Force Publique

ÉDITORIAL

L’ESPRIT DE LA LOI

Pourquoi une nouvelle loi pour la gendarmerie ? Depuis le décret du 20 mai 1903, bible pour certains, catalogue périmé pour d’autres, aucun texte fondamental n’est venu ajuster le « système de la gendarmerie » à l’évolution de la Nation. Le projet ne manque pas de justification. Mais, s’agit-il de supprimer discrètement, du Code de la défense, des termes essentiels pour la gendarmerie, puis de réviser en conséquence le décret organique du 20 mai 1903, de manière à l’adapter à une situation de circonstance ? S’agit-il de poursuivre sa démilitarisation, dans la perspective d’une étape ultérieure, tout en affirmant avec force, pour tenter de dissimuler la manœuvre, que le gendarme est bien un militaire ? Ou bien s’agit-il d’une loi authentique, c’est-à-dire un texte synthétique, à portée très large, avec une vision à long terme, intégrant les enseignements fondamentaux des trois derniers siècles de l’histoire de la gendarmerie, dépassant les effets d’une situation conjoncturelle, avec pour objectif le meilleur service possible du citoyen, de la nation, de l’État, au moindre coût ? Quoi qu’il en soit, plusieurs questions préalables, essentielles, se posent.

La première est existentielle. A-t-on besoin, en France, d’une gendarmerie ? Autrement dit : pourquoi la gendarmerie ? La seule réponse apportée jusqu’ici, par l’institution, consiste à affirmer qu’il est mieux, pour la démocratie, d’avoir, en France, deux polices nationales, l’une dite civile et l’autre dite « à statut militaire ». Suivant cette logique, la Gendarmerie nationale n’aurait d’autres raisons d’exister que parce qu’il existe une Police nationale. Il aurait donc fallu attendre un texte du maréchal Pétain, du 23 avril 1941, instaurant l’étatisation des polices municipales, puis la loi du 10 juillet 1966 créant la Police nationale par regroupement de la Sûreté nationale et de la préfecture de Police de Paris, pour trouver, enfin, une justification à une Gendarmerie nationale dont l’existence, dans sa forme et ses principes actuels, remonte à la première moitié du 18e siècle. Pour le moins surprenant ! Sans négliger les bénéfices secondaires incontestables que peut procurer la diversité des services de police, cette situation ne peut servir d’explication fondamentale à l’existence de l’un comme des autres. Cette approche, exclusivement synchrone et comparative, d’un état actuel, fait fi de la dimension historique pourtant essentielle. Elle est à l’origine d’un double système coûteux. Elle a généré, au sein de la gendarmerie, un véritable complexe d’infériorité qui a conduit à cette stratégie, égalitariste, revendicative et suicidaire, de la parité. L’autre stratégie, celle de la valorisation des différences, de la complémentarité, de la répartition des missions en fonction de la nature des risques, des capacités spécifiques et des buts à atteindre était abandonnée, à partir de 1946, au fur et à mesure que se développait la Police nationale. C’est pourtant sur ces bases logiques de la complémentarité, des « degrés de force » adaptés à des degrés de risques que Guibert (Essai sur la Force publique) avait conçu cette organisation de la Force Publique en France, en 1790, dans un souci de meilleure efficacité possible et d’économie des fonds publics.

Pourquoi la Gendarmerie ? De Montesquieu à Guibert

La Gendarmerie nationale a sa propre raison d’être. Il faut la chercher au plus profond des origines de la nation française et des comportements particuliers des Français, récurrents tout au long de son histoire, stables jusqu’à nos jours. Née par nécessité, à la fin du Moyen-Âge, expérimentée au 16e et au 17e siècles, elle n’est véritablement pensée qu’au 18e siècle, en même temps que la Nation. La réponse à la question « pourquoi la Gendarmerie ? », on la trouve chez Montesquieu, Guibert, Rabaut-Saint-Étienne et Napoléon, entre autres.

Si Montesquieu ne parle ni de la maréchaussée ni, bien évidemment, de la gendarmerie, il pose cependant les bases de leur justification. « Le premier des empires est l’empire du climat » (De l’Esprit des lois, livre XIX). De ce postulat il déduit : « Ce sont les différents besoins dans les différents climats qui ont formé les différentes manières de vivre ; et ces différentes manières de vivre ont formé les différentes sortes de lois ». C’est ce raisonnement qui conduit à affirmer que le climat est le plus grand des déterminants dans l’organisation des sociétés, avant même les religions, explique Montesquieu, et que les comportements de ces groupes sociaux sont régulés par des lois qui peuvent donc varier d’une nation à une autre, principalement en fonction du climat. Quel rapport avec la gendarmerie ?

