LA GARDE CIVILE ET LA VILLE (1844-1936) : DES RAPPORTS PROBLÉMATIQUES POUR L’IMAGE DE L’INSTITUTION
François Godicheau
Maître de Conférences à l’Université de Bordeaux III
Parmi les institutions étrangères avec lesquelles on peut comparer la Gendarmerie nationale, la Guardia Civil espagnole a ceci de particulier qu’elle fut pensée et fondée sur le modèle français. Pourtant, ses modes d’action sont autres, car la construction de l’État contemporain en Espagne étant, elle-même, très différente, elle eut à assumer un rôle bien plus important que son modèle : elle fut souvent la seule incarnation de l’État et devint, au fil des ans et de la radicalisation des affrontements sociaux, le symbole même de la crise de l’ordre public.
Paradoxalement, son importance cruciale dans l’histoire politique contemporaine de notre voisin du sud n’est pas reflétée dans l’historiographie : le nombre de livres sérieux consacrés à la Guardia Civil par des historiens, le plus souvent amateurs, se compte sur les doigts d’une main et le chercheur éprouve les plus grandes difficultés à accéder aux sources, qu’il s’agisse des publications d’époque ou d’archives non publiées(1). On sait finalement peu de chose sur l’histoire de ce corps, en particulier sur ses pratiques, et on ne peut qu’espérer que les fonds d’archives, dont pour l’instant l’administration espagnole nie l’existence – ne resterait absolument rien des archives de la Garde civile des origines aux années 1960 – finiront par apparaître pour permettre un travail de recherche serein, à l’image ce qui se pratique en France avec la gendarmerie.
Une police rurale avant tout
La Guardia Civil fut fondée en 1844 par décret, sur le modèle de la gendarmerie française, avec l’intention de dégager l’armée des tâches de maintien et de rétablissement de l’ordre. Elle fut d’emblée pensée comme un corps militaire, non seulement dans son organisation, pour sa discipline, mais aussi en ce qui concernait sa dotation en matériel (la plupart du temps, elle intervenait avec fusil), et le paiement des soldes ; enfin, et plus étonnant, la définition de ses services dépendait du commandement militaire.(2)
Dès sa fondation, ses rapports avec la ville sont marqués par une forte ambiguïté. Son implantation fait d’elle avant tout une police rurale, et même une véritable armée d’occupation des campagnes. L’unité de base est le binôme de deux agents, vivant avec leur famille à l’écart du centre du village, souvent à la sortie, dans une maison forte, capable de résister à un assaut. Plus la localité est importante, plus le nombre de gardes augmente, mais plutôt que de doter les villes, petites et grandes, de garnisons correspondant à leur population, les fondateurs du corps (et leurs successeurs sous les différents régimes) préférèrent, en cas de troubles urbains, procéder à des concentrations ponctuelles des effectifs habituellement disséminés dans les campagnes. Cette implantation correspondait aux « missions ordinaires » de la Guardia Civil définies par le règlement : police judiciaire des chemins et des champs, protection des convois contre le banditisme, très important à l’époque, chasse aux délinquants, police militaire contre les déserteurs et insoumis, police administrative pour la chasse, la pêche, l’usage des armes, et police fiscale pour la fraude.
Contrastant avec le caractère essentiellement rural de ces missions, la Guardia Civil était censée rendre caduque la convocation de la Milicia nacional, sorte de Garde nationale chargée à la fois du maintien de l’ordre et d’opérations militaires contre les carlistes, les traditionalistes absolutistes et les ennemis du régime libéral. Cette milice était la force de choc du libéralisme, et en particulier de ceux que l’on appelait les « progressistes », partisans des principes de la souveraineté nationale et des libertés ; sa convocation dans les villes coïncidait avec les moments d’agitation révolutionnaire, mais d’une révolution bourgeoise, réclamant la rupture définitive avec l’Ancien régime. Après la victoire sur les carlistes de 1840, les débuts d’une agitation ouvrière et la peur que la Milicia, à la composition de plus en plus populaire, ne devienne une menace pour l’ordre social firent préférer, aux possédants, l’utilisation de la Guardia Civil pour protéger le droit de propriété. Mais sa présence permanente dans les villes était très faible : quelques dizaines de gardes tout au plus.
