Force Publique

AVERTISSEMENT

Le N° 6 de la revue « Force Publique » présente deux textes qui, par leur thème comme par leur titre, s’inscrivent directement dans la philosophie de la revue.

De la Force publique considérée dans tous ses rapports est une réédition de l’œuvre de Guibert paru en 1790. Elle tient compte de la réédition effectuée en 1977 par les éditions Nation Armée, de la suppression d’un certain nombre de paragraphes d’intérêt mineur et des notes de bas de pages rédigées, à l’époque, par le général Ménard. Quelques notes complémentaires ont été ajoutées.

Réformer la force publique aujourd’hui, en France est une contribution critique à la réflexion actuelle sur la sécurité du citoyen, de l’État et de la nation. Elle présente un point de vue sur certaines modalités d’organisation générale des forces, à partir du concept adapté de force publique.


DE LA FORCE PUBLIQUE CONSIDÉRÉE DANS TOUS SES RAPPORTS - 1790


Grave est armis parta componere. Victores praedam putant, victi cives sunt. Inter has difficultates evadendum ; atque in posterum firmanda respublica, non armis mode neque adversum hostes, sed, quod multo majus, multeque asperius, bonis libertatis et pacis.

Epistola secunda Sallustii
ad Coesarem
de republica ordinanda

AVANT-PROPOS

En rendant compte au public et à l’armée des opérations du conseil de la guerre(1), je m’étais bien promis de me vouer au silence à l’avenir. Mais j’avais trop présumé de mon détachement, soit que pendant longtemps les habitudes de la pensée ramènent impérieusement à ce dont on s’est occupé toute sa vie, soit qu’il y ait, dans la circonstance actuelle(2), quelque chose de si grand, de si grave, de si pressant, que le sentiment d’y aider, s’il était possible, devienne à la fois un tourment de l’esprit et un mouvement de la conscience. Je cède à un besoin plus fort que moi. S’il ressort de cet ouvrage quelques lumières utiles, j’aurai payé la dette de mon inaction, et j’abandonne sans peine le reste à la critique ou à l’oubli.

Je ne traite plus ici de la constitution militaire isolée, et c’est sans doute ce qui, en ouvrant à ma pensée un champ plus neuf et plus vaste, a donné à cet ouvrage un attrait que je croyais ne pouvoir plus sentir. C’est tout le problème de la force publique qui s’est offert à moi. J’ai cru apercevoir que ce problème était, de tous ceux qui composent le grand ouvrage de la constitution nationale, le plus important et le plus difficile à résoudre. En effet la force publique est le lien et la clef de toutes les parties de l’édifice. Sans elle on peut appareiller des matériaux, on peut mettre pierre sur pierre, mais on ne peut rien cimenter, rien contenir à sa place. Sans la force publique, les pouvoirs, les contrepoids, la liberté elle-même, tout cela n’est qu’un assemblage d’idées vaines et fragiles. J’ai vu qu’aucun des ouvrages qui ont paru, n’avait traité ce grand sujet, et je me suis dit : « Au moins frayerai-je la route, et signalerai-je le premier les écueils ».

Quatre grandes considérations composent ce problème et le compliquent au point d’en faire quatre problèmes inséparables qui se fondent et se réunissent en un seul.

Envisagé du côté de la protection que la force publique doit donner aux lois, et du danger dont cette force publique peut devenir pour la liberté nationale, c’est un problème constitutionnel.

Envisagé sous le rapport de la meilleure organisation et de la plus efficace quantité d’action et de puissance contre les ennemis du dehors, c’est un problème militaire.

Calculé dans ses rapports avec les intérêts des nations étrangères et avec les combinaisons qui peuvent appartenir à notre état de paix, de guerre, ou d’alliance avec elles, c’est un problème politique.

Enfin, considéré sous le rapport de la dépense, et en réfléchissant que c’est la plus forte charge publique de la nation, celle qui, de plusieurs manières, pèse le plus onéreusement sur elle, et que par conséquent il est le plus important de régler avec intelligence et avec économie, c’est un problème de finance et d’administration.

Un comité qu’on pourrait former à souhait, et d’esprits tels que Montesquieu pour la partie de la constitution, de Frédéric pour la partie militaire, de Destrades et d’Ossat pour la partie politique, de Colbert et de Sully pour la partie d’économie et d’administration, ne serait pas trop éclairé pour la solution de ce problème, de laquelle peuvent dépendre le trouble ou le repos, le bonheur ou le malheur, la sûreté ou la possibilité d’anéantissement d’une nation de 25 millions d’hommes ; oui de 25 millions. Que toutes les réflexions de l’esprit et de la morale s’arrêtent sur ce nombre imposant. Que douze cents législateurs frémissent en mesurant la petitesse de l’espace qu’ils occupent par rapport à tant d’individus multipliés par leurs générations, et en pensant à l’influence de leur opinion sur tant de destinées !

À la vue de l’importance et des difficultés de ce problème, en présence de ces noms célèbres dont j’invoque ici pour sa solution le génie et l’expérience, qui suis-je pour m’y hasarder ? Mais qu’importe aussi la manière dont j’y réussirai ! Je ne suis point assis parmi les élus de la nation. Mon opinion ne compte pas. Si je me trompe, cette erreur ne sera point gravée sur l’airain. Elle se perdra dans le torrent de celles qui n’ont pas fait de mal aux hommes. Enfin ce n’est point la solution du problème que j’ai l’imprudente confiance de proposer, ce sont des doutes et des données pour y parvenir.

Si quelqu’un de ces doutes se trouvait en contradiction avec des principes ou des opinions qui auraient déjà pris faveur dans une partie de l’assemblée nationale, cela ne m’arrêterait point. Je ne crois pas que des législateurs qui fondent la liberté et qui cherchent la lumière, puissent avoir, comme les despotes, l’injustice de la toute-puissance et le besoin de l’adulation.

Mais si de l’impartiale modération avec laquelle je cherche la raison entre les extrêmes, on allait en conclure, comme on l’a déjà voulu faire, que je ne suis pas assez ami de la révolution, j’aurais plus que personne le droit de répondre ce qu’on fait dire à l’abbé Raynal(3) dans un ouvrage qu’on a honoré du nom de ce vieillard célèbre : « J’ai été le précurseur de beaucoup d’opinions qui fondent aujourd’hui la liberté, et j’ai propagé la vérité dans un temps où il y avait du courage et du danger à la dire ».

En composant cet ouvrage il ne me reste donc plus qu’une inquiétude, c’est que l’importance et la complication du sujet n’exigeant un développement qui n’est pas tout entier prévu de moi, et qui ne se découvrira qu’à mesure que j’irai en avant, quelques décisions de l’assemblée ne préviennent sa publication. Mais si je me trouve d’accord avec elles, la conformité de principes sera flatteuse pour moi. Si mes opinions sont opposées à ses décrets, et que j’ai aperçu ce qui, au milieu de ses immenses et rapides conceptions aurait pu lui échapper ; il n’y a pas de prescription pour les vérités ; on peut les confier à l’avenir ; elles germent tôt ou tard, et ne trompent jamais la main qui les a semées.

I. DE LA FORCE PUBLIQUE EN GÉNÉRAL. PARTAGE DE LA FORCE PUBLIQUE EN DEUX FORCES, LA FORCE DU DEHORS ET LA FORCE DU DEDANS

Je pourrais commencer ce chapitre par une analyse métaphysique de l’origine de la force publique, de sa nature, de ses rapports avec les Droits de l’homme, et de ses variétés d’organisation depuis les sociétés les plus sauvages jusqu’aux sociétés les plus éclairées.

Mais ces théories qui ont une apparence de profondeur, et auxquelles la plupart des hommes se prennent si volontiers, parce qu’ils aiment à recevoir des conséquences tout établies ; ces inductions qu’on tire de l’histoire avec effort, et toujours avec bien plus de vraisemblance que de vérité, égarent plus souvent qu’elles ne dirigent. Elles transportent dans un monde idéal ou dans un monde qui n’est plus, et elles laissent à l’écart l’univers qui est habité.

C’est au présent que je m’attache. J’écris pour mon pays, et je parle des circonstances qui nous environnent.

La force publique d’une nation a pour objet de pourvoir à sa sûreté commune, d’une part contre les troubles et les désordres du dedans, et de l’autre contre les ennemis du dehors.

Si toutes les autres grandes nations de l’Europe n’avaient pas des armées régulières et permanentes, si la guerre n’était pas un art, et de là une profession nécessairement exclusive, si la France n’était qu’un petit pays, et qui eût toutes ses frontières sous sa main, s’il n’y avait en France ni richesses, ni luxe, ni commerce, ni sciences, ni arts, la force publique y serait très aisée et très simple à constituer.

La collection de toutes les forces individuelles y composerait la force publique, et une petite partie de cette force veillerait tour à tour à la sûreté et à la protection du reste qui serait pendant ce temps-là tranquille et désarmé.

Voilà ce qui se fait dans les sociétés naissantes. Voilà ce qu’étaient d’anciens peuples circonscrits dans les murs d’une ville ou dans l’enceinte d’un petit territoire. Voilà ce que fut Rome à son berceau.

Des données toutes différentes, soit dans les proportions, soit dans les intérêts, soit dans les circonstances, rendent la constitution de la force publique de la France bien autrement compliquée et difficile à établir.

Un rang, des droits, une dignité nationale à maintenir parmi de grandes puissances fortement armées, des frontières et des côtes d’un immense développement, des colonies lointaines à conserver, des rapports politiques à entretenir, même en les supposant épurés à l’avenir de tout esprit d’intrigue et d’ambition. Voilà ce qui doit entrer dans la combinaison de la force publique pour le dehors.

Toutes les parties d’un grand pays et d’une vaste administration à contenir dans l’ordre et dans l’harmonie nécessaires. Toutes les lois à faire respecter, toutes les propriétés à garantir, toutes les libertés individuelles à protéger ; une constitution naissante à fortifier et à défendre pendant longtemps contre des préjugés, des ressentiments et peut-être même des entreprises. Voilà les considérations qui doivent influer sur la combinaison de la force publique pour le dedans.

Avec des objets aussi multipliés, aussi variés, et dont quelques-uns même impliquent contradiction entre eux, cette force publique ne peut donc pas être composée d’éléments tous semblables. Il faut un genre de force pour le dehors, et un autre genre de force pour le dedans.

II. DE LA FORCE DU DEHORS

Il faut contre les ennemis étrangers une armée régulière, permanente, et qui puisse au besoin être portée hors des frontières. Hors des frontières n’est pas même assez. Aujourd’hui les hostilités entre les grands peuples, au moyen des rapports de commerce et des colonies, peuvent avoir pour théâtre les quatre parties du monde.

Pour se dévouer à un tel service et à toutes les chances qu’il peut offrir, il faut des hommes jeunes et robustes, qui puissent et qui veuillent perdre de vue leurs foyers. Il faut des hommes qui n’aient ni d’autres fonctions, ni une autre dette momentanée et urgente à remplir envers la société. Il faut des hommes qui se lient par un contrat volontaire et de quelques années au moins, au service qu’ils embrassent.

Pour que cette armée ait toutes les qualités qui peuvent assurer ses succès et compenser ce qu’elle coûte, il faut qu’elle soit au plus haut point disciplinée, instruite et manœuvrière ; car les armées étrangères possèdent ces avantages, et il faut les balancer. Une bonne armée est avantageuse sous un autre rapport, c’est que plus elle est bonne, moins elle a besoin d’être nombreuse, et moins par conséquent elle est à charge à la nation.

Pour que l’instruction et la discipline soient en vigueur dans l’armée, il faut que l’armée en fasse son occupation, son habitude et sa gloire.

Mais les principes qui servent de base à la discipline, et les préjugés qui composent l’esprit militaire, sont nécessairement et par leur nature en opposition avec tous les principes de l’esprit citoyen. Les soldats doivent avoir la soif de la guerre, et les citoyens l’amour de la paix. L’égalité et la liberté sont les droits du citoyen. La subordination et l’obéissance passive sont les devoirs des soldats. Les soldats ne peuvent avoir ni les mêmes tribunaux, ni les mêmes peines, ni les mêmes objets d’émulation que les citoyens. Les soldats doivent avoir un esprit de corps et de profession. Les citoyens ne doivent avoir qu’un esprit public et national.

Dans l’état actuel de l’Europe, et de l’art militaire, vouloir une armée citoyenne, c’est donc prétendre assembler des principes et des éléments hétérogènes. C’est tenter de faire ce qui n’existe chez aucun peuple moderne, et ce que les peuples anciens les plus amis de la liberté n’ont jamais entrepris. Une fois que les citoyens y étaient enrôlés, classés, ou même passagèrement convoqués sous les drapeaux, l’état et les droits de citoyens étaient suspendus pour eux. Ils passaient sous le joug de la discipline militaire, et quelle discipline auprès de la nôtre ! Ses prodiges et ses rigueurs étonnent nos faibles imaginations.

Il est peut-être un peu moins impossible de faire des citoyens soldats, c’est-à-dire de rapprocher momentanément les citoyens des fonctions de soldats. Cela sera développé en traitant de la force du dedans.

III. QUEL POUVOIR DOIT CONSTITUER LA FORCE DU DEHORS ET DE QUEL POUVOIR DOIT-ELLE DÉPENDRE ?

Le commandement, la direction, l’administration de l’armée ne peuvent appartenir qu’au pouvoir exécutif.

Quand ce pouvoir est, comme dans de certaines constitutions, mis dans plusieurs mains, l’armée s’en ressent. Tout est dans cette armée relâché et détendu. Il n’y a ni émulation, ni activité, ni centre commun, ni cri de ralliement. Un général habile peut imprimer à une telle armée un mouvement passager. Mais ce sont ses succès, et jamais ceux de son armée. Que le ressort manque, tout s’arrête ou se dissout.

Quand l’armée dépend d’un roi, elle est vivifiée par ce principe unique. Si le roi n’est pas militaire, ses ministres et ses généraux le représentent. C’est encore à lui que tout se rapporte, ou est censé se rapporter. C’est de lui que tout vient ou est supposé venir. Qu’il parle, et se montre quelquefois à propos, le prestige et le principe moteur peuvent être encore assez forts pour que l’armée en soit suffisamment animée.

Si le roi a du talent et du courage, il est impossible de calculer jusqu’où ce principe direct peut élever l’esprit et les succès d’une armée. Tout ce qui la compose croit servir, combattre et mourir sous ses yeux. Avec de petites forces on exécute de grandes choses. La guerre se fait à moitié prix, et presque jamais une nation ne connaît ni revers ni honte.

Il est vrai que, de ces avantages même, il peut naître des dangers pour la liberté publique. C’est dans la force du dedans, c’est dans diverses barrières constitutionnelles qu’il faut chercher des préservatifs. Mais qu’ils seraient maladroits tous ceux qu’on prétendrait tirer de la restriction ou de l’affaiblissement du pouvoir du roi sur l’armée ! Quoi ! Exposer la sûreté publique, compromettre l’honneur de la nation par des terreurs exagérées de l’influence d’un roi, et d’un roi habile guerrier sur l’armée ! Et où sont-ils donc les rois de cette sorte ? L’armée d’une nation doit durer autant qu’elle. Les rois à talents sont semés de loin en loin dans l’espace des siècles.

J’ai entendu, il y a quelque temps, l’inquiète exagération de l’amour de la liberté mettre en question s’il ne faudrait pas décréter par un article constitutionnel, que le roi en personne ne pourrait jamais commander ses armées.

Un roi dépouillé du droit de défendre son pays et de mêler son sang à celui de son peuple ! Un roi qui ne pourrait plus louer ou récompenser le courage qu’en rougissant ! Eh ! Si le cœur d’Henri IV l’animait, l’empêcherait-on de déchirer comme Achille les vêtements dont on aurait déshonoré son sexe, et de s’élancer aux armes ?

Le commandement des troupes, la direction de l’armée, la conduite de la guerre. Voilà ce qu’il faut précisément abandonner au monarque et lui abandonner sans partage. Il ne peut y avoir que des inconvénients et du danger à laisser la législation et l’administration arbitraire d’un grand empire dans les mains d’un seul homme ; car les facultés d’un homme de génie même, ne sont jamais en proportion d’un tel fardeau. Mais la direction de la force et de l’action publique, elle n’est bien, elle ne peut être bien confiée, qu’à une seule tête et à une seule volonté.

En attribuant au roi le commandement, la direction et l’administration de l’armée, je n’ai point parlé de sa législation. Cette branche ne doit pas, je crois, lui être abandonnée en entier. Elle doit être, à quelques égards, divisée, et à d’autres, concertée entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, ou, ce qui exprime mieux mon idée, entre la nation et le monarque. Par législation de l’armée j’entends tout ce qui a rapport à ses lois constitutives.

En effet, le roi ne doit pas être le maître de déterminer ni le pied permanent de la force de l’armée, ni la somme annuelle affectée à son entretien. Des intérêts si majeurs pour la nation, puisque l’un est celui de sa sûreté, et que l’autre tient à la fixation de la plus onéreuse de ses charges, ne peuvent être décidés que par elle.

Beaucoup de gens qui n’ont sur cela aucune notion, ou, ce qui est plus propre à les égarer, qui n’ont que des notions sans justesse et sans étendue, semblent croire la question aisée à résoudre au moyen d’un décret national de quelques lignes qui portera que l’armée sera de tant d’hommes et de tant de chevaux, et coûtera tant, le pouvoir exécutif travaillant ensuite son plan sur les chiffres de ces deux bases.

Oui sans doute la question sera décidée, et je crains bien qu’elle ne le soit ainsi. Mais sera-ce une question résolue ? Car ce que j’appelle résoudre une question, ce n’est pas simplement prononcer sur elle, c’est l’examiner et la juger sous tous ses rapports.

Or combien d’éléments entrent dans la solution de la double question établie ci-dessus !

Voyons d’abord, quant à la force numérique de l’armée, combien d’objets doivent être pris en considération pour la déterminer ! La position du royaume, sa politique extérieure, la nature et l’étendue de ses frontières et de ses côtes, sa population. Le pied d’armement des puissances voisines pendant la paix, ce qu’elles peuvent y ajouter en cas de guerre, soit en employant leurs moyens, soit en les forçant. Les diverses hypothèses d’une guerre ordinaire de continent, de la même guerre jointe à une guerre maritime, et enfin celle d’une grande guerre de continent, ou seule, ou compliquée avec une guerre de mer. Les moyens d’augmentation combinés relativement à ces diverses hypothèses, et ces moyens d’augmentation tellement combinés qu’ils puissent être mis en exécution sans créer de nouveaux corps, et sans faire des incorporations de recrues si subites et si nombreuses qu’elles puissent détériorer ni la composition, ni la discipline, ni l’instruction des corps qui les reçoivent.

Toutes ces hypothèses de guerre exigent, pour être bien calculées, un bon aperçu général du système offensif et défensif du royaume, y compris la défense des côtes, la protection des colonies et les garnisons des vaisseaux.

Il ne suffit pas de déterminer vaguement la force numérique. Il faut fixer aussi, d’après des bases fondées sur de bons principes, sur les localités et sur les circonstances éventuelles, la proportion des troupes de chaque arme, et ensuite les calculs d’augmentation qui lui sont relatifs.

Enfin l’organisation intérieure du royaume, l’espèce de constitution qu’on donnera à la force publique du dedans, la connexion qu’aura ou que n’aura pas cette force avec l’armée, suivant qu’on prendra le parti de les coaliser ou de les rendre indépendantes l’une de l’autre, tout cela doit entrer dans la solution.

La dépense annuelle de l’armée est la seconde partie de la question. L’on va voir, par le simple aperçu de son développement, combien cette partie, qui a été si superficiellement présentée à l’assemblée nationale, est cependant grave et compliquée à résoudre.

D’abord, cette seconde partie est accessoire de la première et lui est subordonnée, car j’avoue que je n’entends pas comment on pourrait vouloir fixer les dépenses d’un département avant d’avoir assis la base de tous les calculs, qui est la force nécessaire de l’armée.

Sans doute il est à propos, dans un moment où la politique bien entendue d’une liberté naissante, doit être d’alléger le sort des peuples pour l’attacher à la révolution, il est à propos plus que jamais de diminuer les dépenses du département le plus dispendieux de tous. Mais ce ne peut être aux dépens de la force numérique de l’armée, qui, devant être décidée par les vues supérieures de la sûreté du royaume, doit prévaloir sur de simples motifs d’économie.

La réduction des dépenses du département doit se chercher et se trouver dans l’organisation la plus simple et la plus intelligente à donner à l’armée, et dans la réduction ou dans la perfection de tous les accessoires qui composent ce département.

En effet il y a une manière de constituer et d’organiser 150 mille hommes, qui peut en rendre l’entretien plus ou moins cher de beaucoup, et c’est encore un problème qui se compose et se complique de bien des éléments.

Le plus ou le moins de chertés d’entretien d’un nombre donné de troupes, peut dépendre, et avec des variantes prodigieuses :

- du rapport établi entre les diverses armes, puisqu’il y a des armes infiniment moins dispendieuses les unes que les autres. Ainsi, par exemple, si sur le nombre total de l’armée on établit les troupes à cheval dans la proportion du cinquième ou dans celle du sixième, voilà sur le champ une différence majeure ;

- du plus ou moins grand nombre de corps dans lesquels l’armée sera divisée, puisque plus on les multiplie, plus on a d’états-majors à entretenir ;

- du plus ou moins grand nombre d’officiers, puisque ce qu’il y a de plus cher dans l’entretien d’une armée ce sont les officiers ;

- du plus ou moins fort traitement qu’on assigne aux officiers et aux soldats ;

- du plus ou moins grand nombre de troupes étrangères qu’on entretient, puisque ces troupes coûtent toujours plus que les troupes nationales ;

- des dispositions plus ou moins intelligentes et économiques, qu’on fait pour toutes les fournitures et dépenses accessoires des troupes, telles que vivres, fourrages, hôpitaux, habillement, campement, casernement, etc. ;

- du parti qu’on peut prendre de rendre leurs garnisons sédentaires ou ambulantes ; car au choix de l’un ou de l’autre système, tiennent beaucoup de résultats de dépense ou d’économie.


Voilà donc autant de questions, toutes séparées, et toutes corrélatives, qu’il faut résoudre pour parvenir à la solution du problème total. Ces diverses questions ne peuvent pas se résoudre sous le seul rapport de l’économie, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de les décider par le seul motif que telle ou telle vue est plus économique. Il faut voir si elle est en même temps préférable sous les autres rapports, car les rapports constitutionnels et militaires, les vérités d’art et de principe ne peuvent pas être sacrifiées aux raisons d’économie.

Ainsi pour faire une application évidente de ce qui est dit ci-dessus, l’économie se trouverait certainement à avoir en temps de paix une partie des troupes de cheval à pied. L’économie se trouverait à n’avoir que quatre officiers par compagnie au lieu de six. Mais des raisons soit militaires, soit locales, soit de divers genres encore, rendront l’une et l’autre de ces vues d’économie, quand on voudra les examiner, impossibles à admettre.

L’entretien des individus combattants de l’armée n’étant enfin qu’une partie de ce qui compose les dépenses du département de la guerre, il y a dans tout le reste beaucoup de problèmes dont la solution particulière doit être antérieure et concourante à la solution du problème général.

Mais quoi ! Dira-t-on, tant de vues, tant de combinaisons, tant de choses secondaires ou accessoires renfermées dans une seule question ! Oui sans doute ; et voilà ce qui fait aussi que, soit par lassitude, soit par ignorance, tant de grandes questions se résolvent au hasard, ou, pour mieux dire, se tranchent plutôt qu’elles ne se résolvent. Voilà ce qui fait que les esprits médiocres ou incomplets sont si hardis et si prompts à prononcer. Ils ne se placent pas au centre du problème. Ils ne saisissent pas l’ensemble de tous les rayons qui en dérivent, ou ne les parcourent pas jusqu’à leur extrémité. Ils prononcent cependant affirmativement sur le diamètre et la circonférence d’un cercle qui leur reste inconnu.

Beaucoup de députés de l’assemblée, qui ne sont ni militaires, ni politiques, ni administrateurs, et dont la voix influera pourtant sur les déterminations qui seront prises dans une question qui appartient à la fois à la guerre, à la politique et à l’administration, ne seront, avec de bonnes intentions et même avec les intentions de citoyens éclairés, frappés que d’une idée simple : celle de voir, dans la réduction des dépenses du département de la guerre, une diminution d’impôts, et de transiger avec la puissance exécutive d’une manière sommaire et limitée, en réglant que pour tant de millions elle entretiendra tant de défenseurs de l’État.

Mais si par la solution plus intelligente et plus approfondie de toutes les parties du problème, pour moins d’argent, ou pour le même argent, on pouvait ou entretenir une armée plus forte, ou l’entretenir mieux, ou en perfectionner les accessoires, et la rendre plus redoutable ; le devoir de l’assemblée nationale ne serait-il pas de l’examiner et de tâcher d’y parvenir ?

Comment, répondra-t-on, une assemblée de 1200 personnes, une assemblée entourée de ruines et de reconstructions, pourrait-elle encore se surcharger de pareils détails ? Comment lui faire porter la main à des questions qui ne sont pas de son ressort ? Vous voulez donc encore dépouiller la puissance exécutive de toute la législation intérieure de l’armée ? Vous voulez donc établir entre les deux pouvoirs des discussions interminables, et laisser, en attendant, l’armée dans l’anarchie, les économies dans le vague, et la formation définitive des tableaux de dépenses du royaume, si importante pour la détermination de l’impôt, en suspension ?

À ces objections, voici mes réponses.

D’abord, il ne faut pas pour cela suspendre la formation du tableau général de dépenses. On peut provisoirement y comprendre le département de la guerre pour la somme de 80 à 90 millions. C’est entre ces deux termes que ses fonds seront sûrement déterminés, et malgré l’examen approfondi que je crois nécessaire, si l’on ne veut pas procéder et décréter au hasard, des discussions contradictoires bien préparées peuvent tout éclairer et tout fixer avant deux mois.

Ce n’est pas dans l’assemblée nationale que ces discussions doivent avoir lieu. Elles doivent se passer dans un comité particulier, dans un comité je crois plus nombreux que celui qui existe, dans un comité qui se fasse un devoir de profiter des lumières publiques, et de chercher aussi des connaissances hors de son sein. L’assemblée ne doit prononcer sur les objets qui seront de sa compétence, que d’après des résultats bien présentés, si on n’a qu’un plan à lui proposer, et d’après des opinions bien motivées et bien balancées, si c’est entre plusieurs qu’elle doit choisir.

Je ne suis pas d’avis assurément, qu’on dépouille la puissance exécutive, et le cours de cet ouvrage le prouvera. Je regarde la puissance exécutive comme le plus nécessaire appui de la liberté et la sauvegarde de la constitution. On vient de voir comme je me suis exprimé relativement au commandement, à la direction et à l’administration de l’armée. Mais il y a évidemment dans la législation des points fondamentaux que la nation ne peut et ne doit point lui abandonner. Il y en a d’autres où les droits et les ressorts respectifs se confondent et qui doivent être concertés.

Ainsi, comme je l’ai exposé ci-devant, la détermination de la force numérique de l’armée, et la fixation de la dépense annuelle du département de la guerre, appartiennent nécessairement à la nation.

Il en est de même de la question du recrutement et des augmentations en cas de guerre. Ce qui intéresse si capitalement la population qui est la source de toute prospérité, et la bonne composition de l’armée qui est le principe de ses succès, ne peut appartenir qu’au pouvoir législatif.

Il en est de même de la paie du soldat par les rapports qu’elle peut avoir avec les journées des autres salariés, et surtout par l’intérêt qu’a la nation d’améliorer le sort des hommes qui doivent la défendre, et de leur faire ce bien là elle-même. Une vue plus grande et plus profonde encore doit attacher l’assemblée nationale au projet qu’elle a d’augmenter considérablement la paie du soldat. C’est l’obligation qui en résultera pour les souverains des grandes armées étrangères d’augmenter celle de leurs soldats dans la même proportion, ce qu’ils ne pourront peut-être faire qu’en en réduisant le nombre. Ainsi ce fléau des armées gigantesques, créé par l’ambition de Louis XIV, pèserait un peu moins sur le genre humain, et ce serait la France devenue libre, qui aurait commencé à réparer le mal commis par un de ses despotes.

La question des troupes étrangères appartient de même à la puissance législative. C’est à la nation à déterminer, si elle juge à propos d’en conserver, dans quelle proportion elle veut les conserver, et surtout à empêcher que le roi n’en puisse augmenter le nombre par-delà ce qu’elle aura fixé.

