Dossier : banlieues
Une force méconnue, la gendarmerie de la banlieue parisienne dans les années 1920
Benoît Haberbusch
Capitaine
Docteur en histoire,
Service historique de la Défense - DEER
Entre le 31 octobre et le 13 novembre 1927, Jean Pagès rédige pour Le Petit Parisien une série de sept articles intitulés « Il faut assurer la sécurité de la banlieue ». Au cours de cette enquête, le journaliste dresse un constat accablant de la situation à la périphérie de Paris et dénonce l’insuffisance de l’action policière sur ce territoire. Par ailleurs, il émet quelques appréciations intéressantes sur le rôle confié à la gendarmerie de l’époque dans cet espace suburbain.

Vue aérienne de Paris durant l’entre-deux-guerres
Un territoire hostile aux « portes fleuries » de la ville
Durant son reportage, Jean Pagès se déplace dans plusieurs communes de la banlieue : à Drancy, Dugny, Pierrefitte et Gentilly. Cette pérégrination donne lieu à des descriptions qui comportent plusieurs points communs. Le vocabulaire employé, volontiers anxiogène, vise à mieux capter l’attention du lecteur. Le journaliste évoque ainsi le « navrant abandon » de Drancy qu’il qualifie de « ville de la peur ». Concernant le Kremlin, et plus généralement la zone, il n’hésite pas à franchir le pas du grandiloquent en parlant du « septième cercle de l’enfer ». Une nette distinction est, du reste, établie entre la banlieue et la zone qui apparaît comme un espace de non droit.
Au-delà de ces terminologies effrayantes, Jean Pagès tient à signifier l’opposition fondamentale qui existe entre Paris et sa périphérie. Pour mieux appuyer sa démonstration, le chroniqueur emprunte le champ sémantique des explorations, en vogue à l’époque. Malgré sa proximité, la banlieue devient alors un ailleurs mystérieux et inquiétant. Le titre de son premier déplacement, « en pleine jungle suburbaine » annonce déjà ce dépaysement. Le développement consacré à Drancy puise allègrement dans l’imaginaire colonial de pacotille. Jean Pagès compare, par exemple, les artères de la ville à des pistes, « comme on en voit au cœur même de l’Asie ». Il affirme ensuite que la mairie est plus abandonnée des pouvoirs publics « que le dernier douar de Mauritanie ». Enfin, mentionnant la ligne de tramway 51, il soutient que c’est « le seul moyen de transport qui relie la banlieue de Drancy […] au monde civilisé ».(1)
Autre élément récurrent, la composition jugée douteuse de la population des banlieues témoigne du sentiment de xénophobie répandu dans une partie de la presse de l’époque. Certains passages sont parfaitement explicites, à l’image de celui-ci : « Parmi les braves gens de chez nous, nous remarquons cependant une forte proportion de têtes suspectes : repris de justice de toutes nationalités, étrangers qui se sont introduits ici, comme ils ne cessent de s’introduire en France, à la faveur de lois beaucoup trop libérales. […] toute une armée en majorité orientale, qui du fond des tanières où elle est logée, participe aux rêves tumultueux des 400 000 étrangers qui se sont abattus sur la légendaire richesse de Paris, pleins de faim, de rancune et de désir »(2). À propos d’une famille observée devant une roulotte au Kremlin, il écrit : « Et tout ce clan parle une langue sonore qui évoque les rues infectes et crasseuses d’un port du Levant »(3). Voilà ainsi énoncé le « bruit et les odeurs » des étrangers plusieurs décennies avant le retentissant discours du président du RPR en 1991.
L’insécurité publique et routière, les deux plaies de la banlieue des années 1920
Parmi les maux dont souffre la banlieue, Jean Pagès place au sommet la délinquance et la mauvaise circulation. La première calamité évoquée témoigne de l’existence précoce du sentiment d’insécurité lié à la banlieue, surtout la nuit, à « l’heure infâme de la force ». Avec force détails, le journaliste dépeint le sort peu enviable des banlieusards obligés de regagner leur foyer tard le soir. Tels des brebis apeurées, ceux-ci doivent se grouper pour échapper aux prédateurs. « Il y a dans les fondrières, derrière les pans de murs, partout, des rôdeurs à l’affût », prévient le journaliste. Malheur à l’isolé qui se fait attaquer car les fenêtres restent toujours closes. En dehors des agressions, le vol semble faire partie du quotidien. Signe des temps, il n’est pas encore question de voitures volées retrouvées calcinées, mais de rapines perpétrées dans les poulaillers et les clapiers comme à Dugny. Les auteurs de ces méfaits qui ont perdu le sobriquet « d’apaches » ne sont pas encore désignés sous le dénominatif de « sauvageons » ou de « racailles ». L’auteur, pour sa part, opte pour le surnom de « têtes chaudes » ou « fortes têtes ». Toutefois, la forme prise par la délinquance dans cette banlieue encore à demie-rurale se rapproche parfois de celle connue de nos jours. Ainsi, Le Petit Parisien du 3 novembre 1927 mentionne l’arrestation de chauffeurs routiers auteurs de vols de fils de cuivre dans un dépôt des PTT à Vanves(4).