L’observation du développement géographique des gendarmeries, à travers l’Europe, au 19e et au 20e siècles, amène à une constatation curieuse. La presque totalité des pays d’Europe adoptent ce système au 19e siècle, même la Russie, après 1815. Progressivement cette expansion se stabilise. Certaines implantations disparaissent et la limite nord des pays dotés d’une authentique force publique de ce type s’établit, au cours du 20e siècle, le long de la limite nord… de la culture de la vigne ! Derrière cette boutade, on devine la réalité géopolitique : une limite culturelle, une limite de comportements, une limite de climat.

Si l’on poursuit sur la voie de Montesquieu, on admet que la meilleure constitution de la force publique nécessaire au développement et au maintien de la cohésion d’une collectivité nationale est celle qui correspond le plus exactement possible aux comportements dominants de ceux qui la composent, comportements déterminés, selon lui, essentiellement par le climat. Les nations du nord et du sud de l’Europe présentent, au-delà d’un socle de valeurs communes, base de la construction européenne d’aujourd’hui, de réelles différences que certains utopistes ou idéologues tentent de nier mais dont il faut bien tenir compte. L’ordre et la discipline, indispensables à la bonne harmonie sociale, ne sont pas les valeurs premières des pays du Sud. Une force publique intérieure à structure et organisation militaires apparaît alors comme la meilleure garantie de stabilité de ces pays, la meilleure pour qu’ils puissent se prémunir de leurs propres excès ou déficiences. A contrario, dans les pays du Nord, où ces vertus sociales sont presque naturelles, une telle force ne se justifie pas. Ainsi donc, en suivant Montesquieu, on peut dire que la gendarmerie est le type de force publique intérieure le mieux adapté, pour ce qui concerne la zone Europe - Méditerranée, aux pays se situant approximativement entre le trentième et le cinquantième parallèles, là où il existe aujourd’hui, là où il se redéploie actuellement, même après avoir disparu pendant plus d’un demi-siècle. La Gendarmerie nationale en France, les Carabiniers en Italie, la Garde civile en Espagne, la Garde nationale au Portugal, la Gendarmerie roumaine, les Gendarmeries marocaine, turque… sont des exemples qui vérifient cette affirmation.

Le développement et la persistance, en Europe, depuis la fin du 18e siècle jusqu’au 21e siècle, du système de force publique du type gendarmerie est une validation, a posteriori, de la théorie des climats de Montesquieu. Mais si celui-ci donne les clés d’une lecture, qui lui est posthume, de l’histoire de la gendarmerie, il ne cite jamais la maréchaussée, parmi les nombreux exemples qu’il avance. Il faut dire que, dans sa forme nationale, cette maréchaussée est encore naissante au milieu du 18e siècle.

C’est Guibert qui trouve, à partir des idées de Montesquieu, une justification explicite de la gendarmerie, encore maréchaussée à son époque. « S’il y a une nation [la France] au monde ou une police forte, active et vigilante, soit nécessaire, c’est surtout celle-ci. Elle a des premiers mouvements, si prompts, si mobiles et si violents ». (Essai sur la Force Publique, 1790). Ce serait donc cette propension à l’émotion populaire, caractéristique nationale particulière, qui justifierait l’existence d’une telle force publique, fortement structurée et organisée, autrement dit, de type militaire. Et Guibert d’ajouter, à propos de la maréchaussée, en pleine période révolutionnaire où tout est remis en cause : « Ne désorganisons pas encore ce moyen de force qu’il s’agit seulement de régler et de soumettre à de meilleurs principes… c’est le moyen de police le plus efficace qu’il [le pouvoir exécutif] ait dans les mains ». 

Rabaut-Saint-Étienne, père de la loi fondamentale du 16 février 1791, sur la Gendarmerie nationale, puis Napoléon conforteront ces réponses, le premier en soulignant sa totale neutralité politique, le second affirmant que « c’est la manière la plus efficace de maintenir la tranquillité d’un pays » (Lettre au roi de Naples, 16 mai 1806). Il faudra ensuite attendre 1987 pour voir réapparaître la même justification, dans la bouche de Jacques Chirac, alors Premier ministre qui, lors de sa visite à la gendarmerie, à Dijon le 29 mai 1987, la définissait ainsi : « Pour se garantir de leurs propres excès, les Français ont inventé une force publique suffisamment proche d’eux pour qu’ils l’aiment et suffisamment disciplinée pour qu’ils la craignent ». Proximité et discipline, autrement dit : dispositif des brigades et organisation militaire, forme de police la mieux adaptée aux comportements des Français.

