Histoire et Patrimoine des Gendarmes

Dossier : banlieues

Les problèmes particuliers des forces de l’ordre dans les banlieues françaises au XIXe siècle

Laurent Lopez

Docteur en histoire

Chercheur associé au Centre d’histoire du XIXe siècle (Paris I - Paris IV)

et au Centre d’études sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP)


La fin du XIXe siècle voit émerger dans le débat public le thème de l’insécurité de la banlieue et en banlieue. La croissance urbaine pose le problème de l’adaptation de l’organisation des forces de l’ordre à l’évolution socio-économique du pays. La force publique nationale se compose alors de gendarmes nationaux et de policiers municipaux ; en effet, si les commissaires sont recrutés par le ministère de l’Intérieur, leur traitement, en revanche, est à la charge des municipalités. Seules les communes dépassant le seuil démographique des 5 000 habitants sont tenues à l’entretien d’un commissaire. Le personnel subalterne des agents et des éventuels inspecteurs est, quant à lui, de statut complètement municipal. Si on trouve des gendarmes dans toutes les communes de résidence de commissaires, la réciproque n’est pas vraie. Dans les campagnes et dans les petites villes, la gendarmerie est souvent la seule à représenter la Loi. Comment ce dispositif des forces de l’ordre s’est-il adapté, ou non, aux transformations de la banlieue des villes ?

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Le Train, carte postale

Un espace pas totalement urbain et plus tout à fait rural alors en pleine expansion

En fait, dès le début des années 1870, les effets sociaux et démographiques induits par l’industrialisation imposent une réflexion sur la répartition départementale des forces de l’ordre, à l’exemple de cette ville de Saône-et-Loire, en plein pays sidérurgique : « Torcy, que l’on peut considérer aujourd’hui comme un véritable faubourg du Creusot, est habitée en grande partie par des ouvriers de l’usine et les derniers événements nous ont appris que ce ne sont pas les meilleurs et les plus calmes. Aucun d’eux n’ignore que le lieutenant de gendarmerie n’a pas juridiction sur leur territoire et que la police du Creusot ne saurait s’y transporter pour s’y livrer à des investigations. Ceux d’entre eux qui pourraient avoir des raisons de se croire recherchés au Creusot trouveraient là un refuge commode »(1), ainsi que l’écrit, en janvier 1872, le préfet de la Côte-d’Or au commandant de la compagnie de Saône-et-Loire sur la modification des arrondissements du département pour meilleure surveillance de la commune. Une vingtaine d’années plus tard, la banlieue – même si le terme n’est pas employé – bordelaise est l’objet d’une attention aussi inquiète puisque le directeur de la Sûreté générale lui-même veut organiser « sur des bases sérieuses la police dans les communes de Talence, Caudéran et Le Bouscat qui confinent absolument à Bordeaux et se confondent presque avec cette dernière ville […]. Il résulte de cette situation que les communes dont il s’agit sont envahies par des malfaiteurs recherchés ou poursuivis par la police bordelaise et qu’on voit s’y installer des établissements interlopes qui échappent ainsi à toute surveillance efficace ». Et si le haut fonctionnaire demande au préfet de faire appliquer aux maires de ces villes l’obligation de créer un commissariat de police et de voter les crédits nécessaires au traitement du commissaire dans les communes de plus de 5 000 habitants, la plupart des conseils municipaux refusent pour des raisons budgétaires mais également pour des motifs plus politiques ; car avoir un commissaire dans une commune permet au pouvoir central de savoir ce qui s’y déroule.

La banlieue et l’essor de l’image d’un milieu urbain criminogène

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Carte postale de la Belle Époque

Quinze ans plus tard, en 1907, l’arrestation récente d’une bande de malfaiteurs dans la banlieue bordelaise ranime cette problématique sécuritaire territoriale ; aux yeux du sous-préfet à Bazas, l’insécurité dans son arrondissement croîtrait en raison de l’augmentation de la population suscitée par la proximité de Bordeaux et du centre industriel de Langon. L’organisation d’un service de la sûreté serait donc nécessaire pour protéger une ville devenue « un refuge et un point d’opérations pour les malfaiteurs de tous ordres », auquel il faudrait appliquer, selon les termes du sous-préfet de Bazas, « le régime de la banlieue des grandes villes », car « la gendarmerie, malgré son zèle et son dévouement, est impuissante devant tant de méfaits et ne peut faire face à tout ».

