Force Publique

LIEUX COMMUNS : GENDARMES ET POLICIERS DANS LES VILLES DE LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE (1870-1914)

Laurent López
Doctorant, Université de Paris IV (CRH XIXe s.) et Université de Bourgogne (CESDIP), détaché au Centre Georges Chevrier (CNRS-UMR 5605).

Guy Thuillier et Jean Tulard concluaient par des intuitions fertiles un ouvrage important sur l’histoire de la police française : « L’histoire de la police touche donc à l’histoire psychologique […], c’est une histoire des structures administratives (la coordination des polices est un problème traditionnel), une histoire des méthodes administratives […], une histoire du personnel […], enfin une histoire politique […] »(1). L’histoire des forces de l’ordre s’intéresse également, depuis quelques années, à leur participation à l’essor et à la structuration des villes ainsi qu’à leur insertion dans la dynamique des espaces urbains.

Les historiographies respectives de la police et de la gendarmerie épousaient jusqu’à lors le découpage territorial apparent présidant aux activités de l’une et de l’autre. Paris(2), Rennes(3), Grenoble(4), les villes d’Alsace(5), par exemple, constituent l’arrière-fond des travaux des historiens de la police. Si les recherches des spécialistes de la gendarmerie ont d’abord pris pour décor les espaces ruraux, les études les plus récentes ont réinvesti les villes de « leurs » gendarmes(6), à plus forte raison, bien entendu, pour les historiens s’intéressant à la Garde républicaine(7). Si les gendarmes ont un rôle visible et actif dans les enceintes urbaines, réciproquement, les policiers ne sont pas absents des campagnes au XIXe siècle. Pourtant, à la fin du XIXe siècle, les représentations tendent à ostraciser les premiers des cités et les seconds des campagnes. En dépit de leur implantation parisienne comme dans les villes préfectorales de province, les gendarmes cèdent le pas – administrativement, judiciairement et symboliquement – devant la figure du commissaire de police, malgré leur fréquente supériorité numérique sur les effectifs civils de la force publique.

Dans sa thèse sur les cités franco-belges au XVIIIe siècle, Catherine Denys explore le « rapport entre la sécurité et le cadre physique spécifique de la ville »(8). En adoptant et en adaptant ce projet, l’étude des correspondances entre la force publique et cette situation sociogéographique particulière sera privilégiée, ainsi que celle des relations entre les forces de l’ordre y cohabitant. En effet, restituer la place légitime des « oubliés de l’histoire » – du moins jusqu’au chantier ouvert par Jean-Noël Luc(9) – que sont les gendarmes des villes, en particulier ceux de la Troisième République, doit nécessairement envisager le volet de leur coexistence, peu ou prou pacifique, avec les policiers. Car si les policiers sont absents des villes de moins de cinq mille habitants où les gendarmes sont pourtant présents, des gendarmes résident cependant dans toutes les communes dotées d’un commissariat.

Maintenir l’ordre dans les villes : l’alliance du sabre et de l’écharpe tricolore

Les structures du dispositif établi durant la période révolutionnaire prévalent encore durant la Troisième République. En effet, deux principales forces de l’ordre exercent la force publique : les gendarmes et les policiers. Si la gendarmerie est qualifiée de « nationale » depuis 1791, la police est essentiellement municipale tout au long du XIXe siècle. Les commissaires, bien que recrutés par le ministère de l’Intérieur, sont rémunérés par les municipalités ; seules les communes comptant plus de cinq mille habitants ont cette obligation. Le personnel à leur disposition est composé d’agents de statut municipal, dont l’effectif étique obéit parfois plus au maire qu’à l’officier de police judiciaire du commissariat(10). Dans la plupart des villes dont la population est comprise entre deux mille et cinq mille habitants, les gendarmes sont donc les uniques « soldats de la loi ». Au-delà de ce seuil, les militaires cohabitent avec une police plus ou moins étoffée. Leur coexistence structurelle n’est pas fortuite mais répond, en partie, aux exigences posées par la loi du 10 juillet-3 août 1791 fixant les modalités de la réquisition de la force armée par les autorités civiles. La réquisition écrite est l’acte officiel par lequel l’autorité civile sollicite la main-forte des gendarmes. En vertu de cette loi, les relations entre gendarmes et commissaires se déclinent sur le mode de l’interdépendance et de la complémentarité : les premiers ne peuvent user de la coercition légale sans les sommations des seconds ; l’autorité des seconds serait dénervée sans l’appui des premiers.

