Histoire et Patrimoine des Gendarmes

Dossier : banlieues

Souvenirs d’un gendarme banlieusard (1960-1998)

Jean Florek

Adjudant (er)


Fils d’un mineur d’origine polonaise, Jean Florek est né le 5 septembre 1935 à Saint-Étienne (Loire). Sa mère était également employée aux mines de la Loire, où, en qualité de « clapeuse », elle triait le charbon sur une toile de convoyeur. Le 23 mai 1960, il entre comme élève gendarme à l’école préparatoire de gendarmerie à Chaumont (Haute-Marne) pour un stage de six mois. Classé 13e sur 110 élèves à l’issue de sa formation, il choisit de servir dans la gendarmerie départementale.

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Le gendarme Florek avec un ancien Poilu à Malakoff à la fin des années 1970

Ma première affectation au Raincy (Seine-et-Oise)

C’est en banlieue parisienne dans la commune du Raincy (actuellement Seine-Saint-Denis) que je fus affecté en décembre 1960. La brigade comprenait un adjudant et 7 gendarmes. Cette première affectation m’a déçu pour plusieurs raisons. Tout d’abord je n’étais pas logé en brigade, mais à l’extérieur dans le milieu civil, en limite de deux autres communes, Clichy-sous-Bois et Livry-Gargan. Cela n’était pas très pratique. J’avais au moins l’avantage d’avoir un logement de fonction possédant un cabinet de toilette, alors qu’à la brigade, les WC à la turque se trouvaient dans la cour. Quant à l’effectif, il comprenait deux gendarmes anciens prisonniers de guerre, un gendarme ayant participé à la bataille de Narvik en Norvège, un autre ayant fait la campagne d’Indochine, un ancien mineur et un ancien gendarme mobile, tous de corpulence différente (gros, mince, petit et grand). L’ensemble n’avait rien de militaire. C’était quand même de braves gendarmes, mais sans ambition, se complaisant dans la routine.

Par ma jeunesse, j’apportais du sang neuf dans cette unité très mal équipée en matériel. Une seule machine à écrire de marque ROOY était affectée pour deux gendarmes, et l’ancien était toujours prioritaire. Un véhicule automobile de marque Simca n’était utilisé qu’en cas d’urgence par le seul titulaire pouvant conduire. Enfin, la brigade disposait de différentes armes de poing (Herstal court et long, PA.35, pistolets-mitrailleurs MAS 38 et MAT 49).

Mon arrivée à l’unité était une surprise pour ces gendarmes qui se posaient des questions sur le recrutement de la gendarmerie : comment un fils de Polonais, marié à une Allemande, pouvait-il devenir gendarme ? Certains estimaient qu’avec de telles recrues, la gendarmerie allait se dégrader. Anecdote savoureuse. Sous prétexte que j’étais fils d’étranger (mes parents avaient acquis la nationalité française en 1947 par naturalisation), j’étais censé pouvoir comprendre tous les étrangers interpellés et je devais même servir d’interprète, qu’il s’agisse de personnes de l’ensemble de l’Europe ou d’Afrique du Nord. Autre point jouant en ma défaveur, à cette époque, je ne buvais pas d’alcool, mais du lait grenadine, et je ne fumais pas. Cela ne facilitait pas mon intégration au sein de l’unité. Les plus anciens disaient que ce n’est pas à l’église que l’on recueille des renseignements, mais dans les bistrots.

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Intérieur d’une brigade de gendarmerie dans les années 1960

À mon premier jour de service, après avoir perçu un armement complet avec munitions, fusil MAS 36, pistolet-mitrailleur MAT 49, pistolet, et carnet de déclarations, je me trouvais en attente d’une visite de la commune avec un ancien chef de patrouille. Il était en possession du bulletin de service et se gardait bien de m’en donner connaissance. Les tournées se faisaient alors à bicyclette. Comme j’en étais dépourvu, le commandant de brigade m’accompagna chez le marchand de cycles pour m’en procurer une à mes frais. La gendarmerie me remboursa par la suite la somme de 100 francs sur présentation de la facture.

