SOCIÉTÉ NATIONALE DE L'HISTOIRE ET DU PATRIMOINE DE LA GENDARMERIE | SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE DE LA GENDARMERIE

Les revendications des gendarmes à la Belle Époque

Les termes revendications et gendarmerie peuvent paraître antinomiques. En effet,  » revendication  » renvoie à une sémantique ouvrière, inhabituelle dans un milieu militaire interdit d’expression politique. On peut cependant entrevoir de véritables doléances dans l’Arme, à la Belle Epoque, et en particulier dans la presse corporatiste, dirigée par des gendarmes retraités et donc exempts du devoir de réserve. Cette presse, inaugurée soixante ans plus tôt par Melchior Cochet de Savigny , a pour emblème, de 1896 à 1914, Le Gendarme, Moniteur de la Gendarmerie et de la Garde républicaine. Créée par le capitaine en retraite Jean-François Paoli, officier à la forte personnalité, cette revue succède au Bulletin officiel de la Caisse du Gendarme, organe d’une association de solidarité dont il est l’initiateu). Si le caractère hautement revendicatif de ses articles en fait une source primordiale pour l’historien, la véracité de ses propos doit être relativisée. Dans cette revue, les revendications des gendarmes s’articulent autour de trois thèmes. Plusieurs de leurs réclamations résultent d’une comparaison avec la situation de leurs homologues allemands. D’autres revendications, plus anciennes, perdurent et s’affirment en raison de certains particularismes de l’Arme. De nouvelles doléances apparaissent progressivement après le changement de nature des missions confiées à la gendarmerie.

 » A chacun son métier… Les gendarmes à la gendarmerie « 

L’esprit de revanche de l’armée française, battue en 1870, et l’observation du fonctionnement de l’armée victorieuse inspirent deux revendications majeures exprimées par le capitaine Paoli. En Allemagne, la correspondance relative aux obligations militaires est confiée aux services des postes. En France, au contraire, cette responsabilité incombe à la gendarmerie. A tel point que le capitaine Paoli indique avec virulence, en 1897, que la mission essentielle des brigades, à savoir la protection et la surveillance des campagnes et des routes, est  » violée « . Dans leur rôle d’agent de mobilisation, les gendarmes ne sont plus que des messagers, situation que Paoli déplore avant de conclure :  » à chacun son métier…les facteurs ruraux à distribuer les plis – Les gendarmes à la gendarmerie ». Il faut dire que les tâches confiées aux gendarmes sont lourdes, puisqu’il leur faut distribuer les ordres d’appels, de mobilisation, les ordres de convocations individuelles des réservistes, des territoriaux et des conscrits, et tous les autres plis concernant le recrutement. Certains gendarmes approuvent cependant ces responsabilités, qui peuvent s’avérer décisives lors de l’entrée en guerre :  » en 1870, on mit 15 jours à rassembler 20 000 hommes  » rappelle le commandant Boschet, en 1911,  » Quand prochainement la patrie criera « aux armes », il faudra que, dès le quatrième jour, deux millions de défenseurs soient groupés autour de ses étendards « . Le capitaine Paoli sera peu écouté. Lorsque l’affaire Vacher, un vagabond qui commet plusieurs crimes avant d’être arrêté, donne l’occasion à la presse de dénoncer l’inefficacité de la gendarmerie et son manque d’effectif, le ministère réagit rapidement en allégeant les tâches de recrutement confiées aux gendarmes. Mais cette mesure résulte plus d’une pression de l’opinion que d’une vraie volonté de réforme.