À la Belle Époque, dans les villes de province comme à Paris et dans sa banlieue, le recours aux militaires par les commissaires pour assurer l’ordre est de plus en plus fréquent, en proportion de la croissance des mouvements sociaux. Ce processus multiplie, de facto, les occasions de frictions inévitables entre policiers et gendarmes, fatigués, en outre, par des mobilisations de plusieurs semaines consécutives. L’observation polémique du préfet de police Louis Lépine au sujet de la Garde républicaine vaut également pour l’emploi de la gendarmerie dans la plupart des villes : « C’est environ vingt fois par an que j’avais besoin de la garde par fortes unités, pelotons ou compagnies. C’est tous les jours qu’elle pouvait m’être utile par petits paquets pour renforcer la police municipale, que l’hostilité de l’hôtel de ville maintenait à un effectif notoirement indigent »(11). L’association des policiers et des gendarmes dans les dispositifs mobilisés est non seulement habituelle mais, contrairement à l’époque actuelle, l’amalgame entre effectifs policiers et ceux de la gendarmerie n’est pas rare. La routine de la collaboration est telle que certains commissaires confient indifféremment la direction du dispositif mis en place lors d’une grève à un de leurs gradés ou à un sous-officier de la gendarmerie, alors que des rondes sont effectuées de concert par agents et gendarmes(12).

La gendarmerie et le maintien de l’ordre dans les villes : un modèle ambigu pour les policiers

Pour les raisons d’effectifs précédemment évoquées, le maintien de l’ordre dans les villes de la Troisième République est avant tout l’affaire de la gendarmerie. Sa prééminence est renforcée par la volonté des républicains de ne faire intervenir les troupes de ligne qu’exceptionnellement pour éviter les heurts mortels(13) et privilégier la conciliation à l’affrontement pour réguler le maintien de l’ordre. Certains trouvent à la confiance portée à la gendarmerie une explication tirée de la comparaison avec les policiers car « dans les émeutes et même dans les simples services d’ordre, les gardes républicains, sympathiques à la foule, disciplinés, calmes et très humains, font beaucoup mieux que les agents de la préfecture de police, […] dont l’exaspération, violente parfois, n’est pas et ne peut pas être tempérée par les sentiments très militaires dont sont imbus les premiers, par cette discipline qui veut que le garde républicain ne fasse jamais usage des armes terribles qui lui sont confiées sans en avoir reçu l’ordre de ses chefs […] »(14). Certes, le caractère militaire de l’Arme la différencie des policiers mais, surtout, selon ce partisan de la gendarmerie, il la qualifie particulièrement pour le maintien de l’ordre. Les policiers parisiens sont, au contraire, accusés d’une violence désordonnée qui au lieu de rétablir la paix ajouterait au chaos de la rue. Dans la même veine, quelques années plus tard, ce journal proche des officiers publie un article louant cette fois l’obéissance militaire des gendarmes départementaux et la qualité de leurs chefs : « Peut-on croire sérieusement qu’une troupe de police aura, en présence de foules surexcitées, l’attitude calme et décidée que montrent les gendarmes en toutes circonstances ? Peut-on croire que les chefs de cette troupe auront sur elle l’ascendant qu’exercent les officiers de gendarmerie sur leur personnel ? Non, la gendarmerie fait partie intégrante de l’armée, dont elle représente l’élite »(15).