Jeune, bouillant et plein d’allant, j’avais hâte de prendre du service et ce jour-là, justement, le planton de service annonçant un accident corporel de la circulation, je fus désigné pour le constater. Arrivé sur les lieux, le gendarme ancien prit la fuite sous prétexte de retourner à la brigade pour récupérer l’appareil photo oublié au départ. Je me suis retrouvé seul sur le terrain, ne sachant pas comment gérer ce problème. Après avoir guidé un blessé vers la plus proche pharmacie, j’ai réglé la circulation dans l’attente d’autres instructions de mon chef. Ne sachant pas taper correctement à la machine à écrire, j’ai mis 8 jours pour rédiger le procès-verbal. Là, je me suis rendu compte que la gendarmerie avait commis une erreur en n’intégrant pas la dactylographie au stage pour les élèves gendarmes ayant opté pour la gendarmerie départementale. Par la suite, pour ne plus perdre de temps, je me suis doté à mes frais d’une machine à écrire personnelle.

En matière de service, la brigade n’était pas trop chargée de travail, du fait de la présence d’un commissariat de police avec un effectif plus important. Entretenant de très bonnes relations avec les commerçants, notre unité s’était spécialisée dans les chèques sans provision ou volés et les vols à l’étalage dans les magasins de grande surface. Je m’étais découvert un don pour interpeller les personnes faisant l’objet de recherches diverses et ce par identification au fichier. Cela permettait de remonter les statistiques de la brigade. C’est ainsi qu’à la grande surprise de mon commandant de brigade, j’ai pu interpeller une femme recherchée en vertu d’un extrait de jugement contradictoire comportant mandat d’arrêt. Je l’ai conduite moi-même au parquet de Pontoise, puis à la maison d’arrêt pour femmes à Versailles.

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Carte postale de la Belle Époque

Je me suis également spécialisé dans l’utilisation de l’appareil photo détenu à la brigade. De ce fait, à chaque interpellation d’individus auteurs de méfaits par les gendarmes de la compagnie, j’étais appelé pour effectuer des clichés. Après un stage à Rosny-sous-Bois au service d’expérimentation des rapprochements mécanisés (SERM), qui était à l’époque sous la responsabilité du colonel Prouteau(1), je suis devenu un spécialiste de l’anthropométrie. À chaque crime et délit constaté ou découverte de cadavre, je me déplaçais pour effectuer le relevé d’empreintes et prendre des clichés photographiques des individus et des lieux. À la brigade, j’établissais également les dossiers des familles portugaises entrées clandestinement en France, comprenant photos et relevés d’empreintes digitales, sans oublier d’établir un procès-verbal administratif que j’adressais à la préfecture pour l’obtention des cartes de séjour. Je le faisais aussi pour le compte du commissariat local. Quant à la police route, nous nous rendions à bicyclette sur les Nationales N° 1 et 3 afin de procéder à la régulation du trafic. Nous étions présents tous les week-ends, de 14 heures à la tombée de la nuit, par tous les temps, été comme hiver. Ce service a ensuite été assuré par des CRS. Mon séjour au Raincy s’est achevé en 1964.

Le retour en banlieue après un intermède de quelques années

Les événements d’Algérie étant terminés en 1962, j’ai été désigné pour servir en Afrique du Nord dans la gendarmerie prévôtale. Je suis parti en célibataire géographique, mon épouse gardant notre logement en région parisienne. Après un court séjour à Alger, je me suis porté volontaire pour être affecté à la prévôté des sites au Sahara. C’est à cette occasion que j’ai assisté à plusieurs essais nucléaires dans le Hoggar.

À mon retour en région parisienne, ayant appris la création d’une nouvelle brigade dans la commune de Fresnes (Val-de-Marne), j’y ai demandé ma mutation afin de pouvoir bénéficier d’un logement neuf avec tout le confort et un box pour le véhicule. Je suis arrivé en février 1967. L’ambiance dans cette unité était totalement différente de celle vécue au Raincy. Tous les gendarmes avaient été sélectionnés par le commandant de brigade, qui avait une très grande autorité auprès de la direction de la gendarmerie et du parquet de Paris. Bien notés, nous étions tous candidats officiers de police judiciaire (OPJ) ou prétendants à l’avancement. De ce fait, il existait une grande rivalité, notamment dans le domaine judiciaire, pour résoudre les affaires en cours. Tout au long de l’année, les arrestations se multipliaient. Les gardes à vue étaient comptabilisées pour chaque gendarme et la compétence territoriale sur le parquet de Paris n’avait pas de limite. S’en était fini des tournées de communes à bicyclette. Nous nous déplacions toujours avec un des nombreux véhicules en dotation, et sans limite de consommation d’essence.

