« la plupart des parisiens ignorent qu’il y a dans la seine des gendarmes chargés de faire appliquer les lois » : les brigades de gendarmerie de la compagnie de la seine dans les années trente
Bernard Mouraz
Adjoint au chef du Bureau « Études-Traditions-Symbolique » du département de la Gendarmerie nationale du Service historique de la Défense.
En 1910, l’archiviste parisien Marius Barroux écrit qu’à Paris « les gendarmes ne sont guère que les auxiliaires du recrutement »(1). Dans l’article « Gendarmerie de Paris » du dictionnaire d’Alfred Fierro consacré à l’histoire de Paris et publié en 1996, l’auteur renvoie à « Garde de Paris », sans autre précision(2). Comment les Parisiens pourraient-ils mieux connaître la présence et les missions, dans la capitale et ses abords, d’une institution militaire quand les historiens de Paris la méconnaissent ?
Le but de cette communication, qui se limite aux années trente, est de montrer que la présence de la gendarmerie dans la capitale et sa proche banlieue n’est pas uniquement liée à des questions militaires, même si celles-ci sont essentielles. Par ailleurs, si les gendarmes du département de la Seine remplissent des missions assez proches de celles qu’accomplissent leurs collègues des zones rurales, à la différence de ceux-ci, ils n’en ont pas, particulièrement dans Paris intra-muros, l’exclusivité.
« L’insuffisance des effectifs de la compagnie de la Seine a été maintes fois signalée »
La compagnie de gendarmerie départementale de la Seine est constituée de l’arrondissement de Paris et des sections de Saint-Denis, Courbevoie, Sceaux, Vincennes et Montrouge. L’arrondissement de Paris est divisé en deux sections comprenant chacune quatorze brigades, sans compter les deux brigades maritimes créées en 1926 et qui sont détachées de la gendarmerie quand, par le décret du 30 octobre 1935, la gendarmerie maritime est replacée dans les attributions de l’état-major de la marine. Avec les 74 brigades de la petite banlieue, la compagnie de la Seine compte donc au total, durant l’entre-deux-guerres, 102 brigades.
Pendant les années trente, l’effectif réglementaire – qui n’est jamais atteint – est compris approximativement entre 551 officiers et sous-officiers(3) et 605 militaires(4), dont 30 % environ est affecté dans la capitale. Ce qui fait, dans un département comptant près de cinq millions d’habitants, d’après le recensement de 1936, un gendarme pour presque neuf mille âmes(5). Pour les 2 800 000 Parisiens, le rapport est de un pour 16 500 ! Toutefois, près de 20 000 gardiens de la paix, de la préfecture de police(6), auxquels il faudrait ajouter les 3 000 gardes républicains et les 2 000 gardes républicains mobiles casernés dans la Seine, veillent à la tranquillité de Paris et de ses alentours immédiats.
Les deux sections parisiennes se répartissent équitablement les vingt arrondissements de la capitale selon une coupe est-ouest. La partie orientale est dévolue aux brigades de la 1re section, dite de Paris-Minimes ; la partie occidentale de Paris ressortit à la 2e section, baptisée Paris-Exelmans. La 1re section dispose, en 1933, d’un effectif réglementaire de 78 sous-officiers, mais, en tenant compte des détachements, seuls 69 militaires y sont réellement affectés(7). On trouve probablement un chiffre identique dans la 2e section. Pour faire face à l’augmentation des missions des brigades parisiennes, une 3e section a été prévue dès 1921. La dépêche ministérielle du 20 février 1934 entreprend cette création en prévoyant un effectif d’un capitaine, sept gradés et 52 gendarmes(8). Mais par l’impossibilité de trouver un nouveau casernement dans Paris, cette nouvelle section ne sera jamais installée. Une autre dépêche ministérielle du 3 avril 1936 autorise alors « l’affectation pour ordre à cette section des militaires de la légion en congé de longue durée pour tuberculose »(9). En 1938, le colonel Balley, alors commandant de la légion de Paris, propose, en vain, de répartir ces effectifs inutilisés entre les brigades des deux sections parisiennes(10).