Ces deux attaques visent, finalement, moins à disqualifier les policiers qu’à souligner les mérites de la gendarmerie et son adéquation aux principes du maintien de l’ordre établis par les républicains depuis les années 1880. Elles interviennent dans des contextes de rumeur de réduction des effectifs de l’Arme et de son rattachement au ministère de l’Intérieur. L’affirmation de la particularité prétendue de la gendarmerie revient à montrer sa légitimité institutionnelle et sa nécessité sociale. La vivacité des arguments traduit, a contrario, une position défensive face à l’essor urbain des polices municipales, ainsi que l’exprime le projet du commissaire Tomps à Toulouse à la veille de la Première Guerre mondiale. Dans un long mémoire détaillant les mesures indispensables, à ses yeux, à une réorganisation et au développement de la police municipale, le fonctionnaire préconise la reconstitution d’une garde à cheval : « Aujourd’hui, lorsque nous voulons des hommes à cheval, nous devons requérir la gendarmerie ou la troupe. On ne fait intervenir ces militaires que lorsqu’il y a nécessité absolue […]. Mais, à ce moment, la foule se trouve surexcitée, l’intervention de l’armée lui montre que l’on prend des mesures extraordinaires et cela ne fait qu’augmenter sa surexcitation »(16). Le commissaire prône la militarisation de cette force, par son armement et la dotation d’un nouvel uniforme. Mais, en l’occurrence, l’imitation de la gendarmerie pour constituer ce nouveau corps de la police toulousaine traduit moins l’admiration que la volonté, en définitive, de se passer des militaires et de s’accaparer totalement l’activité de maintien de l’ordre. Si la police montée bordelaise et celle de Lyon arborent un uniforme semblable à celui de la Garde républicaine à la fin du XIXe siècle, pour les policiers, on le voit, le modèle est ambigu et ne revêt probablement pas la même signification pour les commissaires qui désirent le transposer dans leur circonscription.

Gendarmes et voleurs dans les villes

Nulle part les mémoires du préfet Lépine ne mentionnent la participation des gardes républicains à des missions de police judiciaire. Il est vrai que leur présence et leur activité aux côtés des gardiens de la paix sont plus visibles lors des imposants services d’ordre. Toutefois, lorsque les situations l’exigent, les militaires appuient également les policiers dans le domaine de la lutte contre l’« armée du crime ». En 1900, « le garde Dutrey […] fut requis par un inspecteur du service de la Sûreté de lui prêter main-forte pour opérer l’arrestation d’un individu inculpé de tentative de meurtre sur le brigadier de gendarmerie d’Enghien […]. Ceux-ci le réduisirent à l’impuissance […] »(17). En l’occurrence, la coopération inopinée entre un policier et un garde républicain permet l’arrestation de l’agresseur d’un gendarme. Le pistolet réglementaire du militaire fut sans doute précieux alors que le policier en est, officiellement, dépourvu.

La police judiciaire est encore moins l’exclusivité des policiers dans les villes de province. À la fin des années 1880, les gendarmes dijonnais se rendent sur les lieux d’une tentative de meurtre perpétrée sur le territoire pourtant placé sous la compétence du commissaire central(18). Ils procèdent aux premières constatations, interrogent les témoins et, grâce à leurs chevaux, étendent leurs recherches dans une commune limitrophe, avant de les ramener à Dijon. La gendarmerie n’est donc pas seulement une force de police rurale(19) mais joue aussi un rôle actif dans la sécurité urbaine jusqu’aux premières années du XXe siècle au moins, moment où les effectifs policiers s’accroissent. Les gendarmes doivent alors progressivement s’effacer devant les prérogatives judiciaires s’affermissant des commissaires municipaux. Mais cette évolution demeure encore fragile et les policiers sont encore souvent dépendants des militaires pour l’exercice de leurs fonctions. Les casernes de la gendarmerie offrent ainsi aux policiers des commodités dont leur commissariat est rarement pourvu : une cellule. C’est cette considération qui guide le choix d’un local par un commissaire nouvellement nommé à Montreuil pour accueillir son commissariat afin que celui-ci « ne soit point trop éloigné de la gendarmerie à cause des chambres de sûreté »(20).

Mais l’entente, en matière judiciaire, n’est pas de mise dans toutes les villes où policiers et gendarmes cohabitent. Des conflits de compétence surgissent parfois d’un voisinage favorisant les empiétements. La presse corporative des policiers décrit la confrontation qui se serait produite dans « une ville du centre » lorsqu’un commissaire, averti de l’arrivée d’un prévenu dans sa commune, parvient sur les lieux de l’arrestation, déjà menée par les gendarmes(21). Le maréchal des logis, le premier à s’emparer du fugitif, refuse de céder son prisonnier au commissaire, qui met en avant sa qualité d’officier de police judiciaire. Face à un militaire énervé et discourtois, l’image présentée du commissaire est celle du calme et de l’urbanité, ce qui permet au journal corporatif de se demander benoîtement : « La police et la gendarmerie ne sont-elles pas, en quelque sorte, des forces sœurs, et ne devraient-elles pas vivre et s’entraider fraternellement ?…. »(22). Le journaliste déplore que « dans bien des villes, elles font le plus mauvais ménage du monde […], se nuisent gravement l’une l’autre […] et portent atteinte au principe d’autorité dont elles sont dépositaires »(23). La responsabilité de ces querelles incomberait à des militaires jugés imbus de leur appartenance à un « corps d’élite »(24). La mise en scène de l’opposition dans un cadre urbain indéterminé a valeur d’exemple ; elle présente l’antagonisme de deux incarnations de la façon d’exercer la police. À la rudesse primaire du militaire, plus appropriée aux champs de bataille ou aux campagnes, répond la dignité de l’urbain magistrat, plus qualifié, par sa simple attitude, à protéger les villes.

