Portrait
Robert Citron, un gendarme à la rencontre de la culture Kanak
Benoît Haberbusch
Capitaine
Service historique de la Défense – Département de la Gendarmerie nationale
Gilles Dagneau a réalisé récemment un documentaire sur le parcours étonnant du gendarme Robert Citron qui a servi en Nouvelle-Calédonie dans les années 1950 et 1960(1). Rien ne semblait au départ prédisposer ce sous-officier d’origine modeste à se distinguer de ses camarades envoyés sur le « Caillou ». Pourtant, le gendarme Citron a produit, avec sa caméra, des documents d’une exceptionnelle qualité qui ont acquis, au fi l du temps, une véritable valeur ethnographique.
Un début de carrière discret

« Je suis né le 11 juin 1920, raconte-t-il, dans l’Allier au lieu-dit ″La Petite-Marche″ à vingt kilomètres de Montluçon. Mes parents étaient pauvres. Mon père, mutilé, avait une pension de famille. J’ai passé mon certificat d’études et après j’ai commencé à travailler. J’avais treize ans. J’ai appris beaucoup avec le vieil homme qui m’avait loué comme domestique de ferme à greffer les arbres par exemple. Si j’avais eu les moyens, j’aurais sans doute été fermier. J’aimais la terre ».
L’impossibilité de vivre de l’agriculture conduit Robert Citron à envisager une solution souvent retenue par les jeunes gens tels que lui : l’engagement dans l’armée. « Je suis devenu gendarme, explique-t-il. J’ai commencé par un stage de six mois, puis en juin 1946 j’ai été affecté en Indochine où je suis resté deux ans et demi.
L’endroit où je me trouvais était calme mais ailleurs, il y avait parfois des troubles et des gendarmes sont morts.
Après une période en France, durant laquelle je me suis marié, j’ai demandé une affectation en Nouvelle-Calédonie. À l’époque, c’était assez difficile de l’obtenir, c’était une destination très demandée […] Ma femme et moi, qui avions vécu un drame personnel en perdant notre premier enfant, voulions fonder une famille. Nous savions qu’en Nouvelle-Calédonie il n’y avait pas de paludisme ou de maladies comme ça. Nous y sommes arrivés en 1956 ».
Comme le remarque le réalisateur Gilles Dagneau, les gendarmes affectés en Outre-Mer ne bénéficient d’aucune formation spécifique. Avec un niveau d’instruction élémentaire, ils doivent pourtant affronter les réalités locales et faire respecter la loi française. Le voyage en bateau jusqu’à la Nouvelle-Calédonie est long : il dure un mois. Quand Robert Citron et sa famille débarquent à l’Île des Pins, au sud de la grande terre calédonienne, il est totalement ignorant des traditions kanaks.
La découverte de l’âme kanak à travers l’objectif

Avec sa Paillard-Bollex, il commence naturellement par filmer son entourage, sa femme et ses deux petites filles. Mais son œuvre dépasse rapidement la sphère familiale pour s’étendre à la société kanak environnante. Contrairement aux Blancs qui s’intéressent peu aux « indigènes », Robert Citron se montre d’emblée curieux à leur égard. « On vivait avec eux, explique-t-il. Je voulais connaître ces gens. Je pensais qu’ils m’étaient supérieurs à bien des égards. Ils savaient beaucoup de choses que j’ignorais ».
Par ailleurs, Robert Citron ne se contente pas de filmer des séquences muettes. Il enregistre sur des cassettes audio des discours coutumiers, des chants, des rythmes, des musiques destinés à accompagner ses films. Par ailleurs, il écrit et enregistre ses propres commentaires. Sans le savoir, il applique déjà des règles de base de la grammaire cinématographique et de la démarche ethnographique. « J’ai appris tout seul, se souvient-il. Au début, c’était difficile et puis j’ai fi ni par me débrouiller pas trop mal ».
Robert Citron entreprend de traduire dans ses films la vie des « Kunié » au quotidien. Pour les habitants de l’Île des Pins, l’existence journalière est rythmée par la pêche dans le cadre des eaux bleu turquoise du lagon. Le gendarme Citron filme une scène de capture de tortues dans ses moindres détails. Cette pratique traditionnelle est totalement interdite aujourd’hui, en dehors des occasions exceptionnelles, telles le mariage d’un chef.
