Histoire et Patrimoine des Gendarmes

DOSSIER : La police judiciaire

L’action de la gendarmerie dans son environnement judiciaire au début du XXe siècle

Pascal Baudonet

Capitaine

Commandant la compagnie de gendarmerie départementale d’Aubusson (Creuse)


La gendarmerie au début du XXe siècle développe un positionnement ferme dans la lutte contre la délinquance. Cette déclinaison répressive tient à la fois des orientations pénales et des politiques sécuritaires contemporaines.

La politique pénale est défi nie par les textes législatifs et réglementaires condensés dans les codes mais découle également des directives du garde des Sceaux, de la jurisprudence et du travail au quotidien des parquetiers.

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Certificat d’étude anthropométrique délivré à la Belle Époque à l’école des sous-officiers, caserne Schomberg (Paris

Les autorités judiciaires dirigent l’action des policiers et des gendarmes par les instructions ou demandes de soit transmis. Les personnels de l’arme sont tenus de déférer aux réquisitions transmises par les procureurs de la République, par les juges d’instruction aux officiers commandants d’arrondissement, aux fins de rebasculement aux commandants de brigade intéressés(1). En cas d’urgence seulement, elles sont directement adressées aux brigades. S’ils ont la qualité d’officiers de police judiciaire, ils exécutent les délégations judiciaires. La commission rogatoire en est la forme la plus usuelle(2). L’officier de police judiciaire ne les reçoit cependant qu’à titre exceptionnel et dans des circonstances de force majeure(3). Elles indiquent les questions qui doivent être posées aux témoins, les constatations diverses qui peuvent être faites. L’officier de police judiciaire doit se tenir strictement aux sollicitations demandées.

La faible possibilité légale de recourir aux gendarmes OPJ incline les magistrats à tarabiscoter ce système rigide. Les chefs de brigade de gendarmerie n’étant pas, dans les premières années, en métropole, officier de police judiciaire, l’action autorisée des militaires en ce domaine est insignifiante. Le contournement de la législation s’instaure à partir de demandes de renseignements qui vont se révéler être de véritables enquêtes officieuses. Le soldat de la Loi recherche ainsi le renseignement lors des enquêtes(4) de crime ou de délit flagrant. En dehors de ces cas, l’acquisition de données, voire de saisies, n’est théoriquement pas possible. Le magistrat requiert par défaut, dans un but d’opportunité des poursuites ou d’éclaircissements sur des faits relatés approximativement(5), des renseignements approfondis(6). Ils ne figurent pas dans la procédure. N’ayant aucune valeur officielle ni légale, ils ne sont revêtus d’aucune forme solennelle(7). Ce sont des actes considérés comme préliminaires à toute poursuite. Ils sont pris à leur compte par les juges d’instruction. Dans un second temps, lors d’une ouverture officielle d’information, ils rendent alors conformes au droit les démarches entreprises. Cette extension extralégale initiée par la pratique judiciaire(8), avalisée par la jurisprudence(9) dès le début du XIXe siècle(10) et encouragée par l’autorité judiciaire locale, amène les gendarmes à œuvrer à la place des magistrats en non-flagrance. Ils entendent les témoins, opèrent les recherches utiles, procèdent aux saisies nécessaires. Il en est de même lors des dépôts de plaintes ou de dénonciations. L’emploi est aisé car il permet de libérer les magistrats d’une somme de travail. Il est très économique notamment pour les auditions de témoins éloignés. Ces derniers sont entendus sans formalisme par les personnels de la brigade compétente où se situe l’intéressé. Ces services permettent de faire un tri et une accélération du traitement des affaires judiciaires. Les charges des parquets diminuent mais alourdissent considérablement le service des gendarmes. Ce recours aux militaires est d’autant plus usité que les autres officiers de police judiciaire, à l’instar des maires, rechignent à fournir des éléments qui les mettent en porte-à-faux vis-à-vis de leurs administrés. Ils font traîner les requêtes et les magistrats, au final, sollicitent de nouveau les gendarmes plus prompts à fournir des réponses.

