SOCIÉTÉ NATIONALE DE L'HISTOIRE ET DU PATRIMOINE DE LA GENDARMERIE | SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE DE LA GENDARMERIE

Du débarquement de Sidi Ferruch à l’achèvement de l’occupation militaire du Tell jusqu’aux portes du Sahara en 1852 et aux opérations de Kabylie en 1857, la gendarmerie d’Afrique, créée en 1839 à partir de la prévôté de l’armée expéditionnaire, participe à toutes les phases de la conquête. Banc d’essai de l’armée, l’Algérie devient aussi celui d’une gendarmerie qui doit relever le défi du changement de politique imposé, en 1870, par Alger aux responsables parisiens. Deux mesures administratives importantes, prises par le dernier gouverneur général militaire sous le Second Empire, ouvrent aux gendarmes un nouveau champ d’expériences et renforcent leur rôle auprès des indigènes. La première concerne le territoire civil, dont l’extension est décidée dès 1867. Elle a pour effet d’augmenter la population sous le contrôle et la responsabilité de l’administration préfectorale. La seconde se rapporte à la mise en place d’une nouvelle circonscription administrative en territoire militaire, la commune mixte, créée en mai 1868 par le maréchal Mac-Mahon. Ses promoteurs souhaitent faciliter l’initiation des indigènes aux institutions françaises.

Le Régime civil, la colonisation et la gendarmerie

Brigade de KerrataLa politique d’assimilation administrative réclamée, depuis la fin du Second Empire, par les Européens, Français et étrangers, hostiles au régime du sabre est mise en œuvre par la Troisième République. Elle ne sera plus remise en cause. L’extension rapide du territoire civil, dont la superficie passe, aux dépens du territoire sous contrôle direct des militaires, de 12 780 à 128 550 km carrés entre 1870 et 1900, conduit au renforcement durable de la gendarmerie, qui concourt ainsi à la réussite de la nouvelle politique conforme aux vues des « colonistes ». Comme le fait remarquer, à plusieurs reprises, le vice-amiral de Gueydon, premier gouverneur général civil de l’Algérie de la Troisième République, la responsabilité du maintien de l’ordre appartient désormais à l’autorité préfectorale, qui dispose, en plus des forces de gendarmerie, des cavaliers des bureaux arabes ou des communes mixtes et des gardes champêtres communaux.

Avec le retour à une sécurité relative, la légion de gendarmerie d’Afrique, libérée de nombreuses servitudes militaires, peut se consacrer à ses missions traditionnelles, dont « la surveillance continue et répressive en vue d’assurer la sûreté des campagnes et des voies de communication » prescrite par le décret du 1er mars 1854 sur l’organisation et le service de l’Arme. Reconnue par les colons, et légitimée en quelque sorte par l’assimilation administrative, la gendarmerie est mise à contribution dès les années 1870.

En effet, la demande de sécurité est forte parmi les nouveaux arrivants, attirés depuis le vote de la loi Warnier du 26 juillet 1873, qui instaure le régime de la propriété privée en libérant des terres indigènes pour la colonisation européenne agricole. La succession des soulèvements entre 1871 et 1881 réveille l’inquiétude latente et la peur persistante des colons. Ainsi, la pacification apparaît-elle bien précaire. Les rapports des administrateurs civils des communes mixtes et des officiers des bureaux arabes trahissent le malaise que les rapides victoires sur les derniers mouvements tribaux ne réussissent pas à effacer.

Le plus grave soulèvement éclate en Kabylie, en mars 1871, à l’instigation du bachagha Mokrani et s’étend au tiers du pays pour s’éteindre le 20 janvier 1872. Des révoltes locales de moindre ampleur troublent la quiétude retrouvée des Européens en mars 1876 dans le Zab, en mai 1879 dans l’Aurès et plus durablement en 1881 dans le Sud-Oranais.

Pour répondre à l’attente conjointe des populations et de l’administration, le commandement de la légion de gendarmerie d’Afrique, devenue légion en 1875, puis 19e lors de la réorganisation territoriale des corps d’armée, doit faire face à une situation préoccupante. En premier lieu, le pays, en construction, souffre d’un retard considérable dans le domaine des communications : en 1900, on dénombre seulement 2 900 km de routes nationales et 25 000 km de routes départementales et de chemins vicinaux. Les médiocres réseaux routiers et ferroviaires du Second Empire seront en partie complétés au début du XXe siècle sous le Gouvernement de l’ancien ministre des Travaux Publics, Charles Jonnart (1903-1911). En outre, le redressement démographique de l’Algérie musulmane depuis 1872, comme la croissance très forte de la population européenne, composée des Français de souche, des étrangers encore nombreux et, depuis la loi du 26 juin 1889 sur la naturalisation, des néo Français, entraîne un accroissement des charges de la gendarmerie. Elle partage avec les autres forces de police le contrôle d’une population rurale multipliée par 8 entre 1870 et 1906. La mission des gendarmes apparaît d’autant plus délicate qu’elle vise à assurer la sécurité de quelques milliers de colons européens, répartis dans les centres de colonisation ouverts sur un rythme soutenu (10 par an à partir de 1870), grâce à un renforcement de la surveillance des indigènes, souvent dispersés dans des douars d’accès difficile. Cependant, la présence de cent cinquante auxiliaires de la gendarmerie, recrutés parmi les anciens militaires indigènes de l’armée d’Afrique, facilite la collecte du renseignement « politique » après la mise en place en 1880, par le gouverneur général Albert Grévy, d’un fichier destiné à prévenir les mouvements insurrectionnels.

