Histoire et Patrimoine des Gendarmes

Éditorial

Pourquoi la Gendarmerie aujourd’hui ?

A-t-on besoin, en France, aujourd’hui, d’une gendarmerie ? Autrement dit : pourquoi la gendarmerie ? La seule réponse apportée jusqu’ici, par l’institution, consiste à affirmer qu’il est mieux, pour la démocratie, d’avoir, en France, deux polices nationales, l’une dite civile et l’autre dite « à statut militaire ». Suivant cette logique, la Gendarmerie nationale n’aurait d’autres raisons d’exister que parce qu’il existe une Police nationale. Il aurait donc fallu attendre un texte du maréchal Pétain, du 23 avril 1941, instaurant l’étatisation des polices municipales, puis la loi du 10 juillet 1966 créant la Police nationale par regroupement de la Sûreté nationale et de la Préfecture de Police de Paris, pour trouver, enfin, une justification à une Gendarmerie nationale dont l’existence, dans sa forme et ses principes actuels, remonte à la première moitié du XVIIIe siècle. Pour le moins surprenant !

Sans négliger les bénéfices secondaires incontestables que peut procurer la diversité des services de police, cette situation ne peut servir d’explication fondamentale à l’existence de l’un comme des autres. Cette approche, exclusivement synchrone et comparative, d’un état actuel, fait fi de la dimension historique pourtant essentielle. Elle est à l’origine d’un double système coûteux. Elle a généré, au sein de la gendarmerie, un véritable complexe d’infériorité qui a conduit à cette stratégie égalitariste, revendicative et suicidaire, d’une parité mal comprise. L’autre stratégie, celle de la valorisation des différences, de la complémentarité, de la répartition des missions en fonction de la nature des risques, des capacités spécifiques et des buts à atteindre, était progressivement abandonnée, à partir de 1946, au fur et à mesure que se développait la Police nationale. C’est pourtant sur ces bases logiques de la complémentarité, des « degrés de force » adaptés à des degrés de risques que Guibert (Essai sur la Force publique) avait conçu, en 1790, cette organisation de la Force Publique en France, dans un souci de meilleure efficacité possible et d’économie des fonds publics.

La Gendarmerie nationale a sa propre raison d’être. Il faut la chercher au plus profond des origines de la nation française et des comportements particuliers des Français, constants tout au long de son histoire, stables jusqu’à nos jours. Née par nécessité, à la fin du Moyen Âge, expérimentée au XVIe et au XVIIe siècle, elle n’est véritablement pensée qu’au XVIIIe siècle, en même temps que la Nation. La réponse à la question « pourquoi la Gendarmerie ? », on la trouve chez Montesquieu, Guibert, Rabaut-Saint-Étienne et Napoléon, entre autres. S’il n’est pas possible de développer dans un éditorial, les pensées convergentes ou complémentaires de chacun de ces personnages illustres, on peut toutefois tenter d’en faire la synthèse.

Pour Montesquieu « Le premier des empires est l’empire du climat » (De l’Esprit des lois, livre XIX). De ce postulat il déduit : « Ce sont les différents besoins dans les différents climats qui ont formé les différentes manières de vivre ; et ces différentes manières de vivre ont formé les différentes sortes de lois. » C’est ce raisonnement qui conduit à affirmer que le climat est le plus grand des déterminants dans l’organisation des sociétés, avant même les religions, explique Montesquieu, et que les comportements de ces groupes sociaux sont régulés par des lois qui peuvent donc varier d’une nation à une autre, principalement en fonction du climat. Mais quel rapport avec la Gendarmerie, à l’époque Maréchaussée ?

Guibert apporte sa réponse dans son « Essai sur la Force Publique ». Pour lui, ce sont ces comportements spécifiques, liés au climat selon Montesquieu, qui déterminent la forme de force publique la mieux adaptée. « S’il y a une nation [la France] au monde ou une police forte, active et vigilante, soit nécessaire, c’est surtout celle-ci. Elle a des premiers mouvements, si prompts, si mobiles et si violents ». (Essai sur la Force Publique, 1790). C’est l’argument qu’il avance pour demander en pleine Révolution le maintien de la Maréchaussée. Ce serait donc cette propension à l’émotion populaire, caractéristique nationale particulière, qui justifierait l’existence d’une telle force publique, fortement structurée et organisée, autrement dit, de type militaire.