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Objet de sûreté en usage à la Belle Époque

L’action répressive est initiée, à l’origine, afin d’arrêter les troubles à l’ordre public, de garantir la tranquillité sociale par la recherche et l’interpellation des auteurs d’infractions. Au-delà de cet impératif déontologique, l’intérêt est de satisfaire plus basiquement un bilan criminel devenu prégnant du fait de l’explosion du phénomène délinquantiel. L’institution, service public étatique de la sécurité, œuvre en concomitance selon la lettre et l’esprit des politiques répressives gouvernementales.

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Gendarmes assistant les enquêteurs sur une scène de crime

La continuité des gouvernements étant liée au maintien de la quiétude sociétale, cette donne sécuritaire, sous-tendue statistique, est primordiale. Dans une nation où les instabilités ministérielles et les faits divers les plus sordides sont les derniers enjeux politiques et engouements populaires, la force d’implication du corps dans le domaine judiciaire est contrainte par une médiatisation accrue qui décline les obligations traditionnelles de moyens en obligations nouvelles de résultats. Le but est d’éviter de rentrer dans l’engrenage d’une insécurité permanente qui conduit à l’effondrement des cohésions locales et nationales(11). Des groupes « boucs émissaires », incomplètement assimilés, sont dès lors jetés en pâture à la vindicte populiste. Certains sont nettement déviants et à la source des maux factuels. D’autres catégories sont davantage associées aux stigmatisations criminelles(12), liées aux peurs populaires(13) et aux métaphores négatives véhiculées par les médias. Il en est ainsi de la répression du vagabondage et de la mendicité(14). Jean Cruppi dépose en 1901 un projet de loi(15), qui fait suite au rapport de la commission Marcère(16). Méline, sénateur des Vosges, puis Réville, député, respectivement en 1908 et en 1909 reprennent l’argumentation répressive(17). Dans ce cadre, comme dans celui de la lutte contre les menées anarchistes, contre les bandes criminelles organisées, les ivrognes, les bouilleurs de cru…, la gendarmerie doit jouer un rôle de modérateur social. Ce rôle est contrôlé par les analyses procédurières(18) et chiffrées annuelles de la statistique criminelle(19). Cette politique palliative doit marquer les esprits des malfaiteurs ou assimilés et rassurer la partie saine de la population. Toutefois, des aménagements sont proposés pour tempérer la sévérité des actions policières et des sanctions pénales. À l’instar, les vagabonds et les mendiants, soumis à un contrôle strict, peuvent mettre en avant les bénéfices de la loi du 14 juillet 1905 sur l’assistance obligatoire(20) pour atténuer leur culpabilité « naturelle » ; ils peuvent arguer aussi de leur viaticum, sorte de livret de subsistance, pour éviter d’être interpellés. Les législateurs panachent, en conséquence, forte répression et minimum de garanties des droits. La gendarmerie applique avec fermeté ces textes singuliers. Elle procède d’ailleurs à une course aux quotas qui vise à créer une émulation entre les unités. Les incitations s’étagent par le truchement des systèmes de gratifications, de récompenses, de citations ou d’avancements accélérés de carrières(21). Les officiers commandants d’arrondissement adressent, dans cette continuité, tous les cinq jours aux sous-préfets un tableau sommaire de tous les délits et de toutes les arrestations dont la connaissance leur est parvenue dans les rapports des brigades. Les chefs de brigade, qui élaborent les statistiques cantonales de la criminalité(22), doivent les reporter sur les cartes d’état-major qu’ils sont tenus d’accrocher au mur de leur bureau. Ces surveillances grèvent cependant lourdement le service(23). Elles impliquent un suivi précis des trajectoires des personnes, leurs positionnements et leurs activités(24). Elles se concrétisent par une augmentation des communications par télégrammes ou câblogrammes pour les colonies entre les brigades, par des rédactions de procès-verbaux suivis bien souvent de transfèrements selon les directives du parquet. La gendarmerie, déjà fortement contingentée par les grèves, se disperse un peu plus avec des services imposés au détriment d’affaires plus importantes(25).