Dans la foulée, il tourne La légende des Pêcheurs fantômes et enregistre le chant d’accompagnement des femmes. C’est l’une des plus belles danses de l’archipel calédonien, l’une des plus célèbres aussi. Elle est véritablement l’emblème de l’Île des Pins et se danse aujourd’hui encore lors des festivals. Le gendarme Citron a été le premier à la filmer.
Cette première expérience calédonienne et cinématographique de Robert Citron se poursuit lors d’un second séjour à Canala, entre 1964 et 1968. En effet, ayant gardé la nostalgie de la Nouvelle-Calédonie, la famille Citron souhaite y retourner dès la fi n du séjour en Guadeloupe. Elle s’installe à Canala, située sur la côte est de la Nouvelle-Calédonie. Les kanaks qui vivent à cet endroit ont préservé leurs coutumes ancestrales, malgré la présence coloniale française depuis 1853. Parmi ces pratiques, une place centrale est réservée à l’igname, une plante tropicale qui fournit des tubercules farineux comestibles. Avec son Cycle de l’igname, Robert Citron filme chacune des étapes de sa production. Pour les kanaks, l’igname représente non seulement la nourriture de base, mais c’est aussi une culture sacrée qui répond à un savoir-faire hérité des anciens. Il définit le calendrier kanak. Il est le présent indispensable aux échanges coutumiers entre les clans des différentes chefferies.
Un style personnel original

Robert Citron et Léon Jacouié, chef de Ouassé
Homme de la terre, Robert Citron est touché par ces paysans des tropiques chez lesquels il retrouve des gestes et une relation à la terre qui lui rappelle son terroir. Ouvert et attentif à la société locale, il s’emploie à la rendre compréhensible à un observateur étranger grâce à une méthode empirique qu’il expose lui-même : « Mon but, c’était de faire un fi lm pour montrer les gens de là-bas, de Canala, et quand je filmais, j’imaginais toujours que j’avais un ami à mes côtés qui ne connaissait pas ce monde kanak et n’avait jamais vu la Nouvelle-Calédonie. Alors, je filmais de manière à ce que cet ami imaginaire comprenne facilement ce qu’il découvrait ». Ce souci didactique donne une valeur plus grande à l’œuvre de Robert Citron. Nombreux sont ceux qui ont rapproché sa démarche avec celle de Jean Rouch dont le documentaire Maîtres fous (1954) est devenu un classique du film d’ethnologie, sur les pratiques rituelles d’une secte religieuse du culte Hauka dans la région du Niger.
L’autre grande force des « films Citron » est d’avoir pu assister à des cérémonies auxquelles peu d’Européens ont été conviés auparavant. « Cela se passait très bien, reconnaît Robert Citron. Je venais là, personne ne s’occupait de moi, les gens continuaient de vaquer à leurs travaux normalement, et moi, je filmais. Ils me laissaient filmer les danses, même la préparation des pilous à l’écart de la tribu. Je m’intéressais surtout aux mouvements, je voulais connaître leur signification, alors je demandais à quelqu’un de me les expliquer. Chaque mouvement avait un sens, chaque danse racontait une histoire ».
Le respect des Kanaks était aussi la condition primordiale pour gagner leur confiance au point d’être autorisé à filmer. « Je n’ai jamais tutoyé les chefs et les grands chefs, poursuit Robert Citron. Quand je suis arrivé à Canala, un des gendarmes tutoyait le grand chef. Je lui expliquai que moi, cet homme-là, je le vouvoyais et que je voulais qu’il fasse de même. Je lui ai dit qu’on ne tutoyait pas un grand chef quand même ! ».
Aujourd’hui, alors qu’il est toujours très difficile de filmer ce qui est du domaine du secret ou du sacré, les observateurs s’interrogent sur la « technique Citron ». Emmanuel Kasarhérou, directeur du Centre culturel Tjibaou, déclare avoir été stupéfait par la fameuse scène de désenvoûtement collectif à Canala. Robert Citron explique lui-même les circonstances du tournage de cette séquence : « Le grand Katawi m’avait dit : ″On va faire cette cérémonie et si vous voulez filmer, vous venez″. C’est ce que j’ai fait. J’ai filmé le magicien qui enlève les mauvais doggi (diables) du corps. Le magicien vous faisait tremper la tête dans une eau opaque et les diables sortaient par les yeux sous forme de petits brins de fougère. Et ce qui frappe ceux qui ont vu cette séquence, c’est que tout se passe comme s’il n’y avait pas la caméra ».
