DOSSIER : La police judiciaire
Le développement de la police judiciaire dans la Gendarmerie nationale au cours de la deuxième moitié du XXe siècle
Gérard Charlot
Général d’armée
Ancien inspecteur général des armées gendarmerie
Le message du général Philippot était bref : « Voulez-vous me rappeler d’urgence ». J’ai flairé le piège et j’ai continué à traiter les questions… vraiment urgentes. Mais l’Historien est coriace : « Allô ! Mon Général (salutations…) Nous préparons le prochain exemplaire de la revue Histoire et Patrimoine des gendarmes, qui sera consacré à la police judiciaire. Pour évoquer la période 1960-2000, j’ai pensé que vous étiez le témoin… Idéal. Voilà…, le piège s’est refermé.
Observateur attentif et acteur convaincu, pendant trois décennies, de l’évolution du service de la gendarmerie dans le domaine judiciaire, je vais donc m’efforcer de vous faire part de quelques souvenirs. N’ayant pas gardé d’archives personnelles, le témoin atteste de sa bonne foi mais sa mémoire est-elle fidèle ? Seuls les lecteurs avertis pourront en juger.
Au moment où la pièce commence, le témoin est à l’École des officiers de la gendarmerie nationale. Le cours de police judiciaire est professé par le commandant Joly, officier très sérieux, bon juriste, dont l’expérience pratique en police judiciaire est cependant limitée aux quelques affaires judiciaires locales habituellement suivies par un commandant de compagnie de gendarmerie. La compagnie est d’ailleurs le niveau auquel s’arrêtent, à l’époque, la responsabilité et la compétence de la hiérarchie en ce domaine. La police technique, qui se résume aux méthodes de recherches des traces et empreintes sur les lieux d’infractions, est présentée, à l’EOGN, par un technicien de la Police nationale qui dispense un cours de quelques heures pendant l’année scolaire. Dans ce domaine élémentaire, la gendarmerie demande donc l’assistance de la Police nationale. C’est dire le niveau technique de l’Institution. Les officiers élèves s’interrogent !
Le fait marquant pour la gendarmerie, en matière judiciaire, est la mise en œuvre récente (mars 1959) du Code de procédure pénale qui a remplacé le code d’instruction criminelle. Toutes les habitudes de la gendarmerie sont chamboulées.

À Jeumont (Nord) à la fin des années 1950, une battue est organisée
pour trouver les deux auteurs d’une agression à main armée
Les années soixante : les limites de pratiques « artisanales »
Affecté comme commandant de compagnie à Sarlat, je découvre rapidement les joies mais aussi les limites des possibilités de la gendarmerie en matière judiciaire. Confronté à de nombreux vols dans les châteaux du Périgord, inoccupés une partie de l’année, je fais usage des possibilités offertes par le Code de procédure pénale, mais je constate que mon entourage a du mal à suivre. Les procédures de flagrant délit, les extensions de compétence… ne sont pas encore entrées dans les esprits. Le procureur de Bergerac, lui-même, a besoin d’être convaincu de l’intérêt, voire de la légalité, de nos démarches et interventions. Poursuivant des investigations, en flagrant délit, dans le département voisin, je vois encore le regard interrogatif du commandant de groupement du Lot, auquel j’avais demandé rendez-vous et à qui j’expliquais pourquoi, et de quels droits, je venais enquêter sur « son » territoire. Jusqu’alors personne ne sortait de sa circonscription d’affectation et, lorsqu’il était nécessaire d’aller enquêter en dehors, l’affaire était généralement confiée aux services de la Police nationale.
