Patrimoine
Les lieux de mémoire de la gendarmerie dans la première moitié du XIXe siècle
Frédéric Erzen
La découverte du passé de la Gendarmerie nationale ne se limite pas seulement aux archives, aux photographies ou même aux objets de collection. L’héritage laissé par cette institution prend des formes variées qui témoignent de la richesse de son histoire et de son empreinte dans la société française. La place occupée dans l’imaginaire populaire, de Guignol aux assiettes, en passant par les jouets et les jeux, illustre bien cette présence. Le paysage français est aussi marqué par des lieux de mémoire manifestant les grandeurs, les drames ou parfois de la vie quotidienne des gendarmes. Ils nous éclairent tant sur l’action que des militaires de l’Institution que sur la perception que pouvaient en avoir les collectivités ou l’État. Derrière ces lieux, il y a aussi et surtout des hommes, des parcours et des destins, trop souvent funestes, sur lesquels il convient de s’arrêter pour leur rendre hommage. Ces vestiges du passé sont parfois menacés de disparition, faute d’être connus et reconnus. La Délégation au patrimoine culturel de la Gendarmerie nationale a entrepris leur recensement afin de conserver la trace de cet héritage historique.

Plaque commémorative des morts de la gendarmerie en Algérie
Les lieux de mémoire antérieurs au XIXe siècle sont particulièrement limités. Certains toponymes ou quelques inscriptions ont un lien plus ou moins direct avec la maréchaussée. Ainsi à Paris, le palais de Justice, édifié au XIIIe siècle, a conservé dans la pierre une inscription relative à la salle des « gens d’arme ». La Conciergerie conserve aussi un morceau de la Table de marbre de la connétablie qui a été reproduit au musée de la gendarmerie à Melun. À Ségur-les-Villas (Cantal), une Croix du gendarme date du XVIIe siècle. À Vezelay (Yonne), un bâtiment porte encore la trace de l’inscription « Hôtel de la maréchaussée » remontant au XVIIIe siècle. Toutefois, ces exemples ne révèlent pas véritablement une volonté de commémoration au profit de l’institution. Ils témoignent plutôt de la préservation plus ou moins fortuite de vestiges du passé ayant traversé les siècles sans avoir été détruits.
Les premiers hommages destinés de la gendarmerie débutent véritablement à l’aube du XIXe siècle. Il s’agit alors d’honorer la participation des gendarmes à des événements politiques ou nationaux ou, plus modestement, à des actions d’éclat dans le cadre du service des brigades. Dans le premier cas, la commande émane du plus haut niveau de l’État. Dans le second cas, elle vient des autorités locales.
Deux figures éminentes de l’institution ont été mises en valeur par l’État au début du XIXe siècle : le maréchal Moncey et le colonel Raffé. Le premier a joué un rôle de premier plan dans l’histoire de la gendarmerie. Le second a été honoré en raison d’un événement dramatique survenu en 1835. Premier inspecteur général, le Maréchal Moncey s’est imposé naturellement comme une figure éminente de la gendarmerie du Ier Empire. Bon-Adrien Jannot Moncey est né en 1754. Il a vécu dans le Doubs avant de contracter un engagement à l’âge de quinze ans et de devenir officier en 1779. Participant aux combats des Pyrénées, il est nommé général le 18 février 1794 (30 pluviôse an II). Devenu général de division la même année, il prend le commandement de l’armée des Pyrénées occidentales où il se distingue en remportant d’importantes victoires dont la plus éclatante est la prise de Bilbao qui décide le royaume d’Espagne à demander la paix en juillet 1795. D’obscures accusations l’éloignent de la carrière des armes de 1797 à 1799. Sa participation au 18 brumaire an VIII lui permet de réintégrer l’armée et de poursuivre une carrière exemplaire.

Aux Invalides, c’est une plaque qui honore le souvenir du colonel Raffé, mort le 28 juillet 1835, avec dix-huit autres victimes dont le maréchal Mortier, lors de l’attentat organisé par Giuseppe Fieschi contre le roi Louis-Philippe. Né en 1779, Jean-Noël Raffé effectue plusieurs campagnes contre les coalisés, avant de rejoindre en 1802 la gendarmerie où il sert à la compagnie des Deux-Sèvres puis dans le Cher et l’Ardèche en qualité de sous-officier, puis d’officier. Il participe à la guerre d’Espagne où il obtient ses galons de lieutenant. En janvier 1814, il est affecté sur Paris, ville qu’il ne quittera plus. À l’occasion des Cent-Jours, il est fait capitaine (avec de rang de chef d’escadron) sur le champ de bataille de Waterloo. La Restauration n’arrête pas sa carrière militaire. Après avoir été lieutenant-trésorier, il retrouve ses galons de capitaine en 1820. En 1830, il est confirmé dans ses galons de chef d’escadron avec effet rétroactif depuis 1815 et obtient dans la même décision ceux de lieutenant-colonel. Il prend alors le commandement de la 1re Légion de Paris. Le 28 juillet 1835, il meurt dans cet attentat de Fieschi.
