitation des populations françaises avec les troupes américaines n’est donc pas un modèle de sérénité, loin s’en faut.

Création des prévôtés près des unités américaines

Dès septembre 1917, la Mission française près de l’Armée américaine, en la personne de son chef le général Ragueneau, songe à créer une prévôté française près du Corps Expéditionnaire Américain (C.E.A.). Il faut dire que les plaintes relatives au comportement des troupes américaines se multiplient alors que la présence de la police militaire française est souvent réduite dans les zones de l’arrière où sont alors cantonnées les troupes du général Pershing, commandant en chef du C.E.A. Un rapport du 29 septembre 1917 signale qu’au camp d’entraînement de Valdahon (Doubs), la brigade de gendarmerie locale ne comprend qu’un brigadier et trois gendarmes de l’armée territoriale,  » âgés et fatigués « . Du côté américain, la Military Police (M.P.) est en cours de formation et son organisation est sur l’heure nettement insuffisante. Au Valdahon toujours, elle comprend en tout et pour tout un colonel, Provost Marshal, aidé d’un lieutenant, Assistant Provost Marshal (A.P.M.) et de 28 hommes. Ajoutons que les policiers militaires américains sont recrutés parmi les troupes et que leurs compétences sont d’autant plus limitées qu’ils n’ont généralement aucune formation spécifique. Pire, ils sont parfois les auteurs d’incidents graves. Ainsi, le 21 janvier 1918, deux policiers militaires américains se rendent coupables d’attouchements sur plusieurs femmes dans une rue de Nancy puis d’une tentative d’agression sur la personne d’un officier français venu mettre un terme à leurs agissements. Quoi qu’il en soit, la Military Police seule ne peut certainement pas assurer l’encadrement des troupes américaines et la gestion de leurs relations avec les populations françaises.

C’est pourquoi, comme il l’a été fait pour les armées britanniques, les autorités militaires françaises décident de procéder à l’organisation de prévôtés des unités américaines. Le 13 septembre 1917, le capitaine Soum est nommé Prévôt de la Mission française près l’Armée américaine. Il arrive le 17 à Chaumont, où est stationnée la Mission française ; il y est rejoint le 3 octobre par les 126e et 127e brigades prévôtales qui viennent constituer la force publique du O.G. de la Mission française.
Le 25 septembre, Soum présente un projet d’organisation des Prévôtés françaises près l’Armée américaine. Il propose que soit instituée au Q.G. de chaque division américaine une force prévôtale française constituée de dix gendarmes à pied, munis de bicyclettes, plus un gradé sous les ordres d’un officier subalterne. Soum décrit ainsi les missions et attributions de cette prévôté :
 » La police des routes et des campagnes, celle des cantonnements et camps du secteur de la division, la surveillance des voies ferrées (gares et ouvrages d’art) ; des voies navigables (chalands, péniches), des espions, des vagabonds, des suspects du point de vue national, des femmes de mauvaise vie et les évacuations sur l’intérieur. « 

L’attribution de la surveillance des voies de circulation répond à une véritable attente des autorités, lassées par le va-et-vient continuel de soldats américains démunis de titre de permission ou de transport, à l’origine de multiples incidents. A cela viennent s’ajouter le contrôle strict de la vente d’alcool et de la prostitution, ainsi que la lutte contre les espions et les pilleurs. La surveillance  » sera assurée au moyen de patrouilles, de jour et de nuit, […], en collaboration, dans la mesure où ce sera possible, avec les brigades de gendarmerie régionales « . C’est d’ailleurs à ces brigades qu’il est prévu de remettre les prisonniers en cours de transfèrement. Soum préconise de surcroît une collaboration étroite avec la M.P. et la sûreté américaine, l’Intelligence Police.
On notera par ailleurs dans le projet qu’il est  » expressément recommandé au personnel (officiers et troupe) des prévôtés françaises près l’armée américaine d’avoir une tenue très propre, en parfait état d’entretien et correctement ajustée. Les indemnités allouées en font obligation.  » En effet, les Français détachés auprès d’unités américaines sont indemnisés en conséquence par les Américains qui prennent en charge leur subsistance.