L’autre volet de la police judiciaire : les gendarmes et les transfèrements

La question des fonds secrets discrédite les méthodes des policiers durant les premières décennies de la Troisième République. Or, si les gendarmes ne semblent pas avoir recours à de tels procédés pour mener leurs enquêtes, ils en profitent néanmoins par des primes qui les associent indirectement à l’action du service de la Sûreté. Le chef de ce service parisien, Gustave Macé, établit à 1 082 francs la somme versée au titre de « primes payées à divers agents, gendarmes, gardes champêtres et surveillants, pour arrestation de malfaiteurs en flagrant délit, capture de libérés en rupture de ban et pour reconnaissance de détenus ayant pris de faux noms », durant le mois de juillet 1881(25). Ces récompenses sont octroyées à des gardes républicains ou à des gendarmes qui lors de transfèrements de prisonniers, par exemple, reconnaissent des récidivistes qui auraient déclaré une fausse identité. Le détail du versement de ces fonds révèle la part prise – par ailleurs pratiquement invisible – par des gendarmes et des gardes républicains dans les arrestations de malfaiteurs à Paris. Le montant des primes attribuées aux militaires peut d’ailleurs être supérieur à celui attribué aux policiers, comme l’expose G. Macé dans un plaidoyer pro domo à L’événement, le 22 août 1886(26).

Cet aspect de la collaboration indirecte entre gendarmes parisiens et préfecture de police est la conséquence, à l’échelle nationale, de l’appui indispensable apporté par l’Arme aux tribunaux, qui ne peuvent qu’exceptionnellement compter sur les policiers municipaux. À Tours, une brigade est logée dans le palais de Justice jusqu’en 1909(27). Cette contiguïté multiplie les sollicitations des magistrats à l’égard des militaires, dont le service semble totalement accaparé par les tâches administratives de police judiciaire. Le commandant de la compagnie d’Indre-et-Loire se plaint, à de multiples reprises, du nombre élevé de réquisitions qui lui sont adressées et des abus auxquelles elles donnent lieu, comme ces « gendarmes appelés à garder les prisonniers, en attendant leur passage devant le tribunal, dans un cabanon qui sert de salle d’attente »(28).

Si la résidence, certes atypique, d’une partie des gendarmes tourangeaux explique leur affectation presque exclusive au service des tribunaux de la ville, le volume horaire consacré par les militaires à ces missions dans les autres villes de province ne semble guère moins élevé, ainsi que le souligne le préfet de la Marne à la fin du XIXe siècle : « Quant à l’assistance aux audiences, elle prend un temps difficile à préciser, attendu qu’il dépend de la fréquence et de la longueur des audiences criminelles. Pendant les assises, à Reims, le service est très chargé […]. À l’instruction […], deux gendarmes sont à la disposition du juge pendant un temps essentiellement variable »(29). Mais le fonctionnaire nuance les plaintes formulées par les gendarmes des villes au sujet de la surcharge de travail qu’induiraient les exigences prétendues excessives des autorités judiciaires. Il observe que, dans son département, les brigades urbaines comptent des effectifs plus nombreux que les brigades rurales. La surveillance générale étant, en outre, assurée par les polices municipales, en particulier celle de Châlons-sur-Marne et celle de Reims, la charge des militaires est loin d’être excessive à ses yeux.

Si, effectivement, les gendarmes suppléent l’insuffisance numérique des policiers dans les communes faiblement pourvues, dans les villes qui ont les moyens de leur police, en revanche, les militaires auraient une activité moindre. L’appréciation de la nature et du volume du travail accompli respectivement par les forces de l’ordre dans les villes doit ainsi nécessairement envisager les termes de leur coexistence et les modalités de leurs interactions pour comprendre comment la présence de l’une détermine le rôle de l’autre. L’échelle des villes modifie les facteurs influençant ces rapports. Or, localement, cette détermination mutuelle peut susciter des contraintes produisant des frictions.