Il en est de même des principes généraux de l’emplacement et du mouvement des troupes, et particulièrement de leur permanence ou non permanence dans leurs établissements. Cette question étant liée essentiellement à l’action et à l’influence du pouvoir exécutif, et à l’appui qu’il convient que l’armée puisse toujours donner à la force publique du dedans sans que la liberté puisse en avoir rien à craindre.

Le mode de nomination aux premiers emplois d’officiers, ainsi que les règles d’avancement doivent aussi être décidés par la nation. Après avoir consacré le principe d’égalité des droits de tous les citoyens à tous les emplois, il faut qu’elle soit conséquente à ce principe dans l’état militaire comme dans les autres, et qu’elle empêche que des ordonnances particulières du pouvoir exécutif ou même des principes qu’il adopterait tacitement, ne portent atteinte à une loi constitutionnelle.

Quelques bases du code des peines militaires doivent pareillement être décrétées par la nation. Elle doit veiller à ce que la déclaration des Droits de l’homme, qui assure à tout citoyen, des tribunaux, des juges, et une procédure publique, ne soit pas violée dans les citoyens qui composent l’armée.

Mais en même temps que ce principe doit exister pour eux comme pour les autres, il faut observer que l’importance, la sévérité et la promptitude de la discipline militaire, exigent d’autres tribunaux, d’autres formes de procédure et de jugement, ainsi que d’autres peines. Il faut que dans la détermination de ces tribunaux, de ces formes et de ces peines, il y ait des différences, des nuances et des restrictions relatives aux grades. Dans la hiérarchie militaire, rien ne peut et ne doit être sur la même ligne. Tous les rapports y sont opposés aux principes d’égalité des Droits de l’homme et du citoyen. Ainsi, par exemple, un officier général ne peut être traduit par-devant le même tribunal, jugé avec les mêmes formes et condamné aux mêmes peines qu’un soldat.

Il faut surtout que l’assemblée nationale se garde de mettre la main à toute cette partie de la discipline qui n’embrasse que les délits et les fautes. Celle-là doit rester tout entière dans la dépendance du pouvoir exécutif, car elle peut et doit varier suivant les temps, les lieux et les circonstances. Il y a tel cas où le législateur militaire est obligé de la rendre plus rigoureuse, et tel autre où il peut la relâcher. Il faut telles règles de police et de discipline dans une armée sage et obéissante, et telles autres dans une armée désordonnée et corrompue. Rappelons-nous, dans l’histoire, César variant sa discipline suivant le degré de contentement ou de mécontentement qu’il avait de ses troupes. Rappelons-nous Caton en Espagne et Germanicus sur le Rhin, remettant sous le joug des légions amollies et indisciplinées.

Quelques bases des lois d’encouragement et de récompense me paraissent encore devoir être du ressort du pouvoir législatif. Une nation qui veut rester libre ne doit pas abandonner au roi des moyens illimités de s’attacher l’armée. Il ne faut pas que les récompenses y puissent jamais devenir des grâces(4), et que les proportions démesurées ou les abus de ces récompenses puissent devenir un fardeau illégitime pour la nation.

Mais que tout cela veut être réglé avec ménagement et d’une main à la fois juste, légère et respectueuse ! Qu’il faut prendre garde de dégrader le dispensateur des récompenses, et d’ôter à l’armée l’opinion qu’elles viennent du trône, et le prestige que le trône peut y ajouter ! Rappelons-nous encore à ce sujet les Anciens, qui resteront, je crois, longtemps nos maîtres dans l’art d’exalter les hommes. Une couronne de chêne ou de laurier, un bracelet, un anneau, un bouclier, y étaient les récompenses établies par la loi. Mais c’était le général qui les décernait, c’était sa main qui en relevait le prix.

Ainsi, après que le pouvoir législatif aura réglé qu’il y aura annuellement telle somme affectée aux pensions militaires, ne serait-ce pas porter atteinte à la dignité du roi que de le gêner dans la distribution qu’il jugera à propos d’en faire, et de soumettre à l’avenir cette disposition à aucune révision, soit de prétendue justice, soit d’économie ? Quelle confiance pourrait-on conserver dans les engagements du monarque, et quelle valeur pourrait-on attacher aux récompenses, si le titre n’en était jamais que précaire et dépendant d’un autre pouvoir que celui qui a eu le droit de les accorder !

Et en temps de guerre où toutes les proportions des récompenses doivent s’agrandir, ne faut-il pas que le roi puisse outrepasser la mesure des dons fixée pour la paix, et récompenser extraordinairement des services d’une distinction ou d’une utilité signalée ?

Les abus de prodigalité de l’ancien gouvernement étaient portés au comble, sans doute. Mais après les avoir détruits, ce serait créer un autre genre d’oppression et d’injustice que de leur substituer des idées outrées de rigueur et de perfection. Ce serait mal connaître les hommes que de penser qu’on puisse à l’avenir supprimer tous les moyens d’émulation(5), effacer toutes les perspectives, et ne mettre au-devant d’eux que le devoir austère et passif, sans l’animer et l’embellir d’aucune espérance.

Ainsi, quand on avance qu’il ne faut dans l’état militaire que des appointements pour ceux qui servent, et des traitements de retraite pour ceux qui ne servent plus. Quoi ! Il n’y aurait pour ceux qui servent avec zèle et avec éclat, pour ceux qui s’instruisent et qui dépensent en s’instruisant, aucun avantage de plus que pour ceux qui traînent leur vie dans une indolente routine ? Quoi ! Il n’y aurait pas, dans le cours de longs et pénibles services, des dédommagements et des récompenses à recueillir ? Quoi ! Un aveugle et inique principe de parcimonie et d’égalité mettrait tous les hommes de niveau, et ne placerait à la fin d’une carrière stérile qu’un traitement uniforme ? Que c’est surtout au caractère de la nation, que c’est à une armée française que de pareilles institutions seraient bientôt odieuses et funestes ! Mais j’en ai assez dit ici. La marche de cet ouvrage me presse et me rappelle.

Si quelques personnes, peu au fait de l’immensité de tout ce qui compose une armée et de tout ce qu’embrasse le département de la guerre, s’alarmaient de tout ce que j’attribue ci-dessus au pouvoir législatif, soit exclusivement, soit en imposant au pouvoir exécutif l’obligation de se concerter avec lui par l’entremise du ministère. Si elles me demandaient ce qui restera donc dans la main du roi ; je leur répondrai. Il lui restera à organiser l’armée, à déterminer sa discipline, à régler sa police, à asseoir et à étendre sans cesse son instruction. Il lui restera à l’armer, l’équiper, l’approvisionner de tout point, à la disposer et à la former d’avance sous tous les rapports à la guerre ; à y disposer de même les frontières, les côtes, les places, les arsenaux. Il lui restera à porter des vues bien combinées dans l’ensemble et bien entendues dans les détails, c’est-à-dire un système régulier et complet, où il n’y a jamais eu que de la routine et un enchaînement de misérables variations. Il lui restera à imprimer l’activité à toute cette grande machine, qui, sans cela, ne sera qu’un assemblage incohérent de pièces de rapport et qui ne justifiera pas la dépense énorme qu’elle coûtera encore.

Enfin, selon moi, cette importante branche du gouvernement sera encore tout autant qu’il est nécessaire, et dans le fait presque tout entière dans la main du roi ; car quelle atteinte réelle auront porté à son autorité les bases décrétées par le pouvoir législatif ou concertées avec lui ? Dans tout pays où le roi ne sera pas despote, et où la nation ne sera pas comptée pour rien, ces bases sont évidemment du ressort de la nation. Sur ces bases, qui ne sont pas à beaucoup près toutes celles de la constitution militaire, l’édifice entier de cette constitution reste à élever ou à reprendre en sous-œuvre. Quelle grande occupation encore pour un roi qui voudrait s’y livrer

Quant à moi, j’y vois, et tant d’ouvrage, et une si vaste administration, et une surveillance qui exigerait tant d’activité. La sûreté, l’honneur, la fortune de la France, et jusqu’à la conservation de cette liberté à laquelle nous devons mettre tant de prix, me paraissent tellement dépendre d’une armée respectable, que je ne conçois pas qu’un ministre reste seul chargé de la totalité de ce fardeau. Un ministre, quelque bien choisi qu’il soit, n’est, après tout, qu’un homme pour qui le temps ne change ni sa mesure ni sa marche, et dont les facultés ne peuvent atteindre à tout, que par d’autres facultés ajoutées aux siennes. C’est un homme qui dès lors finit toujours par être conduit et trompé. C’est un homme enfin qui ne fait que passer, et dont les idées et les principes passent avec lui.

Un conseil à son appui, un conseil dont les fonctions seront limitées à la partie législative et à la surveillance des dépenses, me paraîtra toujours le seul moyen de faire de bonnes lois et de les maintenir, le seul d’éviter les surprises et les malversations, le seul d’exécuter, de conserver et de perfectionner un plan quel qu’il soit. Cette institution, quand on la jugera un jour sans passion contre les personnes, ne peut avoir aujourd’hui que le tort d’avoir été faite dans un temps dont on ne veut rien conserver, et avec lequel elle était cependant plus en contraste qu’en rapport. C’était une institution qui appartenait d’avance tellement au régime de la liberté et des lumières, qu’il me paraît impossible qu’une nation qui veut être gouvernée par la publicité et par un système régulier, n’en indique pas le rétablissement au pouvoir exécutif.

La responsabilité des ministres est sans doute un des meilleurs freins qu’aient pu imaginer les peuples. Mais les ministres ne peuvent être justement responsables que des violations qu’ils commettent contre les lois. Ils ne peuvent l’être ni de leurs erreurs, ni des fausses combinaisons, ni des versatilités de leurs plans. Le supplément nécessaire à joindre à ce frein consiste à les mettre à l’abri de leurs propres fautes, et à les environner de secours, de témoins et de juges.

IV. RAPPORTS DE L’ARMÉE AVEC LA NATION

Avant de parler de la force publique du dedans, il faut traiter des rapports de l’armée avec la nation. Ces rapports me paraissent renfermés dans les deux questions suivantes : Les membres de l’armée doivent-ils avoir le droit de citoyen actif ? L’armée doit-elle prêter un serment ? À qui doit-elle le prêter, et quelle doit être la nature de ce serment ?

Première question : les membres de l’armée doivent-ils avoir le droit de citoyen actif ?

Est-ce un défaut attaché à mon esprit ? Est-ce la complication inhérente à toutes les questions qui appartiennent au sujet délicat que je traite ? mais rien ne s’y présente à moi sous une seule face, rien ne m’y paraît simple et facile à résoudre.

Ici je vois encore deux côtés qui paraissent impliquer contradiction, et par conséquent un problème double. C’est le rapport militaire, et le rapport constitutionnel.

En ne s’occupant que de la constitution et de tout ce qui peut la garantir, il paraîtrait désirable que les membres de l’armée fussent tous considérés comme citoyens actifs aux mêmes conditions que les autres citoyens, et qu’en cette qualité ils pussent prendre part à toutes les fonctions civiques qui sont compatibles avec leur service. Par là ils seraient plus intimement liés à la nation, à ses intérêts et à sa liberté.

Ainsi les gens qui n’envisagent la question que sous ce rapport, les gens pour qui la liberté est tout, et pour qui l’armée n’est rien ; comme si une bonne constitution ne devait pas également s’occuper de toutes deux, et comme si la liberté pouvait valoir quelque chose sans la sûreté. Les gens à qui des terreurs exagérées du despotisme font vouloir à tout prix des garanties surabondantes, sont d’avis que les membres de l’armée qui se trouvent dans leur pays, soit avec des congés, soit avec des semestres(6), soit étant en garnison chez eux, puissent et soient même tenus de prendre part aux élections.

Ils ne mettent point en doute qu’ils ne doivent être susceptibles d’être élus membres de l’assemblée nationale et d’accepter cette élection. Le roi devant, dans ce cas, leur accorder une dispense de remplir leurs fonctions militaires, et les congés nécessaires en conséquence.

Ils vont jusqu’à avancer qu’il en doit être de même pour les élections à des places dans les districts et dans les départements.

Ainsi, selon eux, l’incompatibilité que l’assemblée nationale a déjà décrétée devoir être entre les offices judiciaires, et les commissions du pouvoir législatif et des corps administratifs n’existerait pas pour les membres de l’armée. Cela serait fondé en raison, disent-ils, car il est nécessaire de rappeler par tous les moyens possibles les militaires, qui sont les seuls ennemis que puisse craindre la liberté publique, aux sentiments et aux devoirs de citoyen, et, pour me servir des expressions que je lisais dernièrement dans un ouvrage qui énonçait cette opinion, de ramener sans cesse ces têtes vides de principes et pleines de préjugés sous le joug de la loi.

Mais si cette opinion prévalait, que deviendrait l’armée ? Que deviendrait sa discipline ? Que deviendrait un métier qui ne peut être bien fait que par une pratique presque habituelle ; et qui, au lieu d’être la principale occupation de ceux qui y seraient destinés, ne serait plus pour eux qu’une occupation accessoire et qu’ils seraient toujours prêts à quitter ? Il n’y a déjà que trop de dégoût et d’impatience attachés à des détails journaliers, qui respirent et qui doivent respirer tous la contrainte et la règle, qui plient tous continuellement la volonté au devoir, et la pensée à la dépendance. Il ne faut pas mettre encore dans la tête des hommes de cette profession des idées fermentantes et attrayantes par leur nature. Il ne faut pas les porter vers une autre étude ni vers une autre ambition. Quelle part de temps, de goût et d’émulation restera-t-il alors pour ce métier auquel tout doit être consacré ?

Mais c’est pour la discipline de l’armée que serait le plus grand inconvénient. Prononcez cette loi dont l’effet sera de fondre l’armée dans la nation, et les faibles restes de cette discipline se perdront à jamais. L’officier, et même le bas officier et le soldat, car vos conditions pour être électeur ou éligible seront à la portée de beaucoup de ces derniers, ne prendront dans les assemblées publiques que des idées et des habitudes de liberté toutes contraires aux principes et aux règles de l’état militaire. N’a-t-on pas déjà vu les funestes conséquences de l’imitation de ces formes de motions, d’arrêtés, de proscriptions, portée dans une profession où rien ne peut subsister sans le respect inaltérable pour les grades et sans la soumission du plus grand nombre au plus petit et de tous à l’autorité d’un seul ?

On citera l’Angleterre, où aucune loi n’exclut les militaires en activité, ni des assemblées électives, ni du droit d’être élus. Mais en Angleterre, songez à quelles difficiles conditions ce droit est attaché, et que par là, presque tous les membres de l’armée en sont presque exclus de fait. Mais en Angleterre, dans ce pays où règne une liberté si bien entendue, l’état de bas officier et de soldat est un métier à vie, et une discipline sévère les retient constamment sous leurs drapeaux. Mais en Angleterre, une armée de 16 mille hommes n’est qu’un point dans la nation. Ce sont les eaux d’un ruisseau confondues dans un grand fleuve. Votre représentation, vos élections, rien de vos bases élémentaires ne ressemble à ce qui est en Angleterre. Or, où il n’y a pas de parité, il ne faut point établir d’induction.

On dira que c’est maltraiter les membres de l’armée que de les priver ainsi du droit de citoyen actif(7), et que cela pourra à la fois éloigner de la carrière militaire beaucoup de sujets qui y seraient propres, et de la carrière civique beaucoup de militaires qui y figureraient avec utilité. Mais les membres du corps judiciaire qui en sont déjà exclus par un décret de l’assemblée. Mais les curés, dont on sentira peut-être que les fonctions sont incompatibles avec des fonctions administratives et surtout avec la députation au corps législatif qui les enlève à leur premier devoir. Mais d’autres emplois qu’on exclura peut-être encore de même, pourraient, avec autant de raison, faire la même réclamation. Dans le fait, guerriers, magistrats, prêtres, tous sont salariés de la nation. Tous ont un poste. Tous doivent rester attachés à leurs fonctions, et ces fonctions sont de nature à être à la fois exclusives et sujettes à une résidence presque absolue. Craint-on de manquer de sujets pour l’armée ? Si c’est de soldats, ce n’est pas par des considérations réfléchies qu’on se porte à cet état. Ce seront toujours l’oisiveté, la haine du travail, l’envie de secouer le joug paternel, qui fourniront le plus de recrues à l’armée. Quant aux officiers, aujourd’hui que tous les citoyens sont susceptibles de le devenir, on ne peut plus être embarrassé que de la concurrence.

Tout balancé, on ose donc penser que les membres de l’armée ne doivent pas conserver les droits de citoyen actif. Car ce serait une maladroite prudence que celle qui détériorerait l’armée, et qui par conséquent, comme je l’ai dit, exposerait la sûreté de la nation pour favoriser l’esprit de la liberté. C’est dans d’autres moyens qui n’aient pas un si grand inconvénient qu’on peut procurer à la liberté de plus sûrs préservatifs. Mais en même temps qu’on serait d’avis d’exclure les membres de l’armée du droit de citoyen actif, on pense que c’est une excellente proposition qui a été faite que celle d’accorder le droit sans aucune condition d’imposition aux soldats retirés après vingt-quatre ans de service. On devrait accorder aussi, sans condition d’imposition, le droit d’éligibilité aux officiers retirés avec la même ancienneté de service ou avec des blessures graves. Ce serait en quelque sorte donner la couronne civique pour des travaux militaires. Ce serait appeler à la garde de la liberté de la nation les anciens défenseurs de sa gloire.

Seconde question : l’armée doit-elle prêter un serment ? À qui doit-elle le prêter, et quelle doit être la nature de ce serment ?

Le serment qu’on a fait prêter à l’armée, lors de la révolution, a été nécessaire à l’accomplissement même de la révolution. Il fallait, dans ce premier moment, s’attacher l’armée et mettre la liberté naissante sous la protection de tous les sentiments et de toutes les formes qui peuvent captiver les hommes.

Mais, en examinant ce serment sous le rapport constitutionnel et sous le rapport militaire, est-il nécessaire à conserver ? Si on le conserve n’y a-t-il rien à changer à sa forme ?

Il est curieux d’observer dans l’histoire quelle a été la marche des opinions et des préjugés des hommes sur les serments.

Chez les peuples simples et vertueux, chez les Scythes, ils auraient cru déshonorer leur promesse en y ajoutant de l’exagération et de l’appareil.

À mesure que les richesses, les passions et tous les intérêts qui en dérivent ont corrompu les sociétés, les hommes ont eu besoin de s’enchaîner à leur promesse par des liens qu’ils ne trouvaient plus dans leurs cœurs. Les bons ont fait des serments pour s’affermir contre eux-mêmes. Les méchants les ont employés pour mieux tromper. On a prêté les serments au nom de tous les objets de puissance et de terreur. On a juré par le ciel, on a juré par les enfers, on y a ajouté et la pompe des autels et l’appareil des armes.

Ce fut dans les armées surtout que l’usage des serments publics devint fréquent, parce que là, les hommes étant plus rassemblés, et leurs soulèvements plus redoutables, les chefs eurent sans cesse besoin d’invoquer et d’affermir leur fidélité. Mais ce fut là aussi que les serments furent le plus souvent violés, parce que les serments se mêlent toujours aux mouvements populaires, et qu’il n’y a pas d’hommes plus près d’un nouveau parjure que ceux qui viennent de le commettre.

Les nations calmes et philosophes, les nations qui vivent sous de bonnes lois et sous un gouvernement qu’elles aiment, les armées qui obéissent à une autorité légitime, et particulièrement les armées qui sont bien disciplinées, n’ont pas besoin de se lier par des serments. Elles sont fidèles à la loi. La loi est pour elles plus qu’un serment. Elle est un ordre suprême, elfe est tout.

Dans un bon état constitutionnel de choses, dans un gouvernement que la raison, les lumières et le temps auraient affermi, je ne sais donc si le serment de l’armée serait nécessaire. Est-ce par ordre qu’elle prête ce serment ? C’est alors un acte pur de discipline, et qui lie mal les volontés particulières. Est-ce par enthousiasme ? Il est dangereux d’accoutumer une armée à réunir ses sentiments. Il est à craindre que l’armée qui a prêté serment dans une occasion ne se croie dans une autre le droit de le refuser, et dans une autre ensuite celui de le rompre.

En admettant enfin un serment national pour l’armée, je ne sais s’il ne devrait pas se borner aux officiers, et s’il faudrait qu’il y eût jamais pour les soldats d’autre serment que celui de leur enrôlement, par lequel ils doivent jurer d’obéir à leurs officiers, et de ne jamais abandonner leurs drapeaux. C’est là en effet la base principale, et, si je puis m’exprimer ainsi, le lien d’assemblage d’une armée. Je conçois une armée tout entière, séduite par ses chefs, et marchant avec ses officiers et ses drapeaux à la défense d’une cause nouvelle. Dans sa défection, elle est imposante encore. C’est toujours une armée et la réflexion peut la ramener à son devoir. Mais une armée où les soldats se séparent des officiers, où les drapeaux ne sont plus sacrés pour eux, n’est plus que l’image du chaos. Si cette fatale dilapidation s’y introduit une fois, il ne faut plus compter sur elle.

Je me permettrai aussi quelques observations, sur cette formule de serment, qui porte que l’armée sera fidèle à la nation, à la loi et au roi.

Que veut dire à la nation ? La nation qui prête serment à la nation ! La nation n’est le souverain ou n’est la puissance souveraine que quand elle fait sa constitution, ou dans les actes législatifs qui émanent d’elle. Hors de là, elle ne doit plus être nommée. Elle est soumise à la loi qu’elle a créée. Si elle prête serment, c’est à la loi qu’elle doit le prêter. La loi, tant qu’elle existe, est le souverain des citoyens, le souverain de l’armée, le souverain du roi, le souverain de tous.

En parlant toujours au peuple de la nation, de la souveraineté de la nation, on frappe son esprit d’une fausse idée. On l’accoutume à se croire comme membre de la nation, membre de la souveraineté. Faute de savoir distinguer que ce n’est que dans la nation assemblée, et au moment de l’exercice de la législation que cette souveraineté de la nation existe, il tombe alors dans d’étranges confusions. Il se croit co-souverain partout où il s’attroupe, partout où il réunit quelques volontés, ou ce qu’il y a de plus fâcheux, quelques forces. Ainsi où il se croit une puissance légitime, il n’est que rebelle. Si la loi était la plus forte, elle aurait le droit de l’envoyer au supplice.

En ne parlant jamais au peuple que de la loi, on lui ferait perdre ces fausses opinions. On lui ferait porter son respect vers cet être abstrait qu’il regarderait alors ainsi que Dieu, comme invisible et présent à la fois.

La loi doit être pour le peuple ce qu’était le Jupiter tonnant pour Phidias après que son ciseau l’eût créé. Il faut que le peuple la fasse, et qu’il se prosterne ensuite devant son ouvrage pour l’adorer.

Le serment civique devrait donc, ce me semble, être adressé à la loi, comme à ce qui réunit, à ce qui représente, à ce qui gouverne tout.

Si on le faisait prêter à l’armée, il faudrait, par exception, y faire mention du roi. Parce que tout ce qui imprime à l’armée du respect pour son chef suprême et le lui retrace toujours devant les yeux, fortifie sa discipline, et par là ajoute à sa force. Dans ce cas je voudrais que l’armée jurât d’obéir au roi et d’être fidèle à la loi.

Mais, je le répète, par les raisons que j’ai données ci-dessus contre les serments en général, je pencherais à ce qu’il n’y eût plutôt point de serments, ni de la part de la nation, ni de la part de l’armée.

Ce sont au reste des doutes que je hasarde. Dans ce qui tient à des définitions et à des nuances si subtiles qu’elles en deviennent métaphysiques, l’homme sage peut proposer la sienne. Mais c’est à chacun à choisir, et à la majorité des législateurs à prononcer.

V. DE LA FORCE PUBLIQUE DU DEDANS CONSIDÉRÉE SOUS SES RAPPORTS GÉNÉRAUX

C’est tout à la sûreté de la nation que ce qui précède est consacré. Ce qui va suivre le sera presque tout à sa liberté. On verra que ce n’est pas la partie qui m’a le moins occupé.

Eh ! Comment ne pas s’intéresser de toutes ses facultés à l’affermissement et à la perpétuité de cette liberté si miraculeuse, si nouvelle et si fragile encore ! Mais en la défendant de ses ennemis, mettons-la aussi à l’abri des imprudentes exagérations de ses amis. Empêchons qu’on ne la rende onéreuse au peuple. Il n’y a d’ordre de choses durable que celui qui se fait aimer. Ne laissons pas au despotisme la seule espérance qui lui reste, celle de nos excès et de nos fautes. Sachons distinguer, cela est bien important, les précautions passagères et illégales que peut justifier la crise d’une révolution, d’avec les principes sages et éternels qui doivent servir de bases à une constitution. Le temps de la conquête est passé.

Il s’agit de nous établir en hommes libres et généreux dans ce que nous avons conquis.

Il est d’heureuses contrées que la nature semble avoir prises sous sa protection et comme encadrées pour la liberté. Il est des peuples sensibles depuis longtemps aux idées d’ordre et de justice. Dans ces contrées, chez ces peuples, les législateurs n’ont eu presque rien à faire pour assurer la liberté. Elle y a prospéré, elle y vit comme une plante indigène. Ici elle n’est encore qu’un sentiment, si je puis le dire, exotique. L’éducation en sera longtemps difficile. Ici il faut tout combattre, l’étendue, la position et la variété du pays, les habitudes, les préjugés, les mœurs, les lois et les hommes. Presque rien de ce que je vais dire n’est applicable aux autres peuples libres qui existent sur le globe. La tranquillité et l’ordre y sont l’accompagnement de la liberté. En France il faut de profondes et d’habiles combinaisons pour les concilier.

Le premier objet de la force publique du dedans doit être la conservation de la liberté publique. Le second doit être le maintien des lois, sous la protection desquelles les citoyens vivent, possèdent, travaillent ou jouissent.

Ces deux objets veulent être considérés séparément, parce qu’ils exigent dans la constitution et dans l’emploi de la force publique des différences sensibles. Mais ils sont inséparables dans leurs résultats. Quoique je les aie distingués par premier et second, il n’y a pas de degré entre eux, leur importance est sur la même ligne. Il y a telle tranquillité, qui sans la liberté, ne serait que le calme qui peut régner dans un atelier d’esclaves. Il y a aussi telle liberté sans tranquillité, que des précautions excessives et des orages trop fréquents rendraient intolérable.

La force publique du dedans doit, dans un pays tel que la France, être indépendante de la force du dehors, ou pour mieux dire, exister indépendamment d’elle.

Car, d’une part, une armée permanente et formidable, telle que la France doit l’entretenir contre les ennemis du dehors, pourrait devenir dangereuse pour la liberté publique, si toutes les forces de la nation n’en étaient pas le frein et le contrepoids.

De l’autre, lorsque l’armée est employée contre les ennemis, soit sur les frontières, soit en avant d’elles, il ne faut pas moins qu’au dedans les lois soient protégées. Sans cela ce serait alors que les désordres se multiplieraient et que de grands troubles pourraient naître. C’est aussi en temps de guerre que les impôts deviennent plus onéreux, et que, par conséquent, leur perception, devant plus difficile, a plus besoin d’être assurée.

Une force publique intérieure doit donc faire partie de la constitution, et être créée par elle.

Mais que les principes, que les éléments, que les lois de cette force publique du dedans sont difficiles à asseoir et à combiner ! Que ses rapports avec la force publique du dehors, et réciproquement ceux de la force du dehors avec elle sont délicats à établir ! Que l’emploi de cette force et ses relations avec les deux pouvoirs constitutionnels, demandent de réflexions pour les biens déterminer.

Il faut que la force publique du dedans garantisse la liberté publique. Mais il ne faut pas en même temps qu’elle gêne ou qu’elle opprime les libertés individuelles.

Or si elle est constituée, soit dans son organisation, soit dans son emploi, sur des principes faux ou exagérés, elle peut opprimer les libertés individuelles.

Elle peut les opprimer en imposant aux citoyens un service, des contraintes, ou des dépenses qui leur soient à charge.

Elle peut les opprimer en mettant dans la main des pouvoirs tant primitifs que secondaires, qui auront le droit de l’employer, des occasions ou des moyens de vexation et d’injustice. Alors les citoyens pourraient se voir exposés à tout ce qu’il pourrait y avoir de plus funeste, à être eux-mêmes les instruments de leur oppression. Ce serait alors, si je puis m’exprimer ainsi, la tyrannie de la liberté. Je ne sais s’il y a sur la terre rien de plus insupportable que les maux et les abus qui, en trompant l’espérance, naissent d’où l’on attendait le premier des biens.