Un monde à venir, à la mesure des capacités de la Gendarmerie

Et demain ? Le président de la République a récemment souligné deux des principaux déterminants du monde à venir. Le réchauffement climatique tout d’abord. Revoilà Montesquieu. Parfois considérée avec un bienveillant dédain dans un passé encore récent, sa théorie du climat retrouve un nouveau souffle et donne à son auteur une aura de prophète. Mais on est loin, aujourd’hui encore, d’avoir tiré toutes les conséquences de ce réchauffement climatique inéluctable. Entièrement focalisée sur les conséquences physiques du phénomène, l’opinion publique comme les médias ne semblent pas encore prendre la mesure des conséquences géo - démographiques qu’il va aussi inéluctablement entraîner. Certes, les migrations de population sont présentes dans les soucis quotidiens des responsables politiques, depuis longtemps ; mais l’ampleur des mouvements à venir, du Sud vers le Nord, conséquences directes ou indirectes du réchauffement climatique, me semblent totalement sous-estimées. La question, demain, ne sera plus seulement : comment les arrêter ; mais surtout : comment « faire avec ».

Le second déterminant serait le retour des religions. Quoi que l’on puisse penser, ceux qui ont cru que l’athéisme était l’un des socles de l’organisation sociale du monde de demain, ceux-là se sont trompés et le déclin supposé des religions chrétiennes ne saurait servir de prétexte pour contester une réalité indiscutable. Du coup, la neutralité laïque trouve, elle aussi, un nouveau souffle face à une montée des religions susceptible de générer des dérives communautaristes mettant à mal toute organisation sociale de type républicain.

À ces déterminants on peut en ajouter d’autres tels que : les effets de la mondialisation, la persistance de la Nation comme mode d’organisation sociale privilégié - dont la fin, régulièrement annoncée par certains idéologues, est, tout aussi régulièrement, infirmée par les faits - les atteintes à l’environnement, les remodelages géopolitiques internationaux ou au sein même des nations, devenus inéluctables…

Mais revenons, non plus avec Montesquieu mais avec Guibert, à cette question : les Français ont-ils changé ? Sont-ils encore, comme le soulignait Guibert, à son époque, pour justifier la maréchaussée, « prompts à s’émouvoir » ? Que d’illustrations, pratiquement chaque année ! Une place de finaliste dans une coupe du monde de football, un Contrat Première Embauche qui ne passe pas, deux jeunes qui perdent la vie dans des circonstances dramatiques… et toute la France s’embrase, dans l’excès de joie comme dans l’excès de colère… Aucun pays au monde n’a, à ce niveau et avec une telle fréquence, cette capacité à « s’émouvoir ».

Quelles conséquences ces déterminants et cette persistance des comportements peuvent avoir, à terme, sur l’ordre public, en France et en Europe ? Que le réchauffement climatique engendrera des désordres et des problèmes sociaux, dans les pays dits tempérés, paraît une évidence. Dire que la montée des religions comporte un risque de fractures et d’émergence d’une organisation sociale de type communautariste, menaçant l’unité nationale, ne semble pas un propos excessif. Affirmer que la nécessaire décentralisation et la réorganisation territoriale, visant à adapter l’État - nation, comportent également des risques d’affaiblissement de l’État et de dissolution de la Nation, tombe sous le sens. Peut-on ébaucher, sur la base de ces évolutions probables et en intégrant les enseignements de l’actualité, les contours que pourraient prendre les troubles à l’ordre public de demain, non seulement pour se doter des moyens d’y faire face mais, plus encore, pour s’organiser en vue de les prévenir ? Sans doute verra-t-on de nouvelles menaces, dont le terrorisme ne représente probablement que l’un des aspects. Entre la guerre et le crime, c’est probablement là, bien plus encore que par le passé, le champ des troubles à l’ordre public de demain.

