Histoire et Patrimoine des Gendarmes

Dossier : banlieues

La gendarmerie exclue des banlieues ?

Général (2s) Georges PHILIPPOT

Président de la SNHPG

Ancien chef du Service Historique de la Gendarmerie nationale

Ancien commandant de circonscription de gendarmerie

Docteur en histoire


Présentée, comme « une modernisation de l’État », la redistribution des territoires entre Police nationale et Gendarmerie nationale, réalisée au cours des dernières années, peut être décodée tout à fait autrement. Faite au nom de la rationalisation et de la concordance des découpages administratifs, elle marque aussi un retrait assez général de la Gendarmerie nationale de nombreuses zones périurbaines. Mais, après tout, si cette nouvelle organisation pouvait procurer davantage de sécurité au citoyen, pourquoi pas ? Hélas, l’insécurité récurrente dans ces zones montre que ce n’est pas le cas. Lorsqu’on y regarde de près, ces modifications sont souvent le résultat de stratégies corporatistes d’administrations soutenues ou poussées par de puissants groupes de pression, utilisant au mieux de leurs intérêts et de ceux de leurs membres des opportunités d’aménagement bien souvent étrangères, dans leur conception initiale, à la sécurité des citoyens(1). Pour comprendre comment on en est arrivé là, un peu d’histoire récente est utile.

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Un retrait partiel, mais régulier

C’est au milieu des années quatre-vingt-dix qu’il faut rechercher l’origine d’une nouvelle répartition des zones de compétence territoriale entre Police nationale et Gendarmerie nationale telles qu’elles apparaissent aujourd’hui et dont les derniers repères sont l’abandon par la gendarmerie de certaines brigades périurbaines comme celle de Rillieux-la-Pape, en 2011, ou la création du Groupement de Gendarmerie Interdépartemental de Paris (GGIP), en 2010, qui consacre l’exclusion de la gendarmerie, en tant que force de sécurité publique, des zones périurbaines des départements de la Petite Couronne.

Dans un premier temps, la mise en application de la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité publique du 21 janvier 1995 avait conduit la gendarmerie à prendre progressivement à sa charge la sécurité des petites villes de moins de 20.000 habitants(2). Économie globale de moyens, meilleure efficacité, satisfaction des citoyens, satisfaction des élus, satisfaction des gendarmes… Ce fut une opération bénéfique pour tous. Mais cette modification ne concernait que très peu de communes périurbaines.

Au cours des années 1997 et 1998, deux rapports parlementaires(3) attirent l’attention des politiques sur la nécessaire « adaptation de la gendarmerie au défi des banlieues ». Le premier, celui du sénateur Alloncle, pose le problème en termes de sociologie des banlieues et propose, pour la gendarmerie, des solutions très classiques : réorganisation du service, renforcement des effectifs, adaptation des méthodes… Le second, le rapport de Messieurs Carraz et Hyest, respectivement député et sénateur, présente un intérêt particulier puisqu’il s’intitule : « Rapport au Premier ministre sur une meilleure répartition des effectifs de la police et de la gendarmerie pour une meilleure sécurité publique ». Parmi les recommandations de ce rapport, deux chapitres retiennent l’attention.

Le chapitre III, intitulé « La répartition entre zones de police et zones de gendarmerie doit être corrigée », est plein de promesses sauf, qu’à la lecture, on comprend que la nouvelle répartition était déjà prévue depuis 1995(4) et qu’elle n’a jamais pu être mise en œuvre du fait des « réticences des élus comme des organisations syndicales de policiers ». Ce chapitre se termine par une recommandation, en forme de vœu aussi pieux que véhément : « la mission estime qu’au vu des inégalités criantes qui caractérisent les Français en matière de sécurité, cette situation ne peut plus durer ». Pourtant il ne s’agissait là que d’un échange de circonscriptions mais on a bien compris que les policiers affectés dans quelque commissariat de confort de province n’avaient nullement l’intention d’aller poursuivre leur carrière dans des commissariats de banlieues.

Le chapitre V est une recommandation énergique : « Le redéploiement de la gendarmerie en direction des zones périurbaines doit être conduit de manière plus volontariste ». On aurait pu penser qu’il s’agissait là d’une redistribution des zones périurbaines entre Police nationale et Gendarmerie nationale. Pas du tout. Il est seulement demandé à la gendarmerie de redistribuer ses effectifs propres, par prélèvement sur des brigades rurales, pour renforcer ses brigades périurbaines.

