QUAND LES GENDARMES « CONTRÔLAIENT » PARIS, LA RÉPONSE ORIGINALE DE L’ARME AUX ATTENTATS DE L’AUTOMNE 1986
Lieutenant Benoît Haberbusch
Docteur en histoire, chef de la section Recherches du département de la Gendarmerie nationale du Service historique de la Défense.
Entre février 1985 et septembre 1986, Paris et sa proche banlieue subissent une série d’attentats qui fait planer sur la capitale une menace qu’elle n’avait pas connue depuis longtemps. Face au nombre grandissant de victimes et pour répondre aux attentes de l’opinion publique ébranlée par la violence des attaques, les autorités françaises prennent, dans l’urgence, plusieurs mesures à la portée considérable : durcissement des conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France, recours à l’armée pour soutenir les forces de l’ordre… Elle-même mobilisée, la gendarmerie sort de son cadre d’emploi traditionnel pour intégrer un dispositif original. C’est cette expérience singulière et relativement méconnue qu’il s’agit d’examiner.
« Peur sur la ville »
La série d’attentats visant la capitale entre février 1985 et septembre 1986 peut se diviser en quatre phases : la première en février-mars et décembre 1985 ; la deuxième au début de février 1986 ; la troisième à la mi-mars 1986 et la quatrième dans la première moitié de septembre 1986.
Ces actions sont revendiquées le plus souvent par le « Comité de solidarité avec les prisonniers politiques arabes et du Proche-Orient » (CSPPA) et quelquefois par un groupe appelé « Partisans du droit et de la liberté ». Les autorités françaises peinent néanmoins à identifier les poseurs de bombes, ce qui accroît l’inquiétude du public. Plusieurs commanditaires sont évoqués : l’Iran, la Syrie et surtout le Liban où la France est impliquée avec ses militaires et la question des otages français(1). La piste Georges Ibrahim Abdallah(2), agitée un temps par les médias, ne parvient pas à dissiper le malaise ambiant.
L’inquiétude remonte d’un cran au début de septembre 1986, quand les attentats reprennent après une période d’accalmie. Le 8 septembre, l’explosion d’une bombe au bureau de poste de l’Hôtel de Ville de Paris cause un mort et 21 blessés. Le 12, l’attentat à la cafétéria Casino du centre commercial de la Défense fait 54 blessés. Le 14, une bombe est découverte au Pub Renault des Champs-Élysées avant sa mise à feu, mais elle explose durant son transport, tuant deux policiers et un serveur.
Ce même jour, le Premier ministre Jacques Chirac prononce un discours de fermeté contre les terroristes. Il est depuis le mois de mars 1986 le premier chef de gouvernement de cohabitation qu’ait connu la Ve République. « Si quelqu’un veut obtenir quelque chose de nous, déclare Jacques Chirac, il doit utiliser d’autres moyens que la violence. Le terrorisme se fonde sur le principe du « pas vu pas pris «. Ça ne dure pas toujours. Le jour où nous prendrons quelqu’un, celui qui le manipule a tout intérêt à prendre le maximum de précautions, car, alors, il le paiera cher. Nous ne ferons pas de quartier »(3).
Le Premier ministre annonce ensuite plusieurs mesures. Il souhaite d’abord la mise en vigueur des lois Chalandon et Pasqua pour contrôler plus strictement l’entrée et le séjour des étrangers en France (hors membres de la CEE). De même, il préconise de recourir à l’armée pour renforcer la surveillance aux frontières et dans les aéroports. Des patrouilles composées d’un gendarme et de un à trois militaires sont ainsi prévues dans ces zones. Enfin, Jacques Chirac désire réunir chaque jour les responsables des grands services de sécurité sous l’autorité de Robert Pandraud, ministre délégué à la sécurité.
La nouvelle de ces mesures n’enraye pas le cycle de la violence. Le 15 septembre, l’explosion d’une bombe dans la salle des permis de conduire de la préfecture de police fait un mort et 56 blessés. Le lendemain, le Gouvernement prend une mesure que l’on n’avait pas vue depuis l’Occupation : les portraits de Maurice et Robert Ibrahim Abdallah sont affichés dans les lieux publics et une prime d’un million de francs est offerte pour tout renseignement sur les auteurs des attentats.