On s’étonnera toutefois de remarquer une erreur flagrante à la fin du projet d’organisation du capitaine Soum. Dans le descriptif des marques extérieures du grade des officiers américains, l’attribut distinctif des sous-lieutenants est décrit comme  » un galon en laine circulaire sur la manche  » alors qu’il s’agit en fait d’une barre couleur or. Une telle erreur est surprenante de la part d’un militaire en contact permanent avec les forces américaines.

Le projet d’organisation des prévôtés est transmis au général Ragueneau qui le modifie avant de le soumettre le 1er octobre au général Pershing. Alors que Soum suggérait que les prévôtés opèrent avec une certaine indépendance, Ragueneau, plus diplomate, précise à deux reprises que celles-ci sont destinées  » à seconder [le commandement américain] vis-à-vis de la population française dans l’exécution des mesures de police nécessaires à la sûreté [des] troupes « . Les effectifs prévus sont réduits en conséquence et de dix gendarmes on passe à six. Les Américains vont profiter des bonnes dispositions de Ragueneau. Leur réponse est envoyée en ces termes aux Français le 6 octobre :  » En réponse à votre communication du 1″ octobre 1917 au sujet de l’organisation de la prévôté française se composant d’un officier, d’un sous-officier et de six soldats qui doit être attachée à chaque division des forces expéditionnaires américaines dans le but d’aider la Police militaire et l’Intelligence Police dans le contrôle de la population française vivant dans le secteur assigné à ces troupes, le commandant en chef est d’accord avec vos recommandations sur le sujet. « 
L’état-major américain accepte la création de prévôtés françaises, cantonnées toutefois à la surveillance des populations françaises, et il ne donne aucune précision sur les relations futures entre gendarmes et soldats américains. Les susceptibilités ont été ménagées mais nous sommes loin du projet original de Soum.

Après avoir obtenu l’accord des Américains, Ragueneau se tourne vers le général Pétain, commandant en chef des armées du Nord et du Nord-Est, pour obtenir l’autorisation et les moyens d’organiser immédiatement les prévôtés, à commencer par celle affectée à la 1ère D.I.A. stationnée à Gondrecourt (Meurthe-et-Moselle). Ragueneau reçoit l’approbation de Pétain, décidé à lui détacher  » un colonel ou lieutenant-colonel de gendarmerie, Directeur du service prévôtal de la mission, ainsi qu’un officier subalterne désigné pour prendre le commandement de la prévôté française de la 1ère D.I.A. « . La prévôté de la 1ère D.I.A. est créée le 25 octobre 1917 sous la direction du capitaine Baulard en même temps qu’une autre prévôté est installée au Valdahon. Sont créées à la suite les prévôtés françaises des trois autres divisions américaines cantonnées en France fin 1917. Ainsi les prévôtés des 2e et 26e D.I.A. sontelles formées le 24 novembre respectivement à Bourmont (Haute Marne) avec le capitaine Melet et Neufchâteau (Vosges) avec le lieutenant Soyer tandis que celle de la 42e D.I.A. est constituée le 28 novembre 1917 à Vaucouleurs (Meuse) avec le lieutenant Mahé.

Relations entre prévôts français et américains

Le 5 décembre, le capitaine Soum précise le fonctionnement des prévôtés en présentant une Annexe aux bases d’organisation des Forces prévôtales françaises près l’armée américaine. Outre des considérations générales sur la collaboration étroite qui doit prévaloir entre les prévôts français près des divisions américaines et les différentes unités de gendarmerie des territoires concernés, il développe un long paragraphe sur les  » rôles respectifs de la prévôté française et de la Military Police « . Il y est notamment stipulé que  » pour tous les actes de police judiciaire, civile ou militaire, la prévôté française, seule, a qualité pour dresser des P.V., faire des perquisitions domiciliaires […], provoquer les évacuations [. .. j, la fermeture d’établissements (hôtels, débits de vins, restaurants, etc.). Dans ces opérations, la M.P lui servira de main-forte et lui fournira, le cas échéant, toute documentation utile, sous forme de rapports, déclarations, témoignages écrits et signés. En ce qui concerne la police et la surveillance générale dans la zone des cantonnements occupés par la division, la M.P. fera appliquer par les Américains (militaires ou civils militarisés) les lois et règlements en vigueur sur le territoire français, indépendamment des prescriptions de détail édictées par le commandement américain sur la tenue, les heures de rentrée au cantonnement, la défense de sortir des limites du cantonnement sans autorisation, etc. « 