La question du casernement dans Paris intra-muros est un véritable problème pour l’Arme. La gendarmerie départementale dispose de deux casernes : celle des Minimes, située au 12 de la rue de Béarn, dans le 3e arrondissement, qui abrite non seulement les brigades de la 1re section, mais également les bureaux de la légion de Paris et de la compagnie de la Seine, et celle d’Exelmans, 51 boulevard Exelmans, dans le 16e arrondissement, où se trouvent les brigades de la 2e section. Si la loi du 31 mars 1931 oblige l’État à prendre en charge toutes les dépenses relatives aux casernes de la gendarmerie, celui-ci doit s’entendre avec les administrations territoriales ou municipales pour louer des bâtiments (quand ils existent). Or, ni la Ville de Paris, ni la préfecture de la Seine ne veulent « céder » un immeuble ou un terrain pour y installer une nouvelle caserne. Et, profitant du décret-loi du 12 novembre 1938 qui préconise des « économies administratives », la préfecture de la Seine annonce alors qu’elle suspend toute construction nouvelle pour la gendarmerie. Le colonel Balley proteste contre cette interprétation « abusive » du décret-loi : la gendarmerie étant avant tout un corps militaire et non une « administration civile », elle participe à la défense nationale dont les priorités ont été exclues des économies gouvernementales. Les besoins de la gendarmerie en effectif, dont « l’insuffisance […] reconnue de longue date, a été maintes fois signalée », exigent de nouvelles casernes(11). La sous-direction de la gendarmerie adresse, le 19 décembre 1938, une lettre au préfet de la Seine pour appuyer les arguments du colonel Balley(12). Nous n’avons malheureusement pas le texte de cette correspondance, mais nous pouvons penser qu’elle satisfait le commandant de la légion de Paris, puisqu’il en envoie une copie à tous ses commandants de compagnie pour pouvoir « l’invoquer dans le cas où le préfet ou le conseil général [de leur département] manifesteraient l’intention d’arrêter les projets de construction de casernes »(13). La « victoire » du colonel Balley sera cependant brève : un peu plus de huit mois plus tard, la France entre en guerre et la préfecture de la Seine a d’autres priorités.
« Il faut un personnel choisi ayant fait ses preuves et inspirant toute confiance »
La façon de travailler dans la compagnie de la Seine diffère de celle qui est pratiquée dans les compagnies départementales de province. Bien souvent, le gendarme opère isolément. Les tournées en binôme n’existent pas dans la capitale et les grosses agglomérations de banlieue. Ceci inquiète quelque peu la hiérarchie car les militaires « échappent à toute surveillance et doivent être particulièrement trempés pour résister aux tentations de toutes sortes qui les entourent »(14). Ce qui explique que la légion de Paris préfère y affecter du personnel expérimenté. Beaucoup de gendarmes chargés de famille, et ayant douze à quinze ans de service, espèrent ainsi terminer leur carrière à Paris, ou, pour le moins, dans les brigades « externes » de la compagnie de la Seine afin de permettre à leurs enfants de poursuivre leurs études dans les collèges de la région parisienne ou d’apprendre un métier ; ce qui n’est pas possible dans une brigade rurale. Les candidatures sont nombreuses et les listes d’attente sont plus longues que dans les légions provinciales.