Le 17 septembre, l’escalade de la violence se poursuit avec l’attentat du magasin Tati où on relève quatre morts et cinquante-deux blessés. En frappant un jour d’affluence dans la rue de Rennes, les terroristes réussissent à créer un climat de psychose. « Paris a peur, reconnaît une journaliste du Monde. Depuis deux jours, la capitale, hantée par la psychose de l’attentat, vit dans l’angoisse. Des centaines d’appels submergent les standards des services de police. Et s’ils peuvent être le fait de mauvais plaisants ou de maniaques, dans nombre de cas, ils proviennent de correspondants réellement inquiets d’un comportement ou à la vue d’un objet qui leur paraît suspect »(4).
Le nombre d’alertes à la bombe reçues par le centre opérationnel Alpha 3 de la légion de gendarmerie mobile d’Île-de-France (LGMIF) confirme le climat de psychose régnant dans la capitale : le 15 septembre, il comptabilise cent vingt alertes à 22 heures et le lendemain, il en enregistre cent trente dès 18 heures. Les recommandations envoyées aux escadrons sont tout aussi éloquentes. En voici un exemple : « Il est rappelé qu’en cas de découverte d’un objet ou véhicule suspect, quel qu’il soit, vous ne devez y toucher en aucun cas. Établir immédiatement un périmètre de sécurité et avertir A/3 ou A/4 qui se chargeront de faire intervenir les services spécialisés de la préfecture à qui incombe le déminage. Je répète qu’en aucun cas le matériel suspect ne doit être touché ou manipulé par le personnel »(5).
Destinées à apaiser l’angoisse de la population, les mesures prises par le Gouvernement suscitent tout de même des interrogations. Avec le recours à l’armée, certains font un parallèle avec la guerre d’Algérie et les dérives qui en ont découlé. Comme l’écrit Jean Planchais, « M. Chirac est le chef d’un gouvernement en guerre. Une « sale guerre » – y en a-t-il de propres ? – où seuls ou presque les civils « trinquent » et où la peur est l’arme essentielle […]. De la façon dont la lutte fut menée par le gouvernement Guy Mollet, certaines leçons, cependant, restent valables. M. Chirac, qui fut officier en Algérie, ne peut les avoir oubliées.
La première est que c’est en investissant l’armée des pouvoirs de répression, en laissant bafouer la loi, que les gouvernants d’alors ont signé leur propre déchéance. La tentation est forte de confier totalement à ceux qui ont, de par leur mission, l’habitude de la force le soin de l’employer, qu’il s’agisse de militaires ou de policiers. La seconde est que les moyens utilisés ne sont pas neutres. Certains, au nom d’une efficacité immédiate et contestable, aboutissent à une corruption à long terme […]. Lorsque M. Chirac demande aux Français de renseigner la police, il le fait avec le souci évident d’éviter une épidémie de délation. Les Français, assure-t-on, sont rebelles à cette dernière. L’énorme courrier reçu par la Gestapo sous l’Occupation montre à tout le moins que les exceptions sont nombreuses »(6). Quant à la fédération autonome des syndicats de police (FSAP), majoritaire dans la police en tenue, elle fait surtout part de son inquiétude « concernant l’appel à l’armée pour accomplir des missions qui sont normalement de la compétence des autorités civiles de la police »(7).
Au sein de la gendarmerie, la crise suscite aussi des interrogations d’autant que l’institution est très impliquée dans le dispositif de sécurité. Les congés ont été suspendus et les permissionnaires rappelés. Le 13 septembre, une note de la direction générale de la Gendarmerie nationale (DGGN) préconise un effort plus poussé dans le domaine du renseignement grâce à ses 250 sections et brigades de recherches. « Cette démarche, peut-on lire, a déjà été utilisée avec succès dans les régions confrontées au terrorisme régional (Bretagne, Corse, Pays Basque) ». Cette réussite locale n’empêche pas toutefois de ressentir un manque de crédit en matière de lutte contre le terrorisme. C’est ce que regrette l’auteur de la note : « Dans ce domaine [le renseignement] la gendarmerie a le sentiment que son potentiel d’observation (plus de 80 000 gendarmes répartis sur tout le territoire) n’est pas pleinement utilisé parce que des informations de base sur les personnes soupçonnées d’appartenir à des mouvements terroristes ou de les aider ne lui sont pas communiquées (pour mémoire : pas d’accès au fichier du terrorisme, pas de réception des fiches de mise en garde éditées par la police de l’air et des frontières) »(8).