Une autre  » injustice « , selon l’expression du capitaine Paoli, résulte de la non gratuité complète des soins pour les hommes et les montures, dont bénéficient, en revanche, les gendarmes allemands. Pour trouver une solution financière à ce problème, Paoli propose que  » les intérêts des dix millions de nos masses de secours et de remonte payent les notes des médecins et vétérinaires. Mais ses propos misérabilistes doivent être ici relativisés. Il oublie d’indiquer que les gendarmes peuvent obtenir des soins gratuits des médecins et des vétérinaires militaires, même si de nombreuses brigades sont éloignées de tout cantonnement. Il oublie également de rappeler que la solde d’un gendarme à cheval est plus élevée, de 17 % environ, que celle d’un gendarme à pieds : 99 francs par mois contre 84 francs 30 en 1897. En plus, le gendarme à cheval reçoit des primes annuelles de conservation, d’un maximum de 200 francs, pour entretenir et nourrir sa monture. Enfin, les médecins et les vétérinaires de campagne soignent souvent gratuitement les gendarmes, leur famille et leur monture. Mais le système est alors vicié, car ces soins gratuits alimentent un jeu malsain de  » faveurs « . En échange de ce service, les gendarmes de la brigade ferment les yeux sur certaines pratiques illégales, tel le braconnage.

« C’est la faute au comité technique de l’Arme, qui ne s’est jamais occupé de choses importantes. « 

Les revendications des gendarmes de la Belle Époque concernent aussi les particularismes de l’Arme. Ancien garde républicain, Paoli dénonce en tout premier lieu le  » service des vedettes  » effectué par cette unité : le planton devant l’opéra et pendant les fêtes organisées par des personnalités parisiennes. La présence d’un garde donne de l’éclat  » aux fêtes organisées par des marchands de vins « , souligne t-il, avec ironie, tout en rappelant que ce service est  » mortel « , car il provoque des bronchites et d’autres maladies. Et cette tâche est payée 20 sous par jour (soit un franc), somme inchangée depuis 1847 La revendication est simple : abolir cette charge ou rehausser la prime. Après le décret organique de 1903, la rémunération de ce service sera seulement augmentée.

La dénonciation la plus virulente concerne le  » service aux gares « , où un gendarme doit être de faction sur chaque quai de gare, en tête du train, pour surveiller les allées et venues. Les gendarmes ne sont plus que des  » gardes gares  » , constate avec amertume Paoli, qui assimile ce service à un  » accaparement, par les compagnies de chemin de fer, de la plus grande partie du service de gendarmerie nationale […], service plus certainement utile ailleurs  » . Cette revendication semble légitime, car aucun gendarme n’est cité, en 1897, pour une arrestation ou une prise à l’intérieur des gares. Il faut dire que les gendarmes sont limités dans leurs interventions, car ils n’ont pas le droit de verbaliser à l’intérieur des trains. Aucune concession ne sera faite sur ce service jusqu’en 1918, car la crise sécuritaire de la Belle Époque, puis la peur des espions, incitent les responsables à maintenir le dispositif habituel de surveillance.

Les revendications sur la tenue, la solde et les pensions sont traditionnelles . Prés de 10 % des thèmes abordés par le journal en 1897 se rapportent au bicorne,  » cette coiffure qu’un jour de grand malheur, le vieux Mathusalem légua à la gendarmerie. L’argument de modernisation ne cesse d’être rappelé à la rescousse :  » C’est égal de donner à des soldats d’élite, dans le siècle des locomotives, du télégraphe et du téléphone, une coiffure que Nabuchodonosor lui-même aurait trouvé démodée « . En filigrane de ce raisonnement, se profilent des raisons plus politiques : le bicorne rappelle l’attachement de la gendarmerie à l’Empire et les risques d’une nostalgie dangereuse pour un corps qui sert désormais la République. En mai 1897, le Comité technique de l’Arme se préoccupe de la tenue, mais pour préconiser la suppression de la pèlerine, qui déteint sous l’effet de la pluie. Le capitaine Paoli réagit vigoureusement en consacrant un éditorial complet à la défense de ce vêtement, élément essentiel de la tenue du gendarme. Les décisions officielles du 21 mars 1904 lui donnent satisfaction : le képi remplace le bicorne, la pèlerine est conservée.