L’instruction du 27 juin 1929, prévoyant de donner la priorité d’affectation aux gardes républicains mobiles titulaires du brevet de chef de peloton et de section, dans le but « d’éveiller [leur] émulation », suscite, quelques années plus tard, en 1934, une réaction négative du colonel Simon, chef de la légion de Paris(15). Les gardes choisissent en effet les grandes villes et plus particulièrement celles de la région parisienne. Or les listes d’attente, notamment pour Paris, sont telles que « jamais un gendarme ne pourra espérer y être affecté ». La priorité accordée aux « mobiles » est considérée, par les gendarmes départementaux qui ont présenté leur candidature dans le département de la Seine, comme une injustice et entraîne de nombreux mécontentements. Par ailleurs, le commandant de la légion de Paris estime que l’affectation de jeunes débutants « n’ayant aucune notion du service des brigades » peut avoir des conséquences « très nuisibles à l’intérêt du service ». Ainsi, toute au long de la période, la légion orientera plutôt les candidatures vers les compagnies de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne, ne conservant pour la compagnie de la Seine que celle des gendarmes qui « ont un bon dossier ». Ne seront affectés à Paris que les militaires présentant toutes les garanties de sérieux. C’est du moins le discours tenu : « Il faut dans les sections de Paris, écrit le colonel Simon dans son rapport, un personnel choisi, ayant fait ses preuves ailleurs et inspirant toute confiance ».
La capitale, plus que le service, attire les militaires de la gendarmerie. Si dans les rapports sur l’état d’esprit du personnel le rédacteur commence, bien entendu, par affirmer que « le moral est bon », on se rend compte, ensuite, que la situation réelle est quelque peu différente. Ces comptes rendus mettent davantage en avant les plaintes des militaires de la gendarmerie que leurs satisfactions. Si les récriminations contre un service trop important et un avancement trop lent se retrouvent dans certains rapports des légions de province, celles dénonçant une situation matérielle précaire sont plus criantes dans la région parisienne qu’ailleurs. La conséquence immédiate est que « nombre de bons éléments partent prématurément en retraite proportionnelle », parce qu’ils « trouvent dans la vie civile des emplois avantageux et moins pénibles »(16).
Le mouvement ne fera que s’accentuer, malgré la crise économique qui atteint la France en 1931. Et ce, d’autant plus que les gendarmes sont aussi touchés par la politique déflationniste mise en place en 1934 et 1935. Le Gouvernement de Gaston Doumergue, en avril 1934, et celui de Pierre Laval, en juillet 1935, signent des décrets-lois imposant notamment une baisse autoritaire des traitements, des soldes et des pensions(17). Tous les gendarmes sont évidemment concernés par ces réductions, mais ceux de la région parisienne, où le coût de la vie est plus élevé qu’en province, sont durement frappés. En novembre 1937, un an et demi après l’arrivée au pouvoir du Front populaire, le commandant de la légion de Paris écrit que « les traitements actuels ne permettent plus aux militaires chargés de famille de subvenir à leurs besoins ; seuls les ménages où la femme travaille connaissent un peu de bien-être »(18) ; et quelques jours plus tard, alors que les départs vers la vie civile continuent, il constate que « le nombre de gendarmes qui achèvent leur carrière dans l’Arme est […] sensiblement moindre que celui des démissionnaires »(19).
Mais, ces démissionnaires, où vont-ils ? « Les meilleurs gradés et gendarmes, ceux qui ont des moyens, s’évadent, grâce aux emplois réservés, vers la police d’État, les douanes, les contributions », peut-on lire dans un rapport de 1936 sur l’état d’esprit du personnel(20). Deux ans plus tard, un rapport identique évoque les « départs de plus en plus fréquents de nos meilleurs éléments vers cette police qu’ils coudoient et… envient »(21). Il convient de rappeler ici la situation du département de la Seine : l’omniprésence de la préfecture de police oblige la gendarmerie à s’adapter à cette situation particulière. Véritable « État dans l’État », selon le poncif habituel, la préfecture de police détient dans la capitale des prérogatives de droit en matière de police judiciaire et de sécurité publique. Et, depuis le décret-loi du 25 juin 1934, les gardiens de la paix des communes suburbaines de la Seine sont rattachés à la direction générale de la police municipale de la préfecture(22). Cette dualité, nous le verrons plus loin, est parfois source de tensions. Par ailleurs, en 1935, le ministère de l’Intérieur étatise les polices municipales de cent soixante-quatorze communes de Seine-et-Oise et de dix-neuf communes de Seine-et-Marne(23), deux autres départements du ressort de la légion de Paris. Or, mis à part cette concurrence non avouée, le traitement des fonctionnaires de police de la préfecture et du ministère de l’Intérieur est très supérieur à celui des militaires de la gendarmerie. Ce qui explique cet « appel d’air » chez les gendarmes qui « considèrent que leur service s’apparente à celui des agents des polices d’État, plus qu’à celui des sous-officiers des corps de troupe »(24). Aussi, à deux reprises, le colonel Balley argumentera sur l’insuffisance des soldes de ses militaires en accompagnant ses rapports d’un tableau comparatif avec les traitements des policiers du département de la Seine(25).