Dans un premier temps, les préfets se prononcent pour un resserrement du réseau des brigades dans les communes mixtes réputées peu sûres. À partir de 1872, les implantations se multiplient dans le Constantinois, le sud et l’est de l’Oranie, et la Kabylie encore enclavée. L’augmentation des effectifs ne permet pas cependant la réduction de la taille moyenne des circonscriptions de brigade. Ainsi, en 1881, les 12 gendarmes de la Commune de plein exercice de Tizi Ouzou, en Kabylie, ont en charge la surveillance de 22 537 indigènes et 500 Européens, répartis sur 2 332 km carrés.


La gendarmerie dans l’œil du cyclone au tournant du siècle

À moins de dix ans d’intervalle, alors que l’Algérie subit la grande crise d’insécurité de la fin du siècle, deux affaires mettent en lumière les faiblesses et les insuffisances du dispositif adopté pour assurer, avant toute chose, la sûreté des communications entre les centres de colonisation et, par là même, la sécurité des Européens isolés.

La première concerne le Haut-Sebaou entre 1892 et 1894. Cette région de Kabylie est le théâtre des exploits des bandes d’Arezki et de son lieutenant Abdoun, un bandit d’honneur selon la rumeur publique. Les trois brigades de Fort National, d’Azazga et d’Azelfoun, distantes de 45 km, sont chargées de rechercher, poursuivre et démanteler ces bandes réputées insaisissables, mobiles et fortes de 25 à 40 individus. Ces derniers opèrent, avec la complicité de la population autochtone, de nombreux coups de main, en particulier les redoutables et spectaculaires tabitouts – des vols de bétail opérés de nuit – généralement commis contre des propriétaires isolés. La patience des gendarmes est mise à rude épreuve pendant près de trois ans. Ainsi, en octobre 1893, la brigade d’Azazga échoue de peu dans deux embuscades tendues à quelques jours d’intervalle. Quelques semaines plus tard, entre novembre 1893 et février 1894, un détachement de 34 gendarmes participe à la colonne mobile, forte de 300 hommes, placée sous le commandement du sous-préfet de Tizi Ouzou. Les gendarmes opèrent aux côtés de zouaves, de chasseurs d’Afrique, de cavaliers de commune mixte ainsi que d’agents de sûreté et d’indigènes chargés du renseignement.

L’affaire de Margueritte, un village de colonisation créé en 1884 à quelques kilomètres de Milianah, dans l’Ouest algérois, survient le 26 avril 1901 alors qu’aucun incident notable n’avait été signalé depuis trois ans. L’émotion suscitée par la révolte d’une centaine d’indigènes, hors de proportion avec la gravité de l’événement, réveille chez les colons d’anciennes préventions à l’encontre de la gendarmerie, dont on semble se défier en raison de son inefficacité supposée dans la surveillance préventive et répressive des délits commis par les indigènes. Après les spahis, les gendarmes sont à nouveau la cible des Européens, qui n’hésitent pas à déclencher une violente campagne de presse. Entre 1903 et 1907, leurs représentants au sein des « délégations financières », un organe consultatif spécifique à l’Algérie, se plaignent du service de la gendarmerie, allant même jusqu’à demander sa suppression en raison de son coût et de son impuissance.
Ces protestations ne parviennent pas à infléchir le gouverneur général Jonnart qui essaie de mettre en œuvre une « politique d’association », prolongement de sa « politique indigène ». Il poursuit son programme de modernisation de l’Algérie dans le souci de rapprocher l’administration des administrés indigènes et de rassurer les Européens.

À la veille de la Première Guerre mondiale, le contraste est saisissant entre l’ancienne gendarmerie d’Afrique, mobile, haute en couleurs, partie intégrante de « l’armée d’Afrique » de 1870, et la 19e légion, sédentarisée et bien implantée dans les campagnes à l’exemple de sa grande sueur métropolitaine. Le pari de l’assimilation a été tenu. C’est aussi grâce à l’obstination et à la force de conviction de l’Inspection de la cavalerie et des gouverneurs généraux que les gendarmes ont pu gagner la confiance des populations et contribuer de manière décisive à la pacification du territoire.

André-Paul COMOR
Revue de la Gendarmerie nationale, hors série n° 2, 2000