La gendarmerie, grâce au Code de procédure pénale, avait maintenant des pouvoirs. Il fallait les utiliser. Oui, mais… de quels moyens disposions-nous ? J’ai déjà dit que le commandant de compagnie était le seul niveau hiérarchique concerné. Dans les compagnies siège de tribunal de grande instance, il disposait d’une brigade des recherches à effectifs réduits (cinq ou six gradés et gendarmes, dont un maître-chien et un photographe), qui se consacrait exclusivement à la police judiciaire. À Sarlat, où ne siégeait qu’un tribunal d’instance, le commandant de compagnie avait le concours d’une équipe de recherches de deux gendarmes, dont le photographe qui traitait également les traces et les empreintes. Les fichiers des brigades (fiches cartonnées) constituaient les principales sources d’information et chacun s’efforçait de les tenir correctement à jour. Ils regroupaient tous les renseignements recueillis par la gendarmerie sur un individu et centralisés à la brigade de son lieu de naissance. Les autres fichiers : fichier des nouveaux résidants, des étrangers, des affaires à suivre, etc. étaient assez bien adaptés à une France rurale, dont la population stable était encore bien connue des services de la gendarmerie. Les rapprochements judiciaires étaient à l’état embryonnaire. En région parisienne le capitaine Jennequin s’efforçait, avec des méthodes proches de celles utilisées par le pari mutuel, de retrouver, pour les affaires graves, des suspects parmi les individus que la gendarmerie avait eu à connaître. Avec des fiches cartonnées perforées et des aiguilles à tricoter, il obtenait quelques résultats. Il fallait avoir la foi !

Une enquête après un incendie dans les années 1960
Dès cette époque, j’avais été interpellé par un aspect fondamental du gendarme enquêteur. Toutes les procédures commençaient par la formule quasi sacramentelle. « Nous Gendarmes A et B, de la brigade de X..., revêtus de notre uniforme et conformément aux ordres de nos chefs… » Mais je voyais des militaires de la brigade des recherches circuler, sous mes yeux, en tenue civile. Ils m’avaient expliqué qu’il était impossible d’approcher ou de rencontrer certains individus, et donc d’être efficace, avec un képi sur la tête. Premier cas de conscience sérieux. Fallait-il laisser faire et se mettre en infraction avec les règles sacro-saintes de la gendarmerie et de sa déontologie militaire ou interdire ces pratiques au détriment évident de l’efficacité ? Ces personnels prenaient des risques et la hiérarchie ne tranchait pas. Un problème sérieux était posé.
Les années soixante-dix : l’Institution bouge. Elle progresse à petits pas, mais avec détermination. Création des sections de recherches.
Lorsque je suis arrivé, début 1969, à la section Service de la Direction de la gendarmerie et de la Justice Militaire, la question de l’action en tenue civile pour les enquêtes de police judiciaire n’était pas à l’ordre du jour. Toutes les conséquences de la mise en œuvre du CPP n’avaient pas encore été tirées. Ainsi les articles du décret du 20 mai 1903 concernant les officiers et agents de police judiciaire de la gendarmerie ne seront mis à jour qu’en 1970 (décret n° 70-1163 du 8/12/1970). Nous nous efforcions de tirer le meilleur profit des nouvelles dispositions juridiques. Le commandant Collet, secrétaire de la commission de rédaction du Code de procédure pénale, et donc dépositaire de l’esprit du texte, était alors fréquemment consulté. Les rédacteurs du code avaient manifestement souhaité que la gendarmerie puisse être saisie au même titre que la Police nationale dans la plupart des affaires judiciaires. Mais dans cette recherche de l’équilibre, la gendarmerie ne faisait pas le poids. Elle n’était que le petit Poucet. Pour acquérir un niveau de compétence comparable à celui de la police le chemin était manifestement long. Jusqu’alors, les correspondants des magistrats dans le domaine judiciaire étaient essentiellement des sous-officiers et, quelles que soient leurs qualités, ceux-ci n’étaient pas ressentis par les magistrats, ni par l’opinion, au même niveau que les commissaires chevronnés de la P. J. Pour s’en convaincre, il suffisait de regarder le rôle joué par les gendarmes dans les scénarios cinématographiques. Ces diverses considérations expliquent, pour l’essentiel, la priorité donnée à la création des Sections de recherches. Adaptées à la cour d’appel, elles avaient une zone de compétence qui justifiait largement la mise en place d’un officier à leur tête. Les ressources de l’époque ne permettaient pas l’affectation de nouveaux militaires dans ces unités ni d’officiers spécialisés à leur tête, mais sachant que l’équilibre vient en marchant, la décision a été prise. Les brigades de recherches des chefs-lieux de cour d’appel ont été baptisées « Sections de recherches » et leur compétence territoriale étendue en conséquence. L’adjoint du commandant de groupement des lieux en a pris le commandement, en attendant de pouvoir faire mieux. L’élan était donné. Les effectifs des Sections ont été augmentés rapidement et les officiers placés à leur tête ont été formés pour devenir progressivement des spécialistes de police judiciaire. Pendant cette phase critique, la gendarmerie a profité de l’appui bienveillant de la Chancellerie.