Les raisons qui ont présidé à la création et au développement de la Gendarmerie nationale sont loin d’être caduques. Bien au contraire. Tout laisse à penser que le monde de demain aura besoin de ce type de force publique militairement organisée pour faire face, soit par son dispositif de brigades, soit en unités mobiles constituées, à des menaces trop diffuses pour relever d’un traitement militaire classique et trop structurées et territorialement trop étendues pour être appréhendées sous le seul aspect de la police judiciaire.

La Gendarmerie : un système pour construire la nation et maintenir la cohésion sociale

Ces considérations conduisent à une autre question, de fond. Quelle organisation de la force publique en France pour le 21e siècle ? C’est sans doute par là qu’il aurait fallu commencer avant de se lancer dans un projet de loi sur la gendarmerie. Or la réflexion dans ce domaine est encore bien pauvre. Soit qu’elle se limite à l’analyse immédiate des coûts et à des mesures de réductions de crédits, réparties davantage en fonction de la puissance des lobbys, syndicats compris, que de la réelle nécessité. Soit qu’elle procède de la concertation, d’abord en cénacles fermés d’adeptes choisis, au sein de chacune des forces considérées, puis entre elles, conduisant à une répartition des tâches autant déterminée par la collusion d’intérêts corporatistes complémentaires que par la recherche de l’efficacité. Soit encore qu’elle procède d’un raisonnement aussi primaire qu’absurde, lorsqu’on ne tient pas compte des effets de seuil, de la spécificité des risques et des conditions différentes d’exercice des missions, avec le postulat de base « l’unique coûte moins cher » et son corollaire, avancé au nom de la pseudo - polyvalence des forces « n’importe qui peut faire n’importe quoi ». Policiers, gendarmes, militaires des armées seraient interchangeables et pourraient donc remplir indifféremment bon nombre des missions d’ordre public. De telles approches conduisent à des répartitions de missions ou à des superpositions de dispositifs assez invraisemblables et plus coûteuses encore.

Un exemple est fourni par la manière dont police et gendarmerie tentent de se répartir le territoire national et notamment les banlieues. Le problème des banlieues peut être considéré sous trois approches, non exclusives d’ailleurs. Deux d’entre elles sont bien connues. Partant du constat que les banlieues sont des lieux privilégiés de délinquance, c’est en termes de police que l’on cherche d’abord à trouver une solution, dans une lutte, sans cesse à renouveler, contre la délinquance. Sur ce plan, gendarmerie et police sont à égalité de capacités. En remontant aux causes de la délinquance, on découvre le chômage, « la glandouille », les déficiences scolaires, l’absence de qualification… Alors on développe le traitement social des banlieues : zones franches et autres « plans banlieues ». C’est nécessaire, mais cela ne réglera pas le problème de fond. Il faut encore remonter d’un degré dans la chaîne des causes, pour identifier l’origine du mal : un défaut d’intégration sociale et nationale. Si l’on veut traiter les racines de ce mal, c’est là qu’il faut porter l’effort. Pour ce faire la Gendarmerie nationale a un rôle exceptionnel qu’elle est la seule à pouvoir jouer. Pourquoi ?

Quel a été le rôle fondamental de la gendarmerie, depuis la fin du 18e siècle ? Construire la Nation, garantir son unité, maintenir la cohésion sociale, contribuer à élaborer l’identité nationale. Comment ? Pas seulement par sa fonction d’interdit qu’elle partage d’ailleurs avec les polices municipales et, depuis 1966, avec la Police nationale. Mais d’abord, surtout et spécifiquement, par son système. C’est Napoléon qui parle le premier du « système de la gendarmerie » (lettre au roi de Naples, 16 mai 1806). Ce système est qualifié par un seul adjectif : militaire. C’est de cette qualité de militaire que la gendarmerie tire toute sa force. Autrement dit, ce n’est pas la nature des tâches qu’elle accomplit, et que d’autres peuvent aussi accomplir, qui lui donne cette capacité nationalisante spécifique et exceptionnelle, mais la forme militaire, qui lui est propre, dans laquelle elle les exécute. Quand on a compris cela, on voit bien que pour accroître la capacité de la gendarmerie, il faut non seulement lui donner les moyens de ses actions mais avant toute chose, en permanence, renforcer, restaurer lorsqu’il faiblit, son caractère militaire. C’est la source de sa capacité particulière.