Restent donc ceux qui n’ont pas suffisamment d’ancienneté pour prétendre à une retraite proportionnelle substantielle et « les poids morts et les incapables dont la proportion devient excessive : 20 à 30 % d’après certains commandants d’unité »(26). Ce qui est paradoxal avec le discours officiel de la légion qui entend n’affecter qu’« un personnel choisi ». Les cadres s’inquiètent de la présence de militaires peu motivés et découragés par leurs conditions de travail et leur situation matérielle. Le moindre signe de mécontentement suscite une enquête méticuleuse, comme en 1934 quand une lettre anonyme est adressée au général commandant la gendarmerie de la Région de Paris(27). Même réaction, en 1937, quand trois gendarmes – qu’on recherche – auraient, à proximité de la caserne des Minimes, fait part de rumeurs critiquant vivement des officiers(28). Le commandement craint surtout qu’une partie du personnel soit sensible à la propagande des partis extrémistes. « Rien ne permet de penser que la propagande communiste qui s’exerce actuellement ait prise sur le personnel », écrit en 1929 le commandant de la 1re section de Paris(29). Le souvenir des tentatives d’infiltration par le parti communiste des forces armées d’occupation – dont la gendarmerie – dans la Ruhr en 1923-1924 est toujours présent(30). Par ailleurs, jusqu’en 1935, l’organe du parti, L’Humanité, lance régulièrement de violentes campagnes antimilitaristes appelant à la désertion et cherchant à toucher la « base » en dénonçant la brutalité et l’arbitraire de la hiérarchie (les « gueules de vache »)(31). En 1931, les gendarmes de Paris sont mis en garde contre des « sociétés de « non gradés » de la gendarmerie retraités » qui chercheraient à recruter des militaires en activité et adresseraient des lettres de revendications en s’en prenant aux gradés(32). Après l’arrivée au pouvoir du Front populaire, c’est l’extrême droite qui représente une menace. L’armée est infiltrée par des réseaux anticommunistes clandestins, protégés par des hautes personnalités militaires(33). Ces tentatives de déstabilisations, dont l’Espagne donne alors l’exemple le plus inquiétant, n’ont pas eu de prise sur les gendarmes qui « restent nettement en dehors des luttes politiques et se cantonnent dans une parfaite impartialité »(34), malgré les attaques dont sont l’objet les forces de l’ordre après l’émeute du 6 février 1934. « Les gendarmes conservent un bon esprit malgré le voisinage d’agents [de police] syndiqués et mieux payés »(35).
« L’activité de la gendarmerie est, entièrement ou presque, absorbée par ses attributions militaires »
Les difficultés du service de la gendarmerie dans le département de la Seine proviennent, en partie, de la position de la capitale dans un pays jacobin. Le pouvoir politique et économique est à Paris, où sont aussi concentrées, à proximité, les grandes entreprises industrielles employant des milliers de travailleurs. Et, si la province n’en connaît pas moins la crise économique, celle-ci semble prendre des proportions plus grandes dans la région parisienne où le nombre des chômeurs est plus élevé qu’ailleurs. Le maintien de l’ordre public paraît plus difficile parce que les interventions des forces de l’ordre doivent être fréquentes. La violence politique, même si elle existe dans les grandes agglomérations de province, atteint une ampleur telle que de nombreuses manifestations et heurts entre groupes antagonistes s’accompagnent souvent de morts et de blessés(36). C’est dans ce contexte que les gendarmes des brigades de la Seine doivent exercer leur métier et accomplir leurs missions administratives, judiciaires et militaires.