En conséquence d’une politique qui privilégiait les concentrations ad hoc des effectifs nécessaires en cas de troubles, elle intervenait toujours depuis l’extérieur, souvent après que l’agitation avait acquis un caractère sérieux, et elle n’assurait que des tâches répressives. Ce travail était compris dans ses « missions extraordinaires ». Celles-ci étaient de deux sortes : soit, à l’occasion des concentrations dans les villes, elle agissait comme une arme parmi d’autres contre des émeutiers, soit elle luttait contre des « ennemis du régime », lors de véritables campagnes militaires comme par exemple en 1848-1849, lors de la deuxième guerre carliste en 1855, dans la guerre contre le Sultan du Maroc en 1859, ou contre les indépendantistes cubains à partir de 1868.
La direction de la Guardia Civil cherchait à lui éviter d’accomplir ces missions, argumentant qu’elle n’avait été créée ni comme force de choc pour la guerre, ni comme police urbaine. Elle était consciente aussi du danger qu’il y avait dans l’utilisation de l’institution, qui devenait, au fil de ses interventions en ville, un instrument de sécurité de l’État et en réalité une arme des gouvernements contre leurs ennemis politiques. De plus, lors des concentrations d’effectifs, la délinquance sur les chemins augmentait(3). Or, le plus important était la lutte contre le banditisme que les gouverneurs des provinces n’arrivaient pas à juguler et qui perturbait parfois gravement le commerce et l’approvisionnement des villes(4). Les bandits étaient souvent des paysans, bénéficiant d’un large soutien parmi la population ; ils formaient parfois de véritables guérillas politiques, quand par exemple le clergé absolutiste parvenait à orienter leur action contre la libéralisation du marché de la terre et les acheteurs de biens mis en vente dans le cadre de la désamortisation.(5)
Dans une Espagne où les classes dominantes tiraient leurs richesses d’abord de revenus fonciers, et où les inégalités étaient terribles, la protection des propriétaires, et surtout de leurs biens, se faisait là où ils résidaient : dans les campagnes. La Guardia Civil devint le garant indispensable d’un ordre social fondé sur la figure du cacique, le propriétaire notable dont le réseau d’influence et de clientèle politique passait par le contrôle local de l’administration civile et la manipulation des élections pour le compte du ministère de l’Intérieur : elle était la force au service d’un ordre dont le caractère public n’était pas toujours évident, mais elle était aussi la seule institution centralisée de l’État à remplir ses missions sur tout le territoire de la même façon, selon des règles intangibles, avec une discipline de fer.
Mais alors qu’à la campagne son travail de sécurisation des chemins et ses missions dites « humanitaires » (interventions lors de catastrophes naturelles, inondations et incendies) entretinrent sa légitimité, le caractère uniquement répressif et sanglant de ses interventions urbaines ruina tout son crédit. Madrid était la seule ville où, sous le règne d’Isabelle II (1833-1868), un contingent spécifique et permanent, la Guardia Civil Veterana devait veiller au maintien de l’ordre, mais il s’agissait d’abord et avant tout de protéger le gouvernement, de défendre le pouvoir là où il était, dans un contexte où les révoltes populaires et où les coups d’État militaires étaient les seuls recours de l’opposition politique. En 1865, son intervention lors de chahuts étudiants (protestations contre le nouveau recteur après la destitution politique du précédent), la nuit de la Saint Daniel, fit 11 morts et 195 blessés : pas plus que la Guardia Civil en général, elle n’avait de formation de police urbaine et elle n’était entraînée et armée que pour la guerre. Ce genre de massacre fit beaucoup pour discréditer ce corps particulier à la capitale : en 1868, il fut dissout, victime du changement de régime et ne réapparut plus, empêchant la consolidation de la Guardia Civil comme force urbaine.