Les pétitions réclamant la création de commissariats ou de casernes de gendarmerie en périphérie des villes se multiplient néanmoins, à la faveur de faits divers suscitant de fortes émotions, amplifiées par la presse. Ce mouvement va de pair avec de sévères critiques à l’égard d’une force publique rendue directement responsable du « manque de sécurité dont jouissent […] les habitants de la banlieue de Paris », selon un conseiller municipal, en 1900. Il explique ainsi que l’incompétence des policiers de banlieue et la faiblesse de leurs effectifs ne seraient pas compensées par l’activité de gendarmes « avant tout […] facteurs de l’administration militaire », beaucoup plus préoccupés par les infractions à la police du roulage que par les délinquants dangereux, selon cette appréciation polémique. Puisque la répression apparaît comme un échec dans le débat public, en 1909, une importante circulaire du préfet de police Louis Lépine vise à accentuer la coordination de l’action préventive des forces de l’ordre par des tournées nocturnes concertées entre policiers et gendarmes. Vise-t-elle à faire bonne figure face à ces attaques ? Enregistre-t-elle le souci de lutter contre l’augmentation avérée de la délinquance ou marque-t-elle l’officialisation de pratiques locales déjà répandues et la volonté de les systématiser ? Cette collaboration a, en tout cas, certainement pour vocation de pallier l’insuffisance prétendue d’effectifs qui toucherait la banlieue parisienne, comme le reste de la France. Les restrictions budgétaires du ministère de la Guerre freinent la création de brigades et les municipalités invoquent leur gêne budgétaire pour refuser l’entretien de nouveaux commissaires, quand elles ne suppriment pas purement et simplement le traitement du commissaire existant.

Pour le capitaine commandant les brigades de l’arrondissement de Nice, les effectifs dont il dispose sont très insuffisants en regard de l’activité de ses brigades entre le 1er mai 1906 et le 30 avril 1907 et des nombreuses missions qui leur incombent : « au premier rang de ces obligations, il y a la police judiciaire et administrative […]. Dans quelle mesure les brigades de Nice sont-elles en état de satisfaire à cette obligation dont la stricte exécution a plus d’importance, peut-être dans la région de Nice que partout ailleurs ? ». Les services au parquet constituent 1 450 jours, par exemple, sur un total de 10 207 journées de travail. Or, l’officier estime qu’il reste aux militaires 584 journées disponibles pour les tâches de police préventive et celles de police répressive. Pour comprendre cet état de fait, l’officier expose « dans quelle situation se trouvent les brigades de Nice vis-à-vis de leur circonscription » ; la ville se divise en deux cantons rassemblant près de 137 000 personnes, dont 2 641 sur des communes externes et 28 761 sur la partie non agglomérée de l’ancienne colonie grecque. Parmi les difficultés territoriales soulevées, le capitaine tient à « ajouter que la banlieue de la ville, dont la surveillance incombe à la Gendarmerie, a besoin d’être parcourue par de fréquentes patrouilles, destinées à éloigner les repris de justice et individus de moralité douteuse, rebut de la population de toute grande ville, qui deviendraient vite un danger sérieux pour les hivernants et la population sédentaire. Cette surveillance gagnerait à être plus active qu’elle ne l’est actuellement. Il ne faut pas que la sécurité de Nice et de sa banlieue puisse être suspectée ». En effet, alors que la population des cantons a rapidement triplé, l’effectif des brigades niçoises est demeuré à son niveau de 1860(2). Notons que lorsque les commissaires de police sollicitent des moyens supplémentaires, ils se gardent bien de mentionner la présence et l’action des gendarmes dans leur circonscription pour accentuer la faiblesse de leurs moyens ; la réciproque vaut également car le capitaine argumentant pour la création d’une brigade à pied et une autre à cheval n’évoque la police municipale à aucun moment de son tableau pourtant minutieux(3). Dans cette même ville, où l’on a relevé le rôle indispensable des gendarmes, le commissaire central estimait, quelques années auparavant, en 1901, que « le service de police est insuffisant ; en effet, il m’a été donné de constater l’absolue impossibilité d’assurer pendant la saison d’hiver avec le seul concours du personnel dont je dispose, un service suffisant » ; le rôle policier de la gendarmerie est totalement tu.

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Carte postale de la Belle Époque

Élargissement des compétences territoriales des policiers municipaux, redéploiement de la gendarmerie et… installation du téléphone

Pour pallier ces carences policières dans des cantons urbains en mutation, certains commissaires centraux réclament l’extension de leurs pouvoirs sur les communes limitrophes, comme celui de Bordeaux, qui y voit, en 1894, le moyen commode de poursuivre des anarchistes qui « n’hésitent pas à quitter la ville et à se retirer dans la banlieue pour se soustraire à la filature des agents ». En 1898, le commissaire central de Tours élargit sa juridiction sur quatre communes limitrophes, ce qui suscite l’inquiétude des maires pour leurs prérogatives. Néanmoins, deux ans plus tard, les forces de l’ordre en place dans le département, et en dépit de cette légère réorganisation territoriale, demeurent impuissantes à retrouver un meurtrier ; le procureur de la République à Chinon, même s’il est « bien tard », croit donc nécessaire, « en raison de l’émotion causée par ce crime », de solliciter l’aide d’un policier de la Préfecture de police « pour la découverte de l’auteur d’un assassinat récemment commis à Chinon. Le commissaire de police et la Gendarmerie ont fait vainement tous leurs efforts pour arriver à trouver le coupable ». Mais la mésintelligence surgit alors de cette relation atypique entre le ministère de l’Intérieur et celui de la Justice puisqu’aucun des deux n’accepte de prendre à sa charge les frais entraînés par le transport et le séjour du limier du service parisien de la Sûreté.