Dans la commune de Fresnes, il n’existait pas de commissariat de police. Par conséquent, les gendarmes recevaient toutes les plaintes et intervenaient sur les accidents de la route. La présence des établissements pénitentiaires entraînait aussi du travail supplémentaire (maison d’arrêt, infirmerie, hôpital central, centre d’orientation national, établissement pour femmes incarcérées avec leur enfant et économat pour les gardiens). À la maison d’arrêt, j’ai ainsi eu l’occasion de rencontrer un grand truand, Monsieur Guerrini, un ancien parrain ainsi que Messieurs Buffet et Bontemps, faisant partie du lot des derniers guillotinés en France. Au cours d’un transfert à la centrale de Clairvaux, où ils avaient commis leur crime, je les ai protégés, avec d’autres gendarmes, d’un lynchage organisé par les gardiens à leur arrivée.

En résumé, Fresnes possédait une brigade de fer aux statistiques énormes d’affaires judiciaires. J’ai mis deux ans pour m’adapter au rythme imposé par le commandant de brigade et acquérir un savoir-faire dans les enquêtes. C’est ainsi que j’ai obtenu des félicitations et des gratifications pour la qualité de mon travail dans le domaine judiciaire. En 1968, par exemple, j’ai procédé à 34 arrestations en flagrant délit et obtenu 157 résultats en identifications systématiques. Le registre de garde à vue détenu à la brigade, pourtant bien épais, était souvent renouvelé.

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Photographie de la caserne de gendarmerie mobile de Maisons-Alfort

Lorsque les événements se sont déclenchés en mai 1968, j’ai été désigné pour être détaché dans un peloton de gendarmerie de la réserve ministérielle (PGRM) formé pour assurer l’ordre à Paris. Dans un premier temps, nous étions casernés dans une enceinte militaire à Arcueil (Val-de-Marne), dans un grand hangar pour véhicules. Nous dormions sur des lits « Picots ». Par la suite, nous étions installés dans de meilleures conditions à la caserne de gendarmerie mobile de Maisons-Alfort (Val-de-Marne). Pour se déplacer, nous étions en convoi formé par des véhicules divers de toutes marques et escortés par des motards. Généralement, nous nous mettions en place plusieurs heures avant les manifestations. Nous avons aussi gardé les détenus à la maison d’arrêt de la Santé et effectué durant 24 heures une surveillance autour de la Tour Eiffel pour éviter des sabotages. Notre présence était plutôt symbolique, car nous n’avions aucune compétence pour le maintien de l’ordre et aucune instruction sur la conduite à tenir. Cela entraînait une certaine fébrilité dans nos rangs, lorsque nous recevions des pavés. Heureusement aucun coup de feu n’a jamais été tiré de notre part. Durant notre détachement au PGRM, les brigades de gendarmerie étaient renforcées par des réservistes rappelés et des futurs candidats à la gendarmerie dans l’attente d’être convoqués au stage.

Promu maréchal des logis-chef après ma réussite à l’examen d’officier de police judiciaire, j’ai pris le commandement de la brigade de Malakoff (Hauts-de-Seine) en février 1972. Candidat à l’avancement pour le grade d’adjudant, j’ai ensuite été désigné pour commander un peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie (PSIG) dans le département de l’Essonne, avec un logement de fonction à Fleury-Mérogis. Je devais commander une trentaine de jeunes gendarmes auxiliaires encadrés par plusieurs gendarmes. J’avais été désigné pour mes qualités et capacités de commandement et de sportif. J’ai refusé le poste ainsi que le grade d’adjudant, pour faire poste fixe à Malakoff où j’étais avec ma famille très bien intégré. De plus, j’entretenais de très bonnes relations avec le maire de la commune du fait que le commissariat de police se trouvait dans la commune voisine à Vanves.

La fin de ma carrière, à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine)

Ce n’est que plus tard, en février 1979, que j’acceptais ma mutation avec le grade d’adjudant à Neuilly-sur-Seine, ville de 60 000 habitants connue dans toute la France. À cette époque le maire s’appelait Achille Peretti, corse d’origine qui est décédé en cours de mandat. Pensant effectuer un dernier mandat de maire, il avait prévu sa succession en la personne de Monsieur Charles Pasqua, très connu, mais pas très apprécié de la population locale. C’est ainsi qu’un jeune loup de la politique, Nicolas Sarkozy, maire adjoint posa sa candidature qui fut approuvée.