Une institution et une doctrine d’emploi inadaptées à l’Espagne urbaine
Après l’agitation politique du sexenio revolucionario, les six ans qui séparent la mort de la monarchie des Bourbons de sa restauration à partir de 1874, la question du maintien de l’ordre en Espagne se compliqua du fait des transformations économiques et sociales profondes du pays pendant le dernier tiers du XIXe siècle et les premières années du XXe. Le système de contrôle politique et social associant le trafic d’influence – la politique des caciques ou caciquisme – et l’usage de la force armée était surtout adapté à un pays rural. Le développement des villes, en particulier dans des régions où l’industrie progressa beaucoup, comme la Catalogne, le Pays Basque et les Asturies, entraîna à la fois la multiplication des contestations ouvrières et la nécessité de faire venir plus souvent les effectifs de la Guardia Civil, mais aussi le développement d’une opinion publique susceptible de réagir face aux excès du pouvoir. Les villes tendaient à échapper politiquement au contrôle du gouvernement, surtout en Catalogne où un fort régionalisme, puis un réel nationalisme se développaient, touchant autant les couches populaires et moyennes que les classes dominantes. Avec l’industrialisation, les intérêts de celles-ci n’étaient plus aussi majoritairement concentrés à la campagne et les atteintes à « la propriété » se multipliaient en ville : en 1835, le premier incendie d’usine par des ouvriers était un cas isolé ; à la fin du siècle, le développement d’un syndicalisme d’action directe très combatif et réagissant aux conditions misérables de vie du prolétariat industriel entraîna des attaques incessantes et apparut comme la menace la plus grave pour « le droit de propriété ».
En dépit de ces transformations, la Guardia Civil ne connut aucune réforme et son dispositif ne fut pas complété par la création d’un corps spécifique de maintien de l’ordre urbain. Dans les grandes villes, la police était très déficiente : elle n’était pas professionnalisée, pas formée et très mal payée ; les emplois instables dépendaient des faveurs des politiciens de passage. À chaque changement de gouvernement, tout le personnel pouvait être licencié après la nomination d’un nouveau chef et de ses acolytes. À Barcelone, le rêve d’un simple agent était souvent de… trouver une place comme ouvrier ! La police était composée d’un « Corps de surveillance » aux effectifs ridicules, dont les missions dépassaient très largement les moyens et qui était pratiquement incapable de réaliser une quelconque prévention, et d’un « Corps de sécurité », bâti sur le modèle de la Guardia Civil, c’est-à-dire militarisé et commandé par un personnel détaché de l’armée ou de la Guardia Civil elle-même.
Dans les années 1880, Madrid, ville d’un demi-million d’habitants, qui absorbait la moitié du budget pour le personnel de la police, ne comptait que 377 agents du Corps de surveillance, dont 300 affectés à la sécurité des nombreuses personnalités officielles et politiques vivant dans la capitale. Dans le reste de l’Espagne, les policiers n’étaient que 1 565, encadrés par 146 inspecteurs, sans distinction entre l’un et l’autre corps, recrutés sans aucune règle et aux missions mal définies. À partir de cette époque, plusieurs projets d’organisation d’une police urbaine se succédèrent, sans changer fondamentalement la situation : les gouvernements manquaient de toute façon de moyens et la Guardia Civil était solidement installée au centre du dispositif de sécurité, à la fois directement et comme modèle semblait-il indépassable. Les priorités restaient la protection du pouvoir central et, pour le reste, la répression brutale : en 1894, alors que Madrid comptait 1 600 policiers (1 200 pour le Corps de sécurité et 400 pour la surveillance), Barcelone, d’une taille équivalente, ne disposait que d’un effectif de 192 hommes, qui devaient surveiller les malfaiteurs, exécuter les mandats de justice, surveiller les établissements nocturnes, les rues, le port, les gares, etc.(6)
Pendant la décennie suivante, les effectifs ne progressent guère et surtout, l’organisation reste identique. La Guardia Civil elle-même n’est pas toujours très bien lotie : ses effectifs, de 15 000 hommes en 1894, n’atteignent en 1910 que 20 000. Mais ses moyens sont gelés depuis de nombreuses années et les gouverneurs éprouvent les pires difficultés pour loger les gardes lors des concentrations dans les villes (des épidémies de typhus se déclarent même dans les casernes).
À la pauvreté des moyens, malgré les progrès de l’agitation urbaine, répond la crispation répressive et la militarisation croissante de l’ordre public. Au cours des presque cinquante ans qui séparent le début de la Restauration monarchique du coup d’État du général Primo de Rivera en 1923, la suspension des garanties constitutionnelles, sur tout le territoire ou dans une seule province, devient une telle habitude que l’on ne compte que 25 années pendant lesquelles il n’y a aucune suspension. La déclaration de l’état d’exception prélude toujours à une intervention sanglante, pendant laquelle les gardes venus de l’extérieur ont ordre de tirer systématiquement sur les manifestants pour se protéger (en cas « d’attitude menaçante ») : le nombre de morts est donc très important et entretient un cycle de violences politiques croissantes, sans qu’aucun travail de prévention ne puisse être réalisé par une police par ailleurs fantomatique.