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Brigade de gendarmerie de Créteil en 2011

Ces recommandations, plus que modestes par rapport à la gravité des situations dans les banlieues, ont-elles donné des résultats ? On est amené à en douter. Si l’on veut bien considérer, par exemple, l’évolution des effectifs de gendarmes dans deux départements de la Petite Couronne, entre 1997 (date des recommandations) et 2007, voilà le constat. Dans le Val de Marne, on comptait 267 gendarmes en 1997 et 122 en 2007 ; en Seine-Saint-Denis, 214 gendarmes en 1997 et 130 en 2007(5). Réduites, en 2010, à l’effectif de 20 militaires par ancien groupement dans la nouvelle organisation du GGIP, dépourvues de missions de sécurité publique, les brigades résiduelles ne sont plus que des unités relais principalement destinées à la mission de police judiciaire. Le retrait continue. On pourrait quitter l’approche par les chiffres et parler non plus quantité mais qualité en citant par exemple le cas bien connu de la brigade de Rillieux-la-Pape, un modèle de réussite d’une brigade de gendarmerie en zone périurbaine, sacrifiée au nom de « la rationalité administrative ». Le comble, c’est que le remplacement de cette brigade de gendarmerie par un commissariat de police a entraîné de vigoureuses protestations de la population(6). S’il n’est pas contestable que certaines brigades, implantées dans des communes où l’« urbanité » ne fait aucun doute (Vincennes par exemple), devaient disparaître, il est également incontestable que d’autres, en zones périurbaines, ont été supprimées contre toute logique fondée sur une véritable recherche d’amélioration de la sécurité.

On ne s’étendra pas davantage sur les responsabilités des uns ou des autres dans une gestion de moyens contrainte de toute part, notamment pour la gendarmerie dont la déontologie militaire lui interdit, par ailleurs, d’utiliser, dans les luttes de pouvoir, les mêmes armes que d’autres. Mais l’on peut cependant se poser la question, face à la persistance des troubles(7) dans les banlieues, de l’adaptation du système français de sécurité dans ces zones. Pourquoi la France n’arrive pas à régler, au moins à hauteur de ce qu’ont réussi à faire la plupart des autres pays européens, ce problème récurrent de l’insécurité dans les banlieues ?

L’insécurité dans les banlieues, un problème à poser autrement

Tous les discours sur l’insécurité dans les banlieues, que l’on trouve aussi bien dans les rapports d’administration que dans des études moins officielles, suivent la même logique. Premièrement : les banlieues sont des lieux privilégiés de délinquance. On remarquera, au passage que, bien souvent, dans cette affirmation syncrétique, on fait peu de différences entre la délinquance continue (trafics de toutes sortes) et la délinquance occasionnelle telles que les émeutes par exemple qui, pourtant, ne traduisent pas les mêmes situations. Deuxièmement : les causes de cette délinquance spécifiques sont globalement, le chômage pour les uns, l’immigration pour les autres. Troisièmement : si la police n’arrive pas à maîtriser la situation c’est qu’elle manque d’effectifs. Et à l’appui de cette logique prépositionnée, que personne ne remet en cause, le flot de statistiques habituelles sur le nombre de crimes et délits constatés, le rapport du nombre de policiers par millier d’habitants… Quatrièmement : la solution consiste à augmenter les effectifs de police. On remarquera, au passage, que la quasi-totalité des zones à problème se trouve sous la responsabilité de la Police nationale.

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Maintien de l’ordre à Nanterre, le 20 octobre 2010

Et si le problème était posé autrement. Deux erreurs fondamentales empêchent d’imaginer autre chose que la solution de l’augmentation des effectifs. L’une tient à l’analyse des causes, l’autre à une confusion sur les caractéristiques et les capacités des deux forces de police principalement concernées : la Police nationale et la Gendarmerie nationale.

C’est en amont de la cause alléguée de la délinquance, en amont des problèmes sociaux du chômage et de l’immigration qu’il faut chercher l’origine du mal des banlieues : un défaut d’intégration nationale et sociale. Ce n’est certes pas une découverte, mais si cette perception a pu servir de base de réflexion à la mise en place d’une certaine politique de la ville prenant en compte l’immobilier, les transports, l’éducation…, curieusement elle a peu pénétré la sphère des spécialistes policiers toujours attachés à une lecture primaire de la situation dans les banlieues considérées d’abord comme des zones privilégiées de délinquance. C’est donc dans le cadre général de sa contribution à l’intégration dans la nation que doit être recherchée une solution policière à la situation qui fait problème.