Malgré la prééminence de la préfecture de police dans le département de la Seine, la gendarmerie remplit des missions de police judiciaire. À Paris, celles-ci sont toutefois limitées. Les brigades des deux sections parisiennes interviennent à la demande de brigades provinciales pour continuer une enquête qui se poursuivrait dans la capitale et rechercher des délinquants qui s’y seraient réfugiés. La lecture des registres de recherches des brigades de Paris-Exelmans montrent qu’à côté des recherches de personnes objet « d’une contrainte par la perception des amendes de Paris », d’autres sont recherchées, pour vol, pour escroquerie, ou dans le cadre de la mise à exécution d’un extrait de jugement des tribunaux de province ou de la Seine.
Hors de Paris, l’activité judiciaire des brigades de banlieue est proche de celles de province. Mais, du fait d’une population nombreuse et parfois agitée, certaines brigades doivent faire face à une délinquance chronique. Ainsi la brigade de Saint-Ouen-Michelet, qui jouxte le nord-ouest de la capitale, exerce sa surveillance dans la « Zone », sur des terrains en cours de construction, à l’emplacement des anciennes fortifications dont la destruction a été entreprise à partir de 1919(37). Les « zoniers », qui y demeurent malgré les interdictions qui leur en ont été faites, constituent ces « classes dangereuses » parisiennes du premier quart du XXe siècle : « un ramassis d’étrangers, écrit le commandant de la section de Saint-Denis, qui constitueraient un danger réel en cas de troubles »(38). Dans un rapport mêlant police administrative et judiciaire, il félicite les gendarmes de la brigade de Saint-Ouen-Michelet pour la « chasse impitoyable » qu’ils mènent à l’encontre des étrangers en situation irrégulière et des délinquants, et pour les bons résultats obtenus en 1936 : 569 arrestations (dont 107 étrangers), contre 511 l’année précédente(39).
Outre les arrestations en flagrant délit, les brigades de la petite couronne pratiquent aussi une police judiciaire traditionnelle en enquêtant à la suite de plaintes pour vol ou cambriolage(40). Mais la cohabitation avec la préfecture de police et la police d’État n’est pas sans provoquer quelques « incidents ». À la fin de l’année 1936, le commissaire de police de Saint-Denis admoneste le commandant de la brigade de Pierrefitte pour n’avoir pas été personnellement prévenu de l’arrestation, à l’issue d’une poursuite en voiture, d’un individu qui s’enfuit après avoir blessé un homme par arme à feu(41). À plusieurs reprises, dans la section de Saint-Denis, des brigades se plaignent d’avoir été devancées par des « inspecteurs de la PJ » alors qu’elles s’apprêtaient à procéder à des arrestations en exécution d’extraits de jugement(42). Mais parfois l’incident est interne à l’Arme : en août 1936, le commandant de la légion de Paris félicite, à la suite d’une arrestation à Paris, un gendarme de la brigade de Vitry, mais lui reproche de l’avoir faite dans la circonscription des brigades de Paris-Exelmans.