La Guardia Civil devient pendant ces années l’incarnation d’une politique d’ordre répressive et meurtrière, non seulement dans les villes, mais aussi de plus en plus dans les campagnes, contre l’agitation endémique parmi les paysans sans terre, travaillés par les doctrines anarchistes, en particulier dans le sud andalou. Principale personnification pendant des décennies de l’administration centrale de l’État, elle devient aussi sa meilleure garantie de continuité car elle est même utilisée comme police militaire : en 1909, lors de la « semaine tragique » à Barcelone, qui devient si tragique parce que la répression met le feu aux poudres, elle est mêlée à la troupe envoyée réprimer les émeutiers, même si les chefs se gardent de l’employer directement pour ne pas l’exposer trop à la haine populaire.(7)
Alors que l’administration civile dans son ensemble est irrégulière et complètement viciée par le clientélisme, ce qui affecte aussi la police, la Guardia Civil est non seulement le seul corps de police vraiment régulier, mais aussi la seule partie de l’armée cohérente dans ses missions, son organisation et sa fonction. L’ensemble de l’armée espagnole de l’époque peut être en effet considérée comme un grand corps de maintien de l’ordre. D’une part, son armement est pauvre et ne lui permettrait pas d’entrer en conflit avec l’armée d’un pays développé. D’autre part, le maillage de son implantation sur le territoire est très fin et reproduit un peu celui de la Guardia Civil, faisant d’elle une armée d’occupation de sa propre patrie. Enfin, elle est fréquemment utilisée en renfort lors d’épisodes particulièrement graves de désordres urbains et ruraux (comme en 1909). Sévèrement critiquée dans son ensemble après ses défaites dans la guerre contre les États-Unis en 1898 et la perte des dernières colonies espagnoles – Cuba, Porto Rico et les Philippines –, elle tend à se considérer de plus en plus comme la garante incomprise de l’intégrité nationale, contre un monde politique coupable de faiblesse face aux nationalismes périphériques basque et catalan et face à l’agitation révolutionnaire.
Ces sentiments et l’amertume face à ce qui est ressenti comme de l’ingratitude sont renforcés par l’esprit de caste et le recrutement endogame parmi les officiers. Dans la Guardia Civil, ces facteurs sont multipliés : la haine à son égard ne cesse de croître dans les milieux populaires et d’oppositions ; elle est la partie la plus fermée de l’armée, séparée du peuple, ne comptant que des volontaires, souvent fils de gardes civils eux-mêmes, respectant la consigne de ne jamais se mêler aux civils et de vivre le plus possible dans les casernes – où logent les familles –, sauf quand les missions les mettent en contact avec la population.
Les critiques à son égard – et à l’égard de l’armée en général – des adversaires du régime, catalanistes, républicains, socialistes ou anarchistes, critiques redoublées quand le sang est versé, débouchent en 1906 sur une « loi sur les juridictions » en vertu de laquelle toute violence ou insulte faite à un militaire ou à un garde est passible d’un jugement par les tribunaux militaires. En plus de renforcer l’impunité des gardes lors d’épisodes sanglants, cette loi achève de militariser l’ordre public, puisque tout conflit impliquant des forces de l’ordre échappe à la justice civile et que les forces armées tendent à voir leur autonomie renforcée par leur fonctionnement ou leur état d’esprit interne ou simplement du fait de la suspension fréquente des garanties constitutionnelles. C’est la définition répressive du « désordre » qui finit par s’imposer sur toute définition politique de l’ordre public.
La Guardia Civil au cœur de la crise de l’ordre public
Le sort du régime et du système politique espagnol est donc de plus en plus lié à des crises d’ordre public sur lesquelles le pouvoir a de moins en moins de prise. La réforme du système de police continue d’être périodiquement à l’ordre du jour, mais le manque de moyens de l’État et la priorité accordée à la répression continuent de peser lourdement sur l’organisation générale de l’ordre public. Parallèlement, le système de contrôle social du caciquisme fait eau de toute part, ce qui entraîne la multiplication des troubles et des interventions de la force ; la montée du « danger révolutionnaire » ou sa perception par les possédants et leurs amis politiques ruine souvent les efforts de réforme.