La hausse de la solde est une revendication fréquente. Paoli la considère comme  » indispensable…, étant donné la marche ascendante du prix des denrées et de tout ce qui est nécessaire à la vie « . Il est vrai que la solde des gendarmes reste la même depuis 1874, alors que les autres agents de l’État ont été augmentés à plusieurs reprises. La gendarmerie serait-elle délaissée par une république triomphante et désireuse de sanctionner un corps trop attaché à l’Empire ? De plus, et contrairement aux autres fonctionnaires, les gendarmes, en qualité de militaires, ne votent pas. Sont-ils des miséreux, oubliés par l’État, comme le proclame le capitaine Paoli ? Au début du XXe siècle, la solde du simple gendarme est 30 % plus basse que le salaire moyen d’un ouvrier . Mais le gendarme dispose d’autres formes de revenus l’usage d’un appartement de trois pièces avec un jardinet et de multiples primes, souvent élevées (la constatation d’un simple délit de chasse rapporte une gratification appréciable). La solde des gendarmes sera rehaussée par le décret organique de 1903. En 1907, elle s’élève à 125 F par mois. Quatre ans plus tard, le commandant Boschet tient des propos quasi optimistes dans une conférence devant des hommes de la ligne, en contestant les efforts de certains de ses  » amis, inexactement et incomplètement renseignés « , pour  » représenter dans la presse et au parlement, la condition du gendarme comme étant des souffre-douleur et des besogneux « .

A côté des soldes, les pensions sont l’obsession du capitaine Paoli, alors en retraite. Les revendications portent sur une augmentation générale, sur l’attribution d’une pension de sous-officier au simple gendarme et sur l’absence, jugée aberrante, de pension pour les veuves des gendarmes tués dans l’exercice de leurs fonctions avant de posséder quinze ans d’ancienneté. Jean-François Paoli dénonce régulièrement cette carence du système, qui traite administrativement le décès de cette catégorie de gendarmes comme une révocation pour fautes graves ! Il ouvre d’ailleurs plusieurs souscriptions publiques pour les veuves victimes de ce dispositif réglementaire. Les nombreuses signatures de gendarmes prouvent une forte solidarité professionnelle. L’absence de donations externes suggère que l’Arme est ignorée par l’opinion et par l’État .

Les réclamations relatives au commandement sont la conséquence même de la situation particulière de la gendarmerie, qui dépend, depuis 1815, d’un bureau subordonné à la direction de la Cavalerie. Bien que la gendarmerie soit qualifiée  » d’Arme « , elle ne dispose pas de direction indépendante au même titre que l’Infanterie, l’Artillerie, le Génie, le Service des poudres et salpêtres et le Service de santé. Elle ne possède pas non plus de postes de généraux. Les rares colonels de gendarmerie promus au grade de général doivent être affectés dans la ligne : l’Arme voit ainsi certains de ses cadres de haut niveau partir vers d’autres corps. Pour remédier un peu à cette situation et renforcer l’institution, Paoli demande que les généraux – parfois issus de la gendarmerie – utilisés comme inspecteurs généraux provisoires de l’Arme disposent désormais d’un  » commandement effectif et permanent « .

Paoli s’intéresse aussi aux activités du Comité technique de la gendarmerie, créé en 1846, et supprimé puis rétabli (la dernière fois en 1888) à plusieurs reprises. Composé de quatre représentants de la gendarmerie, sur six membres au total, cet organisme, simplement consultatif, examine l’état du service et propose des améliorations. Il cristallise contre lui des reproches, souvent violents, de Paoli, qui l’accuse par exemple, dans un article intitulé  » Le doigt dans la plaie  » de ne s’être  » jamais occupé de choses importantes. (Il va sans dire que le président […] est complètement en dehors de tout, et nous avons même l’espoir qu’il n’imitera pas ses prédécesseurs dans le doux farniente qui les a illustrés). Le bouillant capitaine souhaiterait que le Comité  » travaille à nous faire obtenir ce que nous revendiquons […] non à des modèles de fiole à tripoli ou de trousses à boutons […] « . Mais, tout en critiquant les activités du comité, Paoli estime qu’il pourrait contribuer à ce renouveau de la gendarmerie qu’il appelle de tous ses voeux. Ainsi, lorsqu’il intitule un long article  » Au président de notre comité technique « , il souligne, par l’emploi de l’adjectif possessif, le rôle identitaire de cet organisme, qui, selon lui, appartient aux gendarmes. Il feint d’oublier son pouvoir purement consultatif pour le représenter comme la seule instance capable de changer la gendarmerie et de la moderniser. Derrière cette attente d’un comité doté d’un véritable pouvoir décisionnel, perce la revendication d’une direction autonome.