Mais que recouvre, pour elle, ce qualificatif générique de « militaire » ? Tout d’abord une appartenance, une adhésion aux valeurs, aux rites, et à l’esprit propres à la communauté des militaires, ayant pour effets la nécessaire consolidation interne d’un corps territorialement disséminé, la manifestation de sa solidarité avec les autres forces armées et la diffusion externe de représentations symboliques de l’État et de la Nation. Ensuite des règles de fonctionnement spécifiques, fondées sur une hiérarchie stricte et une discipline rigoureuse qui garantissent l’exécution, sans faille et sans excès, des missions, dans les situations les plus difficiles, avec des moyens et des méthodes propres aux forces armées, suivant des ordres déclinés et contrôlés d’un échelon à l’autre. Enfin un dispositif très particulier, sans doute le moyen de contrôle social et national le plus original, le plus ingénieux et le mieux adapté qui soit dans le monde des nations modernes : le système des brigades. La brigade, à la fois référence identitaire stable et permanente, ultime point de déconcentration de l’autorité de l’État où converge également la protection des intérêts du citoyen, dernier maillon, au plus près des populations, d’une organisation fortement intro - déterminée par la chaîne hiérarchique, auto régulée par la vie en caserne impliquant les familles, régulatrice des tensions sociales locales, associée dans un maillage territorial serré, contribuant ainsi à intégrer les populations, quelles qu’elles soient et d’où qu’elles viennent, dans la Nation.

Ceux qui douteraient de ce rôle fondamental de construction de Nation, propre à une gendarmerie, seront peut-être plus sensibles à l’actualité qu’à l’histoire. La Belgique était construite sur deux piliers : le roi et la gendarmerie belge. Cette dernière, très habilement et savamment composée, de gendarmes flamands et wallons, obligatoirement bilingues à partir d’un certain grade, était le garant de l’unité nationale. Les Belges ont supprimé leur gendarmerie. Qu’en est-il aujourd’hui de la Belgique ? Que serait l’Italie sans les carabiniers ?

Ces réflexions ouvrent deux nouveaux tiroirs. Tout d’abord la réponse à la question posée ci-dessus à propos du rôle de la gendarmerie dans les banlieues et, en particulier, dans les zones sensibles. Si son rôle spécifique, vérifié tout au long de son histoire, est bien de construire la Nation par intégration, à l’aide de son dispositif particulier, pourquoi ce dispositif se trouve-t-il exclu progressivement des banlieues, là où, plus qu’ailleurs, on en aurait aujourd’hui besoin ? Puisque l’on parle de police de proximité, c’est-à-dire de la diffusion, par contact, de références identitaires et d’interdits, quel est le meilleur système ? Entre un commissariat à l’effectif de 150 policiers (même avec quelques bureaux déconcentrés) venant prendre leur service de différentes communes, 6 à 8 jours par quinzaine et 5 brigades de gendarmerie à l’effectif de 30 chacune, territorialement réparties, vivant en caserne, au milieu de la population, en famille, avec des enfants scolarisés dans les écoles du quartier, quel est le dispositif le plus proche des populations, capable d’assurer leur intégration ? Avec bien sûr de vraies brigades, pas seulement des logements loués dans une cage d’escalier de HLM. La brigade c’est la bonne distance, « suffisamment proche pour qu’ils l’aiment, suffisamment disciplinée pour qu’ils la craignent ». À propos de discipline, lequel des deux systèmes est le mieux adapté, lors de situations difficiles, dans les banlieues ? Il est clair que de telles circonstances conduisent nécessairement à durcir les moyens de police. Or dans ce pays, où l’on est « si prompts à s’émouvoir », policiers et gendarmes compris, rendre plus forte une police civile c’est prendre le risque de la rendre brutale et, à court terme, la certitude de faire naître des tensions. Une police forte par construction, telle la gendarmerie, ne court pas le même risque ; son contrôle hiérarchique et la discipline qui en découle limitent considérablement ce genre de dérapage. C’est sans nul doute l’une des explications de l’écart considérable, en nombre de plaintes déposées contre policiers d’une part et gendarmes d’autre part, régulièrement constaté par la Commission Nationale de Déontologie de la Sécurité.

Le décryptage des vrais motifs de ce repli négocié entre les administrations concernées est aisé ; il ne met pas en évidence la recherche de la meilleure efficacité au moindre coût ; la question n’étant même pas posée puisque l’on part du principe que l’une ou l’autre c’est pareil. Rapportée, non pas à la lutte contre la délinquance, qui n’est, en l’occurrence, que le traitement d’un symptôme, mais au défaut d’intégration sociale et nationale, qui est la racine du mal, la répartition de la responsabilité des banlieues entre police et gendarmerie est un véritable contresens politique.

