Histoire et Patrimoine des Gendarmes

J’y étais…

Souvenirs du général Gérard Charlot sur l’opération de Plogoff (1980)

Ronan L’Héréec

Aspirant,

Service historique de la Défense – Département de la Gendarmerie nationale


Au début de l’année 1980, une grande agitation règne à Plogoff dans le Finistère. La perspective de la construction d’une centrale nucléaire à proximité de la pointe du Raz provoque la contestation d’une partie de la population locale. Les troubles les plus violents se produisent lors de l’enquête d’utilité publique, organisée du 31 janvier au 14 mars 1980 à Plogoff et dans les environs (Goulien, Cléden-Cap Sizun et Primelin).

Face aux manifestations qui rassemblent jusqu’à cinq mille personnes, onze escadrons de gendarmes mobiles sont déployés. Le général Gérard Charlot, alors commandant du groupement de gendarmerie du Finistère, revient sur les particularités de ce maintien de l’ordre en milieu rural lors d’un entretien accordé le 30 janvier 2009.

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Les opposants au projet nucléaire de Plogoff face aux gendarmes mobiles

Étiez-vous conscient de l’ampleur de la mobilisation au sein de la population ?

À mon arrivée dans le Finistère, je savais qu’il allait y avoir des problèmes antinucléaires et j’en sortais, ayant été à Creys-Malville. Donc, j’étais complètement mobilisé(1).

Cependant, mon premier souci, quand je suis arrivé à Quimper, c’était la chienlit paysanne. Il n’y a pas d’autre mot. Les cultivateurs se colletaient avec les salaisonniers qui achetaient des jambons en Hollande. Ils arrêtaient les camions et vidaient la viande dans les fossés. C’était la bagarre tout le temps. Quand le préfet est arrivé, notre premier objectif a été que cela cesse, ce qui n’a pas été facile. Il y avait aussi des mobilisations contre les conserveurs finistériens qui achetaient des poissons aux Anglais. Donc, l’ambiance était plutôt agitée dans le Finistère. Ensuite, s’ajoutait là-dessus la question des trains. La SNCF supprimait des gares. Il y avait des trains pris d’assaut, comme au temps du Far West. En arrière-plan, se profilait déjà l’enquête qui allait se dérouler. J’étais conscient que c’était mon effort principal. En tant que Breton des Côtes-d’Armor, je connaissais le tempérament des Finistériens et savais bien que la mobilisation n’allait pas être une partie de plaisir.

Comment avez-vous préparé cette opération ?

Avant l’action, il y a un préambule long mais essentiel. Toute la préparation est aussi importante que l’action. Si l’affaire n’est pas bien préparée, l’action est foireuse.

On était tous mobilisés. On avait des discussions avec le préfet et assez tôt on s’est dit qu’il nous faudrait des moyens importants. Ayant un bon contact avec la Direction où j’avais déjà passé plusieurs années, je me suis dit qu’il faudrait que les commandants de groupement de mobile susceptibles d’intervenir à Plogoff viennent y faire une reconnaissance. J’avais fait des fiches pour leur montrer les difficultés du terrain, les spécificités géographiques avec les petites routes, les petites murettes. J’ai fait venir au moins trois commandants de groupement potentiels. Il y a eu Caradec, Beaudonnet et puis finalement Deiber qui sont venus passer 48 heures à Quimper. On s’est baladé en civil sur le Cap pour repérer les lieux.

Ensuite, ma formation militaire m’incite à avoir une méthode de raisonnement quand j’ai un problème à régler. On a donc fait de la M.R.T [Méthode de raisonnement tactique]. D’abord, on analyse le terrain, l’adversaire, ses moyens, ses modes d’action, ce qu’il peut faire pour empêcher l’exécution de la mission, en envisageant tous les cas de figure. Ensuite, on détermine ce qu’il faut faire pour que la mission soit quand même exécutée, pour contrarier l’adversaire et on mesure les moyens nécessaires pour cela. Une fois ces moyens définis, il y a des contingences, de la logistique à mettre derrière. Tout cela constitue un canevas qui se traduit dans un document par une idée de manœuvre. Celle-ci a été prise en compte par le préfet qui l’a agréée après quelques correctifs.