Cette théorie est-elle valide aujourd’hui ? Pour répondre à cette question, il conviendrait, après avoir précisé le contenu de l’expression « émotion populaire », d’analyser certains comportements actuels des Français, mais aussi d’autres populations d’Europe. Sans préjuger des conclusions, on peut déjà répondre à cette question par une autre question. Pourquoi les pays du nord de l’Europe n’ont-ils pas de gendarmerie ou de forces de police du même type ? Pourquoi, lorsqu’ils en ont eu, celles-ci ont-elles disparu (la maréchaussée néerlandaise étant une exception très spécifique) ?

Si le climat détermine cette inclination à l’émotion des populations du sud de l’Europe, il induit aussi, chez ces dernières, des comportements individualistes qui limitent leur capacité à s’unir, à constituer une communauté. Si les pays de culture anglo-saxonne ont adopté des organisations d’État de type le plus souvent fédéral, ce n’est pas par hasard. Difficilement concevable dans les pays du sud, sans courir le risque de voir voler en éclats l’indispensable cohésion nationale. Les difficultés rencontrées dans ce domaine par l’Espagne, en sont bien la preuve. Au travers de cette constatation apparaît une autre caractéristique de ce type de forces. Elles constituent l’un des plus puissants moyens de construction nationale et de maintien de la cohésion sociale. Pas seulement par leur fonction d’interdit, qu’elle partage avec les autres forces de police, mais essentiellement par leur système. C’est Napoléon qui parle le premier du « système de la gendarmerie » (lettre au roi de Naples, 16 mai 1806). Ce système est qualifié ultérieurement par un seul adjectif : militaire. C’est de cette qualité de militaire que la Gendarmerie tire toute sa force. Autrement dit, ce n’est pas la nature des tâches qu’elle accomplit, et que d’autres peuvent aussi accomplir, qui lui donne cette capacité nationalisante spécifique et exceptionnelle, mais la forme militaire, qui lui est propre, dans laquelle elle les exécute. Quand on a compris cela, on voit bien que pour accroître la capacité de la gendarmerie, il faut non seulement lui donner les moyens de ses actions mais avant toute chose, en permanence, renforcer, restaurer lorsqu’il faiblit, son caractère militaire. C’est la source de sa capacité particulière.

Mais que recouvre, pour elle, ce qualificatif générique de militaire ? Tout d’abord une appartenance, une adhésion aux valeurs, aux rites, et à l’esprit propres à la communauté des militaires, ayant pour effets la nécessaire consolidation interne d’un corps territorialement disséminé, la manifestation de sa solidarité avec les autres forces armées et la diffusion externe de représentations symboliques de l’État et de la Nation. Ensuite des règles de fonctionnement spécifiques, fondées sur une hiérarchie stricte et une discipline rigoureuse qui garantissent l’exécution, sans faille et sans excès, des missions, dans les situations les plus difficiles, avec des moyens et des méthodes propres aux forces armées, suivant des ordres déclinés et contrôlés d’un échelon à l’autre. Puis des modalités de mise en œuvre, certes contraignantes, mais limitant les risques d’emploi abusif par les différents utilisateurs et protégeant les libertés individuelles. Enfin un dispositif très particulier, sans doute le moyen de contrôle social et national le plus original, le plus ingénieux et le mieux adapté qui soit dans le monde des nations modernes : le système des brigades. La brigade, à la fois référence identitaire stable et permanente, ultime point de déconcentration de l’autorité de l’État où converge également la demande de protection du citoyen, dernier maillon, au plus près des populations, d’une organisation fortement intro déterminée par la chaîne hiérarchique, auto régulée par la vie en caserne impliquant les familles, régulatrice des tensions sociales locales, associée dans un maillage territorial serré, contribuant ainsi à intégrer les populations, quelles qu’elles soient et d’où qu’elles viennent, dans la Nation.

Les raisons qui ont présidé à la création et au développement de la Gendarmerie nationale sont loin d’être caduques. Bien au contraire. Tout laisse à penser que le monde de demain aura besoin de ce type de force publique nationalisante, militairement organisée, pour faire face, soit par son dispositif de brigades, soit en unités mobiles constituées, à des menaces trop diffuses pour relever d’un traitement militaire classique, trop structurées et territorialement trop étendues pour être appréhendées avec les seuls moyens de la police judiciaire traditionnelle.

Général (2s) Georges PHILIPPOT

Président de la SNHPG

Ancien chef du Service historique de la Gendarmerie nationale

Docteur en Histoire

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