Il y a des rapports, soit inévitables, soit nécessaires entre la force publique du dehors et celle du dedans. Mais qu’il est à craindre, si on rend l’union entre elles trop habituelle et trop intime, que la discipline de l’armée ne soit sans cesse détériorée par ce mélange !

S’il n’y a pas d’union entre elles, il est à craindre aussi qu’il y ait rivalité, jalousie, germes de discorde et de troubles, et au milieu de cela conflits ou suspension d’action dans les deux parties de la force publique !

La force publique du dedans doit avoir des relations, soit de dépendance, soit de responsabilité, soit de correspondance avec les deux pouvoirs ainsi qu’avec les corps administratifs. Elle doit en avoir avec les corps judiciaires pour la protection de la justice et l’exécution de ses décrets. Que toutes ces relations sont importantes à établir et à limiter ! Qu’elles peuvent aisément produire, si elles le sont mal, l’anarchie de la confusion ou celle de la stagnation.

J’ai vu l’importance et la difficulté de ce que j’entreprends de traiter. Ce n’est pas une raison pour y réussir. Mais cela anime le courage et stimule la pensée.

VI. DE LA FORCE DU DEDANS, CONSIDÉRÉE RELATIVEMENT À LA LIBERTÉ PUBLIQUE. NÉCESSITÉ D’UNE MILICE NATIONALE

La liberté publique est le bien et le bonheur de tous. Donc tous les citoyens sont à la fois intéressés et obligés à la garantir et à la défendre. C’est là ce qui doit constituer la force du dedans.

Les seuls ennemis dangereux que puisse avoir la liberté publique, c’est le trône et l’armée.

Il faut prévoir ce danger, mais il ne faut pas se l’exagérer. Des craintes exagérées amèneraient des préservatifs onéreux et destructifs de tous les biens accessoires de la liberté.

Le plus grand attrait, le plus beau caractère de la liberté, ce qui la distingue si éminemment du despotisme, c’est qu’elle doit se soutenir presque d’elle-même, au lieu que le despotisme a besoin de toutes sortes de moyens d’art et de violence.

Le trône et l’armée réunis peuvent être dangereux pour la liberté publique. Mais il faudrait que leur coalition fût intime et que cette conspiration fût menée de longue-main contre la nation.

Et pour cela il faudrait qu’un roi fût guerrier et conquérant. Il faudrait qu’aux talents militaires, il joignit beaucoup de ces vices brillants qui corrompent les hommes, et de ces qualités aimables qui les captivent. Or les hommes qui font des révolutions ne sont pas déjà communs entre les hommes, et ils sont des prodiges entre les rois.

Il faudrait que dans l’armée il n’y eût aucun sentiment de patriotisme et de vertu qui s’opposât à sa corruption générale. Or il y a apparence que les lumières, dont l’expansion est plus assurée que jamais, pénétreront dans l’armée comme dans le reste de la nation. Elles dessilleraient les yeux d’une partie de l’armée, quelque attachée qu’elle le fût au roi, soit avant, soit pendant le cours de la révolution qu’il voudrait entreprendre.

Nous traiterons, dans la suite de cet ouvrage, de plusieurs barrières constitutionnelles par lesquelles on peut prévenir ce que l’influence du roi sur l’armée pourrait avoir de dangereux, sans détruire celle qu’il est nécessaire de lui laisser.

Après avoir réduit le danger et les chances d’une révolution entreprise par le roi et par l’armée sur la liberté publique, à leur juste valeur, nous n’en conclurons pas moins que la nation doit, par sa constitution, s’assurer une force publique au-dedans, qui puisse balancer la réunion du roi et de l’armée contre la liberté. Il faut établir et maintenir pour cela une milice nationale permanente, capable d’une action locale, et susceptible de recevoir au besoin une organisation qui la rende capable d’une action générale.

Mais nous ajouterons qu’il ne faut pas que cette milice nationale soit dans un état d’armement actif comme si la liberté publique était constamment et incessamment menacée.

Nous ajouterons qu’il faut la constituer, 1) de manière qu’elle soit la plus légère charge possible pour la nation ; 2) de manière qu’elle ne nuise pas à l’armée ; 3) de manière que ce ne puisse être ni un moyen, ni un sujet de désordre et de trouble.

VII. IL FAUT QUE LA MILICE NATIONALE SOIT POUR LA NATION LA PLUS LÉGÈRE CHARGE POSSIBLE

La milice nationale doit être universelle dans le royaume.

Tout citoyen actif ou non actif, domicilié dans une municipalité, doit en faire partie et être à cet effet enregistré dans le tableau de la milice nationale de la municipalité.

Les garçons au-dessous de 16 ans doivent être exceptés, ainsi que les hommes au-dessus de cinquante.

Tous les membres des corps administratifs et judiciaires, tous les évêques, curés, vicaires, tous les membres de l’armée en activité de service doivent en être pareillement exempts.

Tout citoyen, quoique enregistré dans le tableau de la milice nationale, ne doit pour cela éprouver aucun empêchement d’aller, venir, changer de domicile, ni être assujetti à cet effet à aucune autorisation ou formalité. Lorsqu’il changera de domicile, il sera seulement tenu de se faire enregistrer dans le tableau de la milice nationale de la nouvelle municipalité où il se sera établi.

La milice nationale de chaque municipalité sera formée en une ou plusieurs compagnies, suivant le nombre de citoyens qui la composeront.

Dans les villes d’une grande population et qui fourniront plusieurs compagnies, ces compagnies pourront être réparties en bataillons désignés par des numéros, ou par les noms de leurs quartiers.

Les compagnies seront commandées par deux officiers sous le nom de capitaines et de lieutenants. Ces officiers seront élus par les compagnies et renouvelés tous les ans.

Si, en l’absence de ces officiers, que ce titre n’obligera à aucun assujettissement, les compagnies étaient obligées de se rassembler, elles en éliraient sur-le-champ d’autres.

Dans les municipalités où il y aura plusieurs compagnies, un citoyen sera élu chaque année par toutes les compagnies pour en prendre au besoin le commandement général sous le nom de commandant de la milice nationale de la municipalité.

Si les compagnies se rassemblent en son absence, elles le remplaceront par un suppléant.

On ne permettra dans les milices nationales aucune dénomination de grades supérieurs analogues à ceux de l’armée. On n’y connaîtra que celle de capitaines et de lieutenant dans les compagnies, et de commandant ou sous-commandant pour le commandement de plusieurs compagnies réunies.

Les compagnies ou bataillons de chaque municipalité auront un drapeau de la forme réglée. La municipalité en choisira les couleurs. Il y sera inscrit : Pour la liberté, la loi et la patrie ; et au-dessous le nom de la municipalité. Ce drapeau sera confié, quand la garde nationale se rassemblera, à un soldat citoyen choisi à cet effet par le capitaine de la compagnie ou par le commandant du bataillon.

Il sera réglé un uniforme pour toutes les milices nationales du royaume. Cet uniforme sera le plus simple possible, et aux couleurs bleues et blanches, avec un bouton qui portera pour timbre la loi.

Cet uniforme ne sera d’obligation pour aucun membre de la milice nationale, et il ne pourra être statué par les départements, districts ou municipalités aucune imposition, contribution ou collecte pour subvenir à cette dépense qui doit rester entièrement libre et soumise à la volonté et aux facultés de chaque citoyen.

Le drapeau et les armes de la milice nationale de chaque municipalité seront déposés dans la principale église du lieu avec les précautions nécessaires pour leur bonne tenue et pour leur sûreté.

Constituée avec cette simplicité et cette sagesse, la milice nationale ne sera point un tribut onéreux aux citoyens. Elle sera seulement une conscription et un classement général de tous les citoyens en état de porter les armes. Ce sera la nation prête à s’armer.

Mais après avoir évité que la milice nationale ne puisse être par sa constitution un tribut onéreux dans le principe, elle le deviendrait, si on lui imposait un service habituel, et si on prétendait en tirer un parti qui l’éloignât du principal et presque du seul but que doive avoir son institution.

La milice nationale ne peut et ne doit avoir pour objet que la protection de la constitution et la garantie de la liberté publique qui en est la base.

Elle ne peut et ne doit point, par la nature de sa composition, être employée contre les ennemis du dehors. Cela sera démontré quand nous établirons les rapports réciproques de la force publique du dehors et de celle du dedans.

Elle ne doit pas être employée à la police et à la protection des lois. C’est un autre genre de force que nous prouverons devoir être appliqué à cette fonction habituelle. La milice nationale ne doit agir à l’appui de cet autre genre de force que quand elle est insuffisante, ou dans des cas extraordinaires.

La milice nationale n’étant point faite pour servir hors de ses foyers, voilà pourquoi tous les citoyens, aux restrictions près qui ont été établies ci-dessus, sont propres à la composer. Qu’on s’écarte de ce principe, qu’on assigne inconsidérément à la milice nationale un service qui l’éloigne, qui la transporte seulement d’une municipalité à l’autre, alors il faudra lever, choisir et payer les hommes qui la composeront.

La milice nationale ne doit avoir en quelque sorte qu’une force d’inertie et de résistance. Elle ne doit pas agir en campagne et à la manière des troupes réglées. Si une entreprise du roi contre la liberté publique la forçait de prendre les armes, sa défense la plus efficace et la plus redoutable ne devrait pas être de se former en armée. Elle devrait consister à prendre des postes, à défendre des points, à retenir, à intercepter tout ce qui voudrait renforcer, nourrir ou seconder l’ennemi commun, et à appuyer enfin partout la désobéissance au pouvoir exécutif. Quelle entreprise pourrait vaincre un pareil genre de résistance. Comment une armée pénétrerait-elle bien avant au milieu de plusieurs millions d’hommes ainsi maîtres de l’espace, et déterminés à vivre ou à mourir libres !

Voilà pourquoi aussi la milice nationale n’a pas besoin à l’avance de s’exercer et de s’habituer aux armes comme les troupes réglées. Des rassemblements, des formes de discipline, des contraintes d’instruction ne peuvent lui convenir. Des revues annuelles combinées avec une fête nationale, quelques exercices de cible faits trois ou quatre fois par an avec de légers prix d’émulation. Voilà peut-être tout ce qu’il faudrait établir. Il s’agit que cette masse formidable existe, et qu’elle ait le sentiment de la liberté. Quand on criera aux armes pour la défense de cette liberté, quand de bons chefs se mettront à la tête, et les bons chefs ne manquant jamais dans les grandes occasions, elle aura bientôt acquis ce qui lui manque et ce qui doit lui suffire.

Mais encore une fois la force des milices nationales est dans l’amour qu’on leur inspirera pour la constitution de leur pays et pour la liberté. Que les législateurs de notre révolution y pensent donc sérieusement, qu’ils travaillent à la faire aimer et à rendre le peuple heureux. Autrement les milices nationales appuieront un jour les mécontentements. Un peuple armé qui serait las de sa liberté ou du fantôme qu’on lui aurait fait prendre pour elle, se donnerait ou se rendrait bientôt un maître.

VIII. IL EST IMPORTANT QUE LA MILICE NATIONALE NE NUISE POINT À L’ARMÉE

On a dû déjà sentir pourquoi je pensais que la milice nationale ne devait point prétendre aux dénominations, et à plus forte raison à la réalité des grades supérieurs qui constituent et qui caractérisent la hiérarchie d’une armée.

Cette hiérarchie, cette pompe de grades, si je puis m’exprimer ainsi, sont nécessaires dans une armée régulière dont la subordination est la force. Elles impliquent contradiction avec l’esprit d’une milice citoyenne, dans laquelle l’égalité doit se conserver le plus qu’il est possible. D’ailleurs ces grades, et jusqu’aux signes de ces grades sont ce qui alimente l’émulation de l’armée. En les multipliant autour d’elle, sans qu’il en coûte aucun effort pour les obtenir, on leur ôte tout leur prix.

J’en dirai autant des autres dignités et récompenses militaires. La milice nationale n’y doit point aspirer, excepté le cas où elle combattrait pour la liberté de la nation, car alors il n’y aurait pas à compter avec elle : les grands services mettent ceux qui les rendent au-dessus de toutes les règles ; et quel plus grand service y a-t-il dans l’ordre des services publics, que celui de défendre la liberté de son pays !

Mais un autre motif encore, doit faire une loi constitutionnelle de n’admettre, hors le cas ci-dessus, aucun membre de la milice nationale aux dignités et aux récompenses militaires. C’est que cette milice est la sauvegarde de la liberté contre le trône, et qu’il ne faut pas que le monarque puisse ni directement ni indirectement gagner les membres qui la composent.

IX. Il EST IMPORTANT QUE LA MILICE NATIONALE NE DEVIENNE PAS UN MOYEN ET UN SUJET DE TROUBLE

La milice nationale pourrait produire cet effet, si on la laissait trop dans la main des municipalités, et si on leur abandonnait trop d’influence sur elle. Il serait à craindre qu’elles n’en abusassent pour appuyer journellement mille petites oppressions de détail.

Le degré d’autorité des municipalités sur la milice nationale doit donc être très précisément déterminé et très circonscrit.

Il en doit être de même de celui des districts et des départements. Mais c’est sur quoi nous reviendrons dans un autre chapitre, en examinant de quel pouvoir doivent dépendre les milices nationales.

Il y aurait aussi beaucoup d’inconvénients à ce que les milices nationales pussent s’arroger de l’influence sur les municipalités. Ce ne pourrait jamais être que l’influence de la force, influence qui produit toujours l’oppression et l’injustice.

Toute assemblée particulière, toute action, toute détermination relatives à la police, à l’administration ou à quelque objet public que ce puisse être, doivent être interdites à la milice nationale. Ce n’est que sous le rapport de citoyens, dans les circonstances et avec les formes permises par la loi, que les citoyens doivent avoir le droit de s’assembler.

Cet article mérite une sérieuse attention. Rien n’est plus opposé aux principes d’une saine liberté. Rien n’est plus menaçant pour la tranquillité et pour les lois, que de voir la force publique s’ingérant à délibérer. Il n’y a qu’un pas, de là, à la prétention de gouverner. Et la force ne doit jamais qu’obéir et faire obéir.

Mais si la milice nationale laissait à tous les citoyens un prétexte ou un droit d’être armés, ce serait là le plus grand inconvénient de tous.

X. EXAMEN DE LA QUESTION DU DROIT D’ÊTRE ARMÉ. NÉCESSITÉ DE RÉGLER ET DE LIMITER ÉTROITEMENT CE DROIT POUR AUGMENTER LA PUISSANCE DE LA FORCE PUBLIQUE. MOYENS D’Y PARVENIR

On a agité une fois passagèrement dans l’assemblée nationale, à l’occasion de l’abolition du droit exclusif de chasse, si le droit d’être armé ne faisait pas partie du droit de citoyen, et si surtout quand une partie des citoyens pourrait être armée, tous n’avaient pas le droit de l’être. Or, disait-on, l’armée est en armes et les citoyens qui ont une propriété pouvant chasser sur leurs propriétés sont aussi armés.

En remontant aux principes du droit naturel et à l’état des sociétés sauvages, il est certain que le droit d’être armé appartient à tous les hommes. Il est certain qu’une arme quelconque n’est qu’une force d’industrie ajoutée par l’homme à sa force naturelle, et que l’homme a le droit illimité de tous les moyens de force ou d’industrie pour sa défense ou pour sa conservation.

Mais ce principe vrai, pour une société sauvage où l’on vit de sa chasse, où les habitations sont éparses, et où il n’y a pas de force publique établie, est-il applicable à une société nombreuse et policée ; où c’est dans le travail de leurs mains et dans la culture des terres que presque tous les hommes doivent chercher leur subsistance ; où des lois protègent la tranquillité de tous ; et où, par la création d’une force publique, tous les citoyens ont tacitement renoncé à l’exercice de leur force individuelle ?

N’est-il pas possible que, dans cet état de société, les hommes conviennent entre eux que les armes sont un moyen de force dangereux, un moyen d’ensanglanter les querelles, une occasion continuelle de crimes ; et que, par conséquent, il ne faut laisser le droit de porter des armes qu’à ceux auxquels les armes sont nécessaires, et auxquels on ôtera en même temps les moyens d’en abuser, ou du moins qu’on mettra sous une telle surveillance de la loi, qu’ils puissent être rendus responsables du mauvais usage qu’ils en feraient ?

Une raison décisive ne pourrait-elle pas les confirmer dans ce parti ? C’est que quand tout le monde est armé, il ne peut y avoir de force publique, ou du moins cette force publique est toujours insuffisante. Car la force publique, ou pour parler plus juste, la portion de la force publique qui veille à la police habituelle, ne peut, à moins d’être rendue très onéreuse à la nation, se trouver toujours que très inférieure en nombre aux insurrections qu’elle doit contenir ou apaiser. Dans ce cas elle ne peut en imposer que parce qu’elle est armée, et qu’autant que les insurgés seront au contraire désarmés (… ).

XI. DE QUEL POUVOIR DOIT DÉPENDRE LA MILICE NATIONALE

La milice nationale, ayant pour but la garantie de la constitution, ne peut être dans la main du pouvoir exécutif, dont la gravitation nécessaire doit être vers l’accroissement de son influence et par conséquent vers la diminution de la liberté publique.

Le pouvoir législatif est, par sa nature, conservateur de cette liberté. Donc, c’est de lui que doit dépendre la milice nationale.

Toutes les fois que la puissance législative jugera la liberté publique menacée, elle doit pouvoir, par une simple proclamation, mettre sur pied les milices nationales.

Elle doit même, dans ce cas, pouvoir les organiser ainsi qu’elle le jugera à propos pour leur donner une plus grande force de résistance ou d’action.

Ce n’est pas alors seulement comme puissance législative qu’elle agit, c’est comme dépositaire des droits de la nation. Elle avertit la nation que la constitution est en danger, et elle l’appelle à son appui.

Mais ce n’est qu’à l’assemblée représentative de la nation que l’exercice d’un si grand droit doit pouvoir appartenir. Il ne peut partiellement résider dans aucun corps administratif.

Ainsi ni les départements ni les districts ne doivent pouvoir donner aucun ordre, même provisoire, aux milices nationales.

Les municipalités seules doivent pouvoir provisoirement s’appuyer de leur milice nationale dans le cas où leur propre force de police, ou les forces de police générale du royaume qui se trouvent le plus à portée d’elles, seront insuffisantes pour apaiser les troubles ou les désordres survenus dans leur enceinte.

Mais je parle de forces de police, et mes lecteurs ne peuvent pas encore m’entendre. Je les prie d’attendre l’explication que je leur en donnerai dans le chapitre suivant.

Il est important que les municipalités ne puissent jamais d’elles-mêmes employer leur milice nationale hors de leur propre enceinte. De cet empiètement d’action d’une municipalité sur le territoire de la municipalité voisine il résulterait bientôt des conflits. Si des municipalités avaient le droit de réunir leurs forces, il en pourrait résulter aussi des confédérations et des résistances d’intérêts de canton, qui seraient en sens contraire de l’administration et de l’harmonie générale.

Par une suite de ce qu’aucun district ni département ne pourra donner aucun ordre, même provisoire, à ses milices nationales, il ne pourra nommer aucun commandant, inspecteur ou commissaire qui ait pour but de les coaliser. La milice de chaque municipalité doit demeurer une force partielle et locale, tant que des circonstances extraordinaires n’en rendent pas le rassemblement indispensable.

Une de ces circonstances peut être, comme nous l’avons dit ci-dessus, la liberté publique en danger. L’autre peut être la police et la tranquillité générale troublée, ainsi que nous le dirons ci-après.

XII. DE LA POLICE GÉNÉRALE DU ROYAUME. NÉCESSITÉ D’UNE AUTORITÉ ET D’UNE FORCE POUR LA MAINTENIR. À QUI DOIT APPARTENIR CETTE AUTORITÉ ET DE QUOI CETTE FORCE DOIT-ÊTRE COMPOSÉE

La liberté publique et la police du royaume n’ont rien de commun et ne doivent point se confondre. C’est parce qu’on ne les a pas considérées sous leurs véritables rapports, que ceux qui voient tout dans la liberté et ceux qui voient tout dans la tranquillité, sont dans des dissensions d’opinion si graves et si misérables. En les rassurant également, nous pourrons peut-être les concilier, ou du moins rallier à nous un troisième parti qui est celui des bons esprits, des esprits à la fois plus sages et plus étendus, qui croient qu’il n’y a pas de bonheur public sans la réunion de l’ordre et de la liberté.

Ce n’est que par une bonne police générale et particulière dans le royaume que la sûreté, la liberté individuelle et la propriété de chaque citoyen peuvent être protégées, les impôts payés, les lois respectées et enfin tous les rapports maintenus entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés.

S’il y a une nation au monde où une police forte, active et vigilante, soit nécessaire, c’est surtout celle-ci. Elle a des premiers mouvements, si prompts, si mobiles et si violents. La plus grande partie du peuple y est si misérable et si peu éclairée. Le moment ajoute aussi tellement à l’importance de cette nécessité. La révolution ne s’y est faite qu’en rompant tous les liens, et en jetant dans les esprits de fausses idées. On a soulevé les flots et le fond des mers s’est porté à la surface.

La liberté publique et tout ce qui doit la garantir ne pouvaient dépendre que du pouvoir législatif. La police et l’ordre public ayant besoin d’une action prompte et continuelle ne peuvent appartenir qu’au pouvoir exécutif. Mais il lui faut pour cela des moyens d’autorité et des moyens de force.

Ces moyens d’autorité doivent se trouver dans les corps administratifs, qui, sur tous les objets de police et d’ordre public doivent être en correspondance directe avec le pouvoir exécutif et dans sa dépendance.

Je n’entends pas, comme on peut croire, par corps administratifs, les quarante-quatre mille municipalités du royaume, mais les départements seulement, auxquels doivent ressortir ces municipalités par la voie intermédiaire des districts. C’est bien assez de rouages encore. Il est bien à désirer que le pouvoir exécutif n’imagine pas de les diriger par un seul ministre, ni par plusieurs ministres séparés. Un conseil peut seul suffire à une correspondance et à un fardeau semblables.

À l’égard des moyens de force du pouvoir exécutif pour le maintien de l’ordre public, ils doivent être de plusieurs genres(8):

- une force de police dans chaque municipalité, premier degré de force ;

- les maréchaussées, second degré de force ;

- les troupes réglées et la milice nationale, troisième degré de force.

XIII. ÉTABLISSEMENT D’UNE GARDE CITOYENNE DANS CHAQUE MUNICIPALITÉ, PREMIER DEGRÉ DE LA FORCE DE POLICE

Toute municipalité étant, dans la nouvelle constitution, une petite puissance administrative, ne peut se passer d’une force publique qui soit dans son sein pour appuyer les lois et pour maintenir la tranquillité.

Cette force, que je considère comme le premier degré de la force du dedans, s’appellerait garde citoyenne et serait toujours effective, présente et en état de prendre les armes au premier ordre de la municipalité.

L’usage de gardes pareilles existe dans beaucoup de pays de l’Europe, sous le nom de gardes bourgeoises et il y est d’une utilité reconnue. Mais dans ces pays, c’est une garde qui est réellement en fonction, qui fournit des sentinelles, qui fait des patrouilles de jour et de nuit et qui est par conséquent réellement et continuellement une charge pour les communautés.

Celle que je propose serait rarement, par sa constitution, onéreuse au peuple. Elle ne prendrait les armes et ne serait de service effectif que quand la municipalité le jugerait nécessaire.

Alors que les citoyens ne peuvent pas se faire représenter dans la milice nationale, dans celui-ci ils le peuvent sans aucun inconvénient.

Ainsi les magistrats, les prêtres, les vieillards jusqu’à l’âge de soixante et dix ans, les veuves ayant une maison ou une propriété foncière seraient obligés de contribuer à ce service. Au défaut d’un représentant fourni par eux, la représentation de leur tour de service, dans le cas où il deviendrait effectif seulement, serait taxée à un prix uniforme réglé dans chaque municipalité.

La force de la garde citoyenne serait fixée par chaque municipalité en raison de sa population, ainsi que le nombre de jours que devrait durer le service de chaque garde citoyen. On pourrait le fixer à deux jours, à quatre jours, ou d’une semaine à l’autre, et varier cette proportion suivant les lieux et les saisons.

Chaque citoyen serait commandé à tour de rôle d’après une table de conscription signée de la municipalité et affichée à la porte de l’église principale du lieu.

Les hommes commandés pour ce service n’auraient d’autre assujettissement que celui de ne pouvoir, tant que durerait le temps de leur service, sortir de l’enceinte de la municipalité afin de pouvoir prendre les armes au signal de convocation établi.

Tout homme, de service ou non, pourrait s’absenter en fournissant un représentant et en le faisant connaître à la municipalité.

Chaque municipalité serait tenue d’avoir, aux frais de la communauté, un corps de garde pour y recevoir la garde quand des circonstances extraordinaires forceraient de la rassembler.

Hors ces circonstances, les armes de la garde resteraient déposées au corps de garde, ou dans le lieu du dépôt des armes de la milice nationale.

Toutes les fois que le service deviendrait effectif, les hommes qui n’ont que leurs bras pour subsister, dits communément manœuvres, seraient dédommagés de la perte de leurs journées sur le pied des deux tiers du prix de la journée du pays et cette dépense serait imputée, sur les impositions de la municipalité.

Au reste, cette forme de garde citoyenne ne peut pas être applicable aux grandes villes du royaume telles que Paris, Lyon, Bordeaux, Marseille. Dans de semblables villes, il faudra toujours une force de police qui soit permanente et soldée. C’est de la masse du royaume que nous avons prétendu parler ici. Les grandes villes sont des monstruosités politiques et tout ce qui est hors de la nature ordinaire des choses exige des remèdes et des moyens qui soient aussi hors d’elle.

Il y a cependant de grandes villes dans d’autres pays libres où il n’y a point de ces gardes de police entretenues à grands frais. Mais ces peuples ont une longue habitude de la liberté et des sentiments qui en rendent dignes. Ils aiment la loi, ils craignent la loi, ils défendraient tous au besoin la loi qui les défend. Cet esprit sera long à former parmi nous. Mais nous avons vu de si grands changements, qu’il nous est permis d’espérer celui-là encore.

XIV. DES MARÉCHAUSSÉES, SECOND DEGRÉ DE LA FORCE DE POLICE

Je ne m’étendrai pas sur ce moyen, dont l’utile usage est déjà connu. Il peut avoir eu ses inconvénients, ses abus. Mais parce qu’il appartient à l’ancien régime, ne nous hâtons pas de détruire. Ne désorganisons pas encore ce moyen de force, qu’il s’agit seulement de régler et de soumettre à de meilleurs principes.

Il n’y a d’exemple, dit-on, d’une pareille force dans aucun pays libre. Je viens de répondre d’avance à cette objection. Je ne puis qu’ajouter, que quand la liberté nous aura perfectionnés, mûris et éclairés pendant un siècle, il ne nous faudra peut-être aussi point de maréchaussées.

Le conseil de la guerre qui, quoi qu’on ait pu dire contre lui, avait embrassé à la fois toute la chose militaire par les détails et par l’ensemble, avait formé le plan d’améliorer la constitution de la maréchaussée et de rendre ce corps plus nombreux en réformant ses abus (… ).

C’est au pouvoir exécutif à préparer ce nouveau plan de la maréchaussée, si, comme je crois que cela est indispensable, on la met dans son ressort. Il faut qu’il le prépare franchement et dans le sens de la révolution. C’est après tout son intérêt, car c’est le moyen le plus efficace de police qu’il ait dans ses mains.

Mais que le pouvoir législatif, en prenant connaissance des dispositions du ministère à cet égard, n’y mette donc pas aussi les entraves d’une inquiétude jalouse et nuisible. Qu’il ne prétende pas subordonner la maréchaussée aux corps administratifs. Ils doivent la requérir et non lui commander. Au lieu de la traverser et de la dégoûter dans ses fonctions, au lieu de la faire haïr du peuple, il faut qu’ils l’environnent toujours d’une opinion qui en impose et qu’ils apprennent au peuple à ne voir jamais en elle que les satellites de la loi.

C’était sans doute une étrange et barbare institution que cette juridiction prévôtale(9) attribuée dans quelques cas à la maréchaussée ; en sorte qu’alors elle pouvait à la fois arrêter, accuser, témoigner et juger.

Mais en la réduisant pour toujours aux fonctions de la force publique, il faut cependant prévoir ces temps de délire où les hommes ne sont plus que des animaux féroces et où les crimes sont si publics, si avérés et si contagieux que ce n’est qu’en les punissant, comme avec la foudre du ciel, qu’on peut prévenir ceux qui sont prêts à se commettre.

