Responsables scientifiques
Professeur Jean-Noël Luc (Paris IV)
Général Georges Philippot (SNHPG)
Comité scientifique
Professeur Livio Antonielli, Université de Milan
Marc Bergère, maître de conférences, Université Rennes II
Professeur Jean-François Chanet, université Lille III
Professeur Clive Emsley, Open University, Grande Bretagne
Professeur Jacques Frémeaux, Université Paris IV
Colonel Dominique Renault, SHD, chef du département Gendarmerie
Professeur Xavier Rousseaux, Université Louvain-la-Neuve – FNRS
Professeur Danielle Tartakowski, Université Paris VIII
LA GENDARMERIE, UNE INSTITUTION IRREMPLAÇABLE
Hubert Haenel
Sénateur
D’abord, je voudrais vous souhaiter, à toutes et à tous, le plus chaleureux accueil au Sénat. Des deux assemblées, le Sénat est probablement celle qui est la plus attachée à la gendarmerie. Les sénateurs sont souvent présidents de conseils généraux ou régionaux et la plupart sont aussi maires. Ils sont les élus non pas d’une circonscription, mais d’un département. Plusieurs réunions importantes consacrées à la sécurité publique se sont tenues au Sénat. En 1999, j’avais organisé un colloque pour déterminer les « fondamentaux » de la gendarmerie dans l’histoire. Alors, je voudrais vous dire mon étonnement lorsque vous m’avez contacté pour organiser cette rencontre scientifique sur le thème de la gendarmerie et de la ville, de l’Ancien Régime à nos jours. Auriez-vous à prouver quelque chose ? L’implantation de la gendarmerie est rurale et urbaine. Certes, à l’époque moderne on a installé des brigades le long des grandes routes pour quadriller le territoire et effectuer une surveillance continue, mais cette situation a évolué par la suite. La Gendarmerie nationale occupe l’ensemble du territoire, avec certaines nuances ; cependant, il serait totalement faux d’affirmer que la police intervient uniquement dans les villes, comme il serait erroné de prétendre que les gendarmes n’ont rien à faire dans les villes. Vous venez de le rappeler, la gendarmerie est également citadine, ne serait-ce que dans son intervention pour le maintien et le rétablissement de l’ordre. Elle l’est encore lorsqu’un procureur ou un juge d’instruction décident d’ouvrir une enquête. Les magistrats sont libres de choisir une unité de police ou de gendarmerie pour mener leurs investigations, ce qui prouve bien, s’il en était besoin, que la gendarmerie a vocation à être présente sur le territoire national, sans exception. Il ne faut pas négliger l’importance des déplacements réguliers de la population ; ces migrations sont saisonnières durant les périodes de vacances, hebdomadaires depuis les trente-cinq heures, et quotidiennes pour ceux qui travaillent. L’idée d’un cloisonnement entre les personnes vivant dans le monde rural et celles habitant dans un univers citadin est totalement fausse. Il faut partir du constat d’une perméabilité entre ces deux mondes et du rôle majeur de la gendarmerie dans les questions de sécurité publique, à la ville et la campagne.
On peut envisager l’histoire de la gendarmerie comme un médecin légiste observe un corps, réalisant régulièrement une autopsie de cette institution. Il s’agit d’examiner sa pathologie, de se pencher sur son fonctionnement, etc. Il est également possible de l’étudier à la manière des archéologues, en tentant de découvrir ses évolutions et de comprendre ses mutations. Je pense que le regard historique nous permet de placer les événements dans la perspective du long terme, de relativiser parfois l’actualité, de dégager des horizons et de permettre une réflexion rétrospective, nécessaire pour envisager l’avenir. Je crois sincèrement que l’histoire et le patrimoine de la gendarmerie sont porteurs de sens. Depuis le début des années 1960, j’ai observé la gendarmerie et je l’ai vue évoluer. De tous les corps de l’État – je ne m’exprime pas ici pour vous faire plaisir –, la gendarmerie est probablement l’institution qui s’est le mieux adaptée aux changements de la société. Cette évolution diachronique se caractérise par la continuité mais aussi par des périodes de crise ou de drame. Je pense au drame de l’affaire Cestas, entre le 11 et le 17 février 1969, où un père barricadé tua ses deux enfants avant de se suicider. À la suite de cette affaire, la gendarmerie a entamé un processus de réflexion, qui aboutit quelques années plus tard, dans un contexte de crise lié à la montée du terrorisme, à la création du GIGN. Le lieutenant Prouteau a contribué à sa mise en place, en dépit d’une certaine méfiance de la hiérarchie à l’égard d’une unité qui n’était pas toujours insérée dans la chaîne du commandement. Le GIGN a pourtant connu nombre de succès et le colonel Favier, qui vient d’en prendre le commandement, dirige désormais 350 à 400 hommes, constituant des unités spécialisées, comme l’escadron parachutiste. La gendarmerie s’est adaptée en partie parce qu’elle a su percevoir les évolutions et tirer les conséquences de ses échecs.