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Le déploiement de la gendarmerie mobile lors de l’affaire de Plogoff

On avait la chance de travailler en confiance avec le préfet du Finistère, Pierre Jourdan, qui était tout à fait déterminé. On avait eu, tous les deux, à traiter des problèmes de maintien de l’ordre difficiles avant Plogoff. Il savait que je n’exagérais pas les risques et que si je mettais en œuvre des moyens importants, c’était justifié.

Le dispositif mis en place, fruit de nos réflexions, comprenait deux PC. [Postes de commandement]. Un P.C avant essentiellement composé de gendarmes mobiles avec un renfort de la gendarmerie départementale pour les renseignements et un P.C arrière à la préfecture assurant la liaison avec le préfet par l’intermédiaire d’un réseau radio afin qu’il soit parfaitement informé de la situation du terrain et que les escadrons puissent si besoin lui demander une réquisition.

Quel était le rôle des gendarmes mobiles dans cette affaire ?

La démarche des gens de Plogoff était de nous empêcher d’arriver sur les lieux. Ils barraient les routes. Il fallait donc tous les matins dégager des obstacles sur les routes d’accès aux communes pour faire passer des patrouilles. D’abord tout seul et ensuite avec la section du Génie(2).

Le premier jour notamment, au démarrage de l’enquête, l’opération a été vraiment difficile à monter. Tous les axes étaient coupés. Il a donc fallu prendre différents itinéraires et les dégager, non sans difficultés, avec des VBRG [Véhicules blindés à roues de la gendarmerie] pour arriver sur les lieux d’emplacement des mairies annexes.

Ensuite, une fois arrivés sur les lieux, il fallait nettoyer ces emplacements quotidiennement encombrés. Une fois les mairies annexes ouvertes, on en assurait la protection. Il fallait aussi garder libre l’accès aux routes, surveiller nos arrières et faire des relèves car la mission était longue.

L’effort principal portait sur Plogoff qui était le noyau dur. Cependant, les autres communes du Cap Sizun bien que plus calmes restaient solidaires et on ne pouvait pas les négliger. On devait les traiter tous les jours avec la même intention car l’enquête devait bien se dérouler partout.

Quel était l’état d’esprit des gendarmes mobiles ?

Il y avait des tensions avec les locaux. Ils en entendaient des vertes et des pas mûres notamment de la part des femmes de Plogoff, qui étaient assez vociférantes et souvent grossières. Ils recevaient des cailloux. Malgré cela, ils sont restés très professionnels et sereins. Je n’ai pas vu de réactions épidermiques.

Cependant, il y a eu des emplois de la force. Ils se sont dégagés une ou deux fois à la grenade lacrymogène. Il y a eu aussi, une nuit, un usage de grenade offensive (OF) par l’escadron de Pontivy.

En effet, au début, on sortait la nuit. On faisait circuler un escadron pour voir un peu ce qui se passait. Je leur avais dit de ne pas se laisser piéger et de se dégager en cas de problème. Et donc, une nuit, l’escadron de Pontivy a été obligé de se dégager à l’OF non pas sur réquisition mais en s’appuyant sur la loi. C’est à partir de là que j’ai fait cesser les balades nocturnes d’escadrons dans le Cap.

Quel est votre sentiment sur le rôle joué par la presse dans cette affaire ?

Si sa fonction est fondamentale, j’estime que la presse joue un jeu dangereux dès lors que les journalistes emploient des mots complètement inadaptés à la situation. À Plogoff, ils nous présentaient comme une troupe d’occupation. Je leur disais : « Ce sont des gendarmes que vous voyez tous les jours… ce sont des Bretons… il y a 80 % de Bretons parmi eux. Qu’est-ce que vous êtes en train de me raconter ? Ce n’est pas l’armée d’occupation, ce n’est pas la Gestapo… Donc, vous employez des mots faux et dangereux ! » En effet, c’est à travers des propos comme ceux-là que la situation aurait pu dégénérer.

Les journalistes ont fait monter la température. Sans doute la violence aurait été beaucoup plus facile à maîtriser si nos braves gens de Plogoff n’avaient pas vu leurs trombines tous les matins dans le journal. On n’a jamais refusé la présence des journalistes. On a joué le jeu tout en leur disant : « vous allez partout où vous voulez. Mais, restez raisonnables ». Et ça, ça n’a pas toujours été le cas.

Avez-vous redouté que la situation ne dégénère ?