À Paris où se produit l’essentiel des attentats, le déploiement de la gendarmerie reste inadapté en raison de la dispersion des efforts causée par les gardes statiques et surtout par l’état de subordination à la police. Dans la capitale, il est d’usage, en effet, de confier la gestion des escadrons de gendarmes mobiles aux commissaires. De cette manière, la chaîne hiérarchique gendarmique se trouve complètement neutralisée et la cohésion des unités est compromise par les multiples missions particulières confiées au personnel. Jusqu’à présent, la gendarmerie a eu du mal à s’exprimer, mais la crise de 1986 lui fournit l’occasion de faire entendre sa voix d’autant qu’elle possède les moyens de sa politique.
Pandore dans le métro
L’emploi de la gendarmerie à Paris donne lieu à une série de réunions entre la DGGN et la préfecture de police, le ministère de l’Intérieur et le cabinet du Premier ministre. Comme l’explique le général Charlot, il existe alors au sein de l’Arme une fracture entre les partisans du changement et ceux qui s’accommodent de la situation, car la mainmise de la police sur les escadrons atténue d’autant les responsabilités de la gendarmerie(9).
Le général Philippot, affecté comme lieutenant-colonel de gendarmerie adjoint au chef du cabinet militaire du Premier ministre, se souvient du climat d’expectative régnant alors. Le 18 septembre 1986, il rédige une note dans laquelle il écrit : « La Gendarmerie nationale est très mal employée dans la situation actuelle ! Ceci tient à des obstructions, des querelles de personnes et d’administration, ainsi qu’à une méconnaissance de ses capacités. Il faut confier à la gendarmerie dans Paris une mission avec un chef et des moyens »(10).
Le projet de la gendarmerie trouve un écho favorable auprès du cabinet du Premier ministre et de Jacques Chirac lui-même. La police formule bien quelques objections en mettant en avant la méconnaissance de l’Arme pour le secteur concerné et le risque de nuire à son système de renseignement à cause des arrestations « intempestives » de ses propres indicateurs. Malgré cela, la place Beauveau ne présente pas de contre-projet et la proposition de la gendarmerie est adoptée. La LGMIF doit être le principal maître d’œuvre du dispositif.
Le général Querry, alors lieutenant-colonel de gendarmerie au bureau service organisation de la LGMIF, se souvient avoir reçu la nouvelle en début de soirée dans le bureau du colonel Pinot, commandant de la LGMIF, en compagnie du lieutenant-colonel Rutler, chef d’état-major. Il se rappelle clairement la première réaction de surprise et d’interrogation suscitée par le message. L’abandon à l’Arme par la police d’un de ses secteurs traditionnels laisse notamment craindre quelque chausse-trappe. Il faut dire aussi que ce nouveau dispositif vient perturber la routine confortable installée depuis plusieurs années et il apporte surtout une plus grande responsabilité en plaçant la gendarmerie en première ligne dans la lutte contre le terrorisme(11). Une fois ces premières réticences dépassées, le commandement de la LGMIF se met rapidement à la tâche.
Le projet de la gendarmerie présente quatre innovations. D’abord, il confie à l’Arme un secteur normalement attribué à la police. Le contrôle du système parisien de transport urbain (métro, RER, gares SNCF) nécessite donc l’obtention d’habilitations pour les gendarmes concernés. La légion de gendarmerie départementale d’Ile-de-France (LGDIF) en reçoit sans difficulté pour les officiers de police judiciaire (OPJ) détachés à cette mission.
Deuxièmement, l’institution dispose avec le réseau « Saphir » d’un moyen de télécommunication récent, parfaitement adapté à la tâche qui lui incombe. C’est ce qu’explique un article de l’Essor : « Lâchés seuls dans Paris, les gendarmes font d’autant plus de zèle qu’ils possèdent un avantage technique considérable sur les CRS et policiers grâce au réseau informatique « Saphir ». Trois camionnettes dans lesquelles se trouvent un officier de police judiciaire et un terminal d’ordinateur relié à « Saphir » accompagnent chaque escadron de gendarmerie. Alors que gardiens de la paix et CRS en patrouille perdent un temps précieux à transmettre le nom d’une personne contrôlée à un supérieur, qui lui-même téléphone à l’état-major, pour vérifier si elle n’est pas recherchée, les gendarmes pianotent sur leur console et obtiennent une réponse quasi immédiate »(12).