XV. DES TROUPES RÉGLÉES ET DES MILICES NATIONALES, TROISIÈME DEGRÉ DE LA FORCE DE POLICE

En cas d’insuffisance de la garde citoyenne et de la maréchaussée, les troupes réglées et la milice nationale seront le troisième moyen de force de police.

Je dis les troupes réglées et les milices nationales, parce que les municipalités pourront, suivant les circonstances, requérir les unes, ou employer les autres, ou bien s’appuyer à la fois de toutes deux.

D’après cet énoncé, suivant les circonstances, on peut demander, dans quel cas les municipalités devront employer leur milice nationale de préférence, ou requérir les troupes de préférence à employer leur milice nationale. Dans quel cas aussi il faudra qu’elles s’appuient de toutes deux.

Lorsqu’il y a dans l’enceinte des municipalités, des troupes réglées, les municipalités doivent, ce me semble, les requérir de préférence à employer leur milice nationale. Les unes sont toutes prêtes et leur état est de se porter partout où on les appelle. Rassembler les milices nationales est toujours un embarras et une charge pour les citoyens qui la composent.

D’un autre côté cependant, il y a des querelles intérieures qu’on peut regarder comme des débats de famille et que l’intervention de la milice nationale peut apaiser plus aisément sans moyens étrangers. C’est au jugement et à la prudence de la municipalité à sentir ces différences.

Enfin, les deux forces doivent être réunies, quand l’une des deux est insuffisante et que leur combinaison peut plus efficacement apaiser le trouble.

Ainsi les troupes doivent être plutôt employées à agir et les milices nationales à concilier.

Ainsi, quand malheureusement il devient indispensable de verser du sang, il y a moins d’inconvénients à ce qu’il le soit par les troupes que par les citoyens. Le sang versé par les citoyens peut laisser des traces de ressentiment ou de nouvelles discordes. Les troupes ne sont jamais que des instruments passagers et après l’usage qu’on peut avoir été forcé d’en faire, la puissance exécutive peut les éloigner ou les remplacer.

L’assemblée nationale vient de s’occuper du cas où les municipalités seraient indolentes ou timides, ou bien se refuseraient à employer ou à requérir la force publique (… ).

Mais je pense qu’il faut distinguer le cas où ce peut être par la faute de la municipalité, ou par celle de la commune, afin de ne pas confondre l’innocent et le coupable.

Ainsi quand la municipalité a négligé ou refusé de requérir ou d’employer la force publique, c’est à la municipalité seule à être responsable du désordre.

Si c’est la milice nationale qui, ayant été convoquée, a refusé de s’assembler ou refusé d’agir, c’est à la commune seule à répondre des suites.

Je ne puis supposer un pareil refus de la part des troupes. Des troupes où l’esprit de désobéissance ou même seulement l’esprit de discussion sur les ordres qu’elles reçoivent serait introduit, ne seraient plus des troupes. Ce seraient seulement des bandes armées.

En Angleterre, il y a un bill concernant la discipline militaire connu sous le nom de Mutiny bill qui se renouvelle tous les ans et qui assure par des moyens si sévères l’obéissance du soldat et la subordination si nécessaire dans les troupes, qu’il n’y a pas d’exemple qu’elles aient refusé d’obéir, même contre le citoyen. Le citoyen a ensuite des recours assurés soit contre le chef de la troupe, soit contre le trône même, si c’était lui qui eût donné des ordres illégaux. Mais jamais le soldat ne s’établit juge entre le citoyen et son chef. Ce n’est jamais que le bras qui obéit. C’est à celui qui commande à savoir ce qu’il ordonne et à en répondre.

Je crois aussi que c’eût été un mauvais moyen que celui qui eût appelé légalement les citoyens à remplacer la municipalité dans le droit de requérir ou d’employer la force publique. C’eût été affaiblir la considération des municipalités. C’eût été prévoir ce qu’il vaut mieux ne pas supposer possible. Quand une municipalité se rendra coupable à ce point, l’instance ou l’excès du mal suffira pour faire rentrer les citoyens dans l’exercice du droit naturel, qui est, au défaut de la loi et des agents de la loi, de se réunir et d’agir pour repousser ce qui nuit ou ce qui peut nuire.

On sera forcé de soumettre à un nouvel examen, des décisions qui ont été trop précipitamment rendues et de méditer avec soin une loi générale, appelée loi des troubles. Dans cette loi, devra être refondue celle que l’assemblée nationale à si mal à-propos mise sous le nom de la loi martiale.

Dans cette loi, il faudra expliquer si les troupes requises doivent être si passivement aux ordres des municipalités que les municipalités soient même chargées de leur donner les dispositions militaires par lesquelles elles doivent agir.

Ainsi, s’il s’agit de repousser, d’attaquer, de forcer, d’envelopper des rebelles à la loi, ces dispositions qui appartiennent à l’art doivent-elles être faites par la municipalité ou par le commandant des troupes ?

Ne suffit-il pas que la municipalité ait décidé qu’il fallait faire agir la force, pour que celui qui la commande reste alors chargé de la faire agir de la manière la plus efficace et la plus intelligente, qui est presque toujours alors aussi la moins meurtrière ; grande raison pour que ce soit lui qui la détermine ?

Il faut prévoir dans cette loi, car ce sont les imprévoyances de la loi qui amènent les prétentions et les conflits, jusqu’au cas où les troupes réglées et les milices nationales se trouveront réunies.

Seront-ce alors les milices nationales ou les troupes réglées qui auront la préséance ? La préséance dans les troupes consiste dans le pas et la droite(10).

Ces vains honneurs du pas seraient peu importants en eux-mêmes, si quelquefois des jalousies ou des querelles graves n’en pouvaient naître et si une plus grande question, celle du commandement dans le cas où il faudrait agir, ne s’ensuivait […].

Tout serait peut-être justement et adroitement concilié, si on prononçait que, dans toutes les occasions d’inaction ou de cérémonie publique, les milices nationales auraient partout la préséance sur les troupes réglées. Mais que, dans toutes les occasions où il faudrait agir, le pas et le commandement appartiendraient aux troupes.

Par là chacun serait à sa place tour à tour. Les honneurs civiques seraient assurés à la milice nationale et les honneurs militaires aux troupes (… ).

Mais en réfléchissant au pouvoir des municipalités, à l’usage qu’elles en peuvent faire et aux nuances qu’elles doivent y apporter, on ne peut s’empêcher de sentir que beaucoup de petites municipalités ne seront pas assez bien composées pour suffire à d’aussi difficiles fonctions.

Peut-être donc eût-il été à désirer qu’elles eussent été en moins grand nombre et qu’on les eût formées de plusieurs paroisses. Alors il y aurait eu plus de choix. Mais comment aurait-on réuni un corps municipal composé d’élus qui auraient habité dans diverses paroisses ? Ne serait-il pas arrivé que le choix se serait nécessairement concentré dans les habitants des chefs-lieux de la municipalité ? C’est là ce qui pourra aussi arriver par la suite dans les élections des membres des districts et des départements et ce qui, en donnant trop d’avantage aux habitants des sièges de ces corps administratifs, sera une atteinte aux droits du reste du pays. C’est ainsi que rien n’est sans inconvénients dans ce que prépare la main des hommes et les remèdes aux objections ne sont que de nouveaux inconvénients encore.

XVI. DES TROUBLES MAJEURS RELATIFS À LA POLICE ET À L’ORDRE PUBLIC. NÉCESSITÉ D’ARMER ALORS LA PUISSANCE EXÉCUTIVE D’UNE PLUS GRANDE AUTORITÉ ET DE LUI CONFIER LA DIRECTION ET L’EMPLOI DE TOUTE LA FORCE PUBLIQUE

Les moyens dont nous avons parlé dans le chapitre précédent suffisent pour les temps de calme et pour ce genre de troubles qui, partiellement, accidentellement, et sans aucune cause qui porte en elle un principe d’accroissement, dérangent la police et l’ordre public.

Mais, dans les crises majeures, lorsque les esprits ont un grand motif d’effervescence, lorsque les ressorts et les principes de l’ordre public sont attaqués, il faut déployer de plus grandes ressources.

Tel serait, par exemple, le cas où des parties de la société s’armeraient les unes contre les autres ; où des départements refuseraient de se soumettre aux lois générales. Où des confédérations quelconques de citoyens voudraient se soustraire au paiement des impôts. Où enfin le corps de la nation serait menacé ou frappé de quelque dissolution qui se manifesterait par des insurrections et surtout par des insurrections armées.

Alors, ainsi que dans le danger de la liberté publique, toute la nation doit se jeter vers la puissance législative comme à sa sauvegarde constitutionnelle. De même dans les crises de subversion de l’ordre public, elle doit toute se rallier à la puissance exécutive, à qui, par la constitution, la police et la tranquillité générale sont confiées.

Ces grands soulèvements contre l’ordre public n’arrivent presque jamais sans des commotions préliminaires et sans qu’il n’ait éclaté d’avance des griefs bien ou mal fondés de la part des peuples.

Si ces griefs sont fondés, ils tiennent à des injustices ou à des abus. S’ils ne le sont pas, ils tiennent à des erreurs ou à de fausses prétentions.

Dans les deux cas, l’assemblée nationale a dû les connaître par la dénonciation des députés qui la composent. Son devoir a dû être de remonter à leur source pour y remédier.

L’assemblée nationale peut en même temps, suivant l’instance plus ou moins grande du danger, prendre deux genres de mesures à l’égard de la puissance exécutive.

L’un, si le danger n’est pas de première instance ou de première gravité, serait de recommander à la puissance exécutive de redoubler de vigilance et de précautions pour maintenir l’ordre public.

L’autre, si le danger était déclaré imminent, serait de proclamer la tranquillité publique troublée et de requérir la puissance exécutive de faire usage de tous les moyens qui lui sont confiés par la loi et par la constitution.

Dans ce dernier cas, peut-être serait-il à propos que l’assemblée nationale eût le droit de prolonger sa session par-delà sa vacance accoutumée, pour veiller à ce que, dans cet état de trouble, la liberté et la constitution ne pussent souffrir aucun dommage.

Si les soulèvements étaient soudains, ce qui ne peut pas arriver sans des causes bien rares et bien extraordinaires et qu’ils eussent lieu pendant la vacance de l’assemblée nationale ; la puissance exécutive ne doit alors avoir besoin que d’elle-même pour y remédier. Elle doit aussitôt pouvoir employer toutes les parties de la force publique et agir comme dans le cas précédent, en faisant en son nom la proclamation de la tranquillité publique troublée.

Mais en même temps, le pouvoir exécutif serait tenu de convoquer extraordinairement l’assemblée nationale, pour qu’elle ratifiât cette proclamation, rendue provisoirement par le pouvoir exécutif et qu’elle siégeât jusqu’au rétablissement de l’ordre public.

Au reste, dans les deux cas de la proclamation mentionnée ci-dessus, le roi aurait sans doute la plénitude de la direction et la conduite suprême de toute la force publique. Mais ses ministres n’en demeureraient pas moins responsables à l’assemblée nationale de toutes les illégalités, vexations, atteintes ou entreprises quelconques contre la liberté et la constitution. Ainsi, dans cet état de crise, tandis que toute la force publique serait déployée, toute la puissance de la loi veillerait et les deux pouvoirs constitutionnels seraient à la fois en action et en équilibre […](11).

XVII. LA FORCE PUBLIQUE CONSIDÉRÉE RELATIVEMENT À LA JUSTICE. RAPPORTS DE CETTE FORCE AVEC LES CORPS JUDICIAIRES

La fixation et l’examen de ces rapports n’exigent pas un long développement.

Il y a en France une portion de la force publique du dedans qui est particulièrement affectée à l’appui des décrets et des exécutions judiciaires. C’est la maréchaussée. Il faut avoir égard à cette vue dans la nouvelle répartition des établissements de ce corps et la combiner en conséquence avec les sièges des nouveaux tribunaux de justice.

Mais, en cas d’insuffisance de la maréchaussée, les gardes citoyennes, les troupes réglées, les milices nationales, enfin tout ce qui compose la force publique, doit y suppléer.

Les réquisitions des corps administratifs peuvent quelquefois embarrasser ou compromettre la force publique. Les mesures d’administration sont souvent fausses, inconsidérées et même illégales. Il n’en est pas ainsi des réquisitions des corps judiciaires. Il ne s’y agit jamais que d’appuyer la loi ou des jugements rendus en vertu de la loi. La force publique peut donc, les yeux fermés, déférer à tout ce qui lui est demandé par elles.

En parlant de la juridiction prévôtale, attachée à la maréchaussée, j’ai dit qu’on ferait bien de l’abolir, parce que, dans aucun cas et sous aucun prétexte, la force et la justice ne devaient être dans la même main.

Mais j’ai observé aussi qu’il y avait des cas de sédition, de brigandage armé, de crimes contagieux, où la force publique ne pouvait en imposer que quand elle était accompagnée de châtiments prompts pour les coupables.

C’est au code criminel à prévoir ces cas, et à statuer quel genre de tribunal il serait alors à propos de former.

Ce qui paraîtrait le plus convenable, ce serait un tribunal momentané formé de membres choisis dans les tribunaux ordinaires.

Pour éviter dans la formation de ce tribunal tout ce qu’il y avait autrefois d’odieux dans les commissions, le choix des membres se ferait au scrutin dans les tribunaux qui devraient les fournir.

Il conviendrait aussi de le composer de membres pris dans divers tribunaux.

Ce tribunal s’établirait, pendant le temps des troubles, au centre du pays où agirait la force publique et il marcherait même au besoin à la suite de cette force, si on jugeait que les exemples sur les lieux fussent plus efficaces.

Il est triste de penser que la simple justice ne suffise pas toujours pour en imposer aux hommes et qu’il faille quelquefois la rendre terrible par la promptitude et terrible aussi par les formes. Mais quand les hommes ont secoué tout frein et qu’ils violent tout ce qu’il y a de sacré sur la terre, les lois sont obligées de changer de caractère et de se mettre de niveau avec les crimes.

XVIII. SUITE DE L’EXAMEN DES RAPPORTS RÉCIPROQUES QUI PEUVENT EXISTER ENTRE LA FORCE PUBLIQUE DU DEHORS ET LA FORCE PUBLIQUE DU DEDANS. IMPOSSIBILITÉ QUE LA FORCE PUBLIQUE DU DEDANS SERVE CONTRE LES ENNEMIS DU DEHORS. DANGER QU’IL Y AURAIT À VOULOIR L’Y EMPLOYER. CHANGEMENT IMPORTANT QUI EN RÉSULTERAIT DANS LE SYSTÈME DE GUERRE MODERNE ET DANS LA CONDITION DU GENRE HUMAIN, SOUS LE RAPPORT DE L’INFLUENCE QUE LES GUERRES ONT SUR ELLE

Toutes les phrases qui rassemblent deux idées, soit qu’elles les offrent en contraste, soit qu’elles les présentent à l’appui l’une de l’autre, ont aisément du succès. Ce succès devient plus assuré encore quand ces idées semblent donner la solution d’une question importante.

Ainsi beaucoup de gens ont pu être saisis d’une prévention avantageuse, quand ils ont entendu, dans un des mémoires lus à l’assemblée nationale, que l’armée du dedans devait être auxiliaire de l’armée du dehors contre les ennemis du dehors et que l’armée du dehors devait être à son tour auxiliaire de l’armée du dedans contre les ennemis du dedans. Ils ont cru voir dans cet énoncé tout le plan et le résultat de la nouvelle constitution qu’il convenait de donner à la force publique. Mais en l’analysant avec quelque connaissance des éléments de la question, ils auraient reconnu qu’une partie de cet énoncé n’était que spécieuse et qu’à l’application elle devenait impossible, ou pleine des plus grands inconvénients.

Cette partie n’est pas ce qui concerne la force publique du dehors relativement à la force publique du dedans. J’ai montré, dans les chapitres précédents, qu’il se pouvait en effet et comment il se pouvait que, l’armée concourût, avec la force du dedans au maintien de la police et de l’ordre public. J’ai prévu particulièrement les rapports qui pouvaient exister à cet égard entre les troupes réglées et les milices nationales(12), ainsi que les moyens de faciliter ces rapports et de les concilier.

Mais je n’entends pas également, je l’avoue, je n’entends même pas du tout, comment la force publique du dedans peut devenir auxiliaire de la force du dehors contre les ennemis du dehors.

Serait-ce en tirant des milices nationales des secours en hommes, pour, en cas de guerre, fournir aux augmentations de l’armée, ou réparer les pertes de l’armée ?

Serait-ce en faisant marcher les milices nationales en corps pour faire la guerre ou pour garder les frontières ?

Ce n’est cependant que de ces deux manières, ou de l’une des deux, qu’on peut concevoir la proposition de rendre les milices nationales auxiliaires de l’armée. Nous allons les examiner l’une et l’autre.

Il est impossible d’employer les milices nationales à fournir, par des incorporations d’hommes, aux augmentations et au remplacement des pertes de l’armée.

La contribution à ce service est, à quelques exceptions près, générale. C’est une véritable conscription. Ainsi les milices nationales sont composées de citoyens de toute espèce, admis sans choix et la plupart sans aucune des conditions et des facultés nécessaires, pour remplir le métier de soldat.

Ce serait en vain qu’en temps de guerre, au moment où il faudrait fournir des recrues, on autoriserait la substitution. Ces demandes de recrues étant ordinairement subites et imprévues, comme les revers qui les nécessitent, il serait d’abord très incertain que les citoyens qui ne voudraient pas marcher en personne, pussent trouver des substituts même à grands frais. Et quelle parité y aurait-il alors, dans une constitution où les principes d’égalité deviennent si sacrés, entre la condition de l’homme qui, faute de fortune, serait obligé de marcher lui-même et celle de l’homme qui pourrait avec de l’argent racheter à la fois sa liberté et le risque de sa vie. L’inégalité qu’on reprochait à l’impôt de la milice, était fondée sur l’aristocratie des classes et sur des abus de privilèges. Celle-ci serait fondée sur l’aristocratie des richesses, ce qui ne vaudrait guère mieux.

Comment pourrait-on enlever un citoyen à ses foyers, à ses champs, à des fonctions utiles, au travail qui fait subsister sa famille, enfin, si l’on veut, à sa philosophie et à son amour du repos seulement, pour l’incorporer comme soldat de recrue dans les troupes réglées et l’envoyer peut-être au-delà des mers ?

Quel étrange remplacement du tribut de la milice, que l’établissement d’un autre impôt qui ne ferait qu’étendre sur tous ce qui était déjà injuste et odieux pour une grande partie de la nation ! Du moins le tribut de la milice était-il propre à remplir son objet. Du moins y avait-il en remédiant à une partie de ses abus, quelque possibilité d’en tirer un parti utile. Mais les milices nationales appliquées au même objet, auraient les mêmes inconvénients et de plus grands encore et n’offriraient aucun des mêmes avantages.

Examinons maintenant le parti de faire marcher les milices nationales en corps, soit pour faire la guerre avec l’armée, soit seulement pour les employer à la défense des frontières en les restreignant à ce service.

Ce serait de même enlever des citoyens à leurs foyers, à leurs intérêts, à leurs familles et les entraîner comme des esclaves à un métier auquel ils ne se sont pas destinés et que la plupart ne voudraient, ne pourraient et ne sauraient faire.

Lorsqu’il ne s’agit que de défendre ses champs, sa maison, sa famille, tout homme devient soldat ou du moins combattant. Tout homme peut, animé par ces grands intérêts, donner la mort ou la recevoir. Mais dans un vaste empire, persuaderez-vous à tous les habitants, que toutes les provinces de cet empire doivent leur être communes et chères. Porterez-vous les habitants du Midi à la défense de la Flandre ou de l’Alsace, ou ceux de ces provinces à la défense des côtes de la Méditerranée ou de la Gascogne ! En supposant que vous régliez que chacun ne défendra que la frontière dont il est le plus à portée, faudra-t-il alors, quand la guerre est maritime, que tout le fardeau porte sur les provinces des côtes ou sur les provinces qui y touchent, ou quand elle est sur le Rhin, qu’il ne soit soutenu que par les provinces de cette frontière du continent ?

Que d’autres objections je pourrais faire encore ! Quel parti croyez-vous pouvoir tirer de troupes composées, constituées, commandées ainsi que celles-là le seront ? Vous en obtiendrez sans doute des actes de courage. Mais quelle discipline, quelle constance en attendre ! Quel exemple sous ces derniers rapports à offrir à vos troupes réglées ! La guerre, la véritable et grande guerre, telle que la font les armées disciplinées et manœuvrières, ne consiste pas dans des coups de main, ni dans des efforts passagers. Il faut gagner des batailles, et, ce qui est plus difficile encore, avoir pour soi les résultats des campagnes.

Mais une observation plus importante et que je dois faire comme philosophe et comme citoyen, comme ami de mon pays et comme ami du genre humain à la fois, c’est que si vous faites participer les milices nationales, c’est-à-dire le fond de la nation à la guerre, alors la guerre changera de nature. Alors elle se fera à plus grand frais encore, car il faudra payer ces milices nationales quand on leur fera quitter leurs foyers. Des soldats de ce genre, des hommes qui ne sont pas déshabitués de l’aisance de la vie citadine ou casanière, seront sûrement plus dispendieux à entretenir que les soldats de vos camps et de vos garnisons. De là l’augmentation des impôts. De là la guerre pesant de plus en plus sur les peuples.

Mais ce ne sera pas là le plus grand changement. Il en arrivera un plus funeste aux nations. C’est que les faisant participer elles-mêmes directement à la guerre, la guerre les enveloppera directement de toutes ses horreurs. Aujourd’hui, elles ne la sentent que par des accroissements de subsides. Même celles qui sont vaincues, même celles dont le pays en devient le théâtre, n’éprouvent point de calamités désastreuses. Il ne se verse de sang que dans les armées et la générosité, l’humanité, y suspendent les coups, dès qu’on est vainqueur. On respecte toujours la vie et souvent jusqu’au butin des prisonniers. On les échange ou on les rend pour de faibles rançons. Jamais on n’incendie et on ne ravage le pays. Les habitants labourent et sèment au milieu des camps. Et la discipline se fait gloire de conserver tout ce que la nécessité ne consomme pas.

Mais quand les nations elles-mêmes prendront part à la guerre, tout changera de face. Les habitants d’un pays devenant soldats, on les traitera comme ennemis. La crainte de les avoir contre soi, l’inquiétude de les laisser derrière soi les fera détruire. Tout au moins cherchera-t-on à les contenir et à les intimider par des ravages et des désolations. Rappelez-vous dans l’histoire la barbarie des anciennes guerres, de ces guerres où le fanatisme et l’esprit de parti ont armé les peuples. Voilà ce que vous allez faire renaître.

Ah ! C’était une heureuse invention que ce bel art, ce beau système de guerre moderne qui ne mettait en action qu’une certaine quantité de forces consacrées à vider les querelles des nations et qui laissait en paix tout le reste, qui suppléait le nombre par la discipline, balançait les succès par la science, et plaçait sans cesse des idées d’ordre et de conservation au milieu des cruelles nécessités que la guerre entraînait […].

Avant de terminer ce chapitre je dois toutefois faire l’observation suivante d’où dérive une exception à ce que j’ai dit ci-dessus de notre système guerre moderne.

Dans cette espèce de convention tacite qu’on appelle le droit des nations et dont les règles qu’elles reconnaissent entre elles à la guerre font partie, il semble établi que les habitants d’un pays peuvent légitimement être employés à la défense d’une barrière naturelle telle que la mer, des montagnes, un fleuve.

Ainsi, on n’a jamais trouvé contraire à ces règles, que les milices garde-côtes défendissent les côtes de leur territoire, les paysans montagnards les défilés de leurs vallées, les habitants des bords d’un grand fleuve, les redoutes ou les retranchements élevés sur ses rives. On a été même jusqu’à placer des milices du pays derrière des lignes. Mais la guerre continue, la guerre de campagne, celle qui peut par une suite d’opérations porter l’habitant loin de ses foyers n’a jamais été permise aux citoyens d’un pays. Jamais ils n’y ont pris part sans que les armées ne se soient crues autorisées par les lois du droit de la guerre à les traiter en ennemis et à les rappeler à leurs habitations par des menaces ou par des voies dévastatrices.

Dans des villes assiégées, la fidélité et l’enthousiasme des habitants ou les dispositions coactives des commandants, les ont quelquefois fait combattre avec la garnison. Mais alors cela a toujours été pour eux au risque et péril des suites. Quand une capitulation ne les a pas mis à couvert, ils se sont exposés à tomber par là, eux et leurs possessions, à la merci du vainqueur. Au lieu qu’il est presque sans exemple dans nos guerres modernes, que les habitants ne soient pas respectés dans leur personne et dans leur fortune quand ils ont abandonné la défense de la place aux troupes et qu’ils ont attendu avec neutralité, du moins en action, l’événement du siège.

Il y a loin, comme on voit, de ces exceptions que j’ai cru devoir expliquer, au changement de système qui ferait participer le fond des nations à la guerre en y appelant les milices nationales. Je répète que ce changement serait bien funeste aux yeux de ceux qui comptent pour quelque chose le sang et le malheur des hommes.

XIX. CONSÉQUENCE DU CHAPITRE PRÉCÉDENT. IL FAUT, VU L’INAPTITUDE DES MILICES NATIONALES À LA GUERRE DU DEHORS, POURVOIR PAR D’AUTRES MOYENS À AUGMENTER L’ARMÉE ET À RÉPARER SES PERTES EN TEMPS DE GUERRE. VUES SUR CES MOYENS

Il est, je crois, suffisamment démontré par le chapitre précédent, que la force du dedans ne peut, qu’à un très petit nombre de réserves près, devenir auxiliaire de la force du dehors et qu’elle ne peut, surtout, en temps de guerre, ni fournir aux augmentations de l’armée par des incorporations de recrues, ni réparer ses pertes.

Dans l’ancien système, dans l’état où le conseil de la guerre a laissé l’armée au moment de la révolution, le pied de paix de l’armée était de 181 mille hommes y compris les officiers, l’artillerie et la maison du roi. Il y avait à l’appui de cette armée 76 200 hommes de troupes provinciales levés par la voie des milices et auxquels on allait donner une organisation, qui, sans être dispendieuse pendant la paix, aurait assuré à la guerre tous les moyens d’incorporation nécessaires aux premières augmentations et au remplacement des pertes imprévues et extraordinaires que la voie de l’enrôlement volontaire n’aurait pas pu réparer.

On trouvait de plus dans ce supplément de forces, le moyen de former vingt bataillons de grenadiers royaux divisés en dix régiments, et le nombre de bataillons qui serait jugé nécessaire en raison des circonstances, pour aider au service de l’artillerie et pour faire celui des travaux de l’état-major de l’armée. Avec cette grande ressource l’armée française se trouvait au niveau de la puissance du royaume, de sa politique, du pied d’armement des autres grands peuples. La sûreté, ainsi que la gloire de la nation, reposaient sur une force solide et formidable (… ).

Ce n’était que l’année dernière. Mais des siècles se sont écoulés depuis, car il faut mesurer la marche des opinions et non celle du temps. Alors les principes de l’égalité absolue des hommes n’étaient point passés en loi. On ne la voyait établie sans modification dans aucun pays de l’Europe, pas même dans les pays les plus libres. On voyait dans ces pays la raison de la sûreté publique et de la défense de l’État contre l’ennemi du dehors suspendre le régime de la liberté ! On voyait la presse des matelots en Angleterre au moins aussi rigoureuse que le système des classes en France. Enfin rien ne permettait, ni aux possibilités ni même aux chimères de l’espérance, de concevoir le nouvel ordre de choses qui vient de s’établir.

Aujourd’hui les vues d’économie générale et cependant les améliorations qu’on veut donner à l’état de l’officier et du soldat, le fonds qu’on paraît faire sur les milices nationales comme sur un supplément de forces à l’appui de l’armée, tout cela va déterminer à réduire les dépenses du département de la guerre et à rabaisser le pied de paix de l’armée à 140 ou 150 mille hommes au plus.

Avec cette réduction du pied de paix, il faudra nécessairement trouver en cas de guerre de plus grands moyens d’augmentation. L’imprévoyance peut bien tant qu’elle le veut, faire des réductions à la paix. Il n’y a point à la paix de nécessité urgente qui fasse sentir les fautes et de revers qui les punissent. Mais à la guerre on reçoit la loi des circonstances. Les mesures impérieuses de l’ennemi obligent à se mettre à tout prix en état de lui faire tête.