En 1912, l’idée est lancée de créer à Madrid une Préfecture de police sur le modèle parisien ou une Direction générale de la police, avec des subdivisions régionales, pour centraliser le travail d’une police civile, ce qui doit passer par la réorganisation de la police en quatre branches (antiémeute, ordre public, police judiciaire et police politique), et permettrait de réaffirmer l’importance de l’autorité civile en matière d’ordre public. Quelques mois après, le Premier ministre Canalejas tombe assassiné par un anarchiste. Très vite, à la fin novembre 1912, l’idée devient réalité et un décret crée la Direction générale de la sécurité (DGS), complètement civile. Mais les moyens matériels ne suivent pas et la Guardia Civil reste en marge de cette réorganisation et des mesures suivantes, continuant à occuper le premier plan dans la répression de l’agitation sociale, sans plus d’efficacité qu’auparavant. Cette même année, signe d’une évolution qui quelques années plus tard signerait l’arrêt de mort du régime, le patronat catalan décide de se doter d’une police privée destinée à lutter contre les syndicalistes d’action directe de la CNT (Confédération nationale du travail).(8)
Le monopole de fait de l’armée sur le maintien de l’ordre à travers la Guardia Civil et la tendance des classes dominantes à s’adresser directement à elle par-dessus un pouvoir civil déconsidéré transforma l’armée en une alternative au pouvoir politique : de 1917 à 1923, on assista à une escalade qui ne se termina qu’avec le coup d’État du général Primo de Rivera. Au cours de la Première Guerre mondiale, à laquelle l’Espagne ne participa que comme fournisseur de produits manufacturés pour les belligérants, ce qui fit fleurir son industrie mais aussi l’inflation, l’agitation sociale des ouvriers contre la vie chère prit la forme de grèves générales en 1916 et 1917. Mais elle se colora bientôt de teintes révolutionnaires, encouragées par les informations provenant de Russie, pays dont la sociologie et l’état de développement paraissaient semblables à ce que l’on trouvait en Espagne. Avec la récession provoquée dès 1919 par la baisse des commandes liée au retour à la paix en Europe, le chômage fit son apparition et le conflit se radicalisa : à la pratique du closed shop par le syndicat CNT, le patronat catalan répondit en soutenant des syndicats dits « libres », qui organisaient des groupes de pistoleros pour briser le monopole de la CNT et allaient assassiner les militants syndicaux inscrits sur un fichier élaboré par un garde civil retraité. L’agitation révolutionnaire autour de la grève générale terrorisait les propriétaires, qui demandaient aux autorités, en particulier militaires, d’intervenir avec la plus grande rigueur. Celles-ci aidèrent alors à réformer une vieille institution d’ordre, le Somatén, pour la transformer en milice patronale, comptant des dizaines de milliers de membres, fournissant à ces troupes leur armement et leur encadrement, leur donnant un statut qui permettait de leur appliquer la « loi sur les juridictions » de 1906. Pendant que l’armée et la Guardia Civil intervenaient sur les lieux de conflit, le Somatén investissait et occupait les quartiers ouvriers, procédant à des contrôles et empêchant les rassemblements. La CNT répondait par la grève mais certains groupes anarchistes organisaient aussi attentats et assassinats, auxquels répondaient à leur tour les meurtres du « syndicat libre » et ceux perpétrés par la police en toute impunité.(9)
Cette évolution s’accompagna d’une progression notable des effectifs de la Guardia Civil. En 1914, avec 20 000 hommes pour tout le territoire, elle ne maintenait que 600 hommes en permanence à Madrid, ville de 750 000 habitants, qui comptait aussi 1 500 hommes du corps de sécurité de la police, moins efficaces même s’ils étaient militarisés. À Barcelone, les chiffres étaient respectivement de 500 et 1 000, pour un nombre d’habitants équivalent mais une conflictualité sociale bien plus importante(10). Entre 1918 et 1922, les différents gouvernements augmentent l’effectif général de plus de 7 000 hommes, pendant que la part de l’ordre public dans le budget général de l’État passe de 4,5 % à 8,6 % (ce à quoi il faut ajouter le budget de l’armée, voisin de 30 % du total). Cette progression, pourtant, signifiait non pas un progrès de l’ordre, mais une sorte de fuite en avant : la Guardia Civil, faisant de plus en plus figure d’ennemie du peuple, ne pouvait pas rétablir à coups de fusil un ordre qui politiquement et socialement avait cessé d’exister.
