DOSSIER : La police judiciaire
Maréchaussée et police judiciaire
Pascal Brouillet
Agrégé et docteur en histoire
Professeur en classes préparatoires économique et commerciale
Maître de conférences à Sciences Po Paris
Nées pour encadrer l’ost royal en dehors des combats et punir tout débordement, les maréchaussées furent tout au long de leur existence des juridictions. Leur principale mission étant de punir les auteurs d’infraction, elles furent dotées d’une force armée correspondant peu ou prou aux différents sergents servant les juridictions ordinaires. Ces archers, puis cavaliers(1) avaient pour mission initiale de rechercher et appréhender les délinquants, de réunir les preuves de leur participation aux méfaits qui leur étaient reprochés, enfin, de les transférer devant les prévôts ou leur lieutenant pour que leur procès puisse avoir lieu(2). La police judiciaire était la première mission des maréchaussées et jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, demeura la raison d’être d’une institution de plus en plus uniforme et unie, formant corps à partir de 1778(3).
Avant de mesurer l’importance de cette mission à la veille de la transformation de la maréchaussée en gendarmerie nationale, il convient de rappeler brièvement qu’elles en étaient les bases légales, puis de préciser quels étaient les modes d’action de la maréchaussée.
Les fondements légaux de la mission de police judiciaire

La justice prévôtale
Jusqu’à la Révolution française, la police fut confondue avec la justice, notamment en matière de police judiciaire. Parce que les prévôts et leurs lieutenants étaient des magistrats, les troupes mises à leur disposition pour leur permettre d’exécuter leur mission furent dotées des mêmes pouvoirs que ceux détenus par les magistrats : droit d’arrestation, y compris hors du cadre de flagrant délit, droit de fouille, de perquisition, d’audition, de réquisition d’experts. Un compte rendu devait être dressé de tous ces actes pour attester leur régularité. Ce compte rendu fut d’abord fait oralement auprès du greffier qui le couchait par écrit(4), puis fut progressivement rédigé directement par le personnel dans des formes qui furent fixées dès le XVIIe siècle. Ces documents faisaient foi devant toutes les juridictions, qu’elles soient ou non prévôtales. Ces droits étaient complétés par la mise à exécution des différents mandats délivrés par les juridictions.
Les compétences
Si à l’origine l’action des maréchaussées fut circonscrite aux gens de guerres débandés et aux personnes suivant l’ost royal –catins, valets, marchands et trafiquants divers –, très vite la compétence de ces tribunaux s’étendit aux gens sans aveu et sans domicile, par assimilation entre hommes de guerre débandés et bandits. Cette première extension de compétence fut complétée par l’édit de Fontainebleau de 1536 qui confia aux juridictions prévôtales le jugement des personnes domiciliés coupables de crime sur les grands chemins. Toutefois, les ecclésiastiques et les nobles échappaient à cette règle. Les faits dont pouvaient se saisir les maréchaussées furent aussi précisés : assez rapidement, en dehors du temps de guerre où des prévôtés étaient constituées pour suivre les armées, la connaissance des infractions militaires fut limitée à la désertion. En revanche, à partir du moment où la juridiction prévôtale fut limitée et où les maréchaussées devinrent une police étatique car à charge des finances royales(5), le personnel put dresser procès verbal de toutes les infractions constatées ou dont il avait connaissance. Enfin, la maréchaussée était compétente partout, y compris dans les villes, même si son action était surtout importante dans les petites villes(6).
Les modes d’action
L’enquête
La théorie des preuves légales, aussi dénommée théorie des preuves objectives, est à l’origine de l’enquête judiciaire. Une condamnation ne pouvait s’appuyer que sur deux témoignages parfaitement concordants ou sur l’aveu, conforté toutefois par des indices suffisants. Dans les deux cas, il fallait réunir suffisamment d’éléments matériels pour pouvoir confondre le suspect et pouvoir obtenir son aveu(7). Aussi, contrairement à ce que pense O.H. Hufton, on attendait des personnels de la maréchaussée comme de ceux de toutes les forces de police des talents d’enquêteur ou qu’ils soient au moins capables de réunir les éléments matériels étayant l’accusation(8). De la saisine au recueil des indices, l’enquête judiciaire évolua peu jusqu’à la fin du XIXe siècle et correspondaient, aux moyens utilisés prés, à celle qui se conduit de nos jours.