Le débat autour du maintien de l’ordre

Au cours de la Belle Époque, les revendications de la gendarmerie évoluent, et de nouvelles doléances témoignent d’un véritable malaise. Pour faire face à l’essor du mouvement ouvrier, les pouvoirs publics sollicitent de plus en plus une institution qui traverse, au même moment, une véritable crise du recrutement. Le cas de la grève de Condé-surNoireau, présenté en détail par Le Gendarme, est emblématique. Lorsque les ouvriers de deux fabriques se réunissent et montent des barricades, quatre brigades à cheval et 200 fantassins du 5e de ligne sont appelés en renfort de la brigade locale. Sept meneurs sont arrêtés, dont un seul ouvrier ; cinq soldats sont grièvement blessés dans l’assaut d’une barricade en travers d’un pont. Cette situation se reproduit à chaque mouvement important de grèves : les pouvoirs publics réquisitionnent les brigades des environs et ils font intervenir, en complément, l’armée de ligne, inadaptée à la répression des conflits sociaux. Or la mobilisation et le déplacement des brigades affectent durement le service courant de la gendarmerie, déjà perturbé par l’insuffisance des effectifs. L’aspect financier de l’opération inquiète aussi le capitaine Paoli, qui dénonce les  » frais de dépenses que le gendarme doit faire aux grèves où il est très souvent détaché  » . En effet, la prime allouée pour ce service est faible (environ 1 franc par jour) et elle ne couvre pas les multiples frais occasionnés : nourriture, achat d’effets si la tenue est endommagée, perte de salaire si le gendarme est blessé. Les gendarmes devront attendre les graves troubles de l’après-guerre pour que cette prime soit augmentée.

Le problème posé par l’intervention des brigades dans de vastes opérations de maintien de l’ordre relance le débat sur le rétablissement de la gendarmerie mobile. Créée à plusieurs reprises, mais toujours à titre provisoire, depuis 1830, cette unité, réorganisée en 1870 et 1871, avait été supprimée en 1879 et 1885, en particulier pour cause de double emploi avec la garde républicaine. Très discrète à ce sujet, la revue du capitaine Paoli se borne à évoquer succinctement les divers projets de réorganisation préparés par les ministres de la Guerre, de l’Intérieur, de la Justice et des Finances. La recréation d’une gendarmerie mobile est pourtant réclamée par les journaux spécialisés, qui voient en elle un instrument indispensable pour alléger la tâche de la gendarmerie départementale pendant les grèves. En 1901 et 1911, deux projets évoquent même la dissolution d’une partie de la garde républicaine au profit de la création d’une force mobile. Contrairement à sa virulence coutumière, Paoli affiche ici une étonnante réserve. Ancien garde républicain, il se méfie de la renaissance d’une unité concurrente et capable d’amputer la Garde d’une partie de ses hommes. Dans les faits, tous les projets avorteront, tant pour des arguments budgétaires qu’en raison de la méfiance des parlementaires à l’égard d’un corps que des conservateurs présentent comme une  » garde prétorienne  » et des socialistes comme un  » admirable instrument pour un coup d’État  » .

Malgré la clameur revendicative produite et entretenue par la revue du capitaine Paoli, les multiples doléances de la gendarmerie restent lettre morte à la Belle Époque. Le seul texte organique important, celui de 1903, précise surtout les liens entre l’Arme et ses différents ministères de tutelle, un sujet bien éloigné des préoccupations des simples gendarmes. Les autres initiatives réglementaires, très ponctuelles, sont plutôt dictées par le souci de parer au plus pressé ou de calmer une opinion publique excitée par un fait divers. Il faut attendre l’entre-deux guerres pour qu’une série de réformes – et notamment la création d’une direction autonome, en 1920, l’ouverture d’une école d’officiers et d’élèves-officiers, et l’organisation de la gendarmerie mobile – tienne compte de certaines des revendications anciennes de l’Arme.

Vincent AUDIGIER
Revue de la gendarmerienationale, hors série n° 2, 2000