Carte postale de la Belle Époque
En dehors de la délinquance, la circulation devient le problème récurrent de la banlieue de la fin des années 1920. Cette situation résulte du décalage entre l’accroissement de la circulation automobile et l’inadaptation de la voie publique. Jean Pagès explique très bien cette difficulté dans les lignes suivantes : « Pour se rendre compte de son importance, il suffit d’aller prendre son tour, un dimanche matin, dans l’interminable défilé des voitures qui se rendent à Versailles, à Fontainebleau ou ailleurs. La moitié des 300 000 autos qui peuplent la région parisienne traversent ainsi les rues de Paris suburbain, dans l’espoir d’atteindre, au-delà de nos murs noircis et du visage fardé de nos citadines, la région toujours plus éloignée des arbres vraiment verts et des visages naturellement roses. Ces jours-là, la circulation atteint, comme à Villejuif, 700 à 800 voitures à l’heure, 8 000 à 10 000 voitures par jour. Tout le personnel des commissariats, les gendarmes et les gardes champêtres sont alertés pour la surveillance de ces milliers de monstres, trop souvent déchaînés par le caprice d’une petite madame confite en sport ou d’un godelureau plein de l’ardeur des néophytes du volant. Ce déploiement de forces policières, qui favorise d’ailleurs les cambriolages dominicaux dont les appartements de banlieue sont trop souvent l’objet, a surtout comme premier résultat de manifester l’insuffisance numérique des agents de la banlieue. C’est à peine si l’on trouve un gardien sur son chemin au plus important carrefour des villes. Ailleurs, c’est l’absence presque absolue de surveillance »(5).
En fait, selon Jean Pagès, l’insécurité publique et routière de la banlieue prospère avant tout de l’insuffisance et de l’inorganisation des forces de l’ordre. Cela constitue le cœur de son argumentation.
Des gendarmes fantômes parmi des forces policières squelettiques ?
En examinant, la machine policière dans les départements de la Seine et de la Seine-et-Oise, Jean Pagès dresse le constat péremptoire suivant : « La sécurité en banlieue n’est pas assurée ; la police préventive y existe à peine ; la police répressive fait ce qu’elle peut mais la besogne est trop vaste ». Selon lui, cette situation alarmante est en grande partie liée à la carence en matière d’effectifs des forces de l’ordre. Afin de donner plus de poids à sa démonstration, il applique une arithmétique implacable dans sa manchette : « Pendant le jour, il y a un seul agent à Drancy pour 37 000 habitants, 150 lotissements, 500 rues nouvelles. Pendant la nuit : personne »(6). Même lorsqu’ils sont pourvus, les tableaux d’effectif doivent être observés avec vigilance, car il existe souvent un écart important entre les effectifs réglementaires et les effectifs réels. Ainsi, au commissariat de Gentilly, l’effectif théorique est de 2 brigadiers-chefs, 6 brigadiers et 78 gardiens. De ce personnel, il faut détacher d’abord une trentaine d’hommes qui, au titre des congés, des permissions ou des malades se trouvent indisponibles pour la voie publique. Les 48 hommes qui restent sont divisés en quatre sections, les sections A, B, C et D dont la dernière, la section de soutien, vient en renforcement des trois autres seulement pendant le jour(7). Il en résulte que, pendant le jour, les 85 000 personnes habitants les cinq communes dépendant du commissariat de Gentilly sont surveillés par 18 hommes, dont une douzaine environ sur la voie publique, et pendant la nuit, par douze hommes seulement. Cela représente une proportion d’un policier pour 4 500 habitants le jour et 1 pour 7 000 la nuit.