Ainsi avec l’ancien pied de paix, s’il n’y avait pas trop de 75 000 hommes de milice à l’appui de l’armée en cas de guerre, d’après le pied de réduction qu’on veut établir, il en faudra au moins cent.

On a décrié, rendu odieux et enfin aboli le tribut des milices. Ce tribut est proscrit dans le fait, proscrit dans l’opinion et je ne sais si aucune puissance morale et physique, si l’envahissement de deux ou trois provinces et le danger de toutes les autres pourraient le faire rétablir.

Quels en seront les substituts ? Je les cherche en vain et ma pensée s’y confond. Je n’en vois du moins aucun de sûr et dont il soit permis de promettre le succès.

Le problème à résoudre est l’établissement d’une milice permanente composée de citoyens volontairement enrôlés et qui en cas de guerre soient toujours prêts comme l’ancienne milice ou à former des corps, ou à être incorporés dans l’armée pour remplir ses augmentations ou pour remplacer ses pertes.

Mais il faut que cette milice soit de cent mille hommes. Il faut que chaque département fournisse son contingent et le subdivise ensuite entre ses districts et ceux-ci entre les municipalités. Il faut que ces hommes soient engagés pour un certain nombre d’années. Il faut que leur tableau soit réel et non fictif. Il faut que ces enrôlements soient payés du produit d’un impôt. Si ces enrôlements sont fixés à bas prix, personne ne s’y portera. S’ils le sont à un prix élevé, comment se soutiendront ceux de l’armée à côté d’eux ? Et qui fera ces enrôlements ? On sait combien le métier de recruteur est diffi­cile et combien dans une armée il se trouve peu de bas-officiers et d’officiers qui y soient propres ! Qui s’assurera que les hommes enrôlés soient d’une bonne espèce ! Qui empêchera les collusions, les fraudes, les réclamations, les conflits et les démêlés de tout genre dans un pays où le cours de toutes les opinions sera longtemps encore porté à la licence et où le peuple, sans frein et sans discipline, se fera partie, témoin, arbitre et juge !

Mais ce ne seront pas là les plus grands inconvénients. Des règlements bien réfléchis et bien faits peuvent y pourvoir. Des idées d’ordre, de justice et d’esprit public qui pénétreront peut-être peu à peu dans le peuple, peuvent changer sa nature et l’améliorer. En temps de paix, je le veux, cette milice pourra se compléter. Elle n’imposera point de service réel, elle n’assujettira qu’à la condition de se représenter en cas de guerre. Ce qui ne s’offre aux hommes que dans le lointain et à plus forte raison dans la possibilité de ne se réaliser jamais, les frappe faiblement.

Mais, en temps de guerre, quand ce service deviendra réel, quand il faudra s’expatrier et se mettre au hasard d’une incorporation. Quand les revers ou les consommations de la guerre multiplieront les remplacements et de là les levées de recrues. Alors les enrôlements volontaires manqueront de tous côtés et l’insuffisance des moyens libres se fera sentir (… ).

La liberté et l’égalité sans modification, ne sont point applicables à une grande nation moderne assujettie à la nécessité d’avoir de grandes armées et de soutenir de grandes guerres…

On ne peut pas avoir une grande force publique telle que celle qui est nécessaire à la France, sans que les principes absolus d’égalité et de liberté individuelle n’y soient quelquefois sacrifiés !

C’était ce qui arrivait par le régime des milices forcées. On me ferait peut-être un crime de prédire qu’à moins que l’Europe entière ne change de face comme nous, et dans le même sens que nous, on sera forcé d’y revenir. Mais qu’il me soit au moins permis de craindre pour le succès de tout ce qu’on pourra mettre à la place !

XX. DE DIVERSES BARRIÈRES CONSTITUTIONNELLES RELATIVES À LA FORCE PUBLIQUE QU’IL CONVIENT D’OPPOSER AU MONARQUE POUR LA CONSERVATION DE LA CONSTITUTION ET DE LA LIBERTÉ

On a écrit, il y a peu de temps, dans un petit ouvrage plein d’esprit et de sagesse, intitulé des moyens d’assurer le succès et la durée de la constitution, que, pour que le pouvoir du monarque fût utile, il fallait qu’il pût en abuser et que c’était pour l’en empêcher qu’étaient faits alors tous les contrepoids et les préservatifs d’une bonne constitution.

Cette vue très fine et très juste est surtout applicable à la force publique qui est confiée au monarque. En effet s’il ne peut pas la faire agir, si elle est nulle dans ses mains, autant vaudrait-il qu’elle n’existât pas. Tout l’artifice de la constitution doit consister à ce que le monarque puisse efficacement employer la force publique pour le maintien des lois et à ce que ces mêmes lois le surveillent et l’arrêtent au moment où il voudrait la diriger contre elles.

Ainsi c’est parce que, dans le cours de cet ouvrage, j’ai donné au pouvoir exécutif, en ce qui concerne la direction et l’emploi de la force publique, toute la latitude qui m’a paru nécessaire pour la protection des lois et de l’ordre public. C’est parce que j’ai peut-être, à cet égard, été moins défiant et moins timide que les exagérateurs de la liberté, que je dois actuellement prouver que je ne l’ai cependant pas compromise et qu’il reste dans la force publique même, tous les moyens qu’il faut pour garantir la constitution.

Comme je ne veux pas sortir de mon sujet, je ne parlerai ici des barrières constitutionnelles à opposer au monarque, que sous le rapport de la force publique. Ainsi tout ce qui appartient à l’impôt, à l’exécution des lois et aux limites de l’administration n’est pas de mon ressort (… ).

J’ai dit, au chapitre III, que le commandement, la direction et l’administration de l’armée devaient être dans la main du roi.

Le roi ne doit pas pouvoir toucher à aucune des bases de la constitution de l’armée que j’ai démontré, dans le même chapitre, devoir être du ressort de la puissance législative.

Il ne doit aussi pouvoir changer que, d’accord avec elle, les points que j’y ai démontré devoir être concertés entre les deux pouvoirs.

Pour ne laisser aucune équivoque à cet égard, les équivoques étant toujours ce qui produit les empiétements et les conflits ; ces points doivent être soigneusement fixés dans la rédaction des lois constitutionnelles, en ce qui traitera des limites respectives des pouvoirs (… ).

J’ai démontré, au chapitre XII, que le maintien de la police et de l’ordre public devait appartenir à la puissance exécutive et qu’à cet effet toute l’action de la force publique devait dans ce cas dériver du roi.

Mais cette force publique ne doit agir qu’en vertu des lois et d’après les formes de réquisitions et les règles d’exécution établies par elles.

Hors les cas de troubles majeurs expliqués au chapitre XIV, le roi ne doit pas pouvoir faire dans les provinces intérieures aucun rassemblement de troupes réglées ou de milices nationales. Ce n’est que par les divers degrés de force de police établis par la constitution et circonscrits dans les limites de leur action ordinaire, qu’il doit assurer la police et l’ordre public.

Des moyens plus forts appartiennent à des temps de crise et il faut que le cas de ces moyens ait été constaté par la proclamation de la tranquillité publique en péril, faite ainsi que je l’ai expliqué dans le même chapitre XIV.

Alors toute la force publique, de quelque nature qu’elle soit, se trouve, de l’aveu de la nation, déposée dans les mains de la puissance exécutive, sous la seule réserve que les agents de cette puissance demeurent responsables de la violation qui, même, au milieu de l’action nécessaire de cette force, pourrait être faite aux lois.

J’ai dit ailleurs, mais il faut que j’y revienne, combien il y aurait d’inconvénients à étendre la responsabilité à tous les agents de la force publique, quels qu’ils fussent. Ce principe ne serait admissible que pour ceux de la force publique du dedans dont tous les rapports, étant toujours ceux de citoyens à citoyens, doivent laisser à l’opinion et à la liberté des individus, tous leurs droits. Il est inapplicable à l’armée, où aucun individu, par la nature des engagements et des devoirs militaires, n’a conservé les mêmes droits.

Dans une armée, il ne peut y avoir des responsables que les chefs, c’est-à-dire ceux qui donnent les ordres. Quand cela est autrement, quand la responsabilité frappe tous les degrés de la hiérarchie, alors la subordination militaire est attaquée dans ses fondements. L’officier se disant responsable, désobéit à son chef, le soldat à son officier. Aucun ordre n’a plus de caractère sacré. Chacun s’en fait à son gré le commentateur, l’interprète et le juge. C’est sans doute pour ôter au despotisme ses cent mille bras, qu’on a jeté ainsi dans les troupes ces idées de dissolution et de désobéissance. Mais lorsque, dans les crises d’une maladie violente, on s’est permis de hasarder les poisons comme remèdes, il ne faut pas ensuite en vouloir faire des principes de vie. Si on ne se hâtait donc pas de rendre à l’armée les préjugés de discipline dans toute leur force ; si on leur portait le dernier coup par une loi de responsabilité individuelle, c’en serait fait de l’armée et il n’y aurait plus de force publique.

Nous venons, par ce qui précède, d’établir quelques réserves et restrictions propres à diminuer l’influence du monarque sur l’armée et à régler l’emploi qu’il peut faire de la force publique. Mais ces précautions ne suffiraient pas dans la supposition qu’un roi ambitieux et guerrier parvînt à s’attacher l’armée ou une partie de l’armée au point de pouvoir entreprendre une révolution dans la forme du gouvernement (… ).

Une entreprise de ce genre ne se préparerait pas sans que la nation en eût l’éveil. Il y aura, par la nouvelle constitution, trop de lumières, trop de vigilance, trop d’esprit patriotique en mouvement pour qu’aucune trame de coalition, aucun préparatif illégal puissent leur échapper.

Une révolution de cette espèce peut s’exécuter en un coup de main dans ces pays où toute la richesse, toute la force de la nation, les trésors, les grands tribunaux, la flotte, sont rassemblés dans un seul point. Ainsi toute la dernière révolution de Suède s’est faite à Stockholm et dans l’espace de vingt-quatre heures. Ainsi on a vu à Pétersbourg des despotes détrôner des despotes et toute une nation esclave, suivant l’impulsion d’une faction de palais, se prosterner le lendemain devant un nouveau maître comme elle avait adoré l’ancien la veille. Mais il n’en serait pas de même pour changer une forme de gouvernement, instituée par un grand peuple éclairé et libre. Il n’en serait pas de même dans un grand pays disposé tel que celui-ci. La capitale n’y est pas sur une frontière ou au bord de la mer. De grandes et puissantes provinces la couvrent. Une armée, même sans obstacles, n’y arriverait qu’en douze ou quinze jours de marche. Enfin en France la capitale n’est pas tout. Il y a dans le reste de l’empire de la force et de la vie. La patrie se créerait une nouvelle métropole ; Nantes, Rouen, Bordeaux, Lyon, Marseille. Les bords des grands fleuves, tous les pays que la nature a fortifiés, serviraient d’asiles et de remparts à la liberté et à la constitution.

Mais le premier obstacle et le plus grand de tous, celui qu’aucune force ne pourrait dompter, c’est ce sentiment national, c’est cet esprit public, qui se formeront sans doute de plus en plus, quand la constitution se sera perfectionnée, quand les plaies qui saignent aujourd’hui se seront fermées et qu’une génération nouvelle aura recueilli le fruit de nos sacrifices. Alors il n’y aura plus à craindre ni roi, ni ministres, ni armée. La balance des pouvoirs sera maintenue par toute la nation, qui aura reconnu que c’est de cet équilibre que dépend son repos. La constitution sera à la fois, comme en Angleterre, l’orgueil de chacun et la fortune de tous !

Que si cependant un monarque, égaré par son ambition ou par de mauvais conseils, voulait y porter atteinte, la sagesse des lois de la constitution aura dû le prévoir. Pour cela je pense qu’elle doit confier spécialement à la puissance législative la surveillance et le maintien de la liberté publique.

Ainsi tout citoyen dans le royaume et à plus forte raison tout membre de la législature aurait le droit de dénoncer au pouvoir législatif tout fait, grief ou événement qui serait de nature à menacer la liberté publique.

Avec cette voie légale et la liberté de la presse, autre moyen de dénonciation publique toujours ouvert, rien ne doit pouvoir ni se tramer ni se préparer de contraire aux intérêts de la nation sans qu’elle n’en soit instruite.

Dans le cas où la puissance législative, après avoir bien constaté les faits et les griefs, jugerait la liberté publique menacée, elle serait autorisée à en avertir la nation par une proclamation sous le titre de liberté publique menacée, en accompagnant cette proclamation de la publication des motifs qui l’y auraient déterminée.

Elle notifierait en même temps cette proclamation au pouvoir exécutif, en lui indiquant les mesures par lesquelles il serait convenable qu’il fit cesser les alarmes qu’il aurait fait naître.

À cette proclamation les départements mettraient sur pied les milices nationales sans toutefois pouvoir les réunir et ils entreraient en correspondance avec la puissance législative sur tout ce qui pourrait venir à leur connaissance relativement à l’objet de la proclamation (… ).

Si les craintes se réalisaient, si les faits prenaient de la consistance et de la gravité, si surtout le pouvoir exécutif sortait à force ouverte de ses limites, la puissance législative ferait une proclamation sous le titre de liberté publique en péril, en l’accompagnant de même de ses motifs détaillés. Alors, elle se constituerait l’assemblée représentante de la nation et le corps dépositaire de la souveraineté nationale.

Ainsi constituée, elle aurait le droit de nommer des généraux et des commandants des milices nationales, de réunir ces milices, de faire des dispositions défensives, de suspendre ou de restreindre le paiement de telles ou telles dépenses et particulièrement de celles applicables à l’armée, d’annuler ou d’infirmer enfin de la manière qu’elle jugerait le plus efficace, tous les moyens de force et d’action qui étaient confiés au pouvoir exécutif.

On a dit ci-dessus suspendre ou restreindre le paiement des dépenses ; car arrêter la perception des impôts, ainsi que je l’ai entendu proposer quelquefois comme une arme constitutionnelle contre le monarque, serait un parti bien impolitique et qui nuirait à la nation plus qu’au monarque même. Le peuple une fois déshabitué de payer, ne s’y replie que difficilement. Les impôts sont comme ces sources dont on n’arrête le cours qu’en risquant de les perdre. Il s’agit seulement ici d’empêcher que le pouvoir exécutif n’en puisse employer le produit à ses pernicieux desseins. Il s’agit de mettre ce produit tout entier dans les mains de la nation. Il ne faut en autoriser légalement la suspension de paiement, que dans les provinces où le monarque voudrait, à la faveur des armes, se servir des deniers publics pour le renversement de la constitution.

Revenons à la proclamation de la liberté en péril. En même temps que la puissance législative publiera cette proclamation, elle pourra attaquer criminellement les ministres et les conseillers du monarque et les dénoncer à la cour suprême instituée pour le jugement des délits de lèse-nation.

Mais c’est l’armée surtout, c’est cette partie de la force publique, que le monarque aura sans doute cherché à mettre dans ses intérêts, qu’il est important que cette proclamation rattache alors à la cause de la liberté.

Il sera donc statué d’avance par la constitution, qu’à dater de cette proclamation, tous les officiers généraux employés près des troupes, commandants des places, chefs de régiments, seront responsables envers la nation de tout acte de violence et d’hostilité quelconque envers les citoyens, quelques ordres qu’ils puissent apporter en justification de ceux qu’ils auraient donnés eux-mêmes.

Les commandants des places, commandants d’arsenaux, gardiens des magasins, devront aussi, à dater de la même proclamation et sous peine du crime de lèse-nation, remettre la garde des places, arsenaux ou magasins qui leur était confiée aux chefs des milices nationales sur la première réquisition qui leur en sera faite par les municipalités des lieux, de concert avec lesdits chefs.

Enfin, dans cet état de conflit entre la nation et le monarque, il faut que les troupes sachent et que la loi le leur ait prescrit d’avance, que leur devoir est de ne point secouer le joug de la discipline, de ne point se séparer de leurs drapeaux, mais de rester dans un état d’inertie absolu et de rentrer sous le pouvoir direct de la nation.

Il peut y avoir par-delà cet état d’insurrection et de résistance de la nation contre les entreprises du pouvoir exécutif, une crise plus violente, celle où, malgré toutes ces mesures, le monarque se sentant une partie bien liée, soit dans le dedans, soit au dehors, passerait le Rubicon et en appellerait à son épée. Alors tous les liens de la nation envers lui seraient rompus. Il ne deviendrait plus aux yeux de la loi qu’un citoyen rebelle(13).

La constitution doit-elle prévoir la possibilité d’un si épouvantable malheur, afin d’annoncer d’avance jusqu’où une nation a le droit de porter sa justice ? Doit-elle laisser comme un voile religieux sur une semblable supposition et ne pas croire que. son chef puisse à ce point la trahir, comme par respect pour les pères, la loi ne s’est pas permis de supposer qu’ils puissent verser le sang de leurs enfants ? Cette question sort des bornes de mon sujet et elle est du ressort de la plus haute philosophie législative.

Maintenant, avant de terminer ce chapitre, il faut que je prévienne quelques objections.

On demandera comment, dans les vacances des législatures, le pouvoir législatif pourra veiller sur la liberté publique ; puisque ce serait sans doute dans ces intervalles qu’un monarque ambitieux préparerait ses trames et déploierait ses desseins.

Pour répondre à cette objection, je dois répéter qu’il ne pourrait y avoir que deux circonstances favorables à un projet de révolution. L’une, celle d’une guerre, à la fin de laquelle un roi vainqueur tournerait contre la nation une armée qui lui serait dévouée. L’autre celle où des troubles majeurs relatifs à l’ordre et à la police publique, lui auraient fait donner la dictature momentanée de toutes les forces de la nation.

J’ai prévu ce dernier cas en établissant que, dans des troubles intérieurs de cette importance, ce ne serait que par une proclamation de la tranquillité publique en péril, faite ou rectifiée par la législature existante, que la direction de toute la force publique pourrait être mise dans ses mains. Alors à cet effet le corps législatif devrait être extraordinairement convoqué s’il n’était pas rassemblé et devrait prolonger sa session jusqu’à la fin des troubles.

Dans le cas où le roi fera la guerre en personne à la tête des armées, je pense que le corps législatif doit de même rester toujours assemblé. Cette mesure doit être un article des lois de constitution.

Maintenant on me dira que la puissance de contrepoids, de résistance et enfin d’action et d’autorité souveraine que j’attribue au corps législatif dans les crises qui intéressent la liberté publique, peut être sujette à beaucoup d’inconvénients, que quelques esprits factieux, ou ambitieux, pourront en abuser, que ce sont ceux-là qui impriment toujours leurs mouvements ou leurs passions à une grande assemblée et qu’ils se serviront d’elle comme d’un instrument pour perdre un ministre ou pour embraser le royaume.

Mais pour perdre un ministre, ils n’auront pas besoin de faire jouer d’aussi grands ressorts. La responsabilité des ministres est une loi qui subsistera en tout temps et qui est indépendante des cas de proclamation. Pour perdre un ministre, il suffira désormais de mettre au grand jour qu’il est au-dessous de sa place, soit par l’esprit, soit par les connaissances, soit par le caractère. Il suffira qu’il ait le tort ou le malheur de ne pas s’être captivé la majorité des voix publiques, parce que, sans cette majorité, il est impossible que dans une constitution populaire, un ministre fasse les affaires et gouverne les esprits.

Mais je répondrai aussi que pour déterminer ces proclamations relatives à la liberté publique, il faudrait peut-être que, par exception, le vœu en fût pris aux deux tiers des voix du corps législatif.

Enfin il y aurait, pour prévenir la dangereuse influence de quelques démagogues, tel changement de constitution, ou seulement d’organisation à faire dans le corps législatif, qui lui donnerait plus de pondération, plus de sagesse et plus de confiance de la part des peuples. Mais il faut sur cela en appeler à l’expérience et au temps. Le temps qui fait en un moment d’immenses et d’imprévues révolutions, amène les modifications sans effort. Perfectionner n’est, pour lui, que le développement et la maturité de ce qu’il a fait naître.

XXI. EXAMEN DE LA QUESTION DU DROIT DE FAIRE LA GUERRE ET LA PAIX. EN QUOI IL CONSISTE. À OUI IL DOIT APPARTENIR

C’est la discussion de ce droit qui va me fournir de nouvelles barrières constitutionnelles contre le monarque. Ainsi cette discussion aurait pu appartenir au chapitre précédent. Mais elle est si importante que j’ai cru devoir lui en consacrer un tout entier.

Le droit de guerre et de paix est le premier et le plus grand attribut du pouvoir souverain.

Il y a dans ce droit plusieurs parties très distinctes.

C’est une chose que de décider qu’on fera la guerre et de l’entreprendre. C’en est une autre de la diriger et de la conduire. C’est une chose de décider le moment où se fera la paix. C’en est une autre encore, de pouvoir à son gré en imposer ou en recevoir les conditions.

Le droit de guerre et de paix résidaient dans le sénat romain mais ces distinctions y étaient connues. Ainsi il entreprenait et il déclarait la guerre. Mais il en abandonnait la conduite à ses généraux. Les consuls étaient revêtus, à cet égard, d’un plein pouvoir et ce plein pouvoir se bornait dans l’énergique concision des Anciens à leur recommander d’empêcher que la chose publique ne souffrit point de dommage […].

Mais qui pourrait croire que des peuples, des peuples même assez éclairés, aient fait de ce droit dans la même plénitude, un droit constitutionnel de leur monarque, et un apanage du trône ?

Quoi ! le droit d’armer du fond de son palais toute une nation, de la mettre aux prises avec une autre, de l’engager dans toutes les horreurs et les chances de la guerre, de l’affaiblir, de la ruiner peut-être pour un siècle et enfin de ne lui rendre la paix qu’à sa volonté, d’en traiter à son gré les conditions et quelquefois de céder, d’échanger, d’engager ou de vendre une partie de ses provinces ou de ses peuples, comme si c’étaient ses propres champs ou ses esclaves.

C’est ainsi que Charles-Quint et ses successeurs, que Louis XIV et les siens, c’est ainsi que tant d’autres rois qui ne se prétendent pas despotes et dont les peuples ont en effet de grands privilèges, ont exercé ou exercent encore cet étonnant droit de guerre et de paix, le plus barbare, le plus absurde dont l’aveuglement des nations ait jamais pu investir un homme […].

Et combien ce droit de guerre s’est étendu dans la main du monarque et par les audacieuses et lâches interprétations de ses ministres ! Du droit de la déclarer aux nations étrangères ils ont induit celui de la faire aux Français mêmes et de pouvoir, à la moindre résistance aux volontés du gouvernement, les traiter en ennemis. On les a vus soutenir par le fer et par le feu la révocation de l’édit de Nantes et dévouer aux horreurs de la guerre ou envoyer au supplice des citoyens qui ne voulaient que servir et prier Dieu suivant leur croyance.

Et ce droit de paix, quelle immense et abusive extension on lui a aussi donnée ! Comme il est devenu, par une fausse conséquence, celui de traiter avec tous les peuples et de prendre sans l’aveu de la nation, des engagements de tout genre !

De là toute cette misérable politique moderne exclusivement concentrée dans les cabinets des princes et de leurs ministres et qui, de son invisible trame enveloppe toutes les nations et compromet sans cesse leur fortune ou leur repos. De là ce funeste système d’alliances, de contrepoids, de balance, de traités prétendus conservateurs ou préservateurs. De là ce petit art de faire de grandes dépêches et de multiplier, tant qu’on le peut, les intrigues ou les négociations. De là enfin cette manie de prévoir toujours ce qui n’arrive jamais, prévoyance dangereuse et qui a souvent fait embraser le présent dans la vue de pacifier l’avenir qui se serait arrangé de lui-même.

Ce droit de paix ne s’est pas borné là. Il a aussi envahi les plus importants intérêts des peuples. Il s’est emparé, par la voie des traités, d’une influence décisive tant sur le commerce du dehors que sur celui du dedans. Il favorise ou repousse telle ou telle nation, telle ou telle denrée, tel ou tel produit d’industrie. Il anime, gêne ou détruit tantôt au gré de fausses combinaisons mercantiles, tantôt on ne sait par quelles vues politiques, telle ou telle nature de production et d’industrie, soit en limitant, soit en imposant l’exportation, soit en s’arrogeant quelquefois le barbare pouvoir de proscrire telle culture ou tel genre de fabrication (… ).

Revenons maintenant sur nos pas et reprenons chaque partie de ce qui compose cet immense droit de guerre et de paix. Nous allons voir naître, de la nature de chacune de ces parties, les raisons qui doivent déterminer à quel pouvoir elle doit appartenir.

Avant de nous laisser engager dans cette discussion, on voudra peut-être nous objecter la raison vague et générale, que le droit de guerre et de paix a toujours appartenu à la souveraineté.

À la souveraineté ! Oui sans doute ! Et c’est là ce qui fonde aujourd’hui notre réclamation. Dans la constitution actuelle la souveraineté n’appartient plus au trône. Elle est retournée où elle résidait primitivement et où son imprescriptible droit était de résider. Elle est rentrée dans les mains de la nation. Le roi n’est plus que le dépositaire d’un des pouvoirs qui émanent de la souveraineté. La nation, en lui confiant ce pouvoir, peut en étendre ou en restreindre les limites à son gré (… ).

Commençons à présent par le droit d’entreprendre et de déclarer la guerre. Je regarde comme de la dernière importance de ne pas laisser ce droit au monarque.

En effet nous avons établi que le grand et presque le seul danger qu’il y eût pour la liberté publique, était un roi qui serait à la fois ambitieux et guerrier et qui, à la suite d’une guerre heureuse et avec une armée, compagne de ses succès et enivrée de sa gloire, reviendrait nous imposer des fers.

Pour diminuer les chances de cette possibilité, il ne faut pas que le monarque puisse, quand il le voudra, susciter et entreprendre la guerre.

Mais, indépendamment de ce motif, la guerre est en elle-même une trop grande crise ; il en résulte trop de maux, trop de dangers, trop de plaies à l’agriculture, au commerce, à la population, à la fortune publique en tout genre, pour que la nation ne doive pas se réserver le droit de prononcer elle-même si elle est nécessaire. Une nation éclairée sur ses intérêts ne s’y décidera pas légèrement. Elle ne s’y déterminera ni par de petites passions ni par de petites intrigues. Elle appréciera à une juste valeur ce qui intéressera réellement sa dignité, ou ce qui ne serait qu’une susceptibilité au-dessous d’elle. Enfin une guerre entreprise par la nation, en deviendra à la fois plus sacrée et moins onéreuse aux citoyens. Ils feront plus volontiers de plus grands efforts. Ils la regarderont comme leur propre cause. Au lieu qu’autrefois elle n’était pour eux que celle d’un ministre, d’un ambassadeur ou d’un parti de cour.

Mais, dira-t-on, ne suffirait-il pas d’avoir, comme en Angleterre, déterminé que nul impôt ne pourra être mis, continué ou augmenté, sans le consentement de la nation ? Ne suffirait-il pas d’avoir établi la responsabilité des ministres ? Quel intérêt pourront avoir le roi et ses ministres à engager une guerre, si la nation peut refuser les moyens de la soutenir. Quel ministre ne craindra pas de l’engager inutilement ou injustement, quand la nation pourra lui demander compte de ses motifs et lui faire payer chèrement une imprudence ou un crime ?

Étrange contradiction de principes, que de laisser au chef de la nation le droit d’entreprendre et de déclarer la guerre et de réserver à la nation celui de refuser les moyens de la soutenir ! Quoi ! Lorsque la guerre sera engagée, quand elle aura compromis la sûreté, la dignité ou la fortune publique, la nation pourra se dispenser de la faire ou de la continuer ! À l’égard de la responsabilité des ministres qui l’auront conseillée, ou suscitée, combien il sera aisé à un ministre habile de rompre le fil des ressorts qu’il aura fait jouer pour en venir à ce but ! combien la politique moderne l’enveloppera heureusement de ses favorables ténèbres. Puis quand il serait dévoilé, quand il serait puni, quel faible dédommagement pour la nation, d’une guerre qu’elle n’en serait pas moins obligée de soutenir et quelquefois de prolonger ! (… )

Quand le roi voudra entreprendre la guerre, ou pour mieux dire, quand il la jugera nécessaire, il convoquera donc extraordinairement la législature en exercice, si elle n’est pas rassemblée. La nécessité de la guerre y sera débattue sur le rapport des ministres du roi. Si elle est jugée inévitable, le roi sera autorisé à l’entreprendre. Alors en même temps la nation lui en accordera les moyens tant en hommes qu’en argent et elle mettra toutes ses forces dans les mains de son chef.