Il faut enfin signaler une particularité importante de la légion de Paris dans le domaine de la police judiciaire. Depuis 1932 est installé à Versailles le Centre de renseignement et de diffusion. C’est le premier fichier manuel de recherches de la gendarmerie, dont le responsable est alors le capitaine Fabre. Il est utilisé par l’ensemble de la gendarmerie de la métropole, mais surtout par la gendarmerie parisienne. En mai 1937, la section de Paris-Minimes rapporte que ses bons résultats depuis un an, en matière de recherches judiciaires, ont pu être obtenus grâce au « Centre de diffusion de Versailles »(43). Si nous manquons encore d’informations sur ce fichier, nous savons qu’il fait la fierté du commandant de la légion de Paris, le colonel Vohl, quand il reçoit, le 18 mai 1936, deux officiers de la gendarmerie japonaise(44) qui se montrent très intéressés par les méthodes de la gendarmerie française(45).
Mais, comme le déclare le colonel Balley en 1938, « l’activité de la gendarmerie est, entièrement ou presque, absorbée par ses attributions militaires »(46). Ses activités militaires justifient, en quelque sorte, sa présence aux côtés des autres polices. Les plus importantes concernent son rôle dans le recrutement des armées, dans le contre-espionnage et la préparation à la mobilisation.
Pour le recrutement militaire la gendarmerie de la Seine fait une « propagande passive » par voie d’affiches dans les casernes, les mairies et les gares, et une « propagande active » auprès de la population, en vue « d’agir sur les jeunes gens susceptibles de s’engager ou de rengager »(47). Les gendarmes tentent d’encourager les jeunes chômeurs, dont elles trouvent les noms dans les listes de secours tenues dans les mairies, à contracter un engagement, mais ils interviennent aussi auprès des militaires venant faire viser leur titre de libération dans les brigades, ainsi qu’auprès des réservistes qui s’y présentent à l’occasion d’un changement de résidence ou de fascicule de mobilisation.
Les gendarmes sont aussi sensibilisés à la lutte contre l’espionnage(48). Cette lutte s’est intensifiée après l’affaire Fantomas, en 1932, qui a permis de démanteler un réseau d’espionnage au profit de l’URSS, dans les entreprises travaillant pour la défense nationale(49). Bien que le préfet de police soit le « chef du secteur de contre-espionnage » dans la région parisienne, les militaires de la gendarmerie sont chargés des enquêtes pour l’admission du personnel civil dans les bâtiments militaires, sur les inscrits au carnet B, sur certains engagés ou rengagés et pour les militaires « à employer dans les bureaux ». Pour la compagnie de la Seine, on relève entre 30 et 50 enquêtes par an. Par ailleurs, l’Arme exerce une surveillance « constante » sur tous les établissements militaires et les bases de l’armée de l’Air de la région parisienne. La situation internationale à la fin des années trente donne une certaine importance à cette mission.
Enfin, la gendarmerie est chargée de participer à la préparation de la mobilisation. Cette mission a peu varié depuis la Grande Guerre : il s’agit essentiellement de tenir à jour la masse importante de documentation qui est déposée dans un coffre à la brigade. Ce coffre est l’objet de toutes les attentions au cours des inspections annoncées ou inopinées.
L’Arme aura l’occasion, à la fin de l’été 1938 lors de la crise des Sudètes, de vérifier l’état de sa préparation. Le 24 septembre 1938, le risque de conflit étant imminent, le Gouvernement entreprend une mobilisation partielle. La crise dure jusqu’au 5 octobre(50), date à laquelle les mobilisés peuvent rejoindre leurs foyers. La lecture des bilans rédigés à l’issue semble démontrer la parfaite organisation de la gendarmerie. Les rapports de la légion de Paris relèvent cependant quelques dysfonctionnements avec la mobilisation d’anciens gendarmes : les réservistes appartenant aux polices d’État ne se sont pas présentés ou ont réclamé « avec insistance » leur libération immédiate – ce qui fut fait – pour être mis à disposition de leur administration. Mais le colonel Balley conclut que « la légion de Paris a pu remplir sa mission de façon très convenable, parce qu’elle a conservé tous ses effectifs : il n’en aurait pas été de même après le départ des [gendarmes] mobilisés aux armées »(51).