Carte postale de l’entre-deux-guerres
Au manque d’effectifs s’ajoute un manque de cohérence de la force publique. La banlieue se trouve placée sous la surveillance d’une mosaïque de police civile et militaire. La police civile se divise elle-même en police d’État et police municipale. À la première appartiennent les commissaires de police de toute la France, les inspecteurs de la sûreté, les agents de la police mobile et les gardiens de la paix de la capitale ; à la seconde les agents ou gardes choisis par les municipalités, en vertu de la loi de 1884. La police à statut militaire comprend les 670 gendarmes disséminés dans les 129 brigades de Paris et de la Seine, auxquels s’ajoutent les 3 000 gardes républicains. Toutes ces forces concourent chacune au maintien de la sécurité chacune pour sa part, car les lieux où règne entre elles une parfaite collaboration sont assez rares. D’abord pour des raisons matérielles. Comme le résume si bien Jean Pagès, « c’est un enchevêtrement de frontières où il faudrait toute la sagacité d’un joueur d’échecs pour se reconnaître ». De cela résulte une indépendance de fait presque absolue entre brigades et commissariats, indépendance qui s’accroît encore de tous les impondérables qui constituent l’esprit de corps. On se communique tout de brigade à commissariat, mais justement pas les importants renseignements que l’on peut posséder sur la grosse affaire du jour. « L’inventeur » de l’affaire les garde jalousement pour lui. Il ne s’en dessaisira qu’à contrecœur et ne les livrera qu’à la fin. Cette situation rallonge considérablement les délais de procédures.
Concernant l’emploi des gendarmes, « les plus vaillants serviteurs de l’ordre » selon Jean Pagès, le journaliste déplore que leur utilisation soit absorbée par une multitude de tâches administratives, notamment la remise des pièces militaires. Il reconnaît aussi que la gendarmerie est moins richement dotée en moyens de transport que la police et que certains malfaiteurs. L’auteur attribue en partie ce retard au poids des traditions qui ne faciliterait pas le progrès au sein de cette arme.
Le point de vue de l’Écho de la gendarmerie
Quelques jours après la parution des articles du Petit Parisien, un chroniqueur de l’Écho de la gendarmerie publie une partie d’entre eux dans la revue assortis de commentaires, comme celui-ci : « Dans ces pages, au reste fort intéressantes, notre confrère émet sur la gendarmerie quelques appréciations qui méritent d’être citées, les unes parce qu’elles sont justes, les autres parce qu’elles nous semblent… discutables »(8).
L’auteur anonyme de l’article partage effectivement l’avis de Jean Pagès sur plusieurs points. « Il faut reconnaître, en effet, écrit-il, que la gendarmerie est beaucoup moins richement dotée de moyens de transport que la police… et que certains malfaiteurs ; il faut reconnaître aussi que la remise des pièces militaires et d’autres besognes administratives absorbent une grande partie de son temps ». De même, il souscrit à l’analyse du journaliste relative à l’inégalité de la situation pécuniaire des deux forces de police. Cette situation lui inspire, du reste, cette remarque : « Les uns et les autres méritent le même salaire, et il ne faut pas que les gendarmes puissent se dire que d’être payés directement par l’État doit absolument leur valoir une solde inférieure. Les risques sont les mêmes, les services aussi durs, le développement égal. Et le bifteck d’un gendarme coûte aussi cher que celui d’un gardien de la paix !…. »(9)
Toutefois, malgré ces quelques opinions communes, le rédacteur de l’Écho de la gendarmerie reproche au journaliste du Petit Parisien de ne pas avoir suffisamment croisé ses sources en ne puisant ces informations qu’auprès des autorités policières. Cette vision subjective fausserait par conséquent la perception de la situation de la gendarmerie en banlieue.

La capitale possède encore quelques vestiges
de ses anciennes fortifications, comme ici près de « Bercy 2 »,
les « fortifs » matérialisaient la séparation de Paris avec sa banlieue.
Au niveau des missions, tout d’abord, Jean Pagès ne semble pas avoir suffisamment saisi l’importance des charges administratives confiées aux gendarmes de banlieue. Celle-ci est rappelée dans les lignes suivantes : « L’enquêteur, bornant son étude aux questions de sécurité, ignore peut-être que la gendarmerie, si elle a été instituée d’abord pour assurer la tranquillité des honnêtes gens, a non moins légalement d’autres missions. Et la collaboration qu’elle apporte à l’administration des réserves n’est-elle pas aussi une œuvre de sécurité – de sécurité nationale ? »(10).
