SOCIÉTÉ NATIONALE DE L'HISTOIRE ET DU PATRIMOINE DE LA GENDARMERIE | SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE DE LA GENDARMERIE

Bernard MOURAZ, Armées d’aujourd’hui, numéro 249, 2000

Tout au long du XIXe siècle, les grandes puissances européennes interviennent dans les affaires ottomanes avec le secret espoir d’en tirer des avantages substantiels. L’Empire ottoman, « l’homme malade de l’Europe » selon le mot du tsar Nicolas Ier, n’a plus la force de s’opposer aux ingérences étrangères. Le risque d’un affrontement général en Europe empêche qu’une grande puissance, l’Autriche ou la Russie, ne soit l’unique bénéficiaire de cette déliquescence. Après le traité de Berlin (1878), l’Empire ottoman voit ses territoires en Europe réduits à la Thrace, l’Albanie et la Macédoine.

Peuplée de Turcs, d’Albanais, de Grecs, de Serbes, de Bulgares, de Juifs, de Tziganes et de Valaques, la Macédoine va rapidement devenir un sujet de préoccupation pour les puissances européennes soucieuses de faire respecter un statu quo garantissant la paix générale. Constituée des trois provinces de Salonique, de Monastir et du Kosovo, la Macédoine suscite les appétits de ses bouillants voisins que sont la Grèce, la Bulgarie, la Serbie et, dans une moindre mesure, la Roumanie. Ceux-ci soutiennent non seulement les affrontements entre la majorité chrétienne et la minorité musulmane qui dispose du pouvoir, mais se livrent également une véritable guerre d’influence en encourageant les heurts inter-ethniques entre les différentes communautés de rite orthodoxe. L’apparition, en 1894, d’une société secrète, l’Organisation révolutionnaire intérieure macédonienne (O.R.I.M.), plus ou moins soutenue par la Bulgarie, conduit à une véritable escalade de la violence. La Macédoine est en proie à une véritable guerre civile : enlèvements, viols et massacres deviennent monnaie courante. Le gouvernement ottoman qui entend profiter des rivalités qui opposent les communautés chrétiennes entre-elles, est alors contraint d’intervenir pour rétablir l’ordre et protéger la communauté turque victime des exactions. Sa réaction est brutale : l’armée et la gendarmerie ottomanes, aux effectifs exclusivement musulmans, se livrent à leur tour à des massacres sur les populations chrétiennes. L’ordre n’est pas rétabli pour autant. L’O.R.I.M. entend profiter de la situation et provoquer l’intervention des puissances européennes par des attentats contre leurs intérêts économiques dans les Balkans. Après un soulèvement général (insurrection de la Saint-Elie, 2 août 1903), suivie cette fois encore d’une répression aveugle, l’Europe s’émeut au récit des « atrocités turques ». Vienne et Saint-Pétersbourg, dont les intérêts dans l’Empire ottoman s’opposent, s’accordent pour imposer à Constantinople un programme de réformes que le Sultan Abdul-Hamid devra appliquer pour mettre fin aux massacres (accords de Mürzsteg, 2 octobre 1903). La France, la Grande-Bretagne, l’Italie et l’Allemagne appuient l’Autriche et la Russie dans leurs démarches.