Les conflits intra muros entre policiers et gendarmes : partage de l’espace urbain ou concurrence pour son appropriation ?

La question du dépôt d’un vagabond dans une chambre de sûreté suscite un incident sérieux dans le département du Rhône, à Tarare, en 1897, entre les gendarmes et le commissaire de la municipalité. La gendarmerie refuse la réquisition du policier d’admettre le délinquant en alléguant « que dans les lieux où il existe une chambre de sûreté municipale, elle a qualité pour ne pas recevoir les prévenus qui lui sont présentés »(30). Invoquant le décret de 1854, le commissaire, au contraire, rétorque que le « violon municipal » ne doit accueillir que les individus les moins dangereux alors que les autres doivent être enfermés dans les chambres de sûreté des gendarmeries. En sollicitant l’intervention du sous-préfet et en se plaignant au procureur de la République, le commissaire dénonce « un régime particulier à Tarare, qui a pour but […] d’assurer à la gendarmerie une suprématie, une prépondérance que le décret organique de 1854 ne lui a pas réservées […]. Ces tendances, assez subversives […] nuisent au service et entravent la marche des affaires ». Plus loin, il surenchérit en soutenant que « ces étranges procédés […] habituent le simple gendarme à s’attribuer un rôle qui ne lui est pas dévolu et le conduiront à traiter cavalièrement les représentants de l’autorité administrative, et à considérer les municipalités comme pays conquis »(31). L’indignation du commissaire porte ses fruits puisque le maréchal des logis-chef incriminé est puni par sa hiérarchie.

La signification de l’épisode est éclairée par l’invite de Clive Emsley : « Se pencher sur le contrôle policier de l’espace urbain […] implique de se demander qui revendique cet espace »(32). L’arrivée d’un nouveau commissaire bouleverse l’équilibre des relations nouées entre ses prédécesseurs et les gendarmes de la localité, ce qui explique le refus du maréchal des logis-chef. La péripétie exprime également, au niveau national, les prétentions croissantes des commissaires à contrôler effectivement l’espace placé sous leur surveillance mais que leurs compétences avaient peine jusque-là à investir. Le manifeste du commissaire central Lillois est, à cet égard, très révélateur des ambitions institutionnelles et territoriales les plus avancées de certains policiers. En décrivant la jalousie mutuelle qui caractériserait la coexistence des divers organes policiers dans les villes, le commissaire réclame leur unification pour résoudre leur antagonisme allégué, centralisation qui s’opérerait sous l’autorité des commissaires, bien entendu, et impliquerait la démilitarisation de l’arme : « Croit-on que la gendarmerie dérogerait, perdrait ses grandes qualités si, fusionnant avec les gardiens de la paix des grandes villes, elle abandonnait ses attaches guerrières pour passer au ministère de l’Intérieur et devenir une simple, mais utile milice civile commandée par des gens du métier ? »(33). Mais certains militaires rechignent à se voir déposséder d’une emprise à laquelle ils s’étaient habitués. Leur assise urbaine est d’ailleurs d’autant plus solide qu’elle a d’abord été confortée, dans certains cas, par la demande de… commissaires de police. Ainsi, au sujet du service de la police dans la circonscription de Gentilly, un commissaire constate son insuffisance en regard d’une population croissante et plaide pour la création d’une brigade de gendarmerie dans la commune voisine pour alléger le service des militaires de sa commune(34).

À quelques kilomètres de là, la même année, en 1899, le climat entre gendarmes et policiers est bien différent. Le commissaire de police d’Ivry-sur-Seine fraîchement nommé déplore les « dispositions spéciales » établies entre ses prédécesseurs et les gendarmes de la localité pour partager la ville en deux secteurs, respectivement surveillés par les premiers et les seconds. Le policier, en revendiquant le contrôle sur la totalité du territoire de la commune, déplore qu’une partie des habitants ait pris l’habitude d’ignorer son commissariat pour « porter leurs plaintes et doléances à la gendarmerie ». Bien que ce découpage territorial informel ait apparemment contribué à l’amélioration de la sécurité des habitants, le commissaire désire le retour à la situation antérieure. Sans le réclamer ouvertement, l’objectif visé est une augmentation sensible des effectifs de son commissariat, dont l’insuffisance pallie la collaboration fructueuse avec les gendarmes. Ce cas de figure montre le retentissement d’évolutions professionnelles internes, ainsi que l’influence des personnalités en place sur les relations de travail entre les forces de l’ordre et les questions de sécurité publique. À la fin du XIXe siècle, l’enjeu apparent de la prééminence territoriale du commissaire sur les gendarmes signale la professionnalisation du corps auquel il appartient, l’essor de ses fonctions et, concomitamment, l’amorce du repli de la gendarmerie départementale sur les campagnes.