Il est précisé ensuite que  » la M.P. sera plus spécialement chargée de la surveillance de ses nationaux  » et  » la prévôté française [ …] de la surveillance des Français (militaires ou civils) et des étrangers « , étant entendu que les deux polices collaboreront étroitement, notamment grâce à des  » patrouilles mixtes, c’est-à-dire composées d’un prévôtal français et de plusieurs soldats de la M.P. (deux ou trois) « . Ces patrouilles mixtes permettent à la fois de pallier les problèmes linguistiques tout en assurant une présence des deux nationalités pour éviter tout litige. Cependant, si  » les soldats de la M.P. relèvent les fautes commises par les Américains (… s’il s’agit) de fautes contre la discipline « , pour tous les faits relevant de la juridiction civile,  » c’est le prévôt français qui donne à l’affaire les suites qu’elle comporte « . Il est naturellement hors de question dans cette annexe que des soldats de la M.P. visitent de leur propre chef des  » hôtels, garnis ou maisons meublées  » appartenant à des Français.  » Les soldats de la M.P. dans ces investigations, servent de mainforte [au gendarme], le cas échéant, et le secondent pour ce qui concerne les Américains [ …] descendus dans ces hôtels « . Le rôle de chacun est clairement défini et la M.P. apparaît finalement plus comme une force supplétive de la gendarmerie que comme un service de police à part entière. De toute façon, ainsi qu’il l’a déjà été dit, l’organisation de la M.P. est loin d’être satisfaisante au moment où sont instaurées les premières prévôtés françaises près des unités américaines. Le capitaine Soum joint d’ailleurs à cette annexe un rapport sur le fonctionnement de la Military Police et de l’Intelligence Police dans lequel la M.P. est présentée comme une formation transitoire. Sonna prend l’exemple de la M.P des 1ère et 2e D.I.A. qui se compose de deux compagnies de 150 hommes, ces derniers étant des  » soldats de marine, n’ayant par conséquent pas de compétence spéciale sur les questions de la gendarmerie « . Toujours d’après Soum, une nouvelle organisation de la M.P. prévoit dans chaque division la constitution d’un détachement de M.P de soixante-seize gradés ou hommes du rang commandés par deux officiers. Soum ajoute qu' » il sera fait appel, dans la mesure du possible, pour constituer ces détachements, à d’anciens détectives, agents de police et en général à un personnel pouvant avoir une certaine connaissance des rouages de la justice « . En dépit de cette dernière initiative, le niveau général des troupes américaines ne laisse que peu d’espoir quant à la qualité du recrutement des policemen, d’autant qu’aucune formation spécifique n’est envisagée.

Soucieux de réglementer au plus vite le fonctionnement de la M.P., l’état-major américain diffuse à partir du 9 décembre 1917 un livret intitulé Regulations for Provost Marshal Generahs Department, dans lequel les attributions et missions de la M.P. telles qu’elles sont décrites recoupent et complètent celles de la gendarmerie prévôtale. Les Américains ne reviennent pas sur les rôles respectifs de la prévôté française et de la M.P. définis par Soum mais ils ne manquent pas de rappeler dans un passage intitulé Use of Gendarmes Attached to Organizations que ces derniers  » doivent recevoir leurs ordres de l’A.PM. « , c’est-à-dire de l’autorité prévôtale américaine,  » par l’intermédiaire d’un officier de gendarmerie quand c’est possible « . Le recrutement aléatoire des personnels de la M.P. n’est quant à lui pas remis en cause. Simplement, il est précisé que  » seuls un sans officier et des soldats intelligents doivent être employés  » pour le contrôle de la circulation,  » les personnels non satisfaisants devant être remplacés sur-le-champ « . Cette dernière précaution n’empêchera pas un fâcheux incident à Bar-le-Duc (Meuse). A la tombée de la nuit du 8 octobre 1918, un soldat de la M.P. préposé à la circulation n’hésite pas à sortir son arme et à faire feu à deux reprises en direction des phares du véhicule d’un officier français pour faire respecter à sa manière les consignes d’extinction des feux. Cette anecdote révélatrice méritait de figurer dans cet article tant elle émut les autorités de l’époque.