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Une exécution publique au début du XXe siècle

La quantité de travail abattu est néanmoins considérable. Face aux sollicitations exponentielles des représentants judiciaires, des responsables hiérarchiques, sous les feux de la pression médiatique, des définitions gouvernementales de politique sécuritaire, les gendarmes adaptent leurs modes d’actions en accroissant leurs spécialisations dans un métier pourtant à vocation généraliste. Ils augmentent en parallèle la complémentarité fonctionnelle en se rapprochant des autres administrations pour développer les partenariats institutionnels qui connaissent un apogée avec l’avènement des brigades de police mobile en 1907.

Toutefois, la gendarmerie ne parviendra pas en ce début de siècle, et la Grande Guerre n’y changera rien malgré la volonté et la compétence des militaires en la matière, à obtenir la création de services phares et une reconnaissance digne de leurs engagements. Cette constante conduira, quelques années plus tard, à une inévitable guerre des polices qui permettra l’essor d’un tenant indirect favorable, celui de motiver les personnels gendarmiques au regard de l’autre formation policière pour obtenir une nette démarcation, voire une compétition, dans leurs efficiences judiciaires respectives.

(1) Art. 81 décret organique (DO) du 20 mai 1903.

(2) Art. 52 du code d’instruction criminelle (CIC).

(3) Art. 62 DO.

(4) Art. 29 CIC, 141 loi 28 germinal an VI.

(5) Verstraète, Des fonctions de police judiciaire de la Gendarmerie nationale, Thèse de doctorat, Droit, Dactyl., Université de Paris, Paris, Joure, 1910, p. 87-95 ; Lafferrière, Le gendarme dans l’exercice de la police judiciaire, Thèse de doctorat, Droit, Dactyl., Université de Dijon, Moulins, C. Leblond, 1932 p. 45-51 ; René Caséris, La gendarmerie dans l’exercice de ses fonctions de police judiciaire, Thèse de doctorat, Droit, Dactyl., Université de Paris 2, Paris, 1972, p. 107-108.

(6) Ils prennent la forme de « transmis pour enquête » ou « pour renseignement ». Écho de la gendarmerie 1907, Paris, 1907, p. 179-180.

(7) Circulaire ministérielle du 20 janvier 1894, Mémorial de la gendarmerie 1894-1895, Paris, 1895, p. 6-7 ; Verstraète, Des fonctions…, op. cit., p. 89.

(8) Cette pratique s’est accélérée avec l’entrée en vigueur de la loi du 20 mai 1863 sur les flagrants délits correctionnels qui nécessite un grand nombre d’enquêtes.

(9) Lafferrière, op. cit., p. 50. La pratique se fonde sur les pouvoirs généraux de police et de poursuite qui appartiennent aux parquets. Elle est donc admise à la condition de rester dans le domaine de compétence des procureurs de la République.

(10) Cette extension est parfois abusive. Écho de la gendarmerie 1901, op. cit., p. 562 ; Écho de la gendarmerie 1910, op. cit., p. 529-531.

(11) Incidence de la théorie dite « des fenêtres cassées » de Kelling et Wilson qui veut que les comportements d’abandon mènent à l’effondrement des contrôles sociaux (GL Kelling, JQ Wilson, « Broken windows », in The atlantic monthly, mars 1982, p. 29-38).

(12) En 1901, sur les 261 524 procès-verbaux de la gendarmerie adressés aux procureurs de la République concernant des vagabonds, seuls 12 623 ont donné lieu à des poursuites, Journal de la gendarmerie 1903, Paris, 1903, p. 631-634.

(13) La mentalité asociale ou l’antisocialité subjective de l’individu déviant constituent par elles-mêmes un danger pour la collectivité pour beaucoup de personnes. Ce raisonnement provient de théories en vogue comme la criminalité atavique lombrosienne, la délinquance pathologique, l’anomie, la témibilité garofalienne (R. Merle, A. Vitu, Traité de droit criminel, problèmes généraux de la science criminelle, droit pénal général, 6e édition, Paris, Cujas, 1984, p. 35-38, 52-54, 61-63, 69-70, 88-89). Depuis l’affaire Vacher, les gendarmes sont considérés comme inefficaces dans la lutte contre les exactions des routiers.