Si on fait un bilan du rôle de la gendarmerie du département de la Seine dans les années trente, on voit bien que les missions militaires prennent de plus en plus le devant sur les missions de police administrative et judiciaire, du fait de l’omniprésence de la préfecture de police. Ce qui explique les articles des 9 et 10 mai 1938 du Petit Parisien – qui « tire » à 1 300 000 exemplaires – mettant en doute les services rendus par la gendarmerie qui « délaisse sa fonction judiciaire »(52). À Paris, et, dans une moindre mesure, dans sa proche banlieue, on ne voit pas les gendarmes. Les « grandes affaires », qui font la « une » des médias, sont traitées par la police judiciaire de la préfecture. On peut alors comprendre cette remarque désabusée, relevée dans un rapport de 1944 : « La plupart des Parisiens ignorent qu’il y a dans la Seine des gendarmes chargés de faire appliquer les lois »(53).
(1) Marius Barroux, Le département de la Seine et la Ville de Paris. Notions générales et bibliographiques pour en étudier l’histoire, Paris, conseil général de la Seine, 1910, p. 421.
(2) Alfred Fierro, Histoire et dictionnaire de Paris, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 905.
(3) Les archives du département gendarmerie du Service historique de la défense (désormais SHD-DGN) consultées n’étant pas encore inventoriées ou en cours d’inventaire, nous indiquerons uniquement dans les notes infrapaginales le fonds et la référence des pièces citées. Rapport n° 659/2 du 30 avril 1937, Légion de Paris, SHD-DGN.
(4) Note n° 2028/2 du 29 décembre 1938, Légion de Paris, SHD-DGN.
(5) Le colonel Balley, commandant de la légion de Paris, évalue le rapport « sur le reste du territoire métropolitain [à] un gendarme par 1 500 habitants ». Rapport n°1895/2 du 8 décembre 1938, Légion de Paris, SHD-DGN.
(6) Jean-Marc Berlière, Le monde des polices en France, XIXe – XXe siècles, Bruxelles, éditions Complexe, 1996, p. 37.
(7) Rapport n° 1/2-S du 17 janvier 1933, Section de Paris-Minimes, SHD-DGN.
(8) Dépêche ministérielle (DM) n° 4781-2/10.G du 20 février 1934. Rapport n° 1933/2 du 14 décembre 1938, Légion de Paris, SHD-DGN.
(9) DM n° 17552-2/10.G du 3 avril 1936. État n° 1276/2 du 7 septembre 1937, Légion de Paris, SHD-DGN.
(10) Ibid.
(11) Rapport n° 1895/2 du 8 décembre 1938, Légion de Paris, SHD-DGN.
(12) DM n° 39376-2/10.G du 19 décembre 1938.
(13) Note n° 2009/2 du 26 décembre 1938, Légion de Paris, SHD-DGN.
(14) Rapport n° 290/2-S du 8 décembre 1932, Légion de Paris, SHD-DGN.
(15) Rapport n° 276/2 du 27 mars 1934, Légion de Paris, SHD-DGN.
(16) Rapport n° 173/2-S du 8 décembre 1931, Légion de Paris, SHD-DGN.
(17) Édouard Bonnefous, Histoire politique de la Troisième République, Paris, Presses universitaires de France, tome 5, 1973 (2e édition), pp. 229-230, 233, 341-342.
(18) Rapport n° 27/4 du 24 novembre 1937, Légion de Paris, SHD-DGN.
(19) Rapport n° 396/4 du 2 décembre 1937, Légion de Paris, SHD-DGN.
(20) Rapport n° 322/4 du 14 juillet 1936, Légion de gendarmerie, SHD-DGN.
(21) Rapport n° 30/4 du 24 novembre 1938, Légion de Paris, SHD-DGN.
(22) Georges Carrot, Le maintien de l’ordre en France depuis la fin de l’Ancien Régime jusqu’à 1968, tome 2, Toulouse, Presses de l’institut d’études politiques de Toulouse, 1984, p. 708.