En matière d’effectifs, les carences observées ne doivent pas faire oublier les succès enregistrés par l’arme. Ils sont évoqués dans ce passage : « Malgré les maladies, les congés et les indisponibilités, les gendarmes prétendent apporter un appoint sérieux à l’œuvre de la sécurité en banlieue. Et si M. jean Pagès pouvait consulter les ordres de la légion et les citations qui accompagnent les gratifications, son opinion serait légèrement modifiée ».
Quant à admettre que la gendarmerie soit « figée dans ses traditions », l’auteur de l’article de l’Écho de la gendarmerie conteste l’opinion de Jean Pagès : « Celui-ci ignore probablement quels progrès a réalisé l’arme, particulièrement au cours de ces dernières années, en matière de liaisons, d’usage du téléphone et des transports rapides, de méthodes de recherches des malfaiteurs, de tactique des barrages, etc. »
Les divergences les plus fondamentales portent sur les relations de la gendarmerie avec la police dans la banlieue, comme le montre le passage suivant : « On se communique tout de brigade à commissariat, excepté… », dit malicieusement M. Jean Pagès. Et il ajoute qu’on n’observa pas la « complète collaboration » prescrite « en haut lieu » entre policiers civils et militaires. Nous devinons bien où il a pris ses informations. Mais l’Écho, qui entend, lui, une autre cloche, serait heureux de savoir si c’est à dessein que l’enquêteur n’a pas écrit : « On se communique tout de brigade à commissariat, et réciproquement » car, enfin, qui dit collaboration dit réciprocité(11). Le rédacteur de l’Écho de la gendarmerie plaide surtout pour que la gendarmerie de banlieue puisse mener seule ses enquêtes à l’image de la gendarmerie de province, notamment celle du Nord qui compte autant d’éléments étrangers que la banlieue. Selon lui, la magistrature est unanime à reconnaître l’excellence du travail de ces brigades. Cela suscite en lui cette double interrogation en guise de conclusion : « Pourquoi, si la gendarmerie de province peut adresser au parquet des enquêtes complètes, la gendarmerie de la banlieue ne serait-elle pas capable d’en faire autant ? Et pourquoi, hors le cas où elle jugerait elle-même l’intervention des agents en bourgeois (en province, elle sait bien, le cas échéant, faire appel à la police mobile), l’enquête qu’elle a commencé ne serait-elle pas continuée par elle ? »(12)
Ainsi, cette série d’articles parus à la fin des années 1920 apporte un éclairage instructif sur la banlieue parisienne. Ceux-ci confirment la précocité des clichés négatifs attachés à cet espace urbain. Mais leur principal intérêt est de mettre en évidence le rôle joué par la gendarmerie départementale aux portes de la capitale. Au sein de la mosaïque policière déployée autour de Paris, les gendarmes assurent les missions, parfois ingrates, qui leur sont confiées. Leurs moyens, moins développés que ceux de la police, tendent à se moderniser. Néanmoins, ces articles n’insistent pas suffisamment sur l’émergence d’une nouvelle force gendarmique installée en banlieue : la Garde républicaine mobile.
(1) Jean Pagès, « Il faut assurer la sécurité de la banlieue », Le Petit Parisien, 31 octobre 1927, p. 1.
(2) Ibid.
(3) Jean Pagès, « Il faut assurer la sécurité de la banlieue, mais aussi de la zone ! », Le Petit Parisien, 7 novembre 1927, p. 1.
(4) « Trois chauffeurs volaient des fils de cuivre dans un dépôt des PTT », Le Petit Parisien, 3 novembre 1927, p. 3.
(5) Jean Pagès, « Il faut assurer la sécurité de la banlieue », Le Petit Parisien, 2 novembre 1927, p. 2.
(6) Jean Pagès, « Il faut assurer la sécurité de la banlieue », Le Petit Parisien, 31 octobre 1927, p. 1.
(7) Les sections A, B, C assurent chacune un service successif de six heures ; la section A, par exemple, prenant, dans les mêmes 24 H, de 6 H à 12 H et de 24 H à 6 heures et ainsi de suite.
(8) « La sécurité dans la banlieue de Paris », l’Écho de la gendarmerie, n°2224, 20 novembre 1927, p. 773.
(9) Ibid., p. 773.
(10) « La sécurité dans la banlieue de Paris », l’Écho de la gendarmerie, n°2224, 20 novembre 1927, p. 773.
(11) Ibid., p. 773.
(12) Ibid., p. 775.