SOCIÉTÉ NATIONALE DE L'HISTOIRE ET DU PATRIMOINE DE LA GENDARMERIE | SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE DE LA GENDARMERIE

Fantassin ? Gendarme? Corse ne voulant laisser à personne d’autre le privilège de combattre ses ennemis? Le voltigeur corse a laissé sa trace dans la mémoire collective de l’île, comme en témoigne le tableau romantique qu’en fait Mérimée dans sa nouvelle, Mateo Falcone.

Gendarme et bandits

Si la Corse fait partie intégrante de la France depuis 1768, l’autorité de l’État s’est heurtée à de gros obstacles pour s’y affirmer. En 1822, par exemple, 190 homicides ou tentatives de meurtres sont commis dans l’île, où l’on dénombre, l’année suivante, 400 à 500 bandits dans le maquis (dont 360 contumax), pour une population de 170 000 à 180 000 habitants »). Le « bandit « , explique un rapport officiel de 1853,  » est celui qui, après un premier crime, refuse de se soumettre à la justice et se constitue en rébellion ouverte contre la loi : contumax, il ne se borne pas à suivre le jugement, il se met en état de guerre contre la force publique ; son existence est un défi à l’autorité, une insulte à la loi, un danger permanent pour la société  » . L’un d’eux, Théodore Poli, véritable  » Roi de la montagne « , peut ainsi s’offrir le luxe de quitter sa forêt d’Aïtone et descendre à Bastia pour s’emparer du bourreau et l’exécuter en pleine ville.

Isolée dans ses casernes, où elle est parfois assiégée, la gendarmerie reste impuissante face à ce banditisme, qui bénéficie souvent de la complicité des familles. De 1816 à 1822, 116 gendarmes meurent dans l’exercice de leurs fonctions »). Dès son arrivée dans l’île, le vicomte de Suleau, préfet de la Corse de 1822 à 1824, prend l’initiative de demander l’organisation d’un corps auxiliaire, composé de Corses. Créé par l’ordonnance du 6 novembre 1822 comme auxiliaire de la 17e légion de gendarmerie, le bataillon de voltigeurs corses a pour mission de poursuivre et d’arrêter les très nombreux criminels contumaces, qui défient la justice et mènent une guerre d’usure aux forces de l’ordre. Grâce à leur connaissance de la langue, du pays et de ses usages, ils sont jugés mieux placés que les continentaux pour venir à bout des bandits. La singularité de ce corps, qui n’a jamais été étudié, est rehaussée par celle de son cadre territorial.

Originalité d’une formation mobile de maintien de l’ordre

Pacifier l’île, telle est la mission confiée à ce corps qui constitue, selon le règlement officiel,  » une force mobile, toujours disponible et susceptible d’agir, soit réunie soit divisée, pour se porter rapidement où peut l’exiger le rétablissement ou le maintien de la tranquillité publique  » . Le bataillon, dont l’effectif théorique s’élève à 421 militaires, est composé de quatre compagnies, basées à Bastia, Corte, Ajaccio et Sartène, comptant chacune trois officiers et cent sous-officiers et voltigeurs. L’état-major est installé à Bastia. Chaque compagnie surveille, sur un secteur un peu plus grand qu’un arrondissement, huit à dix villages, avec des détachements de sept ou huit voltigeurs sous les ordres d’un caporal ou d’un sergent.

Le bataillon se recrute parmi les anciens militaires retirés au pays ou dans les régiments d’infanterie. D’après les registres matricules, une vingtaine de continentaux seulement en ont fait partie. Les nouveaux venus dépourvus d’expérience militaire sont, eux aussi, très rares, car la nature et l’urgence des missions attribuées empêchent une formation initiale poussée. Le recrutement se fait sans difficulté en raison de la solde et des avantages proposés, qui intéressent les Corses. Certains, en outre, s’engagent pour se procurer le moyen idéal et légal d’assouvir une vengeance personnelle contre l’un ou l’autre des bandits recherchés. En 1846, un Corse veut ainsi s’enrôler  » afin de débarrasser le pays d’un bandit, son ennemi personnel « , et un autre  » pour se soustraire à la puissante inimitié d’un brigand qui a déja assassiné son frère « . Le seul problème auquel sont confrontés les officiers est celui des abandons de poste. Comme l’ordonnance de 1822 n’oblige pas les voltigeurs à contracter un engagement, on ne peut pas considérer les partants comme des déserteurs, ni les inquiéter par des poursuites : entre 1823 et 1829, 116 hommes ont ainsi quitté le bataillon de leur propre chef. Pour supprimer ce dysfonctionnement, l’ordonnance de réorganisation de 1845 impose un engagement initial et soumet tout départ à une autorisation préalable.

En revanche, le texte de 1845 apporte peu de précision sur le statut du bataillon, qui n’est rattaché ni à l’infanterie ni à la gendarmerie, mais placé directement sous les ordres du lieutenant-général commandant la 17e Division militaire. Le règlement de l’infanterie organise la vie courante et l’avancement ; celui de la gendarmerie définit le service et les missions, sans attribuer pour autant aux officiers la qualité d’officier de police judiciaire. L’imprécision et l’ambiguïté des statuts sont à l’origine de nombreux conflits entre les différentes autorités, militaires, administratives et judiciaires, car les officiers jouent de la relative indépendance dont ils disposent dans les faits.