(14) Art. 213 DO ; Léon Salesses (commandant), Contribution à l’étude du vagabondage et de la mendicité et considérations sur l’action de la gendarmerie en ce qui s’y rapporte, Saint-Brieuc, F Guyon, 1905, 69 p. ; Écho de la gendarmerie 1911, op. cit., p. 525-526 ; Mémorial de la gendarmerie 1913, op. cit., p. 43-47, 268-298 ; P. Piazza, « Au cœur de la construction de l’État moderne. Sociogenèse du carnet anthropométrique des nomades », in Cahiers de la sécurité intérieure, n° 48, 2e trimestre 2002, p. 207-227 ; JF Wagniart, « La gendarmerie et les gendarmes face à la question du vagabondage », in Gendarmerie, État et société au XIXe siècle, Paris, 2002, p. 289-299 ; H. Asseo, « La gendarmerie et l’identification des nomades (1870-1914) », Ibid., p. 301-311 ; Édouard Ebel, Yann Galéra, Les gendarmes de la Belle Époque, Paris, 2005, p. 35-37.

(15) Ce projet de loi fait suite à un rapport établi en 1899. JO 1899, annexe 651, p. 495.

(16) JO 1908, 20 mars 1908, p. 1940.

(17) Écho de la gendarmerie 1908, op. cit., p. 113-115, 194-195, 250 ; Écho de la gendarmerie 1909, op. cit., p. 458-459, 536-540, 554-557, 571-572, 586-587.

(18) Mémorial de la gendarmerie 1907, op. cit., p. 255 qui conduit vers une réponse législative répressive (Mémorial de la gendarmerie 1917, op. cit., p. 596-600).

(19) Compte général de la justice criminelle publié en France par le ministère de la Justice depuis 1825. Voir Chérasse (commandant), La statistique au service du commandement dans la gendarmerie, Paris, Charles-Lavauzelle, 1949, 76 p.

(20) Léopold Amade (général), Émile Corsin (colonel), Dictionnaire des connaissances générales utiles à la gendarmerie, 19e édition, Paris, Charles-Lavauzelle, 1911, p. 89.

(21) Voir les remarques de Bouffandeau lors des débats sur le budget de la gendarmerie à la séance de la Chambre des députés du 19 novembre 1908, (Écho de la gendarmerie 1908, op. cit., p. 772) ou les remarques de supérieurs hiérarchiques (I.E. Forestier, Gendarmes à la Belle Époque, Paris, 1983, p. 68). Cette politique des quotas se répercute dans l’observation chiffrée comparative des unités voisines, Écho de la gendarmerie 1905, op. cit., p. 99-100.

(22) Voir les critiques et la relativité de ce système de statistique, Écho de la gendarmerie 1909, op. cit., p. 180-181.

(23) F. Mahé (capitaine), À travers la maréchaussée, Vannes, Librairie Régnier, 1929, p. 113-115.

(24) À l’inverse, elles renforcent le maillage et l’appropriation territoriales.

(25) Les affaires de sang par exemple. Ces dernières se révèlent, par contre, longues en traitement et requièrent énormément de personnels. Or, les effectifs des unités élémentaires ne sont pas extensibles. Le suivi de ce type d’affaires est d’autant moins prépondérant qu’elles n’apportent que peu d’avantages statistiques. Le commandement de la gendarmerie préfère souvent faire du chiffre au détriment des résolutions proprement dites. Les services sont donc réorientés vers la police des campagnes plutôt que vers cette police judiciaire, hors le cas des investigations qui font l’objet d’un battage médiatique. Les commandants de brigade adaptent leur service en conséquence pour faire la chasse aux vagabonds, mendiants ou autres voleurs ciblés.

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