Comme de nos jours, les flagrants délits étaient rares. La plupart du temps la maréchaussée intervenait sur plainte, d’autant que l’enquête préliminaire n’existait pas à l’époque. Les techniques d’enquête semblent s’être mises en place dès la fin du XVIIe siècle, malgré le caractère encore très imparfait des interventions(9). En effet, les unités étaient censées pratiquer des chevauchées préventives à intervalles réguliers dans leur district ou n’intervenir que lorsqu’elles étaient averties d’un délit. La sédentarisation progressive des unités avaient cependant permis des interventions plus régulières et la pratique du procès verbal rédigé directement par les archers s’était semble-t-il répandue et paraît avoir été relativement courante, ce qui facilitait les premières investigations. Plus sûrement les réformes du XVIIIe siècle permirent aux cavaliers de conduire couramment des enquêtes. Lorsque la brigade était avertie d’un crime ou d’un délit, une patrouille ou parfois un seul cavalier se rendait sur place et conduisait les premières constatations : relevé des empreintes, des traces d’effraction, description des blessures tout ce qui était intéressant était soigneusement consigné et était accompagné en tant que de besoin de réquisition à expert –serrurier, menuisier, médecin- qui remettait un rapport joint au procès verbal ou remis directement au greffe de la compagnie. A partir des premiers éléments recueillis, des divers témoignages les cavaliers se mettaient en chasse, parfois immédiatement lorsque les constatations indiquaient que les auteurs ne pouvaient être bien loin. Un système de correspondance mis en place au cours du siècle permettait d’effectuer des rapprochements sur l’ensemble du royaume(10). Dans la compagnie d’Île-de-France un compte-rendu hebdomadaire d’activité était imprimé et diffusé à toutes les unités. Y figuraient toutes les enquêtes en cours avec la description du mode opératoire, la qualité des objets dérobés et leur description lorsqu’ils possédaient une ou des particularités permettant de les identifier, ainsi que la description des suspects et des personnes appréhendées(11). Ces pratiques se heurtaient toutefois à un problème de taille : l’identification certaine des personnes décrites.

Réseaux de renseignements et opérations de police judiciaire
Pour être informés des crimes et délits commis sur leur circonscription ou pour traquer les délinquants, les gradés et cavaliers devaient être renseignés. Aussi se constituaient-ils un réseau d’informateurs parfois officiels comme les syndics des communautés villageoises ou les subdélégués, le plus souvent anonymes mais fiables. Parmi ces derniers, les cabaretiers et gardes chasses tenaient une place importante(12). Quant aux autres, nous ne les connaissons pas car, de toute évidence, il existait un accord tacite entre cavaliers et informateurs pour que ceux-ci n’apparaissent pas dans la procédure(13). En dehors de ces réseaux officiels ou officieux, le personnel, avec l’aval voire les instructions du commandement, employait la ruse comme le déguisement, ainsi que les mouches ou espions(14).
Lorsque l’enquête aboutissait à l’identification formelle des auteurs, lorsqu’il s’agissait de mettre à exécution les décrets de prise de corps ou d’appréhender des émeutiers, l’arrestation pouvait présenter des risques certains. De véritables opérations étaient alors montées. Ainsi en 1747, le lieutenant de Beauvais Bruno de la Grive mis au point un véritable coup de main pour mettre la main sur deux frères qui depuis 1733 défrayaient la chronique locale en raison de leurs agressions à répétition et des échecs successifs dans les tentatives d’arrestation. Voici le compte rendu qu’il fit de cette affaire au procureur général. : …L’attaque a été si brusque que les Mrs n’ont pas eu le temps de mettre en joue leurs fusils leurs ayant été arrachés des mains après avoir jetter les portes dedans a coup de masses de fer ; comme il falloit pour une pareille expédition assembles mes brigades j’avois fait courir le bruit que c’estoit pour aller au devant de Madame la Dauphine, personne n’a scû le mystère que lorsqu’il a esté développé et l’ouvrage est fait graces à Dieu. Comme j’avois des espions en campagne j’ay sû que la nuit qu’ils devoient estre arrestés ils etoient six de leur trempes à s’ennyvrer de cidre, 4 s’estant retirés sur les six heures du matin pour aller cuver leur yvresse j’ay fait attaquer un quart d’heure après, et le poste a esté emporté.(15)
Le souci d’éviter tout incident lors des arrestations explique que parfois les moyens employés aboutissaient à l’irrégularité judicaire. En 1748, pour venir à bout d’une personne soupçonné de vol par la rumeur publique et qu’ils n’arrivaient pas à confondre, les cavaliers de la brigade de Senlis se firent remettre l’intéressé par des gardes chasses qui venaient de l’appréhender pour braconnage et rédigèrent un procès verbal de capture qui était en fait une série de mensonges tellement grossiers que la procédure fut annulée(16). Ce cas reste toutefois un cas extrême.