Troisièmement, les forces engagées par la gendarmerie ne sont plus dispersées sous la responsabilité de la police mais elles gardent leur cohésion en conservant leur articulation d’origine basée sur les pelotons et les escadrons. De même, la hiérarchie de l’Arme est respectée tout au long de la chaîne de commandement avec une structuration en groupement opérationnel de maintien de l’ordre (GOMO) et sous-groupement opérationnel (S/GO). Cependant, ces aménagements n’empêchent pas le maintien des contacts locaux avec la police à travers les commissariats territorialement compétents.
Quatrièmement, l’autorité placée à la tête de la structure est un gendarme, en l’occurrence le colonel Pinot commandant de la LGMIF. Il n’a sous ses ordres que des militaires de l’institution, ce qui facilite les opérations. Parlant le même langage, chacun dispose des mêmes références en matière de service.
Une fois mis en place, le dispositif fonctionne du 19 septembre au 1er novembre 1986. Deux phases peuvent être distinguées(13). La première couvre la période du 19 au 30 septembre 1986. C’est le moment où la mobilisation est la plus forte avec vingt-quatre escadrons, parisiens ou non, et 87 gendarmes détachés par la LGDIF. Ces derniers forment chaque jour quarante-deux équipes composées chacune d’un OPJ et d’un agent de police judiciaire (APJ) dans un véhicule équipé d’un « Saphir ». La répartition des forces s’effectue de la manière suivante sous l’autorité du GOMO : un S/GO « gares » à trois escadrons, un S/GO « métro » à cinq escadrons, un S/GO « district 1 » à deux escadrons (8e, 16e et 17e arrondissements), un S/GO « district 5 » à deux escadrons (5e, 6e et 13e arrondissements) et un S/GO « district 6 » à deux escadrons (7e, 14e et 15e arrondissements). Cinq escadrons destinés aux « points sensibles » relèvent aussi du GOMO. De même, il existe un GO « Justice » formé de cinq escadrons et spécialisé dans la garde du Palais de Justice et les transfèrements avec la prison de Fleury-Mérogis.
La seconde phase, allégée, va du 1er au 30 octobre 1986. Elle mobilise de quinze à vingt escadrons ainsi qu’une vingtaine de gendarmes de la LGDIF formant treize équipes par jour. L’articulation s’établit cette fois sur la base d’un GOMO « Points sensibles » rassemblant cinq escadrons pour les ambassades et consulats ; un escadron pour l’Assemblée nationale, Matignon et la Tour Eiffel ; un escadron pour le palais de l’Élysée ; de zéro à trois escadrons pour les gares et de un à trois escadrons pour les « districts ». De même, sont toujours activés le GO « métro » employant de un à trois escadrons et le GO « Justice » avec ses cinq escadrons.
Grâce à un article de la presse corporative, il est possible d’observer l’intérieur du dispositif à travers l’exemple de l’escadron 4/4 de Chartres. « Ce 30 septembre 1986, peut-on lire, au siège de la police du métro, il est 19 heures et l’unité prend son service jusqu’à une heure du matin. Fractionnée en vingt-quatre équipes de trois gendarmes et conjointement avec un deuxième escadron, elle prend en compte les secteurs qui lui sont attribués. Dans la salle de veille où se trouve la permanence radio, les appels se succèdent signalant les changements de position des patrouilles, ce qui permet de suivre la progression de chacun dans ce labyrinthe qu’est le métro. Grâce au réseau « Saphir » déployé dans la capitale, les demandes d’identification sont satisfaites dans un temps record. Un colis suspect vient d’être découvert dans une station. On perçoit parfaitement la tension qui règne tout à coup en écoutant le compte rendu du chef d’équipe transmis au PC trans ! Minuit quarante-cinq, les premières équipes se présentent devant le gradé de permanence qui centralise les fiches de mise à disposition et le nombre de contrôles effectués. Ce soir, le menu fretin s’est laissé prendre dans les filets. Étrangers en situation irrégulière, petits revendeurs de drogue, déserteurs, voleurs à la tire constituent l’ordinaire »(14).
La présence des gendarmes dans les gares et le métro crée un effet de curiosité relayé par les médias. Des chaînes de télévision étrangères comme l’ARD allemande s’intéressent même à l’événement. Le 24 septembre, Olivier Renard-Payen, directeur général de la Gendarmerie nationale, vient en personne observer le dispositif. Ce dernier est toutefois levé dès le 1er novembre 1986 après avoir fonctionné six semaines. Il convient donc de s’interroger sur les raisons de l’arrêt de l’expérience et le bilan qui en a été tiré.