Parmi les réformes imposées au gouvernement ottoman, figure la réorganisation de la gendarmerie des trois provinces macédoniennes. Pour ce faire, cette réorganisation sera confiée « à un général de nationalité étrangère, au service du Gouvernement impérial ottoman » auquel seront adjoints « des militaires des grandes Puissances ». Abdul-Hamid, qui proteste contre les atteintes faites à sa souveraineté, n’est pas en mesure de s’y opposer. Un Comité militaire international, présidé par le général italien Degiorgis, se réunit à Constantinople (février 1904). Chaque puissance du « concert européen » envoie un délégué, officier supérieur, pour la représenter. La France désigne le colonel Vérand, à la tête de la cavalerie de la Garde républicaine depuis 1901. Les conférences se tenant en français, Vérand est nommé secrétaire du Comité. Après plusieurs semaines de discussions particulièrement laborieuses, les délégués militaires parviennent à se mettre d’accord.Chaque puissance sera chargée d’un secteur et désignera cinq officiers qui encadreront les gendarmes ottomans. Ces derniers seront recrutés tant parmi les musulmans que parmi les chrétiens. Les officiers étrangers, placés sous contrat au service du gouvernement ottoman, se borneront à jouer un rôle de conseiller et d’instructeur. Le général Degiorgis, au service du gouvernement ottoman, sera nommé « réorganisateur de la gendarmerie en Macédoine » et prendra ses quartiers à Salonique. Ses adjoints militaires, dont le colonel Vérand pour la France, resteront au service de leur pays.L’attribution des secteurs donne lieu à d’âpres discussions. Seule, l’Allemagne refuse de se faire attribuer un secteur. Le partage se fait comme suit : les officiers autrichiens reçoivent le secteur d’Uskub (Skopje) dans la province du Kosovo, les Russes le secteur de Salonique, les Italiens les secteurs de Monastir et de Kastoria, les Britanniques le secteur de Drama, et les Français le secteur de Serrès, proche de la frontière bulgare.

En avril 1904, les officiers français sont désignés : le capitaine du génie Lamouche, orientaliste réputé, le capitaine de gendarmerie Biche-Latour, deux lieutenants d’artillerie, Enchery et Massenet, un lieutenant d’infanterie, Sarrou. En juillet, le capitaine de gendarmerie Foulon remplacera Biche-Latour, rapatrié sanitaire.Pour former et recruter des gendarmes ottomans, le Comité international s’inspire du système en usage chez les carabiniers italiens. Une école d’officiers s’ouvre à Salonique aux volontaires officiers et sous-officiers de l’armée ottomane, tandis qu’une école d’élèves-gendarmes forme des volontaires prélevés sur le contingent. Des écoles de chefs de postes s’installent à Uskub, Salonique et Monastir.Le service de la gendarmerie macédonienne est en partie calqué sur celui de la gendarmerie française. Le décret du 20 mai 1903 est traduit en turc puis aménagé en fonction des réalités locales. Le système ottoman qui consiste à regrouper les effectifs dans un chef-lieu est abandonné au profit des postes (brigades) à petit effectif, disséminés sur un territoire. Dans un premier temps, tout semble bien aller. Les populations chrétiennes et musulmanes soutiennent les officiers étrangers. Mais les autorités ottomanes profitent du moindre incident pour entraver la mise en place des réformes. Néanmoins on constate de réels progrès dans le comportement des gendarmes : ceux-ci, payés plus régulièrement et encasernés au frais de l’Etat, ne rançonnent plus les villageois. Cependant, alors que les bandes armées reprennent leurs exactions, un certain nombre d’officiers nationalistes – les Jeunes-Turcs –, qui acceptent mal l’ingérence d’officiers étrangers, reprochent au Sultan son autocratie et la dépendance dans laquelle se trouve la Turquie. Le 24 juillet 1908, après une brève révolution, ils s’emparent du pouvoir. Abdul-Hamid est déposé et remplacé par son frère Mehmet V (avril 1909). Favorables à cette évolution, les cinq puissances offrent d’évacuer la Macédoine. Le pouvoir « jeune-turc » propose alors aux seuls Français, Anglais et Italiens d’étendre leur mission de réorganisation de la gendarmerie à l’ensemble de l’Empire. En conflit avec la Turquie, les Italiens se retirent en 1911. Le colonel de gendarmerie Baumann, qui a succédé au colonel Vérand en mars 1908, reçoit la place laissée vacante et devient « Inspecteur général de la gendarmerie ottomane » et général de brigade.

Mais l’action de ces officiers étrangers, en majorité français, disséminés dans des postes isolés du Levant, demeure très limitée ; tous seront rappelés en août 1914. Quant à la Macédoine, enjeu des deux guerres balkaniques de 1912-1913, elle disparaît en même temps que la Turquie d’Europe, à l’exception de la région de Constantinople.