La perte de contrôle progressive des gouvernements sur l’ordre public fut parallèle à sa privatisation au service du patronat industriel : celui-ci requérait les services des militaires sans passer par les autorités civiles ; et l’on vit un gouverneur civil – équivalent à nos préfets – qui prétendait appliquer les ordres du gouvernement, c’est-à-dire négocier avec les grévistes, mis de force dans le train en direction de Madrid par l’autorité militaire de la région, avec menaces de mort s’il s’avisait de revenir pour accomplir sa mission. Comme l’armée dans son ensemble, la Guardia Civil avait évolué : garante de l’ordre public, elle était devenue un simple instrument de répression dans ce qui ressemblait de plus en plus à une « guerre sociale » sans médiation entre patrons et ouvriers(11). Cette guerre provoqua près de 300 morts en Catalogne et plusieurs centaines de blessés ; en tout, sans doute plus d’un millier de victimes(12). Le pouvoir civil et les garanties constitutionnelles apparurent finalement comme un obstacle à « l’ordre » tel que le concevaient les militaires, c’est-à-dire comme simple absence de « désordres ». Alors le Capitaine général de Catalogne, le général Primo de Rivera, se souleva pour prendre le pouvoir, avec l’approbation de l’organisation patronale catalane et installa une dictature militaire de huit ans, sous l’autorité du roi Alphonse XIII qui le reconnut immédiatement comme chef du gouvernement. Personne ne se leva pour défendre le régime de la Restauration ou les libertés civiles, et la Guardia Civil, autrefois garante de la sécurité du pouvoir légal, se mit au service de celui qui incarnait désormais « l’ordre » et la répression.
Pendant les années de la dictature, le régime d’exception devint tout simplement permanent et la disparition de la plupart des espaces de liberté, conjuguée avec la conjoncture économique favorable et la dissolution de la CNT, mit fin à l’agitation sociale. La Guardia Civil eut moins à intervenir en ville et le régime organisa sa promotion sous le nom de benemérita (« la méritante ») en mettant en avant les missions dites « humanitaires » des gardes dans les campagnes, c’est-à-dire leurs fonctions de pompiers. Mais pendant ce règne de l’arbitraire que fut la dictature et qui finit par dresser tous les secteurs de l’opinion contre le général Primo de Rivera, le problème de l’inadaptation de la Guardia Civil aux missions qui lui étaient confiées ne fut en réalité que mis entre parenthèses : l’ordre qui régnait en Espagne était celui d’une caserne, ce pour quoi l’institution était adaptée, pas celui d’une société pluraliste. L’espace public qui s’était ouvert dans les villes depuis la fin du XIXe siècle était pour lors étouffé et la disparition provisoire du spectacle d’une Guardia Civil intervenant brutalement dans les villes comme en territoire étranger redorait pour un temps le blason de l’institution.
Mais la dictature, en usant peu à peu tout son crédit, mina dans le même temps, profondément l’unité de l’armée. Quand, à la suite de la victoire de candidatures républicaines aux élections municipales d’avril 1931, la République fut proclamée dans les principaux centres urbains sous les ovations de la foule, ni la Guardia Civil ni les autres secteurs de l’armée ne réagirent. L’ordre ancien de la monarchie n’avait plus de défenseurs ; Alphonse XIII s’était autant déconsidéré que son ministre-dictateur Primo de Rivera. Cependant, avec le nouveau régime qui se voulait libéral et démocratique, le problème de l’ordre public allait de nouveau se poser, ainsi que la nécessaire adaptation de la vieille benemérita à une société moderne. Et cette fois, les problèmes allaient non seulement survenir dans les villes républicaines, mais aussi et de plus en plus dans les campagnes, où la mobilisation politique massive des paysans secouait plus fort le joug du contrôle social traditionnel.
La tentative républicaine de maintien de l’ordre (1931-1936)
Dans les premiers mois de la République, la réforme en profondeur des institutions du maintien de l’ordre est tout de suite à l’ordre du jour, et un des problèmes est précisément la Guardia Civil, dont le Parti socialiste exige la dissolution tant elle est devenue synonyme de l’oppression. Mais la forte conflictualité sociale qui se manifeste dès le printemps 1931 démontre que le nouveau régime, qui a besoin de se consolider, n’a pas d’alternative pour le maintien de l’ordre que d’utiliser les instruments dont il a hérité. Par ailleurs, au fur et à mesure que les semaines passent, la benemérita démontre qu’elle est disposée à servir la République avec la même fermeté que la monarchie. Le légalisme est précisément une des caractéristiques principales de ce corps au sein duquel le service de l’État, par-delà les changements de couleurs politiques, est une religion.