Extrait d’un manuel d’instruction des années 1970
Pendant ces années soixante-dix, la gendarmerie allait faire la preuve d’un sérieux, d’une détermination et d’un esprit inventif remarquables dans le domaine qui nous intéresse aujourd’hui. Cet élan s’est manifesté à tous les niveaux de la hiérarchie. Le corps a bénéficié du travail d’hommes et de femmes de qualité, passionnés par leur métier et qui ont su s’adapter à l’évolution de la délinquance, aux transformations de la société. Il fallait même parfois refréner leur ardeur. À titre d’exemple citons la technique des rapprochements judiciaires qui est devenue enfin efficace, grâce au colonel Prouteau. Celui-ci a fait breveter, en liaison avec le docteur Samain, le système « PROSAM » permettant de concentrer sur une microfiche de très nombreux renseignements concernant des individus et des affaires. À l’aide d’une trieuse mécanique (l’informatique n’interviendra que plus tard sans modifier les principes) les possibilités de rapprochements ont pu être traitées au niveau régional, puis national avec la création du Centre National des Rapprochements Judiciaires (CNRJ).
JUDEX
Le système judiciaire de documentation et d’exploitation (JUDEX) mis en place en 1985 vise à remplacer le système PROSAM établi en 1967. Ce fi chier informatique a alors pour objectif de faciliter les rapprochements judiciaires grâce à l’alimentation d’une banque de données (empreintes digitales, objets volés…). La Police nationale s’inspire de cette base de données pour créer le système de traitement des infractions constatées (STIC). L’existence légale du JUDEX est reconnue par le décret 2006-1411 du 17 novembre 2006. Par ailleurs, conformément à la loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure d’août 2002, le JUDEX et le STIC doivent être mutualisés dans une nouvelle base de données informatiques appelée Application de rapprochement, d’identification et d’analyse pour les enquêteurs (ARIANE) en fonction à l’horizon 2011-2012.
La gendarmerie, après quelques hésitations, a bien pris le virage de l’informatique. À la surprise quasi générale, les personnels des unités élémentaires ont très rapidement utilisé les ordinateurs sans réticence L’apparition des techniques informatiques a provoqué la création, à la Direction, d’un bureau Organisation Méthode, Informatique. Des officiers ayant une bonne formation scientifique ont été orientés et formés aux nouvelles techniques et sont devenus rapidement performants ce qui a sans doute permis à la gendarmerie de calibrer ses besoins en évitant les fausses pistes et la surenchère d’entreprises à but essentiellement commercial. En police judiciaire il est devenu possible de centraliser tous les renseignements de les brasser et de les trier pour les rendre exploitables par tous les enquêteurs.
Les années quatre-vingt : des progrès décisifs. La police scientifique et technique. La formation des enquêteurs. L’action en tenue civile.

Le relevé d’indices par les « experts » de la gendarmerie
dans la seconde moitié des années 1980
Dans le domaine de la police scientifique et technique, en ce début de décennie quatre-vingt, rien n’avait beaucoup progressé depuis l’époque où je courrai la campagne sarladaise avec l’adjudant-chef Chadouzat. Or, les besoins étaient énormes. Nous perdions progressivement pied et les parquets avaient tendance à nous dessaisir au profit de la police dès que l’affaire revêtait une certaine importance. Le Code de procédure pénale nous donnait certes des possibilités identiques à celles le la police mais nous avions des handicaps importants. En 1982, le bureau Organisation-Emploi de la DGGN s’est mobilisé sur la police scientifique. Les officiers qui œuvraient dans cette structure avaient tous vécu les moments difficiles des hommes de terrain conscients de ne pouvoir apporter les preuves irréfutables que chaque enquêteur recherche dans les affaires judiciaires importantes. J’étais personnellement marqué par une affaire de viol et de meurtre d’une écolière de Quimperlé, lorsque j’étais commandant du groupement du Finistère. Nous avions contrôlé et interrogé tous les déséquilibrés connus et signalés, les routiers et voyageurs de toutes espèces. Faute de traces matérielles exploitables avec les moyens de l’époque nous avions relâché tous les suspects. La technique d’identification par l’ADN n’était pas connue dans les années 70, mais je crois que d’autres prélèvements auraient été utiles si nous avions été assistés par de solides techniciens de recherches criminelles.