La situation prend une tournure telle que les prévôtés des unités françaises et les gendarmes territoriaux n’ont de cesse de demander le renforcement des prévôtés françaises près des divisions américaines, tant ils jugent insuffisants les services de police américains. Le 20 janvier 1918, les quatre premières D.I.A. sont assemblées en un corps d’armée (C.A.U.S.). Dès le 31 janvier, des gendarmes sous le commandement du capitaine Bataillard lui sont affectés sur le modèle des prévôtés divisionnaires. Avec l’afflux de troupes américaines, de nouvelles divisions, corps d’armées et bientôt armées vont être dotés à leur tour d’unités prévôtales françaises. Une collaboration étroite avec la M.P. est toujours à l’ordre du jour et le 11 avril 1918 le capitaine Soum présente un nouveau rapport sur  » l’organisation (le la M.P., son mode d’emploi, son rendement et ses relations avec la prévôté française « . Après avoir indiqué que l’organisation de la M.P. est restée inchangée depuis son dernier rapport, à savoir trois cents hommes par division répartis en deux compagnies sous les ordres d’un Provost Marshal et de son Assistant, il précise le cadre des patrouilles mixtes. Alors qu’une fraction de la M.P. occupe les postes de surveillance directe des cantonnements, une deuxième fraction est plus spécialement chargée de collaborer avec la prévôté française,  » avec qui elle fait des patrouilles mixtes dans toute l’étendue du secteur (barrages mobiles, visite des hôtels et cafés, contrôle des trains, surveillance des gares etc.), le service étant commandé et exécuté après entente entre lu prévôté française et l’A.PM. » Concernant les rapports entre les deux polices, Soum insiste sur le caractère novice de la M.P. dont  » on ne saurait demander (… des résultats réellement efficaces pour toutes les parties du service complexe que la M.P. a à assurer « . Quelque peu en contradiction avec les plaintes de civils et les rapports de nombreux militaires français au contact des Américains, il loue sans nuance l’efficacité de la M.P. dans  » la constatation et la répression des faits délictueux commis par les soldats américains « . Il ajoute d’ailleurs que  » sous l’impulsion d’A.P.M. énergiques et actifs qui considèrent les prévôts français comme des guides dont ils suivent volontiers les conseils, la M.P. a pourchassé avec un zèle honorable les soldats américains en état d’ébriété, appréhendé ceux en état d’absence ou déserteurs, forcé à rentrer dans leur cantonnement ceux qui s’en écartaient sans autorisation et, s’est interposée dans les altercations entre militaires et civils « . Toujours selon Soum,  » avec le temps, en suivant l’exemple de leurs instructeurs les prévôtaux français, les M.P. perfectionneront leur instruction professionnelle, un peu rudimentaire au début.  » Quant aux rapports entre M.P. et prévôté française,  » ils sont partout signalés comme très cordiaux et très faciles « . Enfin,  » les militaires de la M.P ont très bien rempli leurs devoirs au front, ont exécuté ponctuellement les consignes qui leur ont été données et les états-majors français se sont déclarés satisfaits de leur façon de servir « . En dépit du dithyrambisme triomphant de Soum, force est de constater que la M.P est incapable de mettre un frein aux débordements parfois graves dont se rendent coupables les troupes du C.E.A. Vols, agressions, dégradations, destruction de biens, ivresse publique et même attaques à main armée, tel est le lot quotidien de nombreuses municipalités françaises de l’époque. Leurs plaintes parfois collectives en disent suffisamment long sur le climat régnant dans certains départements. Mais, plus encore que l’efficacité réelle de la M.P, c’est l’absence de suivi judiciaire de la part des autorités américaines qui est mise en accusation par certains. Ainsi le général Dubail, gouverneur militaire de Paris, s’adresse-t-il en ces termes au général Ragueneau le 16 mars 1918:
 » J’ai l’honneur de vous demander de vouloir bien faire une démarche auprès de M. le général commandant en chef le C E.A. pour que des instructions très formelles soient données à qui de droit pour que la répression soit faite de façon absolue et que les militaires américains respectent au moins autant que les civils les différents règlements de police « …