Ici se présente la distinction que j’ai établie dans le courant de ce chapitre, entre le droit d’entreprendre la guerre et celui de la conduire. L’un appartiendra à la nation et l’autre sera confié au monarque. En effet ce dernier ne peut être bien exercé que par lui. C’est au chef de la nation à imprimer le mouvement, l’action, le zèle et le courage à toute la force publique. C’est à lui à former, avec ses généraux et avec ses ministres les plans et les projets. C’est à lui à en diriger, ou s’il le préfère, à en conduire lui-même l’exécution. Il faut que la gloire de la guerre, que la gloire de la nation devienne la sienne. Si, par ses travaux, si par ses talents, si par son courage, il mérite alors beaucoup de la nation, il faut alors que la nation sache aussi beaucoup l’honorer. En le faisant l’objet de sa reconnaissance, de ses transports, de ses monuments, elle s’agrandit elle-même par l’éclat qu’elle lui donne et la renommée de son chef devient un poids de plus dans la balance de ses forces.

J’ai distingué dans le droit de paix deux parties séparées, l’une de décider du moment de la paix, l’autre d’en traiter et d’en déterminer les conditions.

Décider du moment de la paix, me paraît devoir être un droit du trône. Quel autre que celui qui dirige et qui conduit la guerre, peut bien connaître le moment où il est à propos de la terminer ? Quel autre peut mieux apprécier les succès ou les revers qu’on a eus et ceux qu’on peut espérer ou craindre ? Quel autre peut mieux juger l’état et l’esprit des armées et des flottes, l’état et l’esprit des forces ennemies ? Quel autre doit pouvoir mieux inférer de ces combinaisons réunies, le moment qu’il faut saisir pour négocier la paix et pour la conduire ?

Je penserais aussi que le droit de conduire les négociations de la paix doit appartenir au trône. Les négociations sont tellement liées aux événements et au sort des armes, que celui qui dirige les opérations des armes, peut seul aussi, bien diriger les négociations de la paix. Souvent les négociations doivent être secrètes et ne peuvent réussir que par là. Quelquefois leur succès peut tenir à des correspondances ou à des moyens qu’une Assemblée nationale ne peut ni ne doit connaître et qu’il peut être même de sa dignité d’ignorer.

Mais le droit de conduire les négociations de la paix n’emporte pas celui d’en déterminer à son gré les conditions. Il est important que la nation se réserve ce dernier. C’est à la nation seule à juger ce qu’il lui convient d’abandonner ou d’acquérir, et les sacrifices qu’elle doit préférer, quand il faut choisir entre plusieurs. C’est à elle seule à être arbitre de ce qui peut faire son humiliation ou sa gloire, son accroissement ou sa diminution de prospérité.

Le roi ne peut pas céder des provinces et ce droit ne peut appartenir qu’à la nation. En remontant même aux principes éternels de justice et de raison qui doivent servir de règles aux associations des peuples comme à celles des individus, la nation n’a pas le droit de céder des provinces malgré elles (… ).

Ce sont ces alliances et ces traités qui contiennent souvent tous les germes de guerres et c’est par là qu’on en prépare plus qu’on n’en prévient.

Ce droit doit donc incontestablement entrer dans la part de la nation. C’est à elle à juger de la nature, des inconvénients et de l’utilité des engagements qu’elle prend. S’il s’agit de traités de commerce, c’est à elle à consulter ses négociants, à balancer leurs intérêts, avec les droits des propriétaires et avec les vues de la politique. Des combinaisons aussi compliquées et aussi majeures ont besoin de discussions contradictoires et du grand jour de l’opinion publique.

Mais, dira-t-on, qui conduira les négociations ? Qui en choisira les agents ? Qui en entretiendra les correspondances ? Qui veillera sur les mouvements et les projets des nations étrangères ? Qui ? Le pouvoir exécutif : tout cela ne peut appartenir qu’à lui. Les nations étrangères ne doivent connaître que le chef de la nation. C’est par cet intermédiaire seul que la nation doit traiter ou transiger avec elles. Les traités doivent être signés par le roi et ne doivent l’être que par lui. Mais le roi ne doit pouvoir les signer que du consentement de la nation. En conséquence, dans les occasions où ce consentement doit intervenir, la nation a le droit de se faire représenter toutes les pièces originales des négociations. Il ne doit plus alors exister de secret pour elle. C’est le pouvoir souverain qu’elle exerce alors dans toute sa plénitude.

Mais, dira-t-on encore : « Il y a des traités qu’une politique prudente peut préparer de loin et vouloir tenir secret ». – Oui, le roi les préparera, mais il ne pourra les conclure. À l’égard des alliances secrètes, des traités secrets, des articles secrets ; il faut reléguer aujourd’hui tous ces moyens surannés dans les archives de la vieille politique. Ils ne conviennent plus à une grande et puissante nation, qui devient libre, qui ne veut pas être ambitieuse et qui prétend se suffire à elle-même. Nous entrons dans un nouveau siècle, ou, pour mieux dire, dans un nouvel ordre de choses et il nous faut aussi une politique nouvelle (… ).

Il faut que la France apprenne à l’Europe entière qu’elle épure à l’avenir sa politique de toute vue d’ambition ; qu’elle ne veut ni acquérir ni perdre, qu’elle considère ses limites actuelles comme si elles étaient des bornes immuables posées par la nature ; qu’elle veut des amis et non pas des alliés ; enfin qu’elle souhaite à tous ses voisins qu’ils soient heureux et qu’ils fondent comme elle leur bonheur sur la liberté, mais que toutes leurs révolutions, quel qu’en soit le motif, lui seront à jamais étrangères.

À dater de cette noble déclaration, voyez comme tout se simplifie, combien tout ce que nous proposons dans ce chapitre s’adapte heureusement à cette démarche. Voyez surtout combien le partage constitutionnel que nous venons de tracer du droit de guerre et de paix entre les deux pouvoirs, assurerait à chacun son influence nécessaire et ses justes et véritables limites.

XXII. NÉCESSITÉ D’APPUYER LA FORCE PUBLIQUE PAR D’AUTRES FORCES ACCESSOIRES. QUELLES SONT CES FORCES ? L’OPINION PUBLIQUE, LES LUMIÈRES ET LES MŒURS. SANS LEUR CONCOURS, LA FORCE PUBLIQUE NE SERA PAS SUFFISANTE ET LA LIBERTÉ NE SERA PAS DURABLE

C’était en approchant du but de leur course que les anciens athlètes redoublaient leurs efforts. Je touche à la fin de cet ouvrage et je voudrais avoir les facultés qui me manquent pour pouvoir m’élever à la hauteur du sujet de ce dernier chapitre.

J’y veux montrer que la force publique, telle bien constituée qu’elle puisse être, sera insuffisante, sans diverses forces morales qu’il faut y ajouter en supplément et en appui.

Ces forces morales sont, l’opinion, les lumières et les mœurs publiques.

À l’analyse, ce sont trois genres de forces très distincts. Mais il faut que le législateur les combine et les mène sans cesse de front pour augmenter leur action l’une par l’autre et pour n’en faire qu’une seule et une plus grande puissance.

Ce n’est pas seulement sur la force publique que ces forces morales doivent influer. Je prouverai que sans elles il ne se formerait point d’esprit public et que la liberté ne serait point durable.

L’opinion publique est une force née presque de nos jours. Les esprits observateurs et philosophes en ont parlé longtemps sans qu’on les crût. Ils annonçaient en vain qu’elle finirait par dominer les peuples et les trônes. Une force invisible, une force qui n’avait ni armées, ni trésors, ni consistance matérielle et physique, paraissait une chimère à tous ceux qui ne comprennent que ce qu’ils voient. Le gouvernement lui-même la combattait sans en avoir mesuré toute la puissance et s’il est permis de le dire, plutôt par instinct que par une appréciation éclairée du mal qu’il pouvait en recevoir. Cependant elle marchait, elle pénétrait, elle gagnait de toute part. Tantôt portant la hache aux vieilles racines des préjugés. Tantôt s’insinuant comme par infiltration dans les fondements des erreurs ; jusqu’à ce qu’enfin l’antique édifice de la barbarie et de l’ignorance de nos pères, ainsi ébranlé et miné de partout, s’est renversé avec une facilité et une promptitude qui n’ont pourtant étonné que les hommes qui vivaient sans réflexion et sans prévoyance.

C’est l’opinion publique, qui a détruit l’ancien édifice. C’est à elle maintenant à achever le nouveau et à le consolider. Mais il ne faut pas se le dissimuler, ce sera un ouvrage plus grand et plus difficile.

Car pour renverser ce qui n’attendait plus qu’un orage qui déterminât sa chute, il n’a fallu qu’un faible effort. Il n’a fallu que soulever le peuple et pour cela flatter les deux passions qu’il est le plus aisé d’éveiller dans les hommes, l’amour-propre et l’espérance. Lui promettre d’une part des soulagements et des améliorations. De l’autre, lui ouvrir les yeux sur une longue et ancienne oppression d’humiliation et d’esclavage.

Aujourd’hui il faut faire plus. Il faut remplir ses espérances. Mais ses espérances sont exagérées et il faut en même temps les réduire. Ses prétentions se sont portées au-delà de ce qui est juste. Il faut tâcher de l’y ramener et de l’y circonscrire. Il faut opposer des digues à un torrent débordé et remettre sous le joug des lois, des esprits qui, en brisant leurs fers, ont secoué toute idée d’ordre et de discipline.

Ce n’est que par ce triple concours, de l’opinion, des lumières et des mœurs avec la force publique, que cette seconde révolution, ou pour mieux dire cette consommation de la révolution peut s’opérer.

Sous l’ancien gouvernement, la force publique tirait sa puissance d’une obéissance aveugle à l’autorité du roi. Dans la nouvelle constitution, la force publique doit tirer la sienne d’une obéissance éclairée à la loi.

La force publique de l’ancien gouvernement était efficace et suffisante, parce qu’un grand préjugé la soutenait. Quatre soldats armés, un cavalier de maréchaussée, le nom imposant du roi suffisaient presque toujours pour apaiser un tumulte, ou pour dissiper un attroupement. Le peuple, désarmé et façonné depuis longtemps à obéir, ne concevait pas l’idée de la résistance.

Il faut que la force publique de la nouvelle constitution reprenne le même ascendant. Mais il faut s’attendre que pendant longtemps, la loi ne sera pas aussi respectée que l’était l’autorité du trône. Un préjugé a plus d’empire sur le commun des hommes que la saine raison. Comme pour faire concevoir Dieu à la dernière classe du peuple, la religion a été obligée de le lui présenter sous la forme humaine. Peut-être est-il aussi plus aisé de lui faire concevoir la puissance de la loi sous la forme d’un roi, que par des abstractions métaphysiques qui passent sa portée.

Ce sont donc les lumières, mais des lumières à grands flots à qui, comme le soleil frappent les yeux de tous, qu’il faut appeler à l’appui de la nouvelle constitution, et de la force publique qui doit la maintenir.

C’est par ces lumières, répandues dans des écrits mûrement travaillés, dans des écrits qui parlent aux hommes éclairés ou susceptibles de l’être avec toute la puissance de l’esprit et aux hommes simples et grossiers avec la seule logique du bon sens. C’est par ces lumières qu’il faut que le peuple apprenne :

- ce que c’est que la liberté, afin de ne pas la confondre avec la licence ;

- ce que sont les droits de sûreté et de propriété ;

- que ces droits ont été, par la nouvelle constitution, assurés à tous les citoyens et que c’est dans cette partie des droits de tous les citoyens, quels que ces citoyens puissent être, que consiste cette égalité annoncée sous le nom d’égalité des Droits de l’homme ;

- que la loi a pour objet de maintenir ces droits et que la force publique est faite à son tour pour protéger la loi ;

- que chacun doit respecter la loi, même sans l’appui de la force publique.


Mais qu’il ne peut, sans crime, résister à la force publique, qui devient quand elle se montre, le signal extrême et la dernière sommation d’obéir à la loi, sous peine de rébellion.

- Qu’en désobéissant à la force publique, on obligerait à la constituer ou à la convoquer en plus grande quantité, ce qui ne ferait qu’augmenter d’autant le fardeau commun dont chacun porte ou paie sa part.

- Que, dans les pays où l’on aime la liberté et où les esprits sont ouverts à la fois aux idées d’ordre, de raison et de justice, on pousse la vénération pour la loi jusqu’à n’avoir pas besoin qu’elle se manifeste ou se fasse appuyer par une force armée ; que la force morale de la loi y suffit ; que le magistrat y proclame ou y réclame la loi et qu’à ce nom sacré, chacun se retire ou obéit en silence.

- Que cet empire de la loi, sans qu’il soit nécessaire d’invoquer la force publique à son appui, est un des plus beaux et des plus évidents caractères auxquels on puisse reconnaître un peuple libre. En sorte que partout où la loi ne se montre jamais qu’environnée d’hommes armés, on n’est encore que chez des esclaves qui viennent de secouer leurs chaînes, ou chez des peuples qui ne se sont pas élevés à ce que la liberté a de plus conséquent et de plus sublime.

- Que cette soumission à la loi ne peut jamais être, pour un peuple, ni humiliante ni oppressive ; ni humiliante, puisque c’est lui qui a fait la loi ; ni oppressive, puisque, si la loi est injuste ou sujette à inconvénients, il est sûr d’en obtenir le redressement par les formes de la constitution (… ).


Mais ces lumières si nécessaires à répandre dans le peuple, doivent-elles se borner là ? Ne faut-il pas qu’elles lui apprennent aussi qu’il ne peut y avoir de société, telle peu nombreuse qu’elle soit, sans chefs. Que c’est précisément parce qu’il les a élus, qu’il doit les respecter davantage et parce qu’ils ne sont que passagers, qu’il doit leur obéir sans peine. Des magistrats perpétuels seraient des maîtres. Une fois qu’ils sont élus, il ne doit plus voir en eux, ni ses égaux, ni ses parents, ni des hommes privés, mais des officiers publics, investis du pouvoir et de la majesté de la loi et devenus supérieurs à lui tant qu’ils en sont investis ?

Et les impôts, les charges publiques de tout genre. N’y a-t-il pas sur cela des définitions, des droits, des devoirs qu’il est important de lui tracer ? On lui avait fait, sous l’ancien gouvernement, un préjugé utile et proverbial de rendre à César ce qui appartenait à César et de là, par application, de payer les impôts du roi, car c’était ainsi qu’on les appelait, de ne pas frauder le roi. Ne faut-il pas se hâter de lui présenter aujourd’hui ce devoir sous des rapports plus raisonnables, plus justes et plus grands et qui par là lui en imposent encore davantage ? (… )

Sans doute, il est difficile de relever l’âme et de créer la faculté de penser dans des hommes accablés par le travail et courbés sous le poids des besoins et des maux. Mais les plus intelligents et les moins malheureux commenceront par vous comprendre et ceux-là formeront l’opinion des autres. Mais de nouvelles générations s’élèveront. Mais une nouvelle race, une race dont nous n’avons pas d’image sous nos yeux, sortira des berceaux de la liberté ! (… )

Ne désespérons donc point, ne nous rebutons pas. Mais ces sortes d’instructions, ces catéchismes civiques, il faut qu’ils soient bien faits et bien assortis au peuple (… )

Il faut qu’ils soient les mêmes pour tout le royaume et qu’il n’en puisse point être répandu d’autres ; car bientôt la manie de l’esprit les gâterait. Les sophismes ou les exagérations s’y introduiraient et les poisons circuleraient sous l’apparence des lumières.

Ces instructions populaires, il faut enfin ne pas se contenter de les répandre. Il faut les afficher dans les églises, dans tous les lieux où s’assemble le peuple. Il faut les faire lire aux prônes, en mêler la prédication à celle de la religion, et des deux morales, tâcher de n’en faire qu’une. C’est à quoi peuvent servir efficacement les ministres des autels. Voilà pour quelle raison il est si important de les affectionner à la nouvelle constitution par un sort honorable(14).

On a dit dans l’assemblée nationale qu’il fallait faire d’eux des officiers de morale. Ah ! ce dont il faut se garder, c’est de les dépouiller ni du prestige ni d’aucun des alentours de la religion. Le peuple en croira mieux à la sainteté de la morale, quand elle lui sera prêchée par des hommes revêtus d’un caractère divin. Et n’est-ce pas aussi un puissant supplément à la force publique, un frein même bien supérieur à elle, que cette idée d’un Dieu qui voit ce qui échappe aux hommes, qui perce dans les ombres de la nuit, et dans les replis de la conscience et qui, en même temps, a la toute-puissance de punir et de récompenser par-delà le tombeau !

Mais les mœurs publiques, quel autre puissant supplément des lois ! Quelle autre base bien importante à donner à la liberté et à la constitution !

Il y a dans les mœurs publiques deux parties très distinctes :

- l’une est celle qui embrasse les vertus publiques, ou, pour parler plus juste, les vertus relatives aux fonctions publiques ;

- l’autre est celle qui forme l’ensemble des habitudes et du caractère de la masse du peuple.


Cette première, qui est la partie relevée des mœurs publiques, est bien difficile à établir dans un peuple déjà corrompu.

Je ne sais donc pas, je l’avoue, comment on amènera le désintéressement, le mépris des richesses, l’abnégation de tout intérêt personnel, dans toute cette nouvelle et immense hiérarchie, tant administrative que judiciaire, qui va composer le nouveau gouvernement ; après que l’ancien a été non seulement indifférent à ces vertus, mais qu’il a favorisé, accrédité et propagé partout les vices opposés.

Je ne sais si l’assemblée nationale calcule assez l’influence de ce mauvais esprit qui est répandu dans la nation, quand elle compose et complique la nouvelle administration de tant d’agents et qu’elle semble compter que l’honneur d’être choisis et le plaisir d’administrer leur tiendront lieu de tout.

Je ne sais si le genre de vertus dont je viens de parler peut jamais renaître au milieu du luxe, des vices et des fausses lumières d’une vieille nation. Je ne sais si, pour les reproduire, il ne faudrait pas que cette nation rétrogradât vers ces temps de pauvreté et de simplicité, qui sont la jeunesse des peuples et le berceau de leurs vertus morales (… ).

La seconde partie des mœurs publiques, cette partie qui forme l’ensemble des habitudes et du caractère de la masse d’une nation tient directement à mon sujet et je me hâte d’y revenir.

Lorsqu’un peuple est doux et humain, il y règne plus d’ordre et de paix. Les lois y dominent plus aisément. La force publique y peut être peu nombreuse et on n’y est presque jamais forcé de recourir à elle (… ).

Il faut donc qu’une législation éclairée et prévoyante, s’occupe de tout ce qui peut donner au peuple des habitudes de bonté, de douceur et d’humanité. Il faut que par son éducation, ses jeux, ses fêtes, ses théâtres, tous les détails de ses lois et de sa police, elle le ramène à ces sentiments et en compose ainsi peu à peu le caractère national.

Plus une nation se donne une forme de gouvernement populaire, où les hommes s’assemblent souvent, où les opinions se choquent, où les intérêts se croisent, où toutes les passions enfin sont en mouvement ; plus il faut apporter en contrepoids tous les sentiments doux et paisibles. Sans eux un tel peuple deviendrait dangereux dans ses plus simples discussions, injuste dans ses inimitiés et atroce dans ses vengeances. Voyez l’indifférence avec laquelle on laisse aujourd’hui vendre et afficher toutes sortes d’écrits incendiaires et qui invitent encore le peuple à verser du sang (… ).

Ainsi se dépraverait insensiblement le caractère d’un peuple. Alors il n’y aurait bientôt plus ni lois, ni magistrats, ni force publique qui pussent lui en imposer. Tous les gens de bien fuiraient sa dangereuse confiance et le funeste honneur de le gouverner ; la liberté déserterait une terre toujours tremblante et toujours ensanglantée. L’anarchie prendrait quelque temps sa place. Un despotisme quelconque, regardé comme le salut public, y deviendrait tôt ou tard le pouvoir légal (… ).

RÉFORMER LA FORCE PUBLIQUE, AUJOURD’HUI, EN FRANCE

Général Georges Philippot

Contribution à la réflexion sur la sécurité du citoyen, de l’État et de la nation

La garantie des Droits de l’homme et du Citoyen nécessite une force publique :

cette force est donc instituée pour l’avantage de tous et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.

art.12 de la Déclaration des Droits de l’homme et du Citoyen du 26 août 1789


RÉFORMER LA FORCE PUBLIQUE, AUJOURD’HUI, EN FRANCE

Contribution à la réflexion sur la sécurité du citoyen, de l’État et de la nation(15)


La réédition de l’essai sur la Force publique de Guibert, dans la revue « Force Publique(16) », est une occasion toute trouvée pour jeter un regard actuel et en même temps prospectif sur un concept un peu oublié : le concept de force publique. C’est pourtant un outil qui conserve aujourd’hui tout son intérêt et toute sa puissance pour organiser autrement, d’une manière cohérente, toutes les forces qui concourent à la protection du citoyen, à la garde de l’État et à la défense de la nation.

Socle du système démocratique français, la Déclaration des Droits de l’homme et du Citoyen de 1789, qui précède de quelques mois la publication de l’Essai sur la Force Publique de Guibert, a été réintroduite formellement dans la constitution de la Ve république en 1973 (décision du Conseil constitutionnel du 27 décembre 1973). Elle fait partie du bloc de constitutionnalité.

Curieusement, l’expression littérale de force publique, dont le principe est pourtant implicite dans tout ce qui touche à l’organisation des forces de sécurité, qu’elles soient civiles ou militaires, cette expression constitutionnelle n’apparaît pratiquement plus aujourd’hui dans les textes législatifs ou réglementaires, pas plus d’ailleurs que dans les débats. On peut trouver à cette absence plusieurs explications. Parmi celles-ci, il apparaît que les changements intervenus dans la nature et la forme des crises ou des menaces de crises d’une part, la nature des risques d’autre part, tout au long du second vingtième siècle, ont déplacé le débat et, en conséquence, substitué au concept de force publique d’autres principes.

Ainsi, par exemple, les menaces extérieures se réduisant progressivement, après la Seconde Guerre mondiale, au risque unique d’un affrontement entre deux blocs, une approche en termes d’organisation diversifiée et « multirisques » des forces s’impose moins que celle plus pragmatique, en la circonstance, liée à une mission unique : la défense nationale « globale ». C’est ce que consacre l’ordonnance du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la défense.

Il n’est pas inintéressant de noter les changements d’appellation successifs, de ce point de vue significatifs, du ministère responsable de ces forces militaires : ministère de la guerre jusqu’en 1948, puis ministère de la Défense et des forces armées, puis ministère des armées et enfin ministère de la Défense nationale. Ce dernier changement brouillait la perception du fonctionnement institutionnel, notamment dans le rôle attribué au secrétariat général de la défense nationale (SGDN), lequel, malgré son appellation, était un organisme relevant du Premier ministre et non du ministre de la Défense nationale(17), alors que dans le même temps, l’engagement des forces relevait de plus en plus du président de la République. Le ministère des armées, appellation en termes de moyens, qui privilégiait l’organisation, les équipements et l’entraînement des forces, a donc fait place au ministère de la Défense nationale dont la dénomination fait davantage référence à la mission devenue, dans les années soixante, globalement unique. La situation est aujourd’hui tout autre. Les risques sont devenus multiples. Certes, l’institution militaire s’est transformée et continue de s’adapter, mais l’appellation du ministère apparaît de plus en plus décalée, non seulement du fait de la diversification des risques mais aussi de la forme des interventions extérieures, pratiquement toujours en association avec des forces d’autres puissances et parfois assez éloignée de la défense de la nation au sens strict de la défense du « sanctuaire » qui prévalait jusqu’à la fin des années quatre-vingt. Un retour à une appellation en termes de moyens de force, qui préjugerait moins de situations hypothétiques prédéfinies, semble s’imposer. Elle présenterait d’autres avantages, notamment ceux de clarifier les responsabilités des organes de gouvernement concernés et de rendre plus faciles des combinaisons de forces militaires et civiles adaptées à des circonstances particulières. Pourquoi pas : ministère des forces armées ?

Si le Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale, publié le 17 juin 2008, marque une mise à jour importante dans la réflexion sur ce qu’on appelait autrefois la défense globale, la sécurité intérieure, composante d’une sécurité globale intégrant la protection du citoyen, n’a pas encore atteint un niveau de réflexion suffisant pour que ses moyens puissent prétendre occuper, avec efficacité et cohérence, la place qui leur revient.

En effet, pour ce qui concerne la force publique « du dedans », pour reprendre la terminologie de Guibert, son organisation, qui procédait, dans son évolution jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’une certaine logique fonctionnelle, a été modifiée, à la suite de circonstances ou d’événements d’ordre divers. Ces changements successifs ont eu d’importantes conséquences. Ils ont entraîné des déséquilibres, des doubles emplois et des rivalités, dans la répartition et l’exécution des missions, entre les différents corps concernés.

La création des compagnies républicaines de sécurité, moyens relevant du ministère de l’Intérieur, est venue altérer la logique des années vingt qui confiait à la Garde républicaine Mobile la quasi-exclusivité du maintien de l’ordre. Mais c’est surtout à la fin des années soixante et au cours des années soixante-dix que le système se complexifie sous les effets conjugués de plusieurs évolutions.

La Police nationale actuelle voit le jour en 1966, par fusion de la sûreté Générale et de la Préfecture de Police de Paris. Cette nouvelle institution est le résultat d’une lente évolution initiée au cours du second XIXe siècle. L’étatisation, pour des raisons budgétaires, réalisée à Lyon en 1851, est étendue progressivement, de 1918 à 1936, à six autres grandes villes de province et quatre d’Algérie, pour les mêmes raisons. L’étatisation des polices municipales, pour les villes de plus de 10.000 habitants, est généralisée en avril 1941. En 1969, est créée la direction générale de la Police nationale. Ainsi s’est constituée, bien après la Gendarmerie nationale, force publique militaire, une seconde force de police à structure nationale, mais civile, celle-là : la Police nationale.

Si cette unification des moyens de police civile fut pour les personnels de police, sous l’impulsion et la pression de leurs syndicats, un progrès considérable dans l’amélioration de leurs conditions de vie, peut-on dire que la sécurité des citoyens s’en soit trouvée améliorée ? Très probablement non ! L’étatisation a éloigné le policier national du citoyen. En outre, la perpétuelle revendication d’effectifs supplémentaires n’a jamais servi, lorsqu’elle a été satisfaite, qu’à diminuer le temps de travail des policiers et non à améliorer la sécurité des Français. Le résultat de cette situation fut la création de nouvelles polices municipales, de plus en plus nombreuses, à partir des années quatre-vingt.

Il faut par ailleurs constater que le mouvement d’unification des moyens de police de la fin des années soixante s’inscrit à contre-courant de la décentralisation de l’État du début des années quatre-vingt. On n’échappera sans doute pas, à terme, à la question qui fâche : faut-il « dénationaliser » la police(18) ? Quelle autre organisation ? Nos sociologues, spécialisés en la matière, ne manqueront pas de trouver, dans les pays voisins auxquels ils se réfèrent sans cesse, des solutions aménageables pour la France.

La Gendarmerie nationale, prioritairement occupée, pendant trente ans, de 1938 à 1968, à ses missions de défense et de maintien de l’ordre public, (Seconde Guerre mondiale, Indochine, Algérie, notamment) peut enfin, à partir de la fin des années soixante, consacrer tous ses efforts à la protection du citoyen et notamment à l’exercice de la police judiciaire, au moment même où le nouveau Code de procédure pénale donne à ses militaires les moyens juridiques qui leur sont nécessaires. Dotée de moyens techniques modernes, constituée de personnels qualifiés regroupés dans des unités spécialisées, elle atteint, dans ce domaine, à partir de la fin des années quatre-vingt, un niveau de performance inégalé.

La loi de décentralisation de 1982 a un effet indirect sur la mise en œuvre des moyens de sécurité intérieure. Déchargés de la tutelle administrative sur les collectivités territoriales, les préfets voient le champ de leurs attributions se réduire et se concentrer essentiellement sur la sécurité, domaine dans lequel ils sont de plus en plus impliqués.

L’absence de prise en compte coordonnée de ces différentes évolutions semble avoir créé plus de problèmes que les accroissements d’effectifs n’en ont résolus. L’insécurité demeure à un niveau important dans un pays où le taux de policiers par habitants (3,7 pour mille habitants(19)) est l’un des plus élevés d’Europe. Encore faudrait-il ajouter, à ces chiffres, ceux des polices municipales (18.000) et ceux des multiples polices privées (près de 180.000) qui ne cessent de se développer. Pourquoi le système de sécurité intérieure français est-il aussi inefficace ? Il est clair que l’insuffisance des effectifs, toujours alléguée, ne peut servir de seule explication. Le problème est ailleurs, la réponse aussi.