L’importance de la police judiciaire dans le service

Reste à évaluer l’importance de la police judiciaire dans les multiples actions du corps.
Le volume des affaires
D’une période à l’autre et d’une unité à l’autre, le nombre d’affaires traitées variait considérablement. Le constat dressé par Nicole Castan pour l’ensemble du royaume montre trois France : une France sous criminalisée des frontières Nord, Nord - Est et Sud - Est, une France apaisée de l’Ouest et du Languedoc, une France sur criminalisée du Centre, de l’Île-de-France et de l’Est(17). Entre 1721 et 1791, les deux compagnies qui se partageaient le maintien de l’ordre public sur la généralité de Paris constatèrent environ 10 000 faits délictueux chacune, étant entendu que le nombre d’affaires alla croissant au cours du siècle(18). Ces chiffres bruts ne signifient pas pour autant que la charge des deux unités étaient les mêmes : rapportés au nombre de brigades et aux effectifs il apparaît que la compagnie en charge de la proche banlieue de la capitale, la prévôté de l’Île, était nettement plus surchargée que son homologue, la compagnie de la généralité, qui était pourtant elle-même nettement plus sollicitée que les unités voisines(19). Cette différence s’observe à tous les niveaux : lieutenances, brigades et même cavaliers. Cependant, il est clair que quelle que soit l’unité, la police judiciaire était bien une mission importante de l’institution et le devint de plus en plus. Si entre 1721 et 1750, chaque cavalier ne rédigeait qu’une ou deux procédures par an, par la suite ce chiffre s’éleva à plus de trente procédures par an, certains cavaliers rédigeant jusqu’à quarante procédures, ce qui compte tenu des moyens de l’époque et des autres services, représentait une charge importante de service. En outre, il faut ajouter à ces procédures, la mise à exécution des mandats et les transfèrements, tâche qui pesait très lourdement sur les unités. Cette augmentation du nombre d’affaires constatées peut être considérée comme la principale réussite de la maréchaussée.
Quelle réussite ?
En effet, peu de personnes purent se féliciter de l’arrestation de leur agresseur ou de leur voleur. Le taux de réussite diminua sensiblement au cours du siècle : de plus de 50% en moyenne entre 1721 et 1735 pour les compagnies de la généralité de Paris, il chuta à moins de 30% à partir des années 1750 -1760. A partir de 1785, les unités furent totalement débordées et se contentèrent le plus souvent d’enregistrer les faits. Cette évolution est le reflet de la transformation de la maréchaussée en force de police générale. Au début du siècle, le personnel semble ne s’être intéressé qu’aux faits relevant de la juridiction prévôtale. A partir du moment où les cavaliers furent obligés de relever toutes les infractions, il n’y eut plus de tri possible. En revanche, la vraie et principale réussite du corps fut de se faire admettre par les populations : l’augmentation régulière du nombre de procédures enregistrées démontre que les Français faisaient de plus en plus confiance à la maréchaussée sans doute en raison de sa présence la plus fréquente et la plus visible possible, et vraisemblablement aussi en raison de l’infinie souplesse avec laquelle le personnel agissait.