Même si la police de proximité est régulièrement évoquée, et à juste titre, comme l’une des meilleures solutions au problème, c’est, la plupart du temps, dans la perspective de la lutte contre la délinquance et non dans celle de l’intégration. La police de proximité est très certainement la solution, mais sa mise en œuvre se heurte à une autre erreur : la confusion sur les aptitudes spécifiques de la Police nationale et de la Gendarmerie nationale à pratiquer une authentique police de proximité.

La police et la gendarmerie, c’est la même chose, sauf que la police c’est dans les villes et la gendarmerie dans les campagnes. Que cette opinion perdure encore aujourd’hui au sein d’une partie de la population, cela peut se comprendre, mais qu’elle serve de référence à des hommes politiques pour répartir les zones territoriales entre police et gendarmerie, c’est affligeant. Non, la Police nationale et la Gendarmerie nationale ce n’est pas la même chose !

La première confusion est d’ordre sémantique. Si les deux institutions sont qualifiées par le même adjectif de « nationale », ce qualificatif n’a historiquement pas la même signification pour l’une et pour l’autre. La police fut progressivement « nationalisée », à partir de la fin du XIXe siècle, initialement pour des motifs d’ordre budgétaire, avec pour seule mission : la sécurité du citoyen. La Gendarmerie nationale (maréchaussée à l’époque) est « nationalisante » depuis 1720. C’est, depuis cette date, un système complet de construction de nation. C’est un outil dans la main de l’État pour maintenir la cohésion sociale de la nation et intégrer les populations. Il a été progressivement organisé à cette fin. Sa capacité d’intégration tient à son organisation militaire, à la formation de ses personnels, aux modalités de leur affectation et surtout à son dispositif territorial, un dispositif très particulier, sans doute le moyen de contrôle social et national le plus original, le plus ingénieux et le mieux adapté qui soit dans le monde des nations modernes : le système des brigades. La brigade, à la fois référence identitaire stable et permanente, ultime point de déconcentration de l’autorité de l’État où converge également la demande de protection des citoyens, dernier maillon, au plus près des populations, d’une organisation fortement intro - déterminée par la chaîne hiérarchique, auto régulée par la vie en caserne impliquant les familles, régulatrice des tensions sociales locales, associée dans un maillage territorial serré, contribuant ainsi à intégrer les populations, quelles qu’elles soient et d’où qu’elles viennent, dans la Nation.

L’autre erreur consiste à poser comme postulat définitif : la gendarmerie est particulièrement apte à assurer la sécurité publique dans les campagnes et dans les petites villes mais pas dans les grandes villes et encore moins dans les zones périurbaines difficiles. C’est une contre-vérité majeure. La ruralité n’est pas consubstantielle à la gendarmerie. L’institution était rurale au XIXe et au début du XXe siècle parce que la France était rurale. Outre que la démonstration de ses aptitudes dans les banlieues a déjà été faite, on peut poser la question d’une manière plus générale. Laquelle des deux institutions de la Police nationale et de la Gendarmerie nationale est la plus apte à mettre en œuvre, dans les zones périurbaines difficiles, une authentique police de proximité ?

Entre un commissariat de police à l’effectif de 150 policiers (même avec quelques bureaux déconcentrés) venant prendre leur service de différentes communes, 5 à 7 jours par quinzaine et 5 brigades de gendarmerie à l’effectif de 30 chacune, territorialement réparties, vivant en caserne, au milieu de la population, en famille, avec des enfants scolarisés dans les écoles du quartier, quel est le dispositif le plus proche des populations, capable d’assurer leur intégration ? À propos de discipline, lequel des deux systèmes est le mieux adapté, lors de situations difficiles, dans les banlieues ? Il est clair que de telles circonstances conduisent nécessairement à durcir les moyens de police. Or dans ce pays, où l’on est si prompt à s’émouvoir, policiers et gendarmes compris, rendre plus forte une police civile c’est prendre le risque de la rendre brutale et, à court terme, la certitude de faire naître des tensions. Une police forte par construction, telle la gendarmerie, ne court pas le même risque ; son contrôle hiérarchique et la discipline qui en découle limitent considérablement ce genre de dérapage.