En bref, le petit groupe d’officiers en charge de la police judiciaire à la DGGN cherchait les voies d’amélioration à l’action de la gendarmerie dans cette mission. Comparant nos expériences et les informations que nous possédions sur les procédés utilisés par nos voisins, les gardes civils espagnols et les carabiniers italiens en particulier, nous avons dégagé quelques lignes d’action. Un groupe de travail qui comprenait notamment les capitaines Lemercier et Napora fut chargé d’élaborer un plan raisonnable de progression. Il est apparu très vite que la gendarmerie avait besoin de son propre laboratoire d’analyse, moteur de réflexion et de recherche au profit du corps et outil indispensable aux enquêteurs. Dans certains domaines, la gendarmerie était déjà très performante. Elle avait, par exemple, un excellent laboratoire photo. Notre technique de rapprochements judiciaires, évoquée précédemment, était très spectaculaire. Les recherches techniques sur les armes et les véhicules, conduites à Rosny-Sous-Bois, étaient remarquables. Mais en matière de biologie, nous dépendions des laboratoires régionaux de la Police nationale qui ne manifestaient pas beaucoup d’empressement pour procéder aux examens que nous demandions. Nous commençâmes par élaborer un programme cohérent en imaginant de faire appel à des médecins, des scientifiques et des pharmaciens biologistes des Armées pour lancer notre labo…, mais notre ministre n’était pas entièrement convaincu.

L’élaboration d’un portrait-robot au milieu des années 1980
Dans le même temps M. Joxe, ministre de l’Intérieur, conscient des insuffisances de la Police nationale en cette matière, avait confié, au contrôleur général Ghenthial, l’élaboration d’un plan de modernisation de la police scientifique et technique. J’avais dans un premier temps, mais sans succès, essayé de faire prendre en compte les besoins spécifiques de la gendarmerie dans le projet de M Ghential. J’avais alors compris que la gendarmerie devait assurément se doter de son propre laboratoire, au risque, si elle ne faisait pas cet effort, d’être complètement marginalisée en police judiciaire. Mais cette affaire allait soulever d’énormes difficultés. Sans rentrer dans les détails, il convient de rappeler un incident qui faillit faire capoter notre projet. À cette époque se déroulait la foire internationale de Lille. Police et gendarmerie avaient chacune un stand dans lequel elles présentaient leurs réalisations. Le général commandant la région gendarmerie du Nord, avait bien fait les choses. Pour la première fois sans doute, la gendarmerie présentait des techniciens à l’œuvre sur une scène de crime. Le général Drouard souhaitait que je participe à l’inauguration de « son » stand. À l’issue de la visite, je rencontrais les journalistes dans un « point presse ». Interrogé sur la police scientifique, je développais mon point de vue en expliquant que la gendarmerie était conduite à réaliser son propre laboratoire et qu’avec son savoir-faire et les moyens techniques des armées qui seraient sollicités, cette opération serait peu onéreuse pour le budget de l’État. Le Monde du lendemain (9 nov. 1988) publia un long extrait de mes propos, mais présenta malheureusement la démarche du sous-directeur de la gendarmerie comme une provocation à l’égard du ministère de l’Intérieur, ce qu’elle n’était pas. Le tonnerre gronda quelque temps sur les têtes. Mais, en dépit des nuages et des éclairs, le laboratoire de la gendarmerie a vu le jour. Il est maintenant parfaitement opérationnel sous le nom d’Institut de recherches criminelles de la Gendarmerie nationale (IRCGN). Ces moyens ne pouvaient être efficaces qu’en développant parallèlement la qualification des personnels. Le schéma directeur pour l’amélioration des conditions d’exercice de la police judiciaire, établi en 1986, avait clairement fixé l’objectif. Progressivement le CPPJ (Centre de Perfectionnement de Police Judiciaire), initialement créé à Fontainebleau, s’est attaché à diffuser un niveau technique