(23) Jean-Marc Berlière, op. cit., p. 37.
(24) Rapport n° 322/4 du 14 juillet 1936, Légion de Paris, SHD-DGN.
(25) Rapports n° 364/4 du 2 décembre 1937 et n° 534/4 du 5 décembre 1938, Légion de Paris, SHD-DGN.
(26) Rapport n° 322/4 du 14 juillet 1936, Légion de Paris, SHD-DGN.
(27) Nous n’avons pas retrouvé le texte de cette lettre, mais nous savons qu’elle se rapporte au service de nuit de la prévôté de la Place de Paris. Note n° 14/4 du 30 juillet 1934, Section de Paris-Minimes, SHD-DGN.
(28) Rapport n° 4/4 du 5 mars 1937, Section de Paris-Minimes, SHD-DGN.
(29) Rapport n° 2/2-S du 22 décembre 1929, Section de Paris-Minimes, SHD-DGN.
(30) Paul-Marie de La Gorce, La République et son armée, Paris, Fayard, 1963, p.275.
(31) Raoul Girardet, La société militaire de 1815 à nos jours, Paris, Perrin, 1998, p. 239.
(32) Rapport n° 2/2-S du 24 novembre 1931, Section de Paris-Minimes, SHD-DGN.
(33) Paul-Marie de La Gorce, op. cit., pp. 309-321.
(34) Rapport n° 480/4 du 3 décembre 1936, Légion de Paris, SHD-DGN.
(35) Ibid.
(36) Ainsi, le 16 février 1937 à Clichy, l’intervention de la police, au cours de la manifestation organisée par des élus de gauche contre une réunion du Parti Social Français (ancienne ligue des Croix-de-Feu) fait 5 morts dans les rangs des manifestants et 241 blessés parmi les forces de l’ordre.
(37) Évelyne Cohen, Paris dans l’imaginaire national de l’entre-deux-guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, p. 336.
(38) Rapport n° 30/2 du 29 janvier 1937, Section de Saint-Denis, SHD-DGN.
(39) Ibid.
(40) En 1936, la brigade de Drancy résout plusieurs affaires de cambriolages permettant d’arrêter six individus pour vol, complicité ou recel. Rapport n° 271/2 du 8 septembre 1936, Section de Saint-Denis, SHD-DGN.
(41) Rapport n° 399/2 du 14 décembre 1936, Section de Saint-Denis, SHD-DGN.
(42) Il s’agit des brigades de Pantin-Mairie (en mai 1936), de Noisy-Mairie (en janvier 1937) et de Pantin-Centre (en avril 1937). Rapport n° 174/2 du 28 mai 1937, Section de Saint-Denis, SHD-DGN.
(43) Rapport n° 14/4 du 18 mai 1937, Section de Paris-Minimes, SHD-DGN.
(44) La Kempetaï, qui sera considérée comme la « Gestapo japonaise » pendant la Deuxième Guerre mondiale.
(45) Rapport n° 785/2 du 21 mai 1936, Légion de Paris, SHD-DGN.
(46) Rapport n° 1895/2 du 8 décembre 1938, Légion de Paris, SHD-DGN.
(47) Rapport n° 1027/2 du 20 juillet 1936, Légion de Paris, SHD-DGN.
(48) Organisation et instruction en matière de contre-espionnage. Rapport n° 382/4 du 9 septembre 1938, Légion de Paris, SHD-DGN.
(49) Douglas Porch, Histoire des services secrets français, Paris, Albin Michel, 1998, tome 1, pp. 150-151.
(50) Les accords de Munich sont signés le 30 septembre 1938.
(51) Rapport n° 503/4 du 22 octobre 1938, Légion de Paris, SHD-DGN.
(52) Rapport n° 756/2 du 14 mai 1938, Légion de Paris, SHD-DGN.
(53) Rapport n° 9/4 du 4 avril 1944, Groupement territorial de Vincennes, SHD-DGN.