Les conclusions sont évidentes. La police de proximité ne se proclame pas. Elle se pratique. Or la Police nationale, qui a bien perçu la solution, est, hélas, inapte structurellement à la pratique de la proximité. Elle aura beau accroître ses effectifs, former ses personnels, jamais elle ne pourra rivaliser, dans ce domaine, avec une force organisée spécifiquement à cet effet.

À cette incapacité structurelle, il faut aussi ajouter une incapacité fonctionnelle. La police de proximité exige une présence soutenue et régulière sur le terrain afin d’entretenir des contacts durables et continus avec la population. Comment satisfaire à cet impératif lorsque l’organisation du service de la Police nationale conduit à ce constat de la Cour des comptes(8) : le taux de policiers de la Police nationale présents sur la voie publique, en moyenne continue sur 24 heures, est évalué entre 5,5 % et 6,9 % des effectifs globaux de policiers d’un département. Comment prétendre faire de la police de proximité dans ces conditions ?

Une réforme de grande ampleur

Les remèdes de circonstances, soins palliatifs, appliqués dans l’urgence, depuis une quinzaine d’années, n’ont pas suffi et ne suffiront pas à enrayer la maladie des banlieues. Aussi louable que soit l’effort envisagé, pour les années à venir, en augmentation des effectifs de police et de gendarmerie, ce n’est pas ce qui réglera le problème au fond. C’est une réforme de grande ampleur de l’ensemble de la force publique intérieure qui s’avère nécessaire.

En matière de sécurité publique trois forces ont un rôle à jouer. Deux d’entre elles sont aptes à la police de proximité : la Gendarmerie nationale et les Polices municipales. Paradoxalement, la Police nationale en devenant justement « nationale » a perdu cette aptitude. Comment réarticuler ces trois forces ? Comment réimplanter massivement des unités de gendarmerie dans les zones périurbaines ? Quels transferts massifs de postes budgétaires et d’effectifs faut-il envisager ? Quelles extensions de missions, quels effectifs et quelle formation pour des polices municipales rénovées ? Ne faut-il pas « dénationaliser » la Police nationale(9) ? Comment recomposer ces forces ? Comment les répartir territorialement ? Ce sont là les questions qu’il faudra bien aborder un jour si l’on veut doter durablement la France d’un système de sécurité publique, efficace au moindre coût, capable, au-delà de la seule lutte contre la délinquance, d’intégrer dans la nation les populations nouvellement installées sur son territoire.

(1) Le « Grand Paris » en est une parfaite illustration ; ce projet de création d’un pôle économique de dimension mondiale, vigoureusement relancé en 2007, était une opportunité que n’a pas laissée passer la préfecture de Police pour étendre son territoire de compétence aux départements de la Petite Couronne, alors qu’en y regardant de près, du point de vue de la sécurité, rien ne justifiait une telle opération, bien au contraire.

(2) Jusqu’à la promulgation de cette loi, la gendarmerie n’avait théoriquement à sa charge que les communes de moins de 10.000 habitants.

(3) Rapport Alloncle du 29 octobre 1997, au nom de la commission des Affaires étrangères, de la Défense et des forces armées, du Sénat. Rapport au Premier ministre, d’avril 1998, de Messieurs Roland Carraz député et Jean-Jacques Hyest sénateur.

(4) Rapport Roussot-Nouaille de Gorce.

(5) Chiffres fournis en 2007 par les deux groupements concernés.

(6) Voir l’article paru dans la presse régionale, Rillieux : tensions depuis l’arrivée des policiers, diffusé le 18 août 2011 sur le site : www.lyoncapitale.fr

(7) Les émeutes de Villiers le Bel de novembre 2007 sont souvent citées, mais bien d’autres troubles graves, mais de moindre ampleur, illustrent la permanence de ces situations dégradées.

(8) Rapport de la Cour des comptes sur « L’organisation et la gestion des forces de sécurité publique » p. 65 – juin 2011.

(9) Hypothèse déjà envisagée par divers sociologues tel Sébastien Roché dans l’ouvrage publié sous sa direction, Réformer la police et la sécurité, Odile Jacob, novembre 2004 ; « il s’agirait de défaire ce qui a été réalisé par Pétain en 1941 en nationalisant la sécurité publique. Mais aussi d’aller au bout de la décentralisation des pouvoirs entamés il y a dix-huit ans pour le sanitaire, le social et l’éducatif ; ne doit-elle pas tout simplement se prolonger en matière de sécurité ? » (ouvrage cité, p. 257).

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