On constate que dans ces deux cas, ce sont des carrières individuelles qui sont consacrées et non la gendarmerie, cette dernière ne bénéficiant que par incidence de la lumière éclairant ces deux destins. Un autre monument occupe une place particulière et même s’il est très postérieur au XIXe siècle, il mérite un intérêt particulier puisqu’il évoque le rôle méconnu des gendarmes pendant la campagne de 1814. Il s’agit du monument de Montereau-Fault-Yonne, situé sur la route de Melun. Réalisé en pierre de Souppes-sur-Loing, localité voisine, d’après une maquette du sculpteur et garde républicain Conrad, il est constitué d’un socle et d’une stèle avec un médaillon central représentant deux gendarmes à pied du Premier Empire, surmonté de l’aigle impérial. Une inscription nous éclaire sur sa signification : A la gloire du bataillon de gendarmes du capitaine Dourtre. Montereau. Le 18 février 1814. En effet, il s’agit du monument honorant le souvenir des gendarmes, et de leur chef, ayant participé à la bataille de Montereau. Inauguré le 30 juin 1962 par le Premier ministre, ce monument vient rappeler les sacrifices consentis par l’Armée française et plus particulièrement les gendarmes lors de la campagne de France.

Cérémonie d’inauguration du monument de Montereau,
par le Premier ministre Georges Pompidou, en juin 1962
À côté de ces grands hommages, d’autres lieux, plus discrets, moins connus, évoquent l’action quotidienne des gendarmes. Réalisés soit à l’initiative des pouvoirs publics, soit de leurs camarades, ils indiquent aux passants le rôle et le prix payé par l’Institution pour assurer la sécurité des biens et des personnes. La plus ancienne de ces marques identifiée est une stèle située à Montsalvy. Elle indique aux passants, sur la voie publique, qu’au lieu-dit Polvrières, les gendarmes Auzolles et Acier de la brigade de Saint-Martin ont été assassinés en service le 9 mars 1800. Rien ne permet de connaître les circonstances de leurs morts. D’autres collectivités au moins viennent, au cours du siècle, distinguer l’action des gendarmes. À Aix-en-Provence, au sein du cimetière Saint-Pierre, une stèle surmontée d’un lion couché rappelle le souvenir du gendarme Pierre Pécot, tué en 1852 par un braconnier. Ce monument funéraire a été élevé par la municipalité. À Breteuil-sur-Iton, c’est Louis-Stanislas Métayer, commandant la brigade, qui bénéficie d’une concession perpétuelle au cimetière pour avoir trouvé la mort en service commandé le 1er novembre 1848 à Condé-sur-Iton face à un braconnier, Louis Royer. À Fourneaux, une Stèle commémorative est située au lieu-dit Sarron. Cette stèle est composée d’une pierre tombale surmontée d’une croix portant l’inscription « À la mémoire de Faure et Duchassin – 26 mai 1853 ». Érigée par la municipalité de l’époque, elle honore la mémoire de ces deux gendarmes, tués en service commandé dans une embuscade. Pascal Faure est né à Lettres le 21 septembre 1805 à Lettres. Entré au service au 5e régiment de cuirassiers le 1er juin 1826, il y devient brigadier le 4 novembre 1827, puis maréchal des logis en avril 1831. Il poursuit sa carrière jusqu’en juillet 1842, date à laquelle il est admis comme gendarme à cheval. Affecté à la brigade de Saint-Symphorien-de-Lay, compagnie de la Loire lors de sa mort, il était père de quatre enfants. Il a été assassiné par trois individus accusés de vol, qu’il venait d’arrêter et qu’il transférait. François Duchassin est né le 16 septembre 1807 à Crécysur-Somme. Au mois de septembre 1826, il remplace son frère pour servir au 10e régiment de dragons. Il quitte le service actif en décembre 1834, après avoir servi en Belgique. En mai 1835, il est admis en gendarmerie où il sert jusqu’en février 1847, en Haute-Loire, date à laquelle il est rayé des contrôles. Il est réintégré dans l’Institution en mars 1851 et trouve la mort avec son camarade dans les circonstances cités. À Saint-Venant, c’est une plaque qui a été apposée par les habitants sur la tombe du gendarme Charles Foutreyn. En effet, ce dernier est mort en service en procédant à l’arrestation, le 4 février 1859, d’un aliéné qui menaçait sa femme et ses enfants. Sur son tombeau, une mention indique que « L’administration du département, le maire et les habitants de la cité et du canton ont élevé ce monument ». Pour le préfet, sa mort fut exemplaire car « celui dont nous déplorons la perte était véritablement un homme de bien, un de ces hommes rares qui, placés entre la mort et le devoir, n’hésitent pas un instant à sacrifier leur vie et cela naturellement sans bravade et sans ostentation ; un soldat enfin qui après une vie exempte de reproches, est mort en héros, victime volontaire de son courage et de son dévouement ».