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La brigade de Neuilly à la fin des années 1970

J’ai été amené à le côtoyer. En sa qualité de maire-adjoint, il avait la responsabilité des établissements scolaires, des maisons de retraite, des crèches et de tous les autres bâtiments recevant du public. De ce fait, durant une période de l’année, il faisait partie de la commission communale de sécurité, composée en outre d’un officier des sapeurs pompiers de Paris, du commissaire de police, du commandant de brigade et de divers ingénieurs de la ville de Paris. Une ou deux fois par semaine, plusieurs établissements accueillant du public étaient inspectés. Il nous arrivait parfois de déjeuner ensemble pour établir le procès-verbal de la visite, et déjà à cette époque, le jeune maire-adjoint ne consommait pas de vin.

À la demande des autorités du parquet de Nanterre, j’avais organisé plusieurs rendez-vous avec ce jeune maire, objet de curiosité. J’étais par ailleurs en contact avec lui au cours de diverses cérémonies, fêtes et autres réceptions organisées par la mairie, et je lui rendais compte, soit par écrit, soit par téléphone des événements importants survenus dans la commune. Il tenait à être informé de tout. À cette époque, je ne pensais pas qu’il serait un jour élu président de la République.

La brigade de Neuilly-sur-Seine avait la particularité de compter dans sa circonscription un grand nombre de personnalités françaises ou étrangères. Aussi, dès qu’une affaire importante était traitée sur le territoire français, nous étions fréquemment sollicités afin de vérifier dans notre fichier des éléments d’état civil ou d’autres informations judiciaires. Un gendarme était même affecté pour contrôler et compléter les fiches modèle 24 gendarmerie. De plus nous détenions de nombreux dossiers concernant les recherches initiales, notamment les individus recherchés sur le plan national en qualité d’insoumis au service militaire.

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La brigade de Neuilly

Durant mon commandement à Neuilly-sur-Seine, je me souviens d’une affaire importante sur le plan national ayant concerné un Neuilléen. Ancien Premier ministre du Shah d’Iran, Shapour Bakhtiar a été victime en juillet 1980 à son domicile d’une tentative d’assassinat qui a coûté la vie à une voisine et à un policier. Le jour des faits, la brigade ayant été avisée de l’attentat, nous étions arrivés sur les lieux presque aussitôt après l’événement. De nombreuses forces de police étaient également dépêchées sur place, notamment le célèbre commissaire Broussard, responsable de la brigade antigang. Il existait sur les lieux une grande pagaille et des personnes circulaient de partout. Devant ce désordre, le procureur de la République de Nanterre me donna comme mission de relever le nom de tous les participants, celui de leur unité et leur fonction dans cette affaire. Le lendemain aux informations, le journaliste parla de la présence de nombreuses forces de police, sur les lieux, mais, en réalité, seuls les gendarmes passèrent à l’image.

La création de la cour d’assises des Hauts-de-Seine à Nanterre, a alourdi notre charge de travail en raison de l’attribution de sa sécurité à la gendarmerie. Normalement, les cours d’assises sont confiées à la surveillance de la Police nationale. C’est ainsi que, chaque année, gradés et gendarmes étaient désignés pour assurer la sécurité des lieux durant les audiences. J’ai ainsi pu approcher de plus près divers magistrats et faire leur connaissance et, notamment, le procureur de la République, les substituts et surtout le président de la cour d’assises, une très forte personnalité et dont je garde de très bons souvenirs. En qualité de responsable du bon déroulement des audiences, j’ai aussi assisté au jugement de plusieurs affaires criminelles (viols, actes de barbarie, vols avec violence, assassinats…).

Une dernière particularité de la brigade de Neuilly-sur-Seine était qu’il ne subsistait sur le fronton de la caserne que les mots « LIBERTÉ » et « FRATERNITÉ ». Dans l’énoncé de la devise républicaine… le vocable « ÉGALITE » n’avait pas résisté à l’érosion du temps. Serait-ce un symbole ? Que d’émotions, d’indignations, de révolte, si claquant au vent, notre drapeau tricolore était imputé d’une de ses couleurs. Pour nous militaires dont un des principaux devoirs était de défendre la Loi et ses trois principes de base, nous avons estimé que l’équilibre avait été rompu.

J’ai quitté le service actif en mars 1988 avec le grade d’adjudant. Je suis titulaire de la médaille militaire, de la croix du combattant et de la médaille commémorative d’AFN avec agrafes (Maroc-Algérie-Sahara). L’un de mes trois enfants, ma fille, est entré à son tour dans la carrière. Adjudante-chef, elle est actuellement adjointe au commandant de la brigade de Champagnole (Jura).

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L’adjudant Florek et sa fille

(1) Le SERM est devenu le Service central d’orientation et de recherches (SCOR).

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