élémentaire à tous les officiers de police judiciaire de la gendarmerie et à former les techniciens nécessaires pour effectuer les opérations complexes qu’exige la criminalistique moderne. Pendant les années 1985-86, nous nous sommes aussi attaqués au problème difficile de l’action en tenue civile pour les militaires des unités de recherches procédant à certaines opérations délicates. Les textes fondamentaux nous faisaient obligation d’agir en uniforme. Ce principe d’action, destiné à éviter les dérives, était très protecteur pour l’Institution. Il créait évidemment des obligations de transparence et devait éviter les missions occultes. Mais, il compromettait aussi l’efficacité des enquêteurs de la gendarmerie dans de nombreuses circonstances. De nombreux renseignements ne peuvent, évidemment, être obtenus qu’en utilisant des moyens discrets. Avec la bénédiction de certains magistrats, les gendarmes opéraient depuis longtemps en civil. Mais, en cas de pépins, personne ne voulait protéger les malheureux, qui étaient « sortis des clous ». Cette hypocrisie n’était plus acceptable. Elle débouchait sur une police judiciaire à deux vitesses et cantonnait la gendarmerie dans les affaires secondaires. L’obligation de qualité nous obligeait à sortir de l’impasse. S’agissant de principes concernant l’action de la gendarmerie, des piliers mêmes de l’Institution (action en tenue, pas de missions occultes…) nous étions conscients, dans les bureaux de l’administration centrale, des risques que pouvait entraîner toute dérogation. Nous nous sommes donc livrés à une large consultation de nos pairs. Au final, tous les commandants de légion de gendarmerie ont été d’accord pour modifier les textes et pour accorder la possibilité aux personnels des unités spécialisées la possibilité d’agir en tenue civile pour la recherche du renseignement, sous réserve que cette possibilité soit parfaitement délimitée. Le principe étant admis, il fallait, ensuite, rendre la mesure réglementaire et pour cela recevoir l’accord de nos ministères de rattachement. La Chancellerie était un peu réservée, d’autant que le ministère de l’Intérieur s’était déjà déclaré très opposé au projet. Évidemment les policiers ne voyaient pas d’un très bon œil leurs concurrents développer leurs moyens d’agir dans ce domaine sensible. L’affaire a traîné jusqu’en 1986.

Les mallettes de police judiciaire distribuées dans les unités
dans la seconde moitié des années 1980
À l’époque, M Chirac était, à nouveau, Premier ministre et M Giraud avait été nommé ministre de la Défense. L’instruction faisait la navette entre les cabinets ministériels. Elle fut enfin signée le 11 mai 1987 ; mais immédiatement remise en cause par les syndicats de police. M Pandraud, ministre délégué à la Sécurité, était venu personnellement à Matignon, protester auprès de M. Chirac dont il avait fortement ébranlé la conviction, lui demandant d’annuler l’instruction. Sur ces entrefaites, le Premier ministre avait accepté de venir rencontrer les commandants de légion de gendarmerie à Dijon le 29 mai. Nous avions préparé un cahier de doléances et j’ai pris l’avion ministériel à Villacoublay. À titre anecdotique, je crois utile de dépeindre la scène car elle éclaire la fragilité de certaines décisions importantes. J’avais en face de moi M Roussin, officier de gendarmerie devenu chef de cabinet de M. Chirac et, au même niveau mais de l’autre côté de l’allée, étaient assis le Premier ministre, le ministre de la Défense et M. Mourier, nouveau Directeur général de la Gendarmerie nationale. L’avion était encore en phase ascendante lorsque j’entendis M. Chirac s’adressant à M. Giraud, lui demander : « Qui a inventé cette connerie d’action en civil pour les gendarmes ? ». J’ai pensé que notre affaire était bien mal partie. Mais, M. Giraud, très calmement, a répondu : « Ce n’est pas une connerie ». J’ai passé le reste du voyage à expliquer au Premier ministre pourquoi nous souhaitions cette adaptation de nos textes de base. L’instruction fut maintenue.
