GENDARMES DES CHAMPS ET GENDARMES DES VILLES : LE REGARD DE L’HISTORIEN
Jean-Noël Luc
Professeur à la Sorbonne
La gendarmerie a hérité de la maréchaussée du XVIIIe siècle son ambitieux projet d’un quadrillage complet du territoire. La loi de 1791 la charge de garantir « la sûreté des campagnes » (titre VIII, article 12). Plus précise, la loi de 1798 – dont les formules sont conservées dans les autres textes organiques – mentionne « la sûreté des campagnes et des grandes routes » (article 3) et inscrit, parmi les fonctions ordinaires de l’Arme, le devoir de « faire la police sur les grandes routes, d’y maintenir les communications et les passages libres en tout temps » (article 125, n° 30). D’autres consignes définissent plus particulièrement la mission de police des campagnes en invitant, par exemple, les gendarmes à se saisir des vagabonds, des braconniers et des dévastateurs des clôtures, des bois et des récoltes, à surveiller les foires et les marchés, à faire enfouir les animaux morts par les autorités locales ou à dénoncer les cultivateurs qui oublient d’écheniller. Dans les faits, la patrouille quotidienne permet d’assurer simultanément la surveillance des voies de communication, la protection de l’agriculture et la répression de la délinquance rurale. Le décret de 1854 sanctionne cette interaction en rassemblant toutes les instructions relatives à la « Police des routes et des campagnes » (articles 313-335) dans une section distincte de la « Police administrative et judiciaire ».
Mais l’image classique des deux gendarmes sillonnant les bourgs et les hameaux, comme les routes et les chemins de traverse ne doit pas occulter la présence de l’Arme en milieu urbain. Cette situation n’est pas nouvelle : au XVIIIe siècle, la maréchaussée, dont les brigades étaient souvent installées dans des villes, pouvait arrêter tous les malfaiteurs dans ses résidences urbaines, à condition de les remettre à la justice du lieu. Et il ne faut pas oublier que les fondateurs de la gendarmerie n’ont pas voulu arrêter sa mission aux portes des cités : ils précisent que son service, « essentiellement » (1791) ou « particulièrement » (1798) destiné à la campagne, consiste aussi à prêter, « dans l’intérieur des villes, toute main-forte dont elle sera légalement requise » (1791, titre VIII, article 12, et 1798, article 133). Pour éviter une concentration des brigades dans les communes urbaines, la loi du 29 avril 1792 limite cependant l’équipement des villes de moins de 30 000 habitants à un poste, ou à deux lorsqu’il s’agit d’un chef-lieu de département. Par ailleurs, et comme la maréchaussée, la gendarmerie est aussi présente à Paris, dès sa création, sous la forme d’unités spécialisées, chargées d’assurer la sécurité du Gouvernement et la police des tribunaux(1).
Les textes organiques du XIXe siècle ne reproduisent pas la définition complète du service de l’Arme proposée par les lois de 1791 et de 1798. Mais ils n’en légitiment pas moins sa présence dans l’espace urbain en rappelant – avec un vrai art de la litote – que son action s’exerce dans « toute l’étendue du royaume » (1820, article 1er), dans « toute l’étendue du territoire continental et colonial de l’Empire » (1854, article 1er) et dans « toute l’étendue du territoire, quel qu’il soit » (1903, article 1er)(2). Pour autant, les responsables de la gendarmerie n’ont pas forcément favorisé son implantation en ville. La politique d’équipement prioritaire des campagnes et les enjeux financiers ont pu jouer contre l’ouverture des brigades urbaines. Les instructions des 24 février 1847 et 29 octobre 1850 rappellent ainsi, dans les mêmes termes, que la taille des agglomérations n’est pas « un motif péremptoire pour y grouper plus de brigades que n’en exigent les relations du service avec les postes qui environnent ces cités », et que les villes industrielles ou populeuses ont assez de ressources pour « contribuer à leur sécurité intérieure en donnant plus de développement aux moyens d’action de la police municipale ».
Tout au long du XIXe siècle, les brigades urbaines sont très majoritaires : 57 % en 1830 et 58 % en 1896, si l’on raisonne à partir du seuil des 2000 habitants agglomérés, où 80 % environ si l’on considère celles qui sont installées dans des communes ayant au moins rang de chef-lieu cantonal, premier degré d’un monde urbain défini selon des critères administratifs(3). Mais bien des questions se posent au-delà de ce repérage ou de l’analyse du discours réglementaire. Comment une institution aussi enracinée dans des communes urbaines assume-t-elle ses fonctions de police des campagnes ? En quoi cette situation, à première vue paradoxale, la prédispose-t-elle à jouer un rôle d’intermédiaire privilégié entre le monde citadin et les communautés villageoises ? Quelles fonctions spécifiques – transferts de prisonniers, gardes aux tribunaux, maintien et rétablissement de l’ordre, avant même la création de la gendarmerie mobile – assume-t-elle en milieu urbain, et notamment dans les grandes villes et dans la capitale ? Y intervient-elle autant de son propre chef ? Quelles relations, de collaboration ou de concurrence, y entretient-elle avec les autres forces de police ? Pourquoi l’imaginaire collectif a-t-il longtemps refoulé le gendarme des villes derrière le sempiternel Pandore des champs ? Pourquoi ce gendarme citadin émerge-t-il progressivement dans les médias à partir des années 1960 ? En raison de l’urbanisation et de la périurbanisation croissante de la société ? Grâce à la valorisation de la police judiciaire par l’institution et par l’opinion ?
Cette journée d’étude, la première sur le sujet, espère ouvrir un nouveau chantier. Elle analyse quelques-unes des étapes, des formes et des conséquences des interventions de la maréchaussée puis de la gendarmerie dans le monde diversifié des villes, de la fin de l’Ancien Régime à la gestion actuelle du périurbain et du risque terroriste. Au-delà de l’image, partielle, d’une police champêtre, elle éclaire les capacités d’adaptation de l’institution gendarmique à l’évolution des besoins de l’État et de la société.
(1) Par exemple, la compagnie des grenadiers-gendarmes (héritière de la Prévôté de l’Hôtel et formée, en 1791, pour la garde de l’Assemblée), la gendarmerie des tribunaux (héritière de la compagnie de robe courte du Châtelet), la légion de gendarmerie d’élite (créée en 1801 et placée au service du Premier Consul) et l’unité qui change plusieurs fois de nom avant de devenir, en 1870, la Garde républicaine.
(2) Mais la compétence des gendarmes est limitée au territoire de leur circonscription pour la plupart de leurs missions habituelles, l’exécution des réquisitions et la fonction d’officier de police judiciaire. Le personnel d’une brigade est cependant autorisé à continuer de poursuivre des voleurs ou des assassins hors de l’arrondissement ou du département (loi de 1798, article 146, et ordonnance de 1820, article 76). Par ailleurs, et en s’appuyant sur l’article 1er du texte de 1820, cité ici, le Conseil d’État a décidé, le 7 juin 1851, que les gendarmes avaient qualité pour procéder à la constatation des délits et des contraventions dans toute l’étendue du territoire national.
(3) Statistiques citées, infra, dans l’article d’Arnaud-Dominique Houte et d’Aurélien Lignereux.