La gendarmerie est une institution ancrée dans l’histoire de France et étroitement liée à la construction de l’État. La dénomination de Gendarmerie nationale souligne son caractère républicain au service des citoyens. Il faut bien garder à l’esprit cette qualité et la proclamer. À mon avis, trois caractéristiques essentielles symbolisent la gendarmerie. Quels sont ces « fondamentaux » ? Le premier concerne la proximité, qui fait partie de la culture et de « l’esprit » de la gendarmerie. Le maillage territorial, toile d’araignée tissée sur l’ensemble du territoire, la tournée de communes, le contact avec les populations sont autant de valeurs communes dans la culture de l’institution. Je suis d’avis qu’il faut renouveler la proximité, qui doit être réinventée sans cesse. D’autant que l’exercice des missions varie selon la nature des brigades, urbaines, suburbaines et rurales, où les gendarmes sont confrontés à des réalités différentes. Il ne faut pas penser non plus que le travail dans les brigades rurales soit tranquille, l’exemple de Lapoutroie – ma commune - le prouve : dans ce secteur montagneux coupé par une nationale où affluent les touristes, les missions des gendarmes sont complexes et variées.
Le second des « fondamentaux » de la gendarmerie réside dans la dualité des forces. Il s’agit d’un héritage historique, caractéristique de la culture policière française, dont les pays étrangers se sont parfois inspirés pour construire leur système de sécurité publique. Je l’ai indiqué tout à l’heure, la dualité permet aux autorités judiciaires de confier indifféremment une enquête à la police ou à la gendarmerie. Cette dualité se justifie au regard des libertés publiques et de la liberté individuelle des citoyens. Il n’est pas envisageable de voir en France un système politique ayant dans ses mains une seule force de police. Les situations particulières du maintien de l’ordre justifient aussi bien l’emploi des CRS que celui des gendarmes mobiles. Les gendarmes interviennent sur les réquisitions de l’autorité administrative, alors que les CRS obéissent aux ordres de leur hiérarchie. Le système de la réquisition présente une garantie pour la population, puisque l’officier qui commande l’escadron peut formuler des observations. La gendarmerie mobile me paraît particulièrement conformée pour protéger les bâtiments publics tels que l’Assemblée nationale, le Sénat, l’Élysée, en raison notamment de son entraînement qui en fait une force spécifiquement adaptée à la prévention des troubles, voire au rétablissement de l’ordre. La montée en puissance de la gendarmerie dans ses différents domaines d’action est caractéristique des évolutions récentes et de sa capacité d’adaptation. C’est ainsi qu’en matière de police judiciaire et scientifique les progrès ont été fulgurants. L’intégration des réservistes est également une force de la gendarmerie.
Le troisième des « fondamentaux », valable également pour les policiers ou l’armée de Terre, réside dans le continuum. La situation politique peut varier rapidement de la paix sociale aux désordres. Des manifestations et des grèves sont susceptibles d’envenimer la situation, mais la police et la gendarmerie continuent d’assumer leur mission. Dans le cas où l’agitation progresse encore d’un cran, la gendarmerie intervient parce qu’elle est capable de monter en puissance et d’accompagner la montée des violences. La professionnalisation de la gendarmerie mobile lui permet également d’intervenir à l’étranger. Je me suis rendu au Kosovo à la fin du mois d’août et au début du mois de septembre 1999. J’ai vu le colonel Vicaire gérer les situations de maintien de l’ordre avec beaucoup de sang froid et d’intelligence, notamment lors de l’affaire du pont d’Austerlitz. Il faut dire que les gendarmes en OPEX dorment dans des lits picots, sans pouvoir faire leur toilette quotidienne. Le statut militaire et l’esprit de discipline permettent à la hiérarchie de faire accepter ces conditions de vie aux hommes.
Je pense que les hommes politiques doivent avoir conscience de la nécessité de maintenir une police à statut militaire, garante de la conservation de l’État. Sur le plan des représentations, les gendarmes sont symbolisés par la brigade, les contrôles routiers, les enquêtes, etc. Lorsque je présente les multiples activités de la gendarmerie, mes interlocuteurs sont souvent étonnés. Il me semble aussi que les hommes politiques connaissent mal cette institution. Dans le discours des élus, on entend souvent le slogan suivant : « Ne touche pas à ma gendarmerie » ; j’avais proposé une autre devise affirmant : « Ne touche pas à La gendarmerie ».
À mon sens, il faut veiller au volume des effectifs, car la gendarmerie protège les institutions, à Paris notamment. Elle est à rapprocher des quatre autres forces de police à statut militaire qui existent actuellement dans les vingt-sept pays de l’union. Or, un groupe de travail crée au niveau des institutions communautaires a désigné ces forces comme un danger potentiel pour les démocraties et contraire à la Convention européenne des droits de l’homme. C’est dire s’il faut être constamment vigilant. Pour renforcer la gendarmerie, je pense qu’il est nécessaire de dépasser le cadre réglementaire et les fondements établis par le décret du 20 mai 1903. Il faut placer cette institution à un niveau supérieur, celui d’une loi-cadre. J’avais espéré, un moment, que l’on s’inspirerait du modèle italien des carabiniers, dont l’organisation repose sur une loi organique et fondamentale. Je redoute à cet égard le rapprochement entre la gendarmerie, force à statut militaire, et la police. C’est dans ce sens que j’ai publié un article intitulé « Police-gendarmerie, clarifications, complémentarités, ou confusion puis fusion ? ». À mon avis, et je conclurai mon propos par cette idée, il faut absolument préserver la dimension et le caractère militaire d’une gendarmerie gardienne de l’État.