Ça pouvait dégénérer à tout moment. On a même retrouvé une espèce de cocotte-minute avec des explosifs sous un ponceau. On savait aussi qu’ils se baladaient la nuit avec des fusils de chasse à l’épaule. La situation était donc délicate. C’est pourquoi mon rôle a toujours été de faire baisser la température.

Tout au long de l’enquête j’ai gardé le contact avec les opposants et notamment les maires. J’ai rencontré presque tous les jours le maire de Plogoff, Jean-Marie Kerloc’h, pour faire le point avec lui. Je lui disais toujours la même chose : « Vous êtes le maire. D’accord les gens manifestent. Mais imaginez que demain on ait deux morts. Dans quel état serions-nous vous et moi ? Donc, il faut empêcher ça ».

Mon but, comme celui du préfet, n’était pas de faire la guerre mais de faire une enquête. Il ne fallait pas se tromper d’objectif. La situation a été parfois tendue mais il ne s’est rien produit d’irréversible.

Quel était votre sentiment sur la possibilité de procéder à des arrestations parmi les manifestants ?

Le but de la mission n’était pas de faire des arrestations. Ma démarche propre a été jusqu’au bout d’essayer de l’éviter. On était toujours sur le fi l du rasoir. Il fallait laisser s’exprimer un peu la vindicte en essayant d’éviter que cela ne dégénère. Ma hantise était qu’on fasse monter la température et que cela se termine par des coups de feu. C’est pourquoi j’ai arrêté les opérations nocturnes.

Mais d’un autre côté, j’avais le préfet et les gendarmes mobiles qui disaient : « On se fait insulter, bafouer tous les jours. Ils se foutent de nous. On ne peut pas rester comme ça. On ne va pas se laisser écraser ». Donc, il y avait une volonté que je comprenais très bien de réagir… C’est pour cela qu’on a monté l’opération avec l’escadron para qui a été la seule destinée à faire des arrestations. J’étais réservé jusqu’au bout. Mais, j’ai consenti. Dieu merci ça n’a pas dégénéré. Mais cela a été à deux doigts(3).

En outre, c’est toujours difficile d’arrêter ceux qui sont vraiment impliqués et de récolter des preuves de cela. D’où l’importance des officiers de police judiciaire qu’on avait mis avec tous les escadrons. Il ne s’agissait pas d’arrêter des gens sans constatations. On leur avait donné des moyens en appareils photo et en caméras pour qu’ils produisent des tirages qui seraient autant d’éléments de preuves devant la justice. La vraie difficulté venait de la fragilité de la constatation des infractions.

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Pouvez-vous évoquer le procès des manifestants arrêtés à Plogoff(4) ?

Les gendarmes et notamment les mobiles n’étaient pas habitués à témoigner ou à rendre compte devant un tribunal. Ils étaient désorientés. Alors qu’ils auraient dû être sinon en situation de force au moins de calme devant le tribunal puisqu’ils représentaient la loi, ils n’étaient pas à l’aise, surtout avec des avocats un peu agressifs comme c’était le cas. Cela montrait bien qu’il fallait habituer nos gendarmes mobiles à exposer devant un tribunal afin d’éviter notamment qu’ils arrivent avec un bout de papier, ne sachant pas comment faire.

Le jugement à Quimper a été houleux… Mais, au bout du compte, cela a été un jugement de conciliation parce que c’était la seule solution intelligente à trouver.

Quel était votre sentiment sur l’évolution potentielle de la crise avant l’abandon du projet(5) ?

Je n’étais pas spécialement rassuré en imaginant qu’on ait un chantier qui commence. D’abord, il faudrait protéger un périmètre non seulement avec des barbelés, mais aussi avec des hommes pour éviter que les engins, les matériels présents sur place ne soient sabotés tous les jours. Il faudrait aussi garder les axes libres à la circulation. Donc, je me disais que cela allait être une opération très lourde s’inscrivant dans la durée. Vraisemblablement, on aurait à subir un harcèlement assez dur avec toujours la même préoccupation… que la situation ne dégénère pas.

Quel bilan tirez-vous de cette opération ?

Comme je me disais à l’époque, il n’y a que des Français pour faire ça. Cette enquête d’utilité publique dans un milieu hostile pour respecter des conventions, des procédures en prenant le risque d’avoir des morts… C’était une anomalie. L’État n’aurait pas dû persister dans des procédures classiques, inadaptées à la dureté du milieu et de la revendication. Elles auraient dû être modifiées. Néanmoins, on peut dire que globalement l’opération n’a pas mal fonctionné.