La prévôté des divisions américaines monte en ligne

Dans l’espoir d’amener au plus tôt les Alliés à la table de négociation avant que l’intervention américaine ne se fasse sentir, l’état-major du général Ludendorff met au point une grande offensive qui se concrétise par une série de cinq attaques majeures entre les mois de mars et juillet 1918. Dès le début de l’offensive, Pershing propose que l’ensemble des forces du C.E.A. prêtes au combat -pour l’heure le 1er C.A. – monte en ligne. Les quatre divisions de ce corps sont donc envoyées au front, où elles sont rejointes au fil des mois par les unités dont l’instruction s’ achève. Pour les prévôtés françaises, la vie de première ligne prend le pas sur les tâches de police de l’arrière. Comme en témoigne le capitaine de Roulet le 5 juillet 1918,  » ces militaires sont constamment en première ligne. [ …] Hier encore le gendarme Fourlanty a été contusionné par le souffle d’un obus qui a éclaté à ses côtés « . Les gendarmes organisent et réglementent la circulation près des lignes et procèdent à l’évacuation des civils et de leurs biens. Ils s’acquittent de ces missions dans des conditions souvent critiques qui vaudront à nombre d’entre eux d’être cités à l’ordre de la Mission française. Ce sera le cas pour le capitaine Bataillard et le gendarme Lardiller, cités ensembles l’un pour avoir  » assuré la circulation sous de violents bombardements avec le plus grand sang froid et un mépris absolu du danger  » l’autre pour avoir donné l’exemple du sang froid et du calme sous le feu.

L’accroissement rapide des forces américaines pose néanmoins des problèmes d’effectif aux états-majors français. Dans une lettre du 5 juillet 1918, le général Pétain, commandant en chef les armées du Nord et du Nord-Est, parle d’une  » pénurie de ressources en officiers de gendarmerie […] ne permettant pas de maintenir l’encadrement donné jusqu’ici aux prévôtés françaises des grandes unités américaines « . Il propose d’organiser les prévôtés différemment en nommant un colonel – ou lieutenant-colonel – à la tête de l’ensemble du service prévôtal, un chef d’escadron par armée, un officier subalterne dirigeant l’ensemble des prévôtés par corps d’armée et enfin un chef de brigade pour commander la prévôté de chacune des divisions. La réponse du général Ragueneau est sans équivoque. En premier lieu,  » le besoin d’un officier du grade de colonel ou lieutenant-colonel ne se fait nullement sentir  » pour remplacer le capitaine Soum, dont il déclare être pleinement satisfait. Selon lui, un tel changement ne pourrait que porter préjudice au bon fonctionnement du service tout en ne correspondant pas  » aux vues du commandement américain « . Concernant les prévôtés des C.A.US. et D.I.U.S., il insiste sur l’importance de conserver leur organisation en l’état, en maintenant un officier à la tête de chacune.  » J’estime, écrit-il, que l’organisation actuelle de la prévôté française est conçue dans les meilleures conditions pour maintenir la discipline et la bonne entente entre les militaires américains et les populations françaises ainsi que pour assurer l’instruction de la Military Police « .

La réforme des prévôtés reste lettre morte jusqu’à l’arrivée du colonel Linard à la tête de la Mission française, en remplacement du général Ragueneau. Dans un courrier en date du 26 septembre 1918, Linard propose à Pétain une solution intermédiaire :  » L’expérience d’un an établit que la présence d’un officier (le gendarmerie est absolument indispensable, comme prévôt d’une D.I.U.S., pendant la période de sa présence sur le territoire français. La M.P., en effet, est composée d’éléments non spécialisés, ignorant tout de nos lois et de nos instructions relatives à la police et à la circulation. Au bout d’un certain nombre de mois (trois ou quatre en principe), celle-ci est suffisamment familiarisée avec les nécessités du service et le prévôt divisionnaire français peut être sans inconvénient sérieux, remplacé par un aspirant (ou exceptionnellement un adjudant bien choisi) à la condition, toutefois, que les circonstances permettent une direction active exercée par le prévôt de CA.U.S. Ce résultat peut être obtenu en dotant le prévôt de C.A. U. S. d’un adjoint. « 