En métropole, ces hommages restent épars et occasionnels. En revanche, en Algérie, cette pratique est devenue plus systématique et l’on peut suivre cette aventure coloniale au travers des plaques commémoratives. La plus ancienne plaque date de 1830, année même du débarquement du corps expéditionnaire français à Sidi-Ferruch. Elle honore la mémoire du gendarme Segent, tué le 26 novembre 1830 près Blida. Une deuxième plaque indique : « Gendarme DELAFOSSE, gendarme à KOUBA, tué le 18 septembre 1832 au cours d’un engagement de son poste contre un parti arabe ». Il ressort des archives que ce dernier est né le 13 juillet 1799 à Aumale (Seine-Inférieure). Il entre au 4e régiment de cuirassiers le 4 février 1827, comme remplaçant de Malet François du contingent de la classe de 1825 du département de la Seine Inférieure. Le 30 juillet 1830, il rejoint le 6e Lanciers, au sein duquel il devient brigadier le 21 septembre 1830. Il est alors affecté en Afrique le 1er juin 1831. Un an plus tard, il devient gendarme à cheval à la Force publique de l’armée d’Afrique. C’est avec elle qu’il est tué le 18 septembre 1832. Le rapport indique que Delafosse « a été tué [le 18 septembre 1832] à cinq heures du matin, près du camp de Koubah, où il avait été envoyé avec le gendarme Lacoste par le brigadier Godard, comme d’habitude, pour recueillir des renseignements sur les mouvements de l’ennemi et protéger l’arrivage des denrées apportées au marché d’Alger par les Arabes, arrivés au milieu du vallon qui sépare le camp retranché de Koubah du blocos (sic.) de gauche, ils ont aperçu une centaine de Bédouins débouchant par le chemin du gué de Constantine, que voyant que c’était l’ennemi, ils ont crié « qui vive » et qu’à ce cri deux fois répété les Bédouins ont répondu par plusieurs coups de fusil auxquels les gendarmes ont riposté par un coup de carabine et trois coups de pistolets, puis tournant bride, ils regagnaient au galop le Koubah, mais que l’ennemi rejoignit au galop le gendarme Delafosse et le massacra (sic.). Il a reçu une balle à la poitrine et plusieurs coups de sabre sur la tête. Le gendarme Lacoste n’a du son salut qu’à la rapidité de son cheval ».
Dans les premières années, deux autres gendarmes meurent en service et sont honorés : Leveque, tué à Douera en 1835 et Villedieu, tué en 1839. À la fin de la colonisation, d’autres gendarmes continuent d’allonger la liste des victimes du devoir. Ainsi, une plaque collective d’une unité rend hommage à Clémenti, Maréchal des logis, tué à Boufarik, le 3 juillet 1839 et à Monestier, gendarme, tué en 1840 aux environs de Boufarik. Cependant, cette dernière plaque étant collective on ne saurait dire qu’elle a été apposée pendant la période. Une autre plaque collective consacre la mémoire de Duman, mort en 1849.
Les cimetières conservent parfois la trace de ces anciens gendarmes. Ainsi, à Saint-Vincent-de-Dax, la famille du gendarme Seinpee a érigé une stèle sur sa tombe en indiquant « Ci-gît Seinpee Dominique, soldat de 1786 à 1816. Chevalier de l’Empire aussi brave dans les combats que modeste après la victoire. Passants, priez pour lui ». Cette stèle honore le souvenir de ce gendarme né le 18 juillet 1766 à Dax. Engagé en 1785, et non 1786, comme soldat au régiment de Languedoc, il est caporal en 1788 et sergent en 1791. Il participe aux campagnes de la Révolution et de la République aux armées du Rhin et du Nord, et de l’Ouest. Fort de la confiance de ses chefs, le 22 septembre 1797, il devient gendarme à cheval. Affecté dans le département de la Mayenne, il se distingue rapidement dans l’arrestation des bandits Rochambeau et Laimable. En 1808, il rejoint le département des Landes. Il y sert jusqu’au 19 novembre 1815, après 30 ans et 8 mois de service.
Les lieux de mémoire ainsi mentionnés témoignent de la sympathie de la population à l’égard des gendarmes. Néanmoins, il existe d’autres lieux de mémoire marquant, eux, une rupture entre certains Français et la gendarmerie. Les monuments de Bédarieux ou de Lapalisse transmettent la mémoire de la résistance républicaine face au coup d’État de 1851, pendant lequel de nombreux Français ont été victimes du soutien des gendarmes au Prince Louis-Napoléon, ainsi que dans ces deux communes plusieurs gendarmes.