À la fin des années 1870, en plaidant pour l’unification des forces de l’ordre sous la tutelle du ministre de l’Intérieur, un publiciste assène, en exagérant sans doute à dessein sa comparaison, qu’« entre le gardien de la paix à la ville et le gendarme au village […], la ressemblance est frappante et complète […] »(35). En cantonnant les policiers aux villes et les gendarmes aux campagnes, l’homologie perpétue une représentation partiellement erronée, occultant la présence active des militaires dans les espaces urbains. Les casernes de gendarmerie récemment désaffectées en banlieue parisienne témoignent, par exemple, de cette histoire à deux visages. Protecteurs des campagnes, les militaires ne le sont pas moins des villes au XIXe siècle, en association plus ou moins étroite avec les policiers. Si, intra muros, la fréquentation des premiers avec les seconds peut parfois donner lieu à des escarmouches, il serait abusif de parler de « guerre des polices » pour caractériser la situation générale prévalant alors. Si les brigades mobiles de police judiciaire, créées il y a un siècle, ou le service de la sûreté parisienne suscitent l’admiration croissante des gendarmes au début du XXe siècle, ce sentiment n’est pas univoque. En effet, la gendarmerie n’est pas sans attraits pour les policiers qui la côtoient quotidiennement dans les villes de la Troisième République. Du commissaire Ernest Raynaud admirant la martialité des « centaures géants »(36) incarnés par les gardes républicains, en passant par les policiers lyonnais et ceux de Bordeaux qui adoptent un uniforme similaire à celui de la Garde républicaine pour habiller leur police montée, la circulation des pratiques et des représentations entre les forces de l’ordre est soutenue par la proximité des militaires dans les espaces urbains. L’« air de la ville » que respirent de concert gendarmes et policiers amoindrit leurs préjugés réciproques, favorise leur sociabilité, entretient leur coopération professionnelle et, plus largement, les échanges de toute nature par un voisinage quotidien.

(1) Guy Thuillier et Jean Tulard in Jacques Aubert et al., L’État et sa police en France (1789-1914), Genève/Paris, Droz/Champion, 1979, p. 211.

(2) Clive Emsley, « Policing the Streets of Early Nineteenth-Century Paris », French History, 1, 1987, pp. 257-282 ; Jean-Marc Berlière, L’institution policière en France sous la IIIe République (1870-1914), doctorat, Histoire, sous la dir. de Pierre Lévêque, Université de Bourgogne, 1991, 1304 p. ; Quentin Deluermoz, Les policiers en tenue dans l’espace parisien (1854-1913) : la construction d’un ordre public, thèse, Histoire, sous la dir. de Dominique Kalifa, Paris 1, 2006, 741 p.

(3) Jean-François Tanguy, Le maintien de l’ordre public en Ille-et-Vilaine, 1870-1914, doctorat, Histoire, sous la dir. de J. Léonard, Rennes II, 1986, 697 p.

(4) Marie-Thérèse Vogel, Les polices des villes entre local et national, l’administration des polices urbaines sous la Troisième République, doctorat, Science politique, sous la dir. de F. d’Arcy, Grenoble II, 1993, 786 p.

(5) Édouard Ebel, Police et société : histoire de la police et de son activité en Alsace au XIXe siècle, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1999, 784 p.

(6) Aurélien Lignereux, Force à la loi ? Rébellions à la gendarmerie et autorité de l’État dans la France du premier XIXe siècle (1850-1859), doctorat, Histoire, sous la dir. de Jean-Noël Luc et de Nadine Vivier, Université du Maine, 2006, 926 p. ; Arnaud-Dominique Houte, Le métier de gendarme national au XIXe siècle. Pratiques professionnelles, esprit de corps et insertion sociale, de la Monarchie de Juillet à la Grande Guerre, doctorat, Histoire, sous la dir. de Jean-Noël Luc et de Jean-Marc Berlière, Paris IV, 2006, 978 p.