Des suggestions d’extension des compétences territoriales des commissaires apparaissent plus précocement encore, dans les années 1880, à une époque où la distinction entre Police spéciale – chargée du renseignement intérieur – et police municipale est plus terminologique que fonctionnelle. En effet, le préfet de la Marne, en 1886, reconnaît que cette différenciation doit être nuancée à Sainte-Ménéhould où « le service de la police municipale est fait par un commissaire spécial ». Les effectifs des commissaires présents dans le département lui semblent notoirement insuffisants et il préconise, par exemple, à Châlons-sur-Marne, d’étendre la compétence de la police municipale aux villes voisines pour obvier à cet inconvénient.

En 1907, un officier de gendarmerie propose l’installation d’une brigade mobile de gendarmerie dans chaque canton, qui s’ajouterait à la brigade déjà présente(4). Cette unité mobile interviendrait pour des missions de maintien de l’ordre à l’intérieur comme à l’extérieur du canton et éviterait ainsi la perturbation du service ordinaire de la brigade sédentaire. Projet sans lendemain, c’est sous la tutelle de la Direction de la Sûreté générale qu’est créée une police mobile le 30 décembre 1907. Celle-ci vise à élargir la circonscription des policiers à plusieurs départements en les autorisant ainsi à poursuivre les malfaiteurs quittant les villes pour leur banlieue et échappant aux gendarmes en passant d’un canton à un autre. Face à des polices qui apparaissent trop sédentaires, la mobilité affichée de cette nouvelle force serait le gage de l’efficacité accrue des enquêtes de ses agents. L’assise cantonale de la gendarmerie paraît alors bien instable alors que les limites des circonscriptions des polices municipales tendent à s’effacer face à la volonté du Contrôle général des services de recherches judiciaires de centraliser l’espace policier national à partir de 1907.

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Carte postale humoristique

Faut-il adapter le territoire à la police ou la police au territoire ? Les différentes réformes menées dans la police et la gendarmerie ont sans doute tenté de répondre à cette interrogation dialectique qui leur était – et leur reste – posée par la question de la sécurité publique, redevenue intérieure ; durant l’entre-deux-guerres, l’organisation des forces de l’ordre sur le territoire et leur adéquation au découpage administratif du territoire fait toujours débat(5). La comparaison entre cantons ruraux et les cantons urbains par ce lien transversal qu’est le milieu hybride de la banlieue permet d’approcher les caractéristiques territoriales locales d’une sécurité publique partagée à l’échelle nationale entre polices et gendarmeries. Cette comparaison, en révélant les modalités concrètes du travail des forces de l’ordre, conduit à une compréhension des relations entre policiers et gendarmes par leur milieu d’exercice.

(1) Lettre du préfet de la Côte-d’Or au commandant de la compagnie de Saône-et-Loire sur la modification des arrondissements du département pour une meilleure surveillance de la commune de Torcy, 26 janvier 1872, AD de la Côte-d’Or, 2 U 36.

(2) En 1886, l’arrondissement de Nice comptait deux brigades à cheval et trois brigades à pied.

(3) Quelques mois auparavant, en octobre 1906, une enquête nationale sur la « situation générale de la police municipale, urbaine et rurale, dans les départements » demandée aux préfets par le ministre de l’Intérieur G. Clemenceau, établissait l’effectif de la police municipale à Nice à cinq commissaires, quinze secrétaires, cent soixante-huit agents, quarante-trois gardes champêtres pour une population alors estimée à 151 000 habitants répartis sur une superficie de 7 192 hectares.

(4) P.-A. Fabre (capitaine), Police rurale et gendarmerie mobile, Paris, Henri Charles-Lavauzelle, 1907, 33 p.

(5) Attaché au cabinet du ministre de l’Intérieur, E.-G. Perrier, dans La Police municipale spéciale et mobile…, propose de reconstituer le corps des commissaires cantonaux ; ils auraient autorité sur des brigades de gardes ruraux (cinq à dix par canton), placés sous leur direction et non celle des maires, p. 238. Cette suggestion porte celle d’une police d’État unifiée dissolvant à terme la gendarmerie.

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