La force publique en France : un système à réorganiser complètement

La question des zones périurbaines difficiles, évoquée ici, n’est qu’une illustration, parmi d’autres, des imbroglios coûteux, souvent inefficaces, auxquels a conduit un développement non coordonné et incontrôlé, pendant plusieurs décennies, de deux systèmes de force publique devenus concurrentiels, poursuivant des objectifs propres d’administration, pas toujours conformes à l’intérêt général. C’est bien tout le système de l’organisation de la force publique intérieure, en France, qui est à repenser et à reconstituer, à partir, non pas de deux forces mais des quatre forces aujourd’hui concernées : les polices municipales, la Police nationale, la Gendarmerie nationale, les armées ; sur la base de la valorisation de leurs capacités spécifiques en fonction de la nature des risques, des effets à produire, d’une organisation territoriale à définir, dans une authentique complémentarité, et… au moindre coût.

On est encore bien loin, hélas, de cette démarche. Les luttes d’administration prennent toutes les formes. La Police nationale continue sa grande parade nuptiale, à grands coups de cérémonies militaires, d’attribution de grades militaires à tout va, de cliquetis de sabres et de banderoles tricolores, pour se faire passer pour ce qu’elle n’est pas, un corps militaire, faire illusion, entraîner la confusion dans l’opinion publique, dans les médias et chez les décideurs politiques, pour séduire ou contraindre au mariage forcé une Gendarmerie nationale tellement en mal de reconnaissance, prête à tout pour peu qu’on lui dise que ses gendarmes sont de « bons flics » dans le domaine judiciaire. Donner aux uns l’apparence du militaire, abaisser le caractère militaire des autres pour rendre possible la fusion, telles sont les trop grosses ficelles d’un jeu de pouvoir qui ne trompe plus personne, dans lequel l’allusion à l’intérêt général n’est plus qu’un alibi pour tenter de rendre crédible une manœuvre grossière dont la réalisation entraînerait, outre un coût faramineux, une perte d’efficacité certaine, un préjudice identitaire considérable, plus encore pour la Nation que pour l’institution. Il est temps que les élus de cette Nation s’emparent de la question globale de la réforme et de la réorganisation de la force publique en France, sur d’autres bases que celles des velléités de pouvoir des uns ou des autres et en allant chercher auprès de juristes, sociologues, historiens reconnus, voire dans le secteur privé, autant que dans les administrations concernées, les informations dont ils ont besoin. Il y a là des gains de productivité possibles considérables, sans doute plusieurs dizaines de milliers de postes de fonctionnaires à économiser. Mais certainement pas par une organisation unique qui conduirait exactement au résultat inverse.

Restaurer le caractère militaire de la Gendarmerie

La seconde question, ouverte au chapitre précédent, porte sur le caractère militaire de la gendarmerie, d’où elle tire toute sa force spécifique. Où en est la militarité de la gendarmerie, aujourd’hui ? Dans une phase circonstancielle de déclin. Ce n’est ni la première fois ni anormal. La gendarmerie est un outil militaire, appliqué à des tâches civiles, qui, de ce fait même, se détériore et s’use rapidement. Il faut sans cesse le reforger. Pour maintenir cet outil en état militaire, l’institution n’a connu, depuis le début du 18e siècle, jusqu’en 1989, que deux méthodes : l’épuration et la remilitarisation. Après trente ans de déclin, à la fin du 17e siècle et au début du 18e siècle, c’est l’édit du 9 mars 1720, « portant suppression de tous les officiers et archers des Maréchaussées et établissement de nouvelles compagnies de Maréchaussées dans toute l’étendue du royaume », qui pose les fondations de la gendarmerie contemporaine. Dissolution puis reconstitution sur des bases militaires renforcées. Depuis cette date, à chaque fois qu’elle a failli, soit pour des motifs internes d’indiscipline ou pour des motifs politiques, épuration et remilitarisation ont été les deux seuls modes d’adaptation de la gendarmerie. Épurations de la fin du 18e siècle et du début du 19e, par Napoléon Bonaparte pour en extirper l’esprit « vaurien », suivant son expression (Note pour le ministre de la police, 1er mars 1805), épuration de 1815-1816 après l’Empire, épurations de 1830 et de 1848 pour des motifs politiques, épuration de 1945, pour les raisons que l’on sait. La remilitarisation, quant à elle, s’est faite au rythme aléatoire des guerres auxquelles a participé la gendarmerie, depuis celles de la Révolution et de l’Empire jusqu’à celles d’Indochine ou d’Algérie, ou par la constitution d’unités strictement organisées sur le modèle militaire, telles les légions de Garde républicaine mobile, à partir de 1929.