(7) Fabien Cardoni, La Garde républicaine, d’une République à l’autre. Un régiment de gendarmes à Paris, 1848-1871, doctorat, Histoire, sous la dir. de Jean-Noël Luc, Paris IV, 2005, 782 p.

(8) Catherine Denys, Police et sécurité au XVIIIe siècle dans les villes de la frontière franco-belge, Paris, l’Harmattan, 2002, p. 25.

(9) Voir en particulier l’introduction de Jean-Noël Luc (dir.) et la deuxième partie « Gendarmes des champs, gendarmes des villes, gendarmes des camps » dans Gendarmerie, État et société au XIXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, 510 p.

(10) Voir Jean-Marc Berlière, Le monde des polices en France, XIXe-XXe siècles, Bruxelles, Complexe, 1996, pp. 77-90.

(11) Louis Lépine, Mes souvenirs, Paris, Payot, 1929, p. 138.

(12) Rapport du commissaire des Lilas au préfet de police, 6 décembre 1912, APP (Archives de la Préfecture de police), DA 448.

(13) Circulaire du ministre de l’Intérieur, 27 mai 1884.

(14) Journal de la Gendarmerie, 1902, p. 171.

(15) Journal de la gendarmerie, 1906, p. 245.

(16) Mémoire du commissaire central Louis Tomps, Étude sur l’organisation et le fonctionnement de la Police Municipale de la Ville de Toulouse […], vers 1910, p. 44, AD (Archives départementales) Haute-Garonne, M 286.

(17) Ordre de la légion n° 50, 15 décembre 1900, SHD-DGN (Service historique de la Défense – Département de la Gendarmerie nationale), 1 H 2.

(18) Procès-verbal d’enquête menée par les brigades de Dijon, fin des années 1880 (?), AD Côte-d’Or, 8 M 49.

(19) Jean-Claude Farcy, « La gendarmerie, police judiciaire au XIXe siècle », Histoire, économie & société, n° 3, 2001, pp. 385-403.

(20) Lettre du commissaire de Montreuil au chef de division de la Préfecture de police, 27 avril 1874, APP, DA 449.

(21) « Police et gendarmerie », La Vraie Police, n° 35, 5 novembre 1899, s.p. Les objectifs plus ou moins avoués sous-tendant les articles publiés dans la presse professionnelle des policiers, comme dans celle des gendarmes, incitent à considérer avec précaution les événements décrits.

(22) Idem.

(23) Idem.

(24) Idem.

(25) Gustave Macé, Le service de la Sûreté par son ancien chef, Paris, G. Charpentier et Cie, 1884, p. 203.

(26) Sur un total de 32 594 francs, 11 974 sont des « Primes aux gendarmes ». APP, DB 45.

(27) Lettre du commandant de la compagnie au président du tribunal civil de Tours, 18 septembre 1909, SHD-DGN, 37 E 29.

(28) Correspondance du commandant de la compagnie au chef de l’arrondissement de Tours, 25 janvier 1908, SHD-DGN, 37 E 25.

(29) Rapport du préfet de la Marne à la Direction de la Sûreté générale, 26 novembre 1897, AD Marne, 5 R 5.

(30) Lettre du commissaire à Tarare au sous-préfet à Villefranche, 20 mai 1897, AD Rhône, R 657.

(31) Lettre du commissaire au sous-préfet, 23 mai 1897, AD Rhône, R 657.

(32) Clive Emsley, « Police, maintien de l’ordre et espaces urbains : une lecture anglaise », RHMC, janvier-mars 2003, Espaces policiers, XVIIe-XXe siècles, 50-1, p. 10.

(33) Pélatant (commissaire central), « Quelques critiques sur l’organisation actuelle de la police », Journal des commissaires de police, 1907, p. 366.

(34) Rapport du commissaire de Gentilly au secrétaire général de la Préfecture de police, 21 février 1899, APP, DA 448.

(35) Ernest Leblanc, « La gendarmerie, son histoire et son rôle. Les inconvénients du régime mixte », La Nouvelle Revue, Paris, J. Dumaine, vol. 4, mai-juin 1880, p. 562.

(36) Ernest Raynaud, Souvenirs de police. Au temps de Félix Faure, Paris, Payot, 1925, p. 52.