Les avancées et réflexions dans la gendarmerie mobile ont toujours été la conséquence de maintiens de l’ordre importants ou difficiles. À ce titre, Plogoff a été un enseignement fondamental pour la logistique et les transmissions.

En effet, la logistique gendarmerie mobile était celle de l’escadron. On lui dit où il se déplace et il arrive avec ses moyens. Il a son popotier, ses cuisiniers. Il sait s’organiser. Mais là, ce n’était plus possible comme ça. On s’est alors tourné vers l’autorité militaire qui nous a apporté des moyens supplémentaires, notamment le soutien de la section du Génie. Mais, tout cela manquait de souplesse.

Il fallait aussi loger les escadrons. Quatre escadrons ont ainsi été logés au petit séminaire de Pont-Croix qui avait l’avantage d’être bien placé, assez protecteur et juste en arrière de la zone d’action. Les autres hébergements se trouvaient plus loin de notre point d’application dans des centres de vacances. Cela exigeait des délais et compliquait les choses. Certains escadrons se sont fait un peu caillasser. Leurs cantonnements ont été pris à parti en leur absence. On a tenté d’entraver leur retour.

Les transmissions aussi ont été difficiles. On avait des postes tout à fait sommaires et des réseaux de transmission inadaptés à ce genre de situation. Sur le moment, il a fallu trouver des palliatifs. On a notamment été obligés de créer des relais provisoires sur des points hauts pour essayer d’avoir une couverture pour toutes les unités sur zone afin qu’elles puissent accrocher leur chef et la préfecture.

Ensuite, en 1981, je suis reparti à la Direction comme chef du bureau Emploi et ma première démarche importante a été de remettre en chantier les instructions sur le maintien de l’ordre en zone rurale. J’ai tiré les enseignements de Plogoff à ce moment-là et cela s’est traduit par un certain nombre d’évolutions. Ainsi, on a essayé de corriger les insuffisances, de tirer des leçons sur le plan des transmissions et de la logistique, notamment quand des effectifs importants sont déplacés.

Sur un plan personnel, quelle image en conservez-vous ?

Pour moi, cela a été à la fois difficile mais passionnant. D’ailleurs, dans la vie, seules les choses difficiles sont passionnantes. J’en retire également une leçon, toujours la même dans ces moments difficiles. C’est qu’il faut rester calme. Le chef confronté aux difficultés doit avoir pour principale qualité de rester lucide et calme. Il ne doit pas se laisser enthousiasmer, s’agacer en se disant : « Qu’est-ce que c’est que ces agressions ? L’État, le drapeau tricolore sont bafoués… ». Je pourrais citer beaucoup d’exemples de carrières significatives où souvent les politiques, y compris au plus haut niveau, s’emportent… « Ce n’est pas possible, on ne peut pas tolérer… ». Et bien si, justement, il faut tolérer. La grande leçon de tout ça, c’est qu’il faut se montrer calme et tolérant. On est parfois acculé à prendre des mesures difficiles ou graves. Mais, il ne faut pas les chercher et essayer au maximum de les éviter.

(1) Le 31 juillet 1977 à Creys-Malville (Isère) de violents affrontements opposent les forces de l’ordre (seize escadrons de gendarmes mobiles et treize compagnies de C.R.S, soit près de 2700 personnes) à 20 000 manifestants opposés à la construction de la centrale Superphénix. Le bilan se solde par un tué parmi les manifestants et des centaines de blessés.

(2) Les gendarmes ont pour mission d’assurer la protection des « mairies annexes », camionnettes utilisées comme bureaux de consultation des dossiers d’utilité publique en raison du refus des élus locaux de les accueillir dans leurs mairies.

(3) Le 29 février 1980, une opération est organisée, avec le soutien des gendarmes parachutistes de Mont-de-Marsan au cours de laquelle onze personnes sont arrêtées.

(4) Un procès se tient à Quimper le 17 mars 1980 ; il aboutit à un jugement d’apaisement. 6000 sympathisants provoquent néanmoins de nouveaux affrontements avec les forces de l’ordre.

(5) Une des premières décisions du gouvernement de François Mitterrand, nouvellement élu président de la République, est d’abandonner le projet le 17 juin 1981. Il en avait fait une promesse de campagne.

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