Mi-fantassins, mi-gendarmes

Si les officiers et les voltigeurs sont souvent issus de l’infanterie de ligne, c’est essentiellement parce que leurs missions s’apparentent fortement à celles des fantassins, à la différence près que les voltigeurs ne manoeuvrent pas en carré et au clairon. Poursuites, embuscades et combats souvent violents rythment leurs sorties sur un terrain particulier qui ne leur facilite pas la tâche : le maquis. De 1830 à 1850, un nombre inconnu de voltigeurs ont été blessés ; quatorze d’entre eux sont morts en service ou des suites de leurs blessures . En 1834, par exemple, un détachement se rend dans un bourg pour arrêter un criminel :  » à son approche, un individu armé sortit d’une des bergeries et prit la fuite. Les voltigeurs se disposaient à le poursuivre, lorsque neuf hommes armés sortirent des diverses cabanes, se mirent en embuscade, couchèrent en joue ces militaires et les sommèrent de s’arrêter. Pendant ce temps, les femmes, sorties aussi des cabanes, leurs lançaient des pierres (…). Les voltigeurs furent obligés de se retirer. En amont de ces opérations, il faut rechercher les informations qui permettent de débusquer les contumaces. Cette tâche n’est pas facile à évaluer, car si nombre de maires et d’habitants réclament la présence de voltigeurs dans leurs villages, beaucoup observent l’omerta à l’égard des bandits les plus dangereux. D’une façon générale, si le bandit d’honneur, respecté d’après les coutumes locales, est protégé, le bandit mercenaire est facilement dénoncé. Le plus souvent, les renseignements s’obtiennent soit par des menaces, soit contre des espèces sonnantes, comme le décrit Mérimée dans sa nouvelle.

Les voltigeurs corses sont souvent accusés d’agir avec partialité ou de commettre des abus en raison de leur relative indépendance. Plusieurs de ces critiques sont exagérées : on peut y voir l’expression de la rivalité entre le bataillon et la gendarmerie ou du mécontentement de certains maires et du préfet, qui ne disposent pas des voltigeurs comme ils l’entendent. Mais il est certain qu’un corps de troupe réparti sur une trentaine de sites, avec des détachements souvent placés sous les ordres d’un caporal (et parfois même d’un simple voltigeur), ne se contrôle pas aisément, et d’autant moins que seuls le chef de bataillon et les capitaines possèdent un cheval pour leurs tournées. La culture et la mentalité particulières de ces militaires corses expliquent aussi qu’on ne puisse obtenir d’eux la même discipline et la même rigueur que dans la gendarmerie. En 1834, le chef de bataillon déplore l’attitude d’un de ses subordonnés qui lui demande  » la permission d’aller à Cervione, promettant avec assurance, qu’au moyen des relations et des connaissances locales qu’il avait dans ces contrées, il aurait réussi infailliblement à faire tomber entre les mains de la justice quelques malfaiteurs, mais, loin de tenir ses promesses, (…) il a mangé et bu avec eux !  » En revanche, d’après certains observateurs, d’autres voltigeurs mettraient plus de zèle à  » détruire les bandits « , selon l’expression de l’époque, qu’à les capturer. Sans doute les relations de solidarité ou les oppositions traditionnelles entre les clans et les familles influencent-elles parfois le comportement de ces militaires. En 1830, les sympathies légitimistes et l’agitation de certains officiers ont par ailleurs déplu aux autorités locales, ralliées à la Monarchie de juillet. Mais ces quelques débordements ne semblent pas avoir détourné le bataillon de sa mission ni inquiété les ministres de la Guerre successifs, puisque le corps est conservé sous trois régimes différents.Un agent de la régression du banditisme ?

Les sources disponibles au SHAT ne permettent pas de mesurer exactement l’action des voltigeurs corses. Globalement, si la criminalité ne baisse pas au cours de cette période, les contumax diminuent en nombre, sans toutefois disparaître. Mais il faut rappeler que le bataillon ne constitue qu’un élément du dispositif de maintien de l’ordre, qui réclame aussi une plus grande sévérité des magistrats et l’interdiction du port d’arme, considéré comme le plus grand fléau du pays.

Le bataillon est licencié le 10 juillet 1850, et un bataillon mobile de gendarmerie le remplace dans ses fonctions avant d’être dissous un an plus tard. Lors du licenciement, la moitié de l’effectif, composé de 207 militaires, est affectée au nouveau bataillon, ce qui prouve une certaine proximité de cette formation avec le corps de la gendarmerie. De même, certains cadres, officiers et sous-officiers, ont la possibilité de passer dans la gendarmerie à pied. Les services des voltigeurs corses sont donc suffisamment appréciés pour qu’on les juge aptes à remplir les fonctions de gendarme.

Si le bataillon de voltigeurs corses a des détracteurs, il recueille aussi des éloges. Lorsqu’un fameux et redoutable bandit, qui terrorise la population depuis des années, est mis hors d’état de nuire, le préfet et le ministre de la justice se joignent souvent au ministre de la Guerre pour féliciter le commandant de la 17e division militaire et sa formation spéciale. De nombreuses croix de la Légion d’honneur sont distribuées aux voltigeurs en récompense de ces arrestations. Le seul sergent Valentini, qui en réalise quinze au cours de l’année 1823, est cité à l’ordre de la division. L’utilité du bataillon est aussi reconnue par les notables locaux : les maires ne cessent de réclamer des détachements, et le Conseil général demande des compagnies supplémentaires afin de couvrir totalement l’île.

L’apport du bataillon de voltigeurs corses est double. D’une part, il contribue à la réduction du banditisme ; d’autre part, il permet à la gendarmerie de mener à bien ses nombreuses missions en la déchargeant d’une tâche spécifique de maintien de l’ordre. A l’instar des bataillons mobiles de gendarmerie créés à Paris à la même époque, il peut être considéré comme un précurseur des formations de gendarmerie mobile.

Vincent OSSADZOW
Revue de la gendarmerie nationale, hors série numéro 2, 2000.

Pour compléter ce sujet, un article (avril 2023) de Cédric Labrousse, docteur en études politiques et histoire : Les Voltigeurs Corses, une force de soutien à la gendarmerie