Mil neuf cent quatre-vingt-neuf marque un tournant capital dans la mise en œuvre de ces procédures. À la suite de cette première crise d’août 1989, l’État, prenant conscience de sa lourde responsabilité dans la dégradation de la situation de la gendarmerie, n’osa pas sanctionner. L’institution eut le réflexe de la remilitarisation en recréant, en 1991, les légions de gendarmerie mobile, seule mesure qui pouvait redonner à la gendarmerie l’esprit militaire qu’elle était en train de perdre. En reconstituant cette structure spécifiquement militaire, véritable ferment dont les effets diffusaient dans tout le corps par le jeu des mutations des personnels, elle réactivait une organisation qui, par le passé, avait déjà fait ses preuves. La suppression de ces mêmes légions, une dizaine d’années plus tard, alors qu’elles donnaient entière satisfaction, marque une étape qu’il est difficile de ne pas interpréter comme une volonté délibérée de démilitariser un peu plus l’institution… à moins qu’il ne s’agisse d’une erreur due à l’ignorance. Il n’y a pas d’autre alternative d’explication, sauf à tenter de s’en sortir en invoquant l’utilité de la suppression d’un échelon hiérarchique en trop, argument qui, rapporté à l’enjeu, apparaît totalement dérisoire. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir, aujourd’hui, à l’occasion de la préparation du projet de loi, ceux-là mêmes, qui ont consenti ou procédé à cette dissolution, émettre de grandes protestations de militarité de la gendarmerie.

Privé de cet outil exceptionnel du maintien de la militarité de la gendarmerie, et à défaut de le reconstituer – mais, après tout, pourquoi pas ? – il faut envisager d’autres modes de régulation du « système de la gendarmerie » pour lui conserver, quelles que soient les circonstances, sa force spécifique, c’est-à-dire son caractère militaire. L’investissement dans les opérations extérieures, le recrutement accentué parmi d’anciens militaires des autres forces armées en font partie. Il ne suffira pas, en effet, d’inscrire dans une loi que la gendarmerie est une force publique militaire, encore faudra-t-il réhabiliter et consolider, dans les faits, cette militarité momentanément en déclin. En interne, dans les secteurs déjà évoqués, notamment la pratique des valeurs de disponibilité et de rigueur, l’état d’esprit et la discipline, l’organisation et le fonctionnement du service, le développement et le renforcement de la fonction de la brigade. En externe, pour conserver à ses responsables hiérarchiques la plénitude du commandement, la neutralité politique, l’indépendance et la liberté d’action nécessaires à tout militaire pour répondre, efficacement mais dans les règles, aux sollicitations des diverses autorités d’emploi civiles.

Une loi pour la gendarmerie, c’est une demande des militaires de cette institution qui date de plusieurs années. Ils souhaitaient, à la fois, la confirmation de leur état militaire, du caractère militaire de leur institution et la reconnaissance de leur spécificité. Ce ne sont pas les gendarmes qui ont voulu leur rattachement au ministère de l’Intérieur. Leur demande initiale a été progressivement modifiée, voire détournée, pour divers motifs, y compris ceux, mal dissimulés, de lobbys qui ont vu là l’occasion inespérée d’une OPA hostile et qui tentent de reconstituer, à leur profit, sous une autre appellation, le grand ministère unique de la Police Générale de Fouché (1804-1810) ou de Maupas (1852-1853).

Être militaire ou disparaître, tel est le choix pour la gendarmerie d’aujourd’hui. La réponse ne lui appartient pas. Elle appartient aux élus de la Nation, contraints de la mettre en forme dans un exercice complexe et subtil qui ressemble fort à la quadrature du cercle : lui conserver son caractère militaire, avec tout ce que cela implique obligatoirement, notamment en matière d’application des règlements militaires, tout en la rattachant au ministère de l’Intérieur.

Général (2s) Georges Philippot
Président de la Société Nationale Histoire et Patrimoine de la Gendarmerie