Une expérience sans lendemain ?
Le déploiement des gendarmes dans le système parisien de transport urbain donne lieu assez rapidement à des retours positifs. Comme l’écrit, dès le 23 septembre 1986, Jacques Pélissier, conseiller auprès du Premier ministre, « le dispositif de gendarmerie mis en place en renfort des moyens de police à Paris a permis une très intéressante innovation. Dans des opérations similaires antérieures on se contentait de disséminer les renforts, en petites unités à la disposition des commissariats. Ils constituaient alors des réserves dans des cars stationnant ici et là, où les hommes attendaient que le temps passe »(15). Jacques Chirac rajoute le commentaire suivant : « Je suis tout à fait de cet avis. J’ai eu de nombreux, unanimes et excellents échos et témoignages sur cette affaire qui devra être poursuivie ».
La police semble aussi satisfaite selon le constat dressé le 28 novembre 1986 par le général de division Jérôme, commandant la 1re région de gendarmerie. « La solution adoptée, commente-t-il, a donné toute satisfaction aux responsables de la Police nationale, qui, après avoir craint une « opération publicitaire » de la gendarmerie a apprécié l’efficacité des unités et la qualité des prestations fournies »(16).
On retrouve la même adhésion chez le personnel, conscient d’être employé efficacement à des missions dont l’utilité se traduit par des résultats tangibles. Même la population apporte un accueil positif. Pour le général Philippot, le dispositif tire sa force de sa mise en place opportune. S’il avait été déployé à contretemps, il aurait indisposé les Parisiens en étant perçu comme une entrave à leur déplacement. En revanche, ayant été activé quand la population sentait le poids de la menace, il est apparu comme une réponse concrète à son angoisse. À la gare Montparnasse notamment, les usagers sortent leurs pièces d’identité vingt-cinq mètres avant d’aborder un gendarme(17).
Quelques données suffisent d’ailleurs à montrer l’ampleur du travail effectué. Du 19 septembre au 1er novembre 1986, près de 64 000 personnes sont contrôlées et 11 000 véhicules identifiés. Ce résultat est rendu possible en grande partie grâce au système « Saphir »(18). Parmi les personnes contrôlées, les gendarmes n’arrêtent pas de terroristes, mais ils ont une incidence directe sur la délinquance dans les gares et le métro en permettant la mise à la disposition de la justice de 1 916 individus et la découverte de 49 véhicules volés(19).
En fait, c’est dans un autre domaine que l’action des forces de l’ordre est le plus visible. Au cours des contrôles, 804 étrangers en situation irrégulière sont découverts(20). L’ampleur du phénomène pose des difficultés aux autorités. Les centres de rétention administrative n’ont pas la capacité d’accueillir cet afflux. Il est alors décidé d’expulser les étrangers par voie aérienne. Le 18 octobre 1986, cent un Maliens arrêtés quelques jours plus tôt sont conduits sous escorte policière à Orly pour embarquer dans un appareil spécialement affrété.
La nouvelle de cette expulsion suscite de nombreuses protestations, notamment de la part de syndicats d’avocats et de magistrats. Un syndicat de magistrats se déclare « atterré par les conditions dans lesquelles semblent s’être produites ces expulsions » qui s’apparentent plus « aux pratiques de la chiourme qu’à celles d’une nation démocratique qui s’apprête à célébrer le bicentenaire de la déclaration des Droits de l’homme ». De son côté, Le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié des peuples (MRAP) proteste contre ces expulsions « accomplies dans d’inadmissibles conditions de brutalité, tristement évocatrices d’un passé tragique ». Enfin, l’association SOS-Racisme demande que la lumière soit faite sur les conditions d’embarquement(21). Selon le général Philippot, cet événement aurait eu une incidence directe sur la levée du dispositif alors qu’il existait un projet d’extension à toute l’Ile-de-France avec un système de roulement des escadrons(22).
En tout cas, l’interruption de l’expérience est surtout liée à la conjonction de deux facteurs. D’une part, l’arrêt des attentats dans Paris a fait retomber la pression et des impératifs de service ont obligé à alléger le nombre d’unités mobilisées dans la capitale. Ainsi, la visite du pape Jean-Paul II à Lyon du 4 au 7 octobre 1986 a nécessité la réquisition d’un certain nombre d’escadrons employés dans les gares parisiennes.