En rapprochant Police nationale et Gendarmerie nationale sous l’autorité du ministre de l’Intérieur, certains avaient pensé trouver là une solution. Il semble que cela n’ait guère eu d’autres effets que d’harmoniser les statistiques et d’attiser un peu plus les antagonismes. Le débat sur la sécurité intérieure reste ouvert ; il s’accélère même à l’approche des élections présidentielles. L’administration en place s’est lancée dans un livre blanc. Les divers partis politiques préparent leurs programmes « sécurité ». Mais le problème est-il bien posé ?

LA SÉCURITE INTERIEURE, UN DÉBAT ALTÉRÉ ET PERVERTI

Sans préjuger des résultats des travaux du groupe chargé d’établir le livre blanc sur la sécurité publique, il ne semble pas, compte tenu du cadre restreint et volontairement limité imposé, que l’on puisse déboucher sur autre chose que des ajustements de mesures ponctuelles. Si c’est le but, le titre de livre blanc paraît disproportionné et inadapté, d’autant que les travaux ne semblent concerner que la Police nationale et la Gendarmerie nationale. Or la sécurité intérieure dans sa globalité c’est aussi l’affaire, bien évidemment, du ministère de la Justice et du ministère de la Défense qui ne semblent pas avoir été invités à ces travaux.

À moins qu’il ne s’agisse de forcer des décisions, sous couvert d’analyses présentées comme objectives, en jouant des rapports de force actuellement bien établis qui rendront, de toute évidence, ces décisions partiales, afin de mettre en place des dispositifs décrits comme moins coûteux mais dont l’efficacité ne pourra être mesurée. Mais, si l’on peut douter des résultats de cette démarche, c’est essentiellement pour d’autres raisons beaucoup plus profondes. En effet, plusieurs paramètres introduits dans les prémices du débat ainsi que d’autres, pourtant essentiels mais absents, faussent ou limitent d’entrée de jeu les réponses possibles. On peut en examiner quelques-uns.

Histoire, géographie, comportements : des données fondamentales absentes du débat

Absentes, pas tout à fait, mais abordées par le biais d’approches sociologiques ou idéologiques qui rendent insuffisante voire impossible leur prise en compte. Que le débat sur la sécurité intérieure soit dominé par les sociologues, rien de plus normal. Mais l’approche des sociologues est actuelle et synchrone. Elle conduit automatiquement à des comparaisons horizontales avec d’autres pays pour analyser la nature et les formes de la criminalité et de la délinquance auxquelles ils doivent faire face et les moyens qu’ils mettent en œuvre pour les réduire. C’est essentiellement à partir de telles études que l’on tire des conclusions qui visent soit à copier ce qui se fait ailleurs, soit à s’en démarquer, plus ou moins. Celles sur les polices communautaires qui fleurissent dans tous les rapports et ouvrages récents sur la sécurité sont une illustration caractéristique de ce type de démarche. Or, une juste analyse des problèmes de sécurité ne peut se faire sans introduire l’autre dimension, la dimension chronologique, celle qui provient de l’histoire, pas seulement de l’histoire des institutions concernées mais surtout de l’histoire de la France et de ses populations. Comparer, en France, l’actuel au passé est aussi riche d’enseignements que de comparer l’actuel en France à l’actuel ailleurs. Cette autre démarche, rarement prise en compte hélas, permet pourtant d’intéressantes discriminations entre les systèmes de police possibles en France et leurs capacités respectives, rapportées aux situations et aux comportements qui nous sont spécifiques. Elle conduit à des questionnements fondamentaux. Si nous ne sommes pas assimilables à des Anglo-saxons, comme pourrait le laisser croire certaines références permanentes et insistantes aux modèles de police américains, alors, qui sommes-nous ?

Il n’est pas dans le projet d’aborder ici la question de l’identité nationale, mais l’on perçoit bien que de telles interrogations sur la sécurité y conduisent obligatoirement. Pour éviter le piège des querelles idéologiques, restons-en à l’histoire et à la géographie pour tenter de répondre à la question préalable à toute tentative de recherche sur la meilleure organisation d’une force publique intérieure : qui sommes-nous ?

La recherche historique nous conduit à remonter un peu au-delà de 1995, année qui semble marquer, si l’on en croit les auteurs du rapport sur la Sécurité au quotidien du 15 mai 2007, le point de départ de la réflexion sur la sécurité intérieure en France, avec la découverte par la Police nationale des vertus de la proximité. « Naissance du concept français de proximité » ; c’est sous ce titre, surprenant pour les gendarmes, que les auteurs de ce rapport présentent cette grande découverte… récente. C’est en effet le principe de base du fonctionnement de la gendarmerie, initié par la territorialisation des premières unités de maréchaussée en 1514, depuis cinq siècles. Il a été en permanence entretenu et développé, au cours des siècles, par la multiplication des brigades et l’adaptation incessante des modalités d’exécution du service. C’est même le principal caractère de la définition de la gendarmerie, telle que la donnait Jacques Chirac, alors Premier ministre, dans un discours prononcé à Dijon, le 29 mai 1987 : « Pour se garantir de leurs propres excès, les Français ont inventé une force publique suffisamment proche d’eux pour qu’ils puissent l’aimer et suffisamment disciplinée pour qu’ils puissent la craindre »(20). Proximité et discipline, telles sont les deux ressorts fondamentaux de la Gendarmerie nationale, depuis des siècles.

La Police nationale ne pouvait pas, bien évidemment, échapper à la proximité. Elle aurait pu, dans son étude, se référer à l’histoire de la gendarmerie. Mais c’était, là, prendre un risque énorme, celui de constater qu’il existait, depuis longtemps, une autre force, conçue pour cela et apte, par construction, à régler certains problèmes que la Police nationale n’arrive toujours pas à résoudre. Difficilement acceptable pour un système dominé par le corporatisme. Le risque était déjà apparu en 1996 et il avait fallu toute l’énergie des syndicats de police pour faire reculer le gouvernement de l’époque qui s’apprêtait à mettre en œuvre les recommandations du rapport Carraz-Hyest (avril 1998), à savoir, notamment, le renforcement des unités de gendarmerie dans les zones urbaines sensibles. On a donc préféré, pour éviter cet écueil, faire le détour, (par ailleurs pas inutile si la démarche n’avait pas été exclusive), par l’étude des systèmes de police des autres pays du monde occidental, pour inventer « le concept français de proximité » et présenter ainsi aux politiques abusés ce tout nouveau concept, grande découverte de la Police nationale.

Pour en revenir à l’histoire, c’est incontestablement chez Montesquieu que l’on trouve des éléments fondateurs d’une réflexion générale sur l’organisation politique des sociétés humaines susceptible de déboucher, par voie de conséquence, sur l’organisation de leurs systèmes de sécurité. Pour lui, la géographie, et notamment le climat, détermine largement l’histoire et les comportements des sociétés. « Le premier des empires est l’empire du climat », écrit-il dans « L’esprit des lois(21) ». De ce postulat, il déduit : « Ce sont les différents besoins dans les différents climats qui ont formé les différentes manières de vivre ; et ces différentes manières de vivre ont formé les différentes sortes de lois ». Ce raisonnement conduit à affirmer que le climat est le plus grand des déterminants dans l’organisation des sociétés, avant même les religions, explique Montesquieu, et que les comportements de ces groupes sociaux sont régulés par des lois qui peuvent donc varier d’une nation à une autre, principalement en fonction du climat.

En poursuivant sur la voie de Montesquieu, on peut admettre que la meilleure constitution de la force publique nécessaire au développement et au maintien de la cohésion d’une collectivité nationale est celle qui correspond le plus exactement possible aux comportements dominants de ceux qui la composent, comportements déterminés, selon lui, essentiellement par le climat. Les forts courants migratoires des dernières décennies, voire des dernières semaines, en provenance du Sud, réactualisent l’approche de Montesquieu. De son constat initial de différences comportementales de populations fixées, elle oblige à se poser aujourd’hui la question, dans une perspective dynamique, de l’intégration de populations mobiles aux comportements spécifiques, au sein de la communauté nationale. Quelle est alors, dans ces conditions, la meilleure organisation de la force publique intérieure pour une population dont les caractéristiques traditionnelles risquent fort de se trouver encore accentuées par les apports de populations venues du Sud ?

Même si ces remarques d’ordre géographique et historique donnent de la profondeur au débat, on ne manquera pas d’en souligner le caractère théorique. Aussi, pour avancer une réponse fondée, n’est-il pas inutile de prendre un exemple, en prise directe à la fois avec l’approche de Montesquieu et avec la réalité d’aujourd’hui. L’exemple le plus pertinent peut être trouvé dans la manière dont Police nationale et Gendarmerie nationale tentent de se répartir le territoire et notamment les zones périurbaines, souvent lieux de recueil des nouveaux arrivants. Récemment, la Police nationale s’est constituée un nouveau concept, « la police d’agglomération ». La Gendarmerie nationale a immédiatement allumé un contre-feu, en réinventant la « police des territoires ». Les zones périurbaines sensibles sont l’un des enjeux de ce conflit que l’on tente de dissimuler mais bien réel. Lequel de ces deux types de force est le mieux adapté à la situation difficile de ces banlieues ?

Les problèmes particuliers aux zones urbaines et périurbaines sensibles peuvent être considérés sous trois approches, non exclusives d’ailleurs. Deux d’entre elles sont bien connues. Partant du constat que les banlieues sont des lieux privilégiés de délinquance, c’est en termes de police répressive que l’on cherche d’abord à trouver une solution, dans une lutte, sans cesse à renouveler. Sur ce plan, Gendarmerie nationale et Police nationale sont à égalité de capacités et, de ce seul point de vue, la partition du territoire en cours, entre les deux corps, pourrait trouver une justification, sauf que… le fond du problème n’est pas là.

En remontant aux causes de la délinquance, on découvre le chômage, « la glandouille », les déficiences scolaires, l’absence de qualification… Alors on développe le traitement social des banlieues : zones franches et autres plans banlieues. C’est nécessaire, mais cela ne règle pas, non plus, le problème de fond. Il faut encore remonter dans la chaîne des causes, pour identifier l’origine du mal : un défaut d’intégration nationale. Si l’on veut traiter les racines de ce mal, c’est là qu’il faut porter l’effort, et là, Gendarmerie nationale et Police nationale ne sont plus du tout à égalité de capacités.

Le rôle fondamental de la gendarmerie depuis le début du XVIIIe siècle, historiquement prouvé, est de construire la nation, garantir son unité, maintenir la cohésion sociale, contribuer à élaborer l’identité nationale et à intégrer les populations. Si elle n’est pas la seule à pouvoir revendiquer ce rôle, elle est cependant la seule à disposer d’un système spécifique adapté à ces fins. Au centre de ce système, la brigade de gendarmerie. La brigade, à la fois référence identitaire stable et permanente, ultime point de déconcentration de l’autorité de l’État où converge également la demande de protection du citoyen, dernier maillon, au plus près des populations, d’une organisation fortement intro déterminée par la chaîne hiérarchique, auto régulée par la vie en caserne impliquant les familles, régulatrice des tensions sociales locales, associée dans un maillage territorial serré, contribuant ainsi à intégrer les populations, quelles qu’elles soient et d’où qu’elles viennent, dans la Nation. C’est ce système de trois à quatre mille postes en réseau qui a fait la France durant trois siècles. Système pour une France rurale, diront certains. Allégation largement fallacieuse. La ruralité n’est pas consubstantielle à la Gendarmerie nationale. Au XIXe siècle, le système était rural parce que la France était rurale. La meilleure preuve, c’est que ce système a parfaitement réussi dans des zones urbaines y compris dans des zones urbaines difficiles.

Or ces implantations d’unités de gendarmerie en zones urbaines et périurbaines sensibles disparaissent pour laisser place à des commissariats ou bureaux de police. Si le rôle spécifique de la Gendarmerie, vérifié tout au long de son histoire, est bien de construire la nation par intégration, à l’aide de son dispositif particulier, pourquoi ce dispositif se trouve-t-il exclu progressivement des banlieues, là où, plus qu’ailleurs, on en aurait aujourd’hui besoin ? Puisque l’on parle de police de proximité, c’est-à-dire de la diffusion, par contact, de références identitaires et d’interdits, quel est le meilleur système ? Entre un commissariat à l’effectif de 150 policiers (même avec quelques bureaux déconcentrés) venant prendre leur service de différentes communes, 6 à 8 jours par quinzaine, remplacés par d’autres venus d’ailleurs, et 5 brigades de gendarmerie à l’effectif de 30 chacune, territorialement réparties, vivant en caserne, implantées au milieu de la population, en famille, avec des enfants scolarisés dans les écoles du quartier, quel est le dispositif le plus proche des populations, capable d’assurer leur intégration ? La brigade de gendarmerie, c’est la bonne distance, c’est-à-dire la proximité plus la discipline. À propos de discipline, lequel des deux systèmes est le mieux adapté, lors de situations difficiles, dans les banlieues ? Il est clair que de telles circonstances conduisent nécessairement à durcir les moyens de police. Or dans ce pays, où l’on est si « prompt à s’émouvoir », policiers et gendarmes compris, rendre plus forte une police civile c’est prendre le risque de la rendre brutale et, à court terme, la certitude de faire naître des tensions. Une police forte par construction, telle la gendarmerie, ne court pas le même risque ; son contrôle hiérarchique et la discipline qui en découle limitent considérablement ce genre de dérapage. C’est sans nul doute l’une des explications de l’écart considérable, en nombre de plaintes déposées contre policiers d’une part et gendarmes d’autre part, régulièrement constaté par la Commission Nationale de Déontologie de la Sécurité(22).

La Police nationale a bien pris conscience de l’inefficacité de son système dans ces zones, en même temps que du risque de dépossession de ces territoires. Aussi, dans une parfaite logique, après avoir réinventé la proximité, elle tente de pallier ses déficiences. C’est l’objet de certaines des propositions du Rapport sur la sécurité au quotidien du 15 mai 2007. Mais dans les zones difficiles, les solutions pour améliorer la sécurité du citoyen ne résident pas seulement dans l’emploi de tel ou tel procédé de police ou la mise en œuvre de telle ou telle mesure. La question préalable fondamentale est autre. Quel est, structurellement, entre la Police nationale et la Gendarmerie nationale, le système de police le mieux adapté ? Ce n’est qu’après avoir choisi la structure la plus apte que l’on peut alors la configurer(23) c’est-à-dire déterminer les modalités d’exécution du service les plus appropriées. La réponse à cette question préalable est évidente, la solution qui en découle aussi ; mais ce n’est pas celle qui est mise en œuvre, bien au contraire.

Le décryptage des vraies raisons de ce repli négocié des brigades, entre les administrations concernées est aisé ; il ne met pas en évidence la recherche de la meilleure efficacité au moindre coût, la question n’étant même pas posée puisque l’on part d’un postulat erroné : l’une ou l’autre c’est pareil. C’est seulement le résultat d’un rapport de force qui, dans ce cas précis, donne satisfaction aux deux parties prenantes, pour des motifs corporatistes différents, mais qui ne règle pas la question des zones sensibles. Où est l’intérêt général ? Rapportée, non pas à la lutte contre la délinquance, qui n’est, en l’occurrence, que le traitement d’un symptôme, mais au défaut d’intégration sociale et nationale, qui est la racine du mal, la répartition actuelle, et celle qui s’annonce, de la responsabilité des banlieues entre Police et Gendarmerie, est un véritable contresens politique.

La plus parfaite et la plus récente illustration de ce contresens est la suppression de la brigade de gendarmerie de Rillieux-La-Pape, dans une banlieue lyonnaise réputée difficile. Un modèle de réussite d’une unité de gendarmerie en zone urbaine sensible, reconnue par les élus comme par la population. Cette brigade de gendarmerie à l’effectif de 47 sera supprimée en 2011 et remplacée par un commissariat de police à l’effectif de… 70. Belle illustration de la Révision Générale des Politiques Publiques ! Illustration surtout du « rapprochement » de la Police nationale et de la Gendarmerie nationale sous le même ministère de l’Intérieur et du rapport de force entre les deux corps. Pour les responsables locaux, le vrai motif est parfaitement clair. La réussite de cette brigade, souvent citée en exemple, était la preuve expérimentée qu’il est possible d’assurer, à moindre coût, une authentique sécurité dans les zones urbaines sensibles. Elle devenait dangereuse pour les intérêts corporatistes portés par le groupe de pression qui impose ses points de vue sur la sécurité intérieure en France. En attribuant cette zone à la Police nationale, au nom d’« une nécessaire  continuité territoriale », on faisait disparaître un témoin gênant de la réussite de la Gendarmerie en zone urbaine sensible.

Des présuppositions erronées et manipulatoires

La plus grave de ces présuppositions réside dans le postulat déjà énoncé : la police et la gendarmerie, c’est pareil ; la seule différence c’est que la police a la charge de la sécurité publique en ville et la gendarmerie dans les campagnes. C’est ce que tente de faire accroire auprès de l’opinion publique, des médias et des parlementaires, le lobby dominant. Parmi les moyens utilisés pour atteindre cet objectif de la confusion des rôles, on trouve les abus de langage, les arnaques sémantiques, la manipulation… Quelques exemples.

L’évocation altérée de l’histoire à des fins manipulatoires. Reconstruire l’histoire des deux institutions en réduisant celle de la Gendarmerie nationale, territorialisée depuis le début du XVIe siècle, et en donnant un peu plus de longévité, de volume et de consistance à celle de la Police nationale créée en 1966, pour tenter de faire admettre une origine commune, une évolution parallèle puis convergente est un exercice pas toujours facile et parfois périlleux. Lorsque la vérité historique ne va pas dans le sens souhaité, on invente, à moins qu’on ne triche. Petite illustration. Au chapitre 1er du très officiel rapport du 15 mai 2007 sur la sécurité au quotidien, après l’évocation exacte de l’édit de 1667 et de la création de la lieutenance générale de police de Paris, on peut lire « Très rapidement, ce système, alors moderne, produit des effets remarquables sur la maîtrise de la criminalité. Il est par conséquent étendu à toutes les grandes villes du royaume et perdure jusqu’à la Révolution ». Et voilà un siècle d’histoire de la Police nationale construit ! C’est faux ! Certes, c’était bien le but recherché ; étendre le système parisien à tout le royaume(24) ; mais ce fut un échec total, aussi bien pour les offices de lieutenants généraux de police que pour ceux de commissaires de police(25) placés sous leur autorité. Créés en 1699, ces offices furent rachetés par les maires et/ou confondus avec d’autres offices municipaux. Il n’y a qu’à Rouen et à Orléans(26) où le système parisien fut vraiment implanté. « L’échec de l’institution du lieutenant général de police en province », c’est le titre que le commissaire divisionnaire Georges Carrot, historien de la police, donne au chapitre qu’il consacre à cette période dans son excellent ouvrage : « Histoire de la Police française(27) ». On pourrait penser qu’il s’agit, dans le rapport précité, d’une simple erreur ; malheureusement, d’autres contre-vérités historiques du même type ajoutées à des oublis sélectifs laissent plutôt à penser qu’il s’agit d’une manipulation dont on devine la finalité : faire croire qu’il existe une légitimité historique à l’existence de la Police nationale actuelle. Hélas pour elle, non ! Pas avant l’Occupation, sauf pour la préfecture de Police de Paris. Jusqu’à cette période, il existe des polices municipales, étatisées dans les très grandes villes, des services de police spécialisés créés au XIXe siècle, mais rien qui corresponde à une organisation structurée au plan national. Il faudra attendre, pour cela, 1941 puis 1966.

La confusion sémantique. Jouer avec les mots, les expressions, les concepts pour entraîner la confusion est un grand classique, dans cette manœuvre. Abuser du terme « police » pour désigner suivant les avantages que procurent les circonstances, la fonction de police et l’organisation « police ». Répandre, de plus en plus, dans les médias, le terme générique de police pour désigner, de ce même terme, police et gendarmerie, de manière à éliminer toute comparaison qui pourrait être défavorable. Illustration. Dans le rapport précité comme d’ailleurs dans la lettre de « cadrage » initiant le livre blanc sur la sécurité publique, on trouve l’expression surprenante « police et gendarmerie nationales ». La « police et gendarmerie nationales » n’existe pas, ni juridiquement, ni historiquement. Juridiquement, il existe une Police nationale et une Gendarmerie nationale. Historiquement, il existe une police nationalisée, c’est-à-dire étatisée, rémunérée par l’État et une gendarmerie nationalisante qui, par son dispositif implanté sur tout le territoire depuis plus de quatre siècles, a contribué à construire la nation, rôle auquel ne peut prétendre une police nationalisée présente seulement dans les plus grandes villes depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Mais là encore, on a bien compris qu’il convient d’éliminer toute spécificité pour entraîner la confusion.

On pourrait ajouter, sur ce registre, toutes les autres opérations qui visent à donner l’illusion de la ressemblance : la récupération de grades militaires, l’auto attribution d’équipements de parades spécifiquement militaires : shakos, sabres… Cette démarche ne trompe pas les gendarmes qui l’appellent l’opération « Canada dry », en référence à la publicité d’une certaine époque. Mais en ces temps où le marketing donne à la présentation et à l’emballage du produit plus d’importance qu’au produit lui-même, l’effet de désinformation est garanti auprès de l’opinion publique et des médias quand ce n’est pas auprès des élus nationaux eux-mêmes(28).

Il y a pourtant entre les deux corps, l’Institution de la Gendarmerie nationale d’une part, l’organisation de la Police nationale d’autre part, de réelles différences dont découlent des capacités spécifiques. C’est dans la valorisation de ces différences que l’on peut trouver de nouvelles solutions aux problèmes actuels de sécurité et non pas en tentant de les éliminer pour favoriser l’émergence d’un corps unique, aligné dans les manières d’opérer sur celles de la Police nationale dont l’efficacité, dans l’amélioration de la sécurité des Français, reste à prouver, dans bien des domaines. Mais, à la complémentarité prônée par Guibert, on a substitué la mutualisation, modalité de répartition de moyens qui peut être bénéfique, pour l’intérêt général, tant qu’elle ne sert pas de prétexte ou d’alibi pour enlever au plus performant les moyens qu’il s’est constitués au prix des sacrifices imposés à ses personnels et les redistribuer au moins performant qui proteste d’une situation qu’il a lui-même engendrée.

Des stratégies corporatistes conflictuelles, préjudiciables à l’intérêt général

Assurer la sécurité des membres de la communauté nationale est la première raison d’être de l’État. Constituer la force publique chargée d’assurer cette sécurité est « le problème… le plus important et le plus difficile à résoudre », écrit Guibert, dans l’avant-propos de son Essai sur la force publique. La principale difficulté, aujourd’hui, pour avancer dans la recherche de solutions nouvelles visant à améliorer la sécurité des Français c’est d’abord de localiser les lieux de pouvoir afin d’isoler les stratégies corporatistes, les convergences ou divergences d’intérêt, les collusions, les antagonismes et autres phénomènes qui parasitent l’émergence d’une organisation efficace. Qui détient le pouvoir, en la matière, en France ? On ne peut répondre objectivement à cette question sans analyser, au moins succinctement, les enjeux de pouvoir des différents acteurs impliqués.

Qui est responsable de la persistance de l’insécurité en France ? Le premier réflexe, typiquement français, est de désigner le pouvoir politique. Sans doute, mais tous les gouvernements de droite et de gauche qui se sont succédé depuis une trentaine d’années ayant plus ou moins échoué, avec des options différentes, il est bien difficile d’en attribuer la responsabilité à l’un ou à l’autre. La réalité est beaucoup plus complexe.

Certes, les politiques ont leur part de responsabilité : leurs gouvernements, dont principalement le ministre de l’Intérieur, mais aussi le ministre de la Justice, celui de la Défense ; les élus nationaux, sénateurs ou députés qui élaborent, discutent et votent les lois ; mais aussi et surtout, les administrations, Direction Générale de la Police nationale, Direction Générale de la Gendarmerie nationale, les syndicats de police, les médias… pour ne citer que les principales parties prenantes. Ces instances ont toutes des objectifs propres qu’elles vont articuler autour de la question de la sécurité, au mieux de leurs intérêts, démarche sociologiquement compréhensible, mais déontologiquement condamnable lorsque la préservation des intérêts du corps se fait au détriment de l’intérêt général.

Les politiques ont des échéances et il est important pour eux de prouver qu’à la fin de leur mandat, la situation s’est améliorée, de fait ou d’apparence ; la difficulté c’est que généralement leurs échéances sont courtes et les temps, nécessaires à des traitements de fond des problèmes, plutôt longs ; leurs réactions en la matière sont souvent immédiates et pas toujours très réfléchies ; leurs orientations remises en cause par leurs successeurs avant même qu’elles aient pu produire les effets escomptés.

La Direction Générale de la Police nationale, reflet pour l’essentiel du microcosme policier parisien, souvent dominée par l’omniprésence de la préfecture de Police de Paris, dispose d’un réseau qui lui permet de préserver autant que faire se peut les intérêts de l’État et de faire avancer les propres intérêts corporatifs de ses personnels policiers. Elle peut pour cela s’appuyer sur un autre corps appartenant au même ministère de l’Intérieur, celui des préfets que la plus grande exposition dans leur poste, dans le domaine de la sécurité, a rendu encore plus solidaires, même s’ils aimeraient, sans doute, que l’on considérât un peu plus leurs autres attributions. D’ailleurs, s’ils sont les « représentants de tous les ministres » dans leur département, on peut se demander si leur place est bien au ministère de l’Intérieur. Mais c’est là un autre débat. Pour en revenir au jeu des acteurs de la sécurité, il faut bien prendre en compte le fait que la Direction Générale de la Police nationale est aussi contrainte de négocier et de composer, en permanence, avec les syndicats de police, dans une relation complexe et ambiguë.

Les syndicats de police, dernier « mammouth » de la fonction publique française, cogestionnaires de leur ministère, suffisamment puissants pour pousser leur ministre à la faute ou encore pour intervenir dans le milieu politique, bien au-delà de la seule défense des intérêts de leurs membres, jouent probablement le rôle majeur. On pourrait multiplier les exemples de l’extension des pouvoirs qu’ils se sont octroyés. Parmi les derniers : leur intervention lors de la préparation du projet de loi sur la Gendarmerie nationale (loi promulguée le 9 août 2009), auprès du rapporteur du projet de loi de la commission des lois de l’Assemblée nationale, quelques jours avant le vote, pour demander et obtenir le retrait de la quasi-totalité des amendements proposés par le Sénat. Le texte, ainsi modifié à la demande des syndicats de police, sera voté en première lecture par l’Assemblée nationale. Il faudra l’intervention d’une Commission Mixte Paritaire pour rétablir le texte du Sénat. On pourrait trouver de multiples autres exemples qui montrent que le ministère de l’Intérieur est bien codirigé, par le ministre, certes, mais aussi par les syndicats de police dont le champ d’action s’étend bien au-delà de la seule défense des intérêts de leurs adhérents.

L’arrivée de la Direction Générale de la Gendarmerie nationale dans ce ministère, nouveau pour elle, en a perturbé le jeu, en même temps qu’aiguisé des appétits. En effet ses choix antérieurs, du service du citoyen d’abord, l’avait conduite à privilégier, pour réaliser ses « missions », l’investissement dans les moyens au détriment parfois des rémunérations et du confort de ses personnels. D’où l’intérêt pour ceux qui avaient fait d’autres choix, de « mutualiser » ces moyens ; euphémisme qui, dans sa mise en œuvre, au-delà de quelques économies, aura très probablement pour effet d’affaiblir ce corps homogène, d’amoindrir son efficacité, de le disloquer, de le démanteler et le rendre ainsi, plus facilement assimilable, par partie, à chaque opportunité. Collaborer ou résister, la Direction Générale de la Gendarmerie nationale n’avait pas le choix. Disciplinée et docile par construction, elle n’avait pas d’autres possibilités que de collaborer, dans le rôle de challenger qui est celui dans lequel elle s’est elle-même enfermée depuis longtemps. En effet, incapable de répondre au pourquoi de l’existence de la Gendarmerie nationale autrement qu’en comparaison avec la Police nationale, alors qu’elle a d’incomparables raisons spécifiques d’exister, elle « tient », accrochée au principe de la dualité, dans une position défensive et dans un milieu dont elle découvre, souvent avec surprise, des règles de fonctionnement auxquelles elle n’était pas habituée.