Conclusion
La police judiciaire, plus vieille et plus importante mission de la maréchaussée, restait à la veille de la Révolution une des principales missions de l’institution et surtout sa raison d’être. Cependant, les réformes qui avaient transformé le corps en une force de police mise sur un pied militaire tendaient à donner de plus en plus d’importance à la seule surveillance et aux missions au profit des diverses autorités. Les révolutionnaires accentuèrent cette évolution lorsqu’ils créèrent la Gendarmerie nationale et surtout la réorganisèrent par la loi du 28 germinal an VI. Toutefois, ils prirent soin de conserver les prérogatives en matière judiciaire de l’institution faisant ainsi de la Gendarmerie, héritière de la maréchaussée, la plus ancienne et première force de police judiciaire de France.
(1) Le personnel subalterne des maréchaussées fut d’abord désigné sous le nom d’archers. Dès la fin du XVIIe siècle, le terme de cavalier s’imposa dans la pratique mais il ne fut officiellement reconnu qu’en 1760. Nous suivrons la pratique de l’époque.
(2) Il sera ici question uniquement de cette action du personnel armé et non de celle des juridictions proprement dites.
(3) Jusqu’en 1778, le pluriel était d’usage pour désigner des compagnies qui bien qu’alignées pour tout ce qui concernait les structures, les missions, l’administration, la tenue, etc., ne formaient pas un corps unique. C’est l’ordonnance de 1778 qui réalisa l’unité de l’institution et imposa dès lors le singulier pour désigner le corps de la maréchaussée. Ordonnance de 1778, article
(4) D’où le maintien du terme procès verbal.
(5) En 1732, l’édit de Marly limita très sévèrement la compétence juridictionnelle des maréchaussées. En revanche, les diverses ordonnances du XVIIIe siècle firent de la maréchaussée une force à disposition de toutes les juridictions et de toutes les autorités judiciaires du royaume. Sur tous ces points voir Pascal Brouillet, La maréchaussée dans la généralité de Paris au XVIIIe siècle (1718-1791). Étude institutionnelle et sociale, thèse de l’EPHE sous la direction de Jean Chagniot, 2002, pp. 141 et suivantes.
(6) Pascal Brouillet, La maréchaussée, op. cit., et «A l’origine de l’enracinement urbain de la gendarmerie : la maréchaussée », Force Publique, actes du colloque 2007, pp. 33-43.
(7) Jean-Marie Carbasse, Introduction historique au droit pénal, Paris, 1990, pp. 139 et suivantes.
(8) O. H. Hufton, « Le paysan et la loi en France au XVIIIe siècle », Annales ESC, 3, 1983, pp. 679-701, p. 684.
(9) Le doute est de mise dans la mesure où nous possédons peu de procès verbaux antérieurs aux années 1680-1690.
(10) Ainsi dans l’affaire Nicolas Jean, AD de l’Oise, Bp 11769
(11) BNF, F 2613 à 2617
(12) Les cabaretiers et aubergistes étaient évidemment bien placés pour recueillir les renseignements. Avant 1778, lorsque le personnel avait encore la possibilité d’exercer un second métier en dehors de son service dans la maréchaussée, nombre de cavaliers se déclaraient aubergistes ou cabaretiers.
(13) La formule la plus couramment employée par les cavaliers dans leurs procès verbaux est : sur avis à nous donné.
(14) AD des Yvelines, E 2965, lettre de Prioreau, prévôt de la compagnie des voyages et chasses à l’exempt d’Épernay, lui demandant d’envoyer un espion vérifier qu’un délinquant logeait bien au domicile indiqué par les informateurs.
(15) BNF, Collection Joly de Fleury 253, f° 303-354.
(16) AD de l’Oise, Bp 12 239, pv du 27 avril 1748
(17) Nicole Castan, « La justice expéditive », Annales ESC, 31e année, n° 2, mars-avril 1976, pp. 331-361.
(18) Le nombre de procédures par an fut multiplié par deux entre 1720 et 1750, puis par trois entre 1751 et 1785 avant de s’envoler dans les dernières années de l’Ancien Régime.
(19) Pascal Brouillet, La maréchaussée dans la généralité de Paris…., op. cit., p 711 et suivantes.