A quelques nuances près, l’état-major français opte finalement pour son plan original et le 24 octobre 1918 un document instituant la nouvelle organisation du commandement de la gendarmerie française près des armées américaines est envoyée à la Mission française. Ainsi qu’il avait initialement été demandé par Pétain, le commandement de la force prévôtale est confié à un colonel tandis que des officiers supérieurs sont affectés à la tête des prévôtés d’armées. Les prévôtés C.A.U.S. conservent leurs officiers subalternes mais les prévôtés des D.I.A. passent sous le contrôle de chefs de brigade de première ou deuxième classe  » si les ressources le permettent « , tandis qu’un officier, aspirant ou chef de brigade de deuxième hors classe sont nominés près des unités nouvellement arrivées en France. Il est précisé en outre que si la composition des détachements d’hommes de troupe de gendarmerie ne sera pas modifiée, les détachements fournis à l’avenir comprendront un chef de brigade – à pied ou à cheval – trois gendarmes à pied et trois gendarmes à cheval. L’ensemble de ces décisions est notifié le 5 novembre aux Américains qui y répondent favorablement le 6. Cinq jours plus tard, l’armistice est signé.

Dissolution des prévôtés françaises près de l’armée américaine

Le 6 décembre 1918, un mois jour pour jour après que l’état-major du général Pershing a entériné la décision française de réformer les prévôtés, un nouveau rapport du colonel Linard parvient à l’état-major français. En premier lieu, Linard estime qu’il n’y a pas lieu de maintenir les prévôtés françaises des unités américaines qui quittent le territoire national. Il signale d’ailleurs que les prévôtés des unités qui ont déjà quitté la France ont été mises en disponibilité. Dans un deuxième temps, Linard propose que les prévôtés ne soient plus affectées en permanence aux unités américaines restantes mais qu’elles soient plutôt stationnées aux emplacements des cantonnements – ou districts – où elles seront affectées aux unités de passage. Linard espère garantir ainsi une certaine stabilité en dépit des mouvements de troupes dus à la fin des opérations, tout en permettant à la Mission française de disposer immédiatement de prévôtés exercées en cas de reprise des combats. Le rapport de Linard est approuvé par l’état-major et les prévôtés sont progressivement détachées de leurs unités et installées sur les zones d’occupation américaine en France. Le 23 novembre, une note de Linard annonce qu’au 1er janvier 1919,  » tous les détachements de gendarmerie ne feront plus partie [… du personnel organique des D.I. U S. et CA.U.S. mais constitueront dans les localités sièges des Q. G. de D.l. et de C.A. […] des détachements de gendarmerie stables comme une gendarmerie territoriale dépendant de la Mission [française] « . Comme la durée du retrait américain en France n’est pas encore établie, Linard ajoute qu’il importe de ne conserver que du personnel qui ne devra pas être atteint prochainement par la démobilisation « .

A la date fatidique, le 1er janvier 1919, le colonel Debeugny, qui commande la gendarmerie de la Mission française, informe l’état-major du C.E.A. qu’il n’y a officiellement plus de prévôtés françaises attachées organiquement aux unités américaines et qu’elles ont été transférées dans les zones de cantonnement. C’en est terminé des prévôtés françaises près de l’armée américaine telles qu’elles avaient été instituées en décembre 1917.
Le réembarquement des Américains est commencé mais il faudra attendre le 14 mai 1919 pour que le Q.G. du maréchal Foch informe le colonel Debeugny de sa décision de supprimer l’ensemble des formations de gendarmerie attachées aux grandes unités américaines. Debeugny intervient une dernière fois afin que soient maintenues exceptionnellement pendant quelques semaines quatre prévôtés dans les districts où sont cantonnées les quatre divisions américaines qui n’ont pas encore embarqué. II obtient gain de cause mais une page méconnue de l’histoire de la Gendarmerie nationale vient néanmoins de se tourner, celle des prévôtés françaises près de l’armée américaine.

De décembre 1917 à mai 1919, les gendarmes français affectés près de l’armée américaine auront fait preuve d’un professionnalisme à toute épreuve dans des conditions souvent difficiles que leurs citations nombreuses sont là pour rappeler ; et si l’on reconnaît aujourd’hui le rôle capital que joua l’armée française dans la formation de l’armée américaine pendant la Première Guerre mondiale, on ignore bien souvent que c’est la Gendarmerie nationale qui forma la Miliitary Police sur le terrain.