Les médias, instrumentalisés ou pas, ont le pouvoir de donner à l’insécurité l’importance qu’ils veulent, sans contrôle, en utilisant les ressorts inépuisables générés par des comportements criminels, avec effets garantis auprès des lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs. La surmédiatisation de certains événements, certes dramatiques mais souvent uniques, contribue largement à la surreprésentation des problèmes d’insécurité dans l’inconscient collectif des Français.

Il ne faut pas oublier, non plus, « l’intelligentsia », polymorphe et mouvante, qui s’est spécialisée dans les questions de sécurité intérieure. Plus ou moins rassemblée dans des instituts et organismes de recherche producteurs d’études, elle est l’objet de la sollicitude des acteurs institutionnels qui l’utilisent, entre autres, pour obtenir la validation « scientifique » de leurs points de vue et crédibiliser leurs démarches.

Ce n’est là qu’un inventaire des principaux acteurs. Il faudrait tout un ouvrage pour étudier, en termes de sociologie des organisations, leurs stratégies de développement, permanentes ou temporaires, leurs interactions : alliances, connivences, antagonismes… Á défaut, à l’examen au cas par cas, on peut s’apercevoir que des alliances circonstancielles entre, par exemple, la haute fonction policière et les syndicats de police, sont capables de faire échouer une décision politique (échec des mesures de répartition territoriale décidées en 1998).

Cette analyse est bien évidemment incomplète mais elle suffit au minimum à inspirer la méfiance vis-à-vis d’une démarche dont les objectifs semblent calculés davantage pour renforcer le système corporatiste existant et préserver des « intérêts acquis » que pour rechercher la meilleure sécurité des Français.

Comment faire évoluer le système général français de sécurité intérieure, dans le sens de la meilleure efficacité au moindre coût ? Au travers de ces quelques réflexions, qui auraient besoin d’être développées, il apparaît que la révision indispensable de ce système est bloquée. Le débat a atteint ses limites, enfermé dans des postulats qui sont bien à l’origine du peu d’efficacité du système mais qu’il est interdit de remettre en cause. Après un demi-siècle de changements profonds, aussi bien dans la société française que dans le monde, le système de sécurité intérieure et extérieure français, ajusté au coup par coup, à chaque grand événement, a atteint un niveau de complexité qui génère une perte d’efficacité et un accroissement des coûts. C’est bien ce qu’ont compris, depuis quelques années, ceux qui ont en charge la responsabilité de conduire des réformes dans ce domaine. Les travaux de la commission du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale posent les bases d’une rénovation pour ce qui concerne la sécurité de la nation. Les armées ont commencé un effort d’adaptation considérable. Quant aux forces militaires et civiles, chargées de la sécurité intérieure, contraintes par les différents jeux de pouvoir qu’elles entretiennent entre elles, attachées au système en place, il leur est impossible de dépasser les bornes qu’elles se sont elles-mêmes imposées. Il faut un autre débat, d’une autre ampleur, conduit autrement.

RÉFORMER LA FORCE PUBLIQUE, AUJOURD’HUI, EN FRANCE

La démarche et les propositions ci-dessous ne prétendent ni à l’exclusivité ni à l’exhaustivité. Elles ne font nullement obstacles aux conclusions des études conduites par ailleurs, telle celle de grande ampleur finalisée par le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Elles ne constituent qu’une ébauche de proposition d’organisation des forces à partir d’un concept spécifique, historique mais actuel, et toujours constitutionnel, celui de force publique. Elles n’abordent les questions de défense et de sécurité nationale que sur quelques points, laissant aux commissions compétentes, et aux organismes spécialisés le soin de traiter d’aspects qu’ils maîtrisent. Elles visent essentiellement à réformer la force publique « du dedans » en considérant la question de la sécurité intérieure, d’un autre point de vue et en utilisant une autre démarche. Avant d’examiner quelques propositions de fond, il est nécessaire de préciser cette démarche.

LA DÉMARCHE

Comment réformer ?

Le premier obstacle à toute réforme, dans ce domaine, comme dans d’autres d’ailleurs, tient à la forme dans laquelle elle est conduite. En France, plus particulièrement dans la fonction publique, chaque acteur se considère comme propriétaire du système professionnel auquel il appartient. Et pour faire évoluer le système, sous couvert des représentants de la nation, ce sont ces acteurs, chargés de sa mise en œuvre, qui, en définitive, imposent souvent leurs points de vue, lors de l’élaboration de la loi, et, plus encore, dans la définition des règles d’application, au mieux de leurs intérêts et suivant les rapports de force qu’ils entretiennent entre eux. On oublie seulement que ce système a une finalité, en l’occurrence la sécurité du citoyen et de la nation, et que la force publique est d’abord « instituée pour l’avantage de tous et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée », comme le stipule l’article 12 de la Déclaration des Droits de l’homme et du Citoyen. Comment rechercher aujourd’hui la meilleure organisation possible de la force publique ? Mais tout d’abord, le concept de force publique est-il toujours valide ?

La force publique, un concept actuel

Si les motifs qui avaient entraîné une certaine obsolescence du concept de force publique ont disparu depuis une trentaine d’années, il faut en tirer les conséquences. Les risques d’atteinte à la sécurité, qu’il s’agisse de la sécurité de la nation ou de celle des personnes, se sont diversifiés et sont devenus multiples aussi bien dans leurs formes que dans leurs lieux d’application. Cette évolution rapportée aux principes fondamentaux exprimés par Guibert, dans son Essai sur la Force publique, rend ce concept de force publique plus actuel que jamais. Il présente l’avantage d’être un concept de moyens qui permet une organisation diversifiée des forces, sans préjuger outre mesure de l’emploi de celles-ci, laissant une certaine souplesse dans la mise sur pied de « task forces » à composantes militaires et/ou civiles adaptées aux différentes circonstances.

Le concept est constitutionnel. Sa réhabilitation n’implique donc aucune modification juridique fondamentale. Du point de vue de l’organisation gouvernementale, sa mise en œuvre rendrait possible une redistribution plus cohérente des responsabilités.

Sur le fond, Guibert pose déjà la plupart des questions, aujourd’hui d’actualité, et apporte des réponses auxquelles on peut encore se référer, comme la participation des citoyens à la force publique par la constitution des milices nationales, en complément de l’armée, thème aujourd’hui revisité au travers de la constitution et de « l’utilisation des réserves miliaires et civiles en cas de crise majeure »(29).

Un comité d’experts externes pour évaluer la réalité des activités de la force publique intérieure

Pour échapper aux inconvénients dénoncés, le recours à des experts extérieurs au système paraît une moins mauvaise solution que celle des actuels règlements de comptes entre les parties prenantes ou celle de la classique commission parlementaire. Quels experts ?

Guibert éclaire, de son génie, la marche à suivre. Dans l’avant-propos de son « Essai sur la Force publique », après avoir souligné que l’organisation de la force publique était le problème « le plus important et le plus difficile à résoudre » dans la constitution nationale, il identifie « quatre problèmes inséparables qui se fondent et se réunissent en un seul : un problème constitutionnel, un problème militaire, un problème politique, un problème de finances et d’administration ». Et d’imaginer un « comité qu’on pourrait former à souhait… de Montesquieu pour la partie de la constitution… Colbert et Sully pour la partie d’économie et d’administration… (ce) ne serait pas trop éclairé pour la solution de ce problème, de laquelle peuvent dépendre le trouble ou le repos, le bonheur ou le malheur, la sûreté ou la possibilité d’anéantissement d’une nation de 25 millions d’hommes. »

Rapportée à la situation d’aujourd’hui, l’idée de Guibert, actualisée, suggère la composition de ce comité : un membre du Conseil constitutionnel, un membre du Conseil d’État, un membre de la Cour des comptes, un membre de la Cour de cassation. Muni d’un mandat très précis du président de la République, assistés de conseillers n’appartenant initialement à aucune des administrations concernées, ni liés d’une quelconque manière avec elles, disposant de pouvoirs de contrainte, ce comité serait chargé d’une double mission : établir un état des lieux très précis de la force publique en France aujourd’hui, proposer une nouvelle organisation de la force publique.

Pour la première mission, l’état des lieux, ce comité serait assisté, autant que de besoin, de cabinets d’audit du secteur privé et de juristes experts indépendants. Il serait habilité à entendre toute personne dont l’audition lui paraîtrait utile et à se faire communiquer tout document émis ou reçu par les administrations concernées. Pour ce qui concerne les forces impliquées dans la sécurité intérieure, cet audit externe aurait pour objectif de mesurer avec précision la réalité des activités de chaque administration, corps, service et partie de service concerné ; pas seulement à partir des documents réglementaires fournis par les uns et par les autres mais surtout à partir de la réalité observée d’un point de vue externe. Toutes les techniques de l’audit seraient utilisées pour mesurer les temps de travail réels, les temps de repos, les délais d’intervention, les charges de travail, les effectifs réellement disponibles par rapport aux effectifs affectés, l’adaptation des moyens utilisés, les coûts observés… Il s’agit bien d’un travail d’experts en audit externe et non de sociologues ; la « production » (procédures, services effectués…) n’étant, par ailleurs, considérée que dans ses rapports avec l’organisation et non dans les effets produits sur la sécurité. Ce travail ne saurait être confondu avec les analyses internes, toujours contestées, fournies par les administrations concernées.

À partir du rapport d’audit des experts, le comité, alors élargi aux représentants qualifiés des administrations, établirait un rapport de propositions d’une nouvelle organisation de la force publique susceptible de servir de base à un projet de loi.

En organisant ainsi la recherche d’une manière à la fois globale et précise, et à un tel niveau, on peut espérer échapper aux démarches partielles et partisanes qui s’accumulent et s’enchevêtrent habituellement dans la confusion et l’inefficacité.

QUELQUES QUESTIONS DE FOND

Un ministère d’État chargé de la force publique ?

Jusqu’à la fin du XXe siècle, certains petits pays(30) d’Europe regroupaient encore leurs forces de sécurité, civiles et militaires, sous une même autorité politique : le ministre de la force publique. Dans une société où les risques d’origine civile et d’origine militaire ne sont pas toujours différenciables, où les moyens de traitement des crises peuvent rassembler des moyens militaires et civils, où les lieux d’emploi de ces forces peuvent se situer aussi bien sur le territoire national qu’à l’étranger, où les économies de moyens tant en personnels, en matériels qu’en termes de budget sont nécessaires, l’organisation des forces, telles qu’elles sont actuellement partagées entre deux ministères, semble, pour une part, caduque. Elle dilue les responsabilités, rend l’emploi de ces forces complexes, génère des doublons, suscite des conflits préjudiciables à l’intérêt général et coûte cher. Comment alors concilier l’indispensable cohésion de chaque élément de force, tout en économisant les coûts et en gagnant en efficacité ? Bien sûr que l’on y a pensé, mais on n’est pas allé assez loin dans les réformes.

Il existe des forces armées et des forces civiles. Si l’on privilégie le critère force armée/force civile par rapport au critère « force du dedans »/« force du dehors » (intérieur/extérieur), on peut imaginer un ministère des forces armées et un ministère ou un secrétariat d’État des forces civiles placés sous l’autorité d’un ministre d’État chargé de la force publique dont les moyens peuvent alors contribuer à la sécurité intérieure et/ou à la sécurité extérieure, sur tout le champ de la sécurité : protection du citoyen, protection des populations, garde de l’État, sécurité de la nation. Ce système présenterait un certain nombre d’avantages, entre autres celui de clarifier les responsabilités politiques, en les étageant et en les redistribuant autrement. Il obligerait également à repenser un certain nombre de dispositifs centraux et territoriaux et à reconsidérer certaines fonctions.

La constitution d’un ministère ou secrétariat d’État chargé des forces civiles, placé sous l’autorité du ministre d’État chargé de la force publique, serait bien évidemment une petite révolution administrative (mais cette république manque d’audace !) qui obligerait à poser de vraies questions et à imaginer des solutions. Par exemple : quelle place pour le corps préfectoral ? Il faut bien reconnaître que sa place actuelle, au ministère de l’Intérieur, est ambiguë. Comment « représenter tous les ministres dans son département » lorsque l’on dépend d’un ministère devenu progressivement le ministère de la police. On a considérablement accru les pouvoirs des préfets de région. Ces nouveaux « Intendants de Police et Finances » (la fonction de Justice de l’Ancien régime leur échappant : séparation des pouvoirs oblige) auraient une tout autre autorité et une bien meilleure reconnaissance de la part de toutes les administrations, s’ils étaient placés auprès d’une autorité réellement et incontestablement interministérielle : le Premier ministre. La forme resterait à déterminer, mais pourquoi pas un secrétariat général ? Notre système administratif retrouverait de la cohérence. Beaucoup de tensions et de préventions tomberaient. L’équilibre des charges entre les fonctions gouvernementales s’en trouverait amélioré.

Pour en revenir à l’organisation générale de la force publique, on peut considérer que le système proposé présente de réels avantages. Tout d’abord, une meilleure interopérabilité des moyens civils et militaires offrant des possibilités de compositions souples et efficaces pour l’organisation de groupes de forces soit permanents, soit adaptables en fonction de circonstances évolutives. Ceci devrait entraîner une optimisation de la spécialisation et de l’emploi des moyens et, par voie de conséquence, une réduction des coûts.

Quelques questions relatives à l’organisation de la sécurité intérieure

Si l’on veut bien admettre que l’une des causes majeures du peu d’efficacité des moyens consacrés à la sécurité intérieure est l’organisation déficiente de ces forces par rapport aux risques et aux menaces, à leur nature et à leur localisation, leur recomposition passe par un examen préalable d’un certain nombre de questions. Une fois l’audit externe réalisé par le comité d’experts, ce sont ces questions auxquelles il sera nécessaire d’apporter des réponses. Ci-dessous, quelques-unes d’entre elles.

- Quelles structures gouvernementales et territoriales mettre en place pour améliorer la performance des forces publiques militaires et civiles, les rendre interopérables et réduire les coûts ?

- Quelle autre recomposition et articulation des missions et des moyens de l’ensemble des forces concourant à la sécurité intérieure, moyens et missions des actuels ministères de l’Intérieur, de la Défense, de la Justice, peut-on envisager ?

- Quelle autre recomposition des forces civiles de police ? Faut-il « dénationaliser » la Police nationale pour la rapprocher de la population et la rendre plus apte à la pratique de la proximité ? Comment recomposer et redistribuer ses effectifs ? Comment les articuler avec ceux des polices municipales. Comment répartir les responsabilités entre la gouvernance locale (collectivités territoriales) et l’État ?

- Quelle place pour la Gendarmerie nationale ? Quels bénéfices, pour la sécurité du citoyen, le rapprochement avec la Police nationale a-t-il généré ? Faut-il réaménager les structures des forces de la Gendarmerie nationale de manière à leur conserver leurs capacités spécifiques d’intervention non seulement dans l’exécution de leur mission de protection du citoyen mais aussi dans leurs autres missions de garde de l’État et de défense de la nation, en situation de crise, sur le territoire national et hors de ce territoire ?

- Comment répartir, sur de réels critères d’aptitude structurelle, le contrôle du territoire national entre Gendarmerie nationale, Police nationale et polices municipales ?

- Comment redonner au ministère de la Justice la place qui lui revient dans la conduite de la police judiciaire dont il a la responsabilité ? Faut-il créer une direction de la police judiciaire au sein de ce ministère ?

- Au-delà de la convention d’application des accords de Schengen, quelle autre articulation de notre système de force intérieure peut-on imaginer avec ceux des pays voisins ?

- Pour contenir et contrôler les flux migratoires en provenance des pays méditerranéens, quelle structure de coordination permanente des moyens peut-on envisager, aussi bien avec les pays européens qu’avec les autres pays méditerranéens ? La Force de Gendarmerie Européenne, qui existe déjà, ne pourrait-elle pas jouer un rôle spécifique dans ce domaine ?

- Quelle place pour les réserves militaires et civiles, en situation de crise ? Quel rôle particulier la Gendarmerie nationale « force mi-civile, mi-militaire », suivant l’expression de Napoléon, pourrait-elle jouer dans la formation, la gestion et l’emploi de ces réserves ?


Ce ne sont là que quelques-unes des questions qui pourraient être abordées dans une recherche approfondie sur la sécurité intérieure, à insérer, bien évidemment dans le débat beaucoup plus large sur la réforme de la force publique. Il existe des réponses, déjà appliquées, à certaines de ces questions. Il n’est pas interdit, en tenant compte des expériences réalisées, des erreurs commises et de l’évolution des situations, de les remettre en cause ou de les aménager.

On comprend bien que les débats actuels sur la sécurité intérieure, inscrits dans le très court terme, générés par l’actualité quasi quotidienne, dans une perspective électorale, monopolisés par des groupes de pression qui s’affrontent pour défendre des positions acquises, enfermée dans une réflexion bornée par des présuppositions erronées, ne peuvent conduire à des réformes de grande ampleur. C’est d’ailleurs, peut-être, le souhait inavoué des différentes parties prenantes, ainsi assurées que rien d’important ne pourra se produire et qu’en conséquence leurs intérêts corporatistes seront préservés.

C’est toute l’« architecture(31) » du système des forces chargées de la sécurité intérieure qui est à repenser. Pour cela, il est nécessaire d’aborder autrement la question de l’organisation de ces forces. Le concept constitutionnel de force publique est un outil bien adapté pour cette réflexion. Certes, c’est un outil de « déduction », mais cet outil est capable d’analyser et d’intégrer toutes les situations observées. Bien utilisé, il doit permettre de construire la meilleure organisation des forces possible, la plus efficace et la moins coûteuse mais aussi celle qui tient compte de nos comportements spécifiques et de notre histoire. Il peut conduire à faire émerger un nouveau modèle français de force publique. La réalisation de cet objectif entraînera nécessairement des modifications des structures de gouvernement (centrales et territoriales), d’importants transferts de responsabilités, de missions, de territoires et de moyens. Il faudra du temps, une volonté politique forte et surtout l’appui constant des hautes instances pérennes de l’État, pour faire perdurer, au-delà du renouvellement périodique des personnels politiques, les orientations fondamentales qui s’imposent.

Général (2s) Georges Philippot
Président de la Société Nationale de l’Histoire et du Patrimoine de la Gendarmerie
Docteur en histoire

(1) Conseil de la guerre. Sous Louis XIV, la direction de l’armée est assurée par une bureaucratie civile sous l’autorité directe du roi. Sous la Régence, cette direction est assurée par un collège composé des inspecteurs généraux qui est périodiquement réuni par le ministre. Saint-Germain avait projeté d’instituer un conseil de guerre permanent estimant que « cette institution était propre à assurer la stabilité dans l’organisation, les règlements… et était plus nécessaire à la nation française qu’à toute autre ». Il fut disgracié avant d’avoir pu aboutir. Le Maréchal de Ségur reprit l’idée que lui avait suggérée Guibert dans un rapport. Mais c’est finalement sous son successeur, De Brienne, peu au fait des problèmes militaires, que le roi se décide à créer le 9 octobre 1787 le « Conseil d’administration du département de la guerre ». Ce Conseil était chargé de toute la partie législative et consultative et recevait notamment dans ses attributions : « la discussion, l’interprétation et le maintien de toutes les ordonnances militaires, l’examen de la comptabilité de tous les fonds affectés au département, la vérification de tous les marchés, baux, régies, adjudications des entreprises… l’observation des principes et règles pour la disposition des emplois et des grâces, les affaires de discipline etc. » Guibert proposa pour en faire partie, des officiers généraux connus pour leur activité, leur ouverture d’esprit, leur droiture (De Gribeauval, de Jaucourt, de Fourcroy). Lui-même en fut le rapporteur et le moteur.

(2) L’Assemblée constituante étudiait le problème de la constitution militaire.

(3) Raynal (Guillaume, Thomas, François, abbé) 1711-1796. Un des philosophes du XVIIIe siècle dont la réputation fut des plus grandes, notamment grâce à son « Histoire philosophique » publiée en 1770. Entré dans les ordres, renonce à son ministère en 1750. Se fait nouvelliste, devient rédacteur du « Mercure de France », fréquente les salons en vogue. Désigné député du Tiers à Marseille, se désiste en raison de son âge.

(4) Grâces. Gratifications, pensions, décorations, etc. attribuées à cette époque par le Roi. Ce terme s’est substitué à celui de récompense sous le règne de Louis XIV pour marquer ainsi que toute reconnaissance des services est liée au bon plaisir du monarque. Certaines de ces gratifications n’étaient souvent que le remboursement des frais engagés par les officiers pour subvenir aux dépenses normales de leur état. Supposons aujourd’hui que des frais de déplacement soient, non pas remboursés intégralement, mais fassent l’objet d’une allocation tout aléatoire, donnée après bien des prières ! Guibert a lui aussi souffert de cette situation. « Alors commença à être substitué au mot honorable de récompense le mot avilissant de grâce… qui annonce, dans tout gouvernement où elle est admise, la subversion de toute idée d’honneur et de justice ».

(5) Napoléon tiendra le plus grand compte de ces « hochets » avec lesquels on mène les hommes.

(6) Semestre. Les officiers subalternes étaient autorisés à s’absenter de leur unité en principe un semestre tous les deux ans à partir de la seconde année de service. Cette règle n’a cependant été instituée qu’à partir de 1776. Auparavant les absences étaient beaucoup plus irrégulières et plus longues. C’est à partir de la même date que le Colonel commandant était contraint de séjourner 6 mois par an dans son régiment. Les généraux étaient tenus théoriquement à 4 mois de présence qu’ils consacraient en principe à des inspections.

(7) La constitution établie par l’Assemblée constituante distinguait les citoyens actifs, seuls électeurs et éligibles en fonction du taux de leurs impositions, et les citoyens passifs ne disposant pas de droits civiques.

(8) La distinction en trois degrés des forces susceptibles d’intervenir pour le maintien de l’ordre est toujours en vigueur. Actuellement ces forces appartiennent à trois catégories : les forces de police (première catégorie), la gendarmerie mobile (deuxième catégorie), et les forces armées (troisième catégorie).

(9) Juridiction prévôtale. Juridiction qui se caractérisait par la réunion dans la main d’un même personnage (le prévôt) du pouvoir de police et du pouvoir de justice. Cette juridiction était née de la nécessité de réprimer rapidement les excès des gens de guerre à partir du XVe siècle. La juridiction prévôtale était sans appel.

(10) Préséance (ou pas hiérarchique). Droit de passer le premier, de tenir rang. Les régiments les plus anciens avaient le pas sur les plus récents. Ce système provoquait de nombreuses difficultés pour la constitution des ordres de bataille.

(11) Ces paragraphes posent déjà les bases précises du fonctionnement des institutions de la République, lors de situations exceptionnelles, tel qu’il figure à l’article 16 de la constitution de la Ve République.

(12) Milices. Le mot de milice est sous l’Ancien Régime un terme générique qui désigne la force armée. Toutefois il est essentiellement utilisé pour désigner les troupes provinciales. Ces troupes sont fournies par les villes et paroisses comme auxiliaires de l’armée et pour assurer le service des arrières. En principe, tous les adultes sont assujettis à ce service. En fait, le nombre des exemptions s’est considérablement accru, de même que les possibilités de rachat. Les conditions de recrutement varient également d’une province à l’autre. Pratiquement ce service pèse essentiellement sur les petites gens. Normalement il n’entraîne pas une lourde charge car, faute d’argent, les milices sont rarement rassemblées en temps de paix. Dans les dernières années du règne de Louis XIV, les troupes provinciales sont considérées de plus en plus comme une réserve pour remplacer les pertes des troupes réglées. Les soldats ainsi recrutés sont certes d’aussi bonne qualité que les mercenaires, mais le système qui, par l’inégalité dont il était marqué, paraissait déjà odieux, devient insupportable alors qu’il aboutit à envoyer les recrues à l’armée. Le Français de l’ancien régime, s’il était souvent très bon soldat sur le champ de bataille, n’appréciait aucune forme de service militaire et aurait trouvé dégradant d’être assimilé au mercenaire recruté dans la partie « la plus vile de la population ». Un des vices des troupes provinciales était également leur commandement. Selon Guibert : « Il faut réformer cette armée d’officiers attachés aux troupes provinciales, détruire ainsi ce funeste esprit qui fait que c’est à qui passera de la classe active qui demande assiduité à la classe inactive qui laisse cependant un droit aux grâces et ce qu’on appelle un pied dans le service ».

(13) La fuite du roi à Varennes et ses conséquences sont ici clairement prophétisées

(14) . C’est ce que fera Napoléon en plaçant, par le Concordat, le clergé français sous son étroite dépendance, en le fonctionnarisant et en le faisant le mainteneur de l’ordre moral et le diffuseur du catéchisme impérial.

(15) Il conviendrait d’ajouter la sécurité (protection) des populations, domaine d’action de la Sécurité civile ; non prise en compte dans la présente étude, il est évident que cette fonction est à intégrer dans le projet de recomposition de la force publique civile.

(16) « Force Publique » est une revue de la Société Nationale de l’Histoire et du Patrimoine de la Gendarmerie. La SNHPG publie également une autre revue, semestrielle : « Histoire et Patrimoine des Gendarmes »

(17) Le décret du 24 décembre 2009 qui institue le Conseil de Défense et de Sécurité Nationale et transforme le SGDN en SGDSN (Secrétariat Général de la Défense et de la Sécurité Nationale) a rendu de la cohérence à une organisation devenue en porte à faux.

(18) Cette question est déjà posée implicitement par quelques chercheurs, notamment Sébastian Roché, dans l’ouvrage publié sous sa direction : Réformer la police et la sécurité, Odile Jacob, novembre 2004 ; « il s’agirait de défaire ce qui a été réalisé par Pétain en 1941 en nationalisant la sécurité publique. Mais aussi d’aller au bout de la décentralisation des pouvoirs entamée il y a dix-huit ans, pour le sanitaire, le social et l’éducatif : ne doit-elle pas tout simplement se prolonger en matière de sécurité ? (ouvrage cité, p.257).

(19) Tiré de « Histoire des Polices en France », Jean-Marc Berlière et René Lévy, Nouveau Monde Éditions, avril 2011.

(20) Ce discours peut être écouté sur le site web : www.forcepublique.org

(21) Montesquieu, Œuvres complètes, De l’Esprit des Lois, livre XIX, p.644, Éditions du Seuil, Paris, 1980.

(22) Organisme qui disparaît, fondu au sein du service du Défenseur des Droits. La manière dont les plaintes précédemment enregistrées par la CNDS, seront classées par le nouvel organisme sera intéressante à suivre. Continueront-elles à être répertoriées par organisations ou seront-elles présentées regroupées, de manière, là aussi, à faire disparaître toute possibilité d’analyse différenciée ?

(23) Si le système de la gendarmerie est, d’un point de vue structurel, de toute évidence, le mieux adapté dans ces zones, il est aussi évident que pour lui conserver sa performance, sa configuration traditionnelle est à aménager ; si l’on veut, par exemple, pouvoir assurer une veille minimum effective de nuit, dans chaque brigade, l’effectif en personnel est à calculer en conséquence.

(24) Édit de Versailles d’octobre 1699, dans Henry Buisson, La police et son histoire, 446 p., imprimerie Wallon, Vichy, 1950, p.76 : « L’avantage qu’ont receu les Bourgeois denostredite Ville de Paris de cet établissement, Nous a paru si considérable, que Nous avons crû devoir le procurer à tous nos autres Sujets, en établissant un semblable Office en chacune des Villes et lieux de nostre Royaume où l’establissement en sera jugé nécessaire »

(25) C’est dans l’édit de 1699 qu’apparaît pour la première fois l’expression « commissaire de police ».

(26) Á Orléans, il y avait : un lieutenant général de police, six commissaires et une compagnie du guet à 50.

(27) Georges CARROT Histoire de la Police Française, Paris, Taillandier, 1992, p.70.

(28) Analysé du seul point de vue des techniques de la communication, il faut reconnaître que ce travail sur les représentations, pour modifier la perception d’une institution, est remarquable.

(29) Voir à ce sujet le rapport de M. Michel Boutant et Mme Joëlle Garriaud-Maylam, sur « l’utilisation des réserves militaires et civiles en cas de crise majeure », du 9 mars 2011 (commission des Affaires étrangères et de la Défense du Sénat).

(30) Le Luxembourg notamment dont le gouvernement regroupait, sous l’autorité du ministre de la Force Publique, la petite armée luxembourgeoise, la Police et la Gendarmerie.

(31) Ce terme est emprunté à Sébastian Roché dans l’ouvrage précédemment cité : Réformer la police et la sécurité