La pérennité de l’œuvre
Au cours de ses deux séjours, Robert Citron a tourné et monté quatorze bobines de films 8 mm Kodakrome, lesquelles totalisent une dizaine d’heures de projection. Ces films auraient pu demeurer dans la sphère familiale ou disparaître sans jamais avoir été visionnés par des chercheurs ou le public.

Île des Pins, novembre 1958
C’est seulement en 2004, lorsque le Centre Culturel Tjibaou découvre l’existence de ses bobines Kodachrome, que Robert Citron prend conscience de leur importance pour la culture kanake. Il a alors l’heureuse initiative de céder l’intégralité de ses images (et leurs droits d’exploitation) au Centre Culturel Tjibaou. L’ensemble de l’œuvre a été répertorié, commenté, étiqueté et classé avec le soin d’un archiviste. Les films sont actuellement disponibles en consultation à la médiathèque du Centre Culturel.
Gilles Dagneau a entendu parler de Robert Citron en 1990, mais c’est seulement en juin 2006 qu’avec Emmanuel Kasarherou (directeur du Centre culturel Tjibaou) il décide d’exploiter ses images pour un faire un documentaire pour le plus grand nombre. Le projet est compromis un temps par l’état de santé de Robert Citron. En novembre 2007, sa fille avertit le réalisateur que son père accepte de le recevoir. Le projet de fi lm le stimule. Il veut savoir si ce qu’il a fait a un intérêt ou non. En consacrant son documentaire au gendarme Citron, Gilles Dagneau a souhaité retracer le parcours singulier d’un autodidacte dans le contexte d’une colonie française du Pacifique Sud. L’approche de ce personnage ne se limite pas aux films tournés. Un entretien audio et des photos extraites d’albums familiaux viennent compléter le portrait d’un homme curieux, parti à la découverte de populations des antipodes dont il ne savait rien et dont il a voulu percer le mystère.
Le documentaire s’articule autour de trois axes : l’aventure familiale de la famille Citron, l’aventure humaine et cinématographique et l’impact des « films Citron » sur les Kanaks actuels. La démarche de la troisième partie est particulièrement originale. La projection des « films Citron » à l’Île des Pins et à Canala, sur les lieux même de leur tournage, a permis d’observer la réaction des habitants et de recueillir les souvenirs des plus anciens. Gilles Dagneau a été surpris par l’impact incroyable de ces images : « Le gendarme Citron a intéressé toutes les communautés, tous les âges. Il parle à tout le monde, chacun s’y retrouve ». Il a été particulièrement sensible à l’émotion ressentie par Robert Citron quand il lui a montré les témoignages des personnes rencontrées à l’époque.
Pour Patrice Moasadi, lui-même originaire de Canala et chargé d’action au sein du département culture et Patrimoine du Centre Culturel, les « films Citron » ont une valeur bien plus grande qui dépasse cette dimension émotionnelle. Ces enregistrements sont devenus un outil essentiel au travail de collecte du patrimoine kanak.
Cette œuvre s’inscrit déjà dans le temps avec la disparition de son auteur. Robert Citron s’est retiré à Fontainebleau, auprès de sa famille. Il est décédé le 11 janvier 2009, quelques mois à peine après la sortie du documentaire de Gilles Dagneau. Ses obsèques se sont déroulées dans son village natal de La Petite-Marche, en Auvergne. De nombreux hommages lui ont été rendus, notamment sur internet, par ceux qui ont découvert le parcours de ce gendarme atypique à travers le fi lm de Gilles Dagneau. Ce dernier a lui-même été marqué par sa rencontre avec Robert Citron :
« Comme réalisateur, avoue-t-il, j’ai souvent le sentiment de voler beaucoup de choses. Mais là, avec ce fi lm, j’ai eu l’impression de redonner à Monsieur Citron un bonheur qu’il n’attendait peut-être pas. Il regardait le fi lm tous les jours. C’est important de valoriser ces personnages qui n’ont pas laissé de traces dans l’histoire (seul Georges Pisier cite Robert Citron dans son livre sur l’île des Pins), mais qui sur le terrain ont eu plus d’impact que certains officiels ou hommes politiques ».
(1) Le gendarme Citron de Gilles Dagneau a été diffusé sur RFO, Télé-Pays, le 28 avril et sur France Ô le 29 avril 2009.