D’autre part, l’usure même du dispositif explique son arrêt. En effet, le service assuré par le personnel est très éprouvant, comme l’explique un correspondant de l’Essor : « Les mobiles font neuf heures d’affilée avec simplement un créneau d’une demi-heure pour déjeuner… 13 heures – 24 heures… Le lendemain, reprise à 7 heures. C’est dur. Un tout jeune gendarme me dit avec son merveilleux accent du Sud-Ouest : « les gardiens de la paix nous ont dit que jamais ils n’accepteraient un service pareil ; vous vous rendez compte, il faut demander l’autorisation d’aller aux toilettes ». C’est vrai que c’est dur, sous cette pluie insidieuse, debout, aux aguets, car… on ne sait jamais, dans cette tenue 4S qu’on ne peut pas changer car elle est unique. […] Côté gendarmes départementaux, on s’inquiète cependant de cette mission nouvelle car pendant que le personnel renforce la mobile, le travail ordinaire s’accumule dans les brigades. En outre, le détachement d’un véhicule va poser des problèmes à court terme. Un gradé me confiait : « On déshabille les uns pour habiller les autres » »(23).
Le général de division Jérôme estime, quant à lui, que l’effort important qui a été fourni ne pouvait l’être que pour un temps limité en raison des « impasses sur le service courant ». Il met en avant les difficultés rencontrées par le groupement de la ville de Paris en termes de transport des personnes interpellées vers leur lieu d’audition. La faiblesse quantitative des transports a souvent engendré des délais d’attente prohibitifs générateurs d’inconvénients notables (immobilisation du personnel, attente à la vue du public des personnes interpellées)(24).
Ainsi, toutes les raisons évoquées ont conduit à la levée du dispositif. Pour sa part, le général d’armée Charlot se souvient que plusieurs fiches-bilan ont été envoyées au ministère de la Défense après la fin de l’opération(25). Ce type de document permet d’établir un bilan chiffré de l’opération et surtout d’exposer les aménagements à réaliser dans la perspective de la reconduite du dispositif.
L’expérience de septembre 1986 a d’ailleurs été renouvelée quelques mois plus tard, mais avec un effectif moindre. En février 1987, le dispositif est réactivé en raison des menaces liées au jugement d’Ibrahim Abdallah. Huit escadrons sont appelés en renfort. Six sont affectés dans les gares, un dans le métro et un autre au Palais de Justice. Les gendarmes mobiles reçoivent l’appui de trente OPJ de la LGDIF(26).
Par la suite, plutôt qu’une reconduction du dispositif à Paris, on assiste à une évolution des rapports entre la préfecture de police et la gendarmerie. Le général Querry se souvient que l’expérience de 1986 a permis de renforcer la coopération entre les forces de l’ordre, notamment lors des réunions préparatoires aux manifestations dans la capitale(27). Le général Charlot, quant à lui, se rappelle que la gendarmerie a de nouveau l’occasion de proposer ses services au début des années 1990. À cette époque, José Bové et les militants de la Confédération paysanne menacent de venir bloquer Paris. Plutôt que de laisser les préfets d’Île-de-France gérer la crise à leur niveau, indépendamment les uns des autres, il est mis en place, sur proposition de la gendarmerie, un système centralisé confié à la responsabilité du préfet de police. Par conséquent, grâce à une vision d’ensemble des besoins, les escadrons de gendarmerie placés sous son autorité peuvent être envoyés sur les points où leur présence est vraiment nécessaire. Les résultats n’auraient pas été les mêmes si l’on avait conservé la vision morcelée des préfets franciliens. Surtout, la gendarmerie a pu agir en amont de la capitale en confiant à ses unités d’autoroute la surveillance de l’arrivée des partisans de José Bové et leur fixation dans des grandes villes de province en vue d’affaiblir le mouvement(28).
Quelques années plus tard, les attentats de 1995 conduisent les gendarmes à revenir dans le métro, mais avec cette fois de nouvelles règles édictées par le système Vigipirate. Des patrouilles mixtes de gendarmes et de militaires circulent, par exemple, dans le métro. D’ailleurs, une étude comparative du dispositif de 1995 avec celui de 1986 pourrait se révéler très instructive.