Ce coup d’œil sur le passé montre l’évolution progressive et résolue de la Gendarmerie nationale dans le domaine de la police judiciaire pendant la période 1960 – 1990. S’inspirant de l’expérience acquise par d’autres corps militaires européens et mettant à profit ses propres capacités, la gendarmerie a atteint, en ce début du XXIe siècle, un niveau technique qui lui permet de remplir ses missions dans le domaine judiciaire et de tenir honorablement sa place parmi les forces de police françaises et européennes. Cette situation n’est toutefois qu’un palier ; les progrès et les adaptations seront toujours nécessaires pour faire face à l’évolution de la délinquance. Il convient donc de ne pas relâcher l’effort.
MARÉCHAUSSÉE - GENDARMERIE
LE SERVICE EN TENUE CIVILE EN DÉBAT DEPUIS… 1559 !
L’instruction n° 11900 du 11 mai 1987, relative au port de la tenue civile pour l’exercice de la police judiciaire, n’est que l’épisode le plus récent d’une histoire de plus de quatre siècles.
Les archers de la maréchaussée peuvent-ils se « déguiser »(1) ? Au milieu du XVIe siècle, ces archers portent, outre une cuirasse et une casaque, une « soye », parement qui permet de les distinguer dans l’exercice de leur fonction, mais qui les rend aussi facilement identifiables par les brigands. Que faire ? La déclaration du roi du 20 août 1559 répond à la question. Elle autorise les archers de la maréchaussée à aller « sans soye quand il était question de la laisser pour secrètement faire quelque exploit »(2).
Au XVIIIe siècle, on revient à une application plus stricte du port de la tenue uniforme, défi nie avec précision par l’ordonnance de mars 1720. Sous la Révolution, le Consulat et l’Empire on s’écarte fréquemment de la réglementation, non sans provoquer quelques méprises qui marquent les limites du « déguisement ». Ainsi, par exemple, en janvier 1801, les gendarmes Louis-Jacques Enjubert et François Montigny de la brigade de Redon (35) obéissant aux ordres de leur commandant de brigade et du sous-préfet de Redon se « déguisent » en « campagnard », pendant plusieurs jours pour découvrir des brigands et apprécier le comportement de la population vis-à-vis de la chouannerie. Ils recueillent de précieux renseignements. Par exemple, le maire de « Fougerais », auquel ils se présentent comme déserteurs, les reçoit « comme des gens bien malheureux qui cherchent à rejoindre leur famille ». Mais nos deux gendarmes espions, en civil, sont arrêtés, le 22 janvier 1801, par les gendarmes, en tenue ceux-là, de la brigade de Muzillac (56).(3)
Les ordonnances de 1820 et de 1854 puis le décret du 20 mai 1903 interdiront le « déguisement », sous peine de sanction et d’annulation des procédures qui, toutes, doivent porter, dans l’en-tête, la mention : « Nous, gendarmes…, revêtus de notre uniforme… ». Il faudra attendre 1987 pour que la gendarmerie revienne aux pratiques de celles des archers de maréchaussée de 1559 !
Ce débat très ancien, interne à la gendarmerie, a suscité aussi, depuis la création récente de la Police nationale (1966), des réactions épidermiques de certains des représentants de cette dernière, toujours portés à considérer tout progrès de la gendarmerie comme une atteinte à leurs supposées prérogatives. Lors de l’élaboration de l’instruction du 11 mai 1987, Robert Pandraud, à l’époque ministre délégué à la Sécurité, poussé par ses troupes, vint, en personne, protester à Matignon, auprès du Premier ministre Jacques Chirac. Un syndicat de police déposa même un recours en Conseil d’État, contre cette instruction, dont il fut, bien évidemment, débouté.(4)
Général Georges Philippot
(1) « Déguisement » est le terme utilisé, jusqu’à la Première Guerre mondiale, pour désigner le port, par les gendarmes, d’une tenue autre que l’uniforme. Ultérieurement on parlera de « tenue bourgeoise » puis de « tenue civile ».
(2) Larrieu (général), Histoire de la Maréchaussée et de la Gendarmerie, SHGN Éditions Phoenix, page 119.
(3) Jean-François Peniguel, Le maintien de l’ordre dans les campagnes bretonnes au XIXe siècle, l’exemple de la compagnie de gendarmerie d’Ille-et-Vilaine 1800-1870, Thèse de doctorat, université de Rennes, 1999.
(4) Témoignage et archives personnelles de l’auteur.