Pour finir, trois conclusions peuvent être tirées de l’expérience de 1986. D’abord, il convient de souligner son originalité en confiant un secteur clé de la capitale à un dispositif entièrement gendarmique. Ensuite, il s’agit d’un excellent témoignage de la subsidiarité de la gendarmerie en cas de crise. En effet, de part sa nature même, cette force militaire peut apporter des réponses adaptées aux différents stades allant de la paix publique à la crise insurrectionnelle. C’est ce que le sénateur Haenel a qualifié de continuum. Enfin, le dispositif établi par la gendarmerie en 1986 représente un excellent exemple d’évolution impulsée par l’Arme elle-même plutôt que par la pression des événements extérieurs. C’est d’ailleurs une période où l’institution opte pour des changements en phase avec l’évolution de la société.
(1) Didier Bigo, « Les attentats de 1986 en France : un cas de violence transnationale et ses implications », Cultures et Conflits, n° 4, 1991-1992, pp. 123-173.
(2) Chef présumé des Fractions armées révolutionnaires du Liban (FARL).
(3) Françoise Varenne, « Depuis son QG de l’Hôtel Matignon, Jacques Chirac dirige les opérations sur tous les fronts », Le Figaro, 18 septembre 1986.
(4) Sophie Latil, « Paris psychose », Le Figaro, 17 septembre 1986.
(5) Apha 3, LGMIF, 2e semestre 1986, SHD-DGN, 216-D3.
(6) Jean Planchais, « La « sale » guerre », Le Monde, 16 septembre 1986.
(7) « Les réactions dans les milieux politiques », Le Monde, 17 septembre 1986.
(8) Note du 13 septembre 1986 relative aux dispositions que la gendarmerie serait en mesure de prendre pour lutter plus efficacement contre le terrorisme, SHD-DGN, DGGN, LAT, renfort gendarmerie/armée, 56.
(9) Entretien avec le général d’armée Charlot, affecté en 1986 au bureau organisation emploi de la DGGN, Rennes, le 29 octobre 2007.
(10) Copie de la note n° 0841 CAB/II.5 du lieutenant-colonel Philippot adjoint au chef du cabinet militaire du Premier ministre, Paris, le 18 septembre 1986, archives privées.
(11) Entretien avec le général de brigade Querry, Paris, le 2 octobre 2007.
(12) JNF, « Saphir l’arme secrète des gendarmes à Paris », Journal du Dimanche, 28 septembre 1986.
(13) Rapport n° 4290/2.OE/OPS/DR du général de division Jérôme commandant la 1re région de gendarmerie, Paris, le 28 novembre 1986, SHD-DGN, DGGN, LAT, renfort gendarmerie/armée, 56.
(14) « Ticket chic », Gendarmerie-Informations, n° 88, décembre 1986.
(15) Copie de la note de Jacques Pélissier, conseiller du Premier ministre, Paris, le 23 septembre 1986, archives privées.
(16) Rapport n° 4290/2.OE/OPS/DR du général de division Jérôme commandant la 1re région de gendarmerie, Paris, le 28 novembre 1986, SHD-DGN, DGN LAT, renfort gendarmerie/armée, 56.
(17) Entretien avec le général de brigade Philippot, Vincennes, le 9 octobre 2007.
(18) Rapport du général de division Jérôme du 28 novembre 1986.
(19) Ibid., Sur les 1916 personnes remises à la justice, 857 le sont par la gendarmerie et 1 059 par la police.
(20) Ibid. Sur les 804 séjours irréguliers découverts, 228 le sont par la gendarmerie et 576 par la police.
(21) « Le renvoi de cent un Maliens, les expulsés étaient en « situation irrégulière déclare M. Robert Pandrault » », Le Monde, 21 octobre 1986.
(22) Entretien avec le général de brigade Philippot, Vincennes, le 9 octobre 2007.
(23) Jacques Revise « Sur le pavé parisien avec la mobile », L’Essor, n° 157, novembre 1986.
(24) Rapport du général de division Jérôme du 28 novembre 1986.
(25) Entretien avec le général d’armée Charlot, Rennes, le 22 octobre 2007.
(26) « Infos », Gendarmerie-Informations, n° 91, mars 1987.
(27) Entretien avec le général de brigade Querry, Paris, le 2 octobre 2007.
(28) Entretien avec le général d’armée Charlot, Rennes, le 22 octobre 2007.