Il reste que ses interventions en ville sont toujours aussi sanglantes et que le gouvernement provisoire et tous les partis qui le soutiennent ont beaucoup à perdre à l’envoyer, fusil à la main, tuer des manifestants et des grévistes qui constituent sa base sociale. Le ministre de l’Intérieur du gouvernement provisoire, Miguel Maura, décide alors de la création d’une nouvelle institution, la Guardia de Asalto ou Garde d’assaut. Malgré son nom guerrier, cette nouvelle police, réservée à la ville, semble, dans un premier temps du moins, adaptée à ses missions : ses hommes sont entraînés aux techniques de contrôle des manifestations et des émeutes et renoncent le plus possible à l’utilisation d’objets contondants ou d’armes à feu. Quand ils les portent, au contraire de la Guardia Civil, ils doivent attendre les ordres exprès de leurs chefs pour s’en servir, où se trouver dans une situation d’extrême danger. Au départ, ils sont dotés de matraques élastiques, mais au fur et à mesure des résistances dans la rue, on leur fournit des pistolets-mitrailleurs. Peu à peu, le modèle militaire s’impose à eux, comme cela avait été le cas pour le Corps de sécurité des décennies précédentes. En 1934, le gouvernement conservateur qui a succédé à la majorité républicaine-socialiste fondatrice du régime, décide de créer trois compagnies spéciales de Gardes d’assaut armés de grenades à main et de mitrailleuses ; au printemps de 1936, ils sont dotés par le gouvernement de Front populaire de 26 camions blindés.
Pendant ce temps, la Guardia Civil avait affaire avec des campagnes de plus en plus politisées et galvanisées par les perspectives de réforme agraire. Malgré son loyalisme traditionnel, elle était peu pénétrée par l’esprit républicain et restait opaque et étrangère pour le nouveau pouvoir. Les organisations de gauche, partis et syndicats, qui se trouvaient confrontées à elle dans les campagnes et les petites villes se plaignaient de sa complicité maintenue avec les grands propriétaires et les réseaux d’influence des caciques locaux. Elle-même, prise à parti de plus en plus souvent et directement, utilisée par un régime auquel beaucoup de ses officiers étaient hostiles – à commencer par son chef, le général Sanjurjo, qui tenta un coup d’État en 1932 –, agissait à l’encontre des manifestants dans un esprit de plus en plus revanchard : ce fut le cas à Arnedo le 5 janvier 1932, où elle tira sur la foule, tuant 11 personnes et en blessant trente autres, quelques jours après un lynchage de gardes par des paysans dans un autre village du pays. Ses interventions à la campagne commencèrent à ressembler systématiquement à ses missions urbaines. C’est au lendemain de la révolte des Asturies d’octobre 1934, au cours de laquelle les mineurs qui avaient pris le pouvoir localement avaient tué des Gardes, que son zèle prit son tour le plus sinistre, avec la multiplication des tortures contre les prisonniers : la Guardia Civil avait fini par faire de la répression une affaire « personnelle ».
Le 18 juillet 1936, lorsque de toute part, des garnisons espagnoles se soulevèrent contre le gouvernement de Front populaire, la Guardia Civil, dont une partie des chefs trempaient dans la conspiration, fut complètement déchirée entre sa fidélité traditionnelle à l’État et à l’autorité et un habitus militaire anti-révolutionnaire sollicité par les auteurs du coup d’État, qui disaient prévenir une révolution et rétablir un ordre échappant à la République(13). Mais alors qu’elle était l’institution d’ordre la plus ancienne et la plus détestée, remarquons qu’elle n’était pas à la tête de la tentative de putsch : son clivage même montre qu’elle n’était que l’expression des contradictions de l’ordre public en Espagne. Son caractère militaire imprimait depuis des décennies au rétablissement de l’ordre l’aspect d’une guerre contre les exclus de l’espace public, mais les premières années de la République montrent que son problème récurrent avec la ville traduisait une difficulté plus profonde de conception d’un ordre politique moderne et pluraliste, difficulté qui fut une des causes de la guerre de 1936.
(1) On retiendra le livre d’un juriste, Diego López Garrido, La Guardia Civil y los orígenes del Estado centralista, Barcelona, Crítica, 2004 et deux livres importants d’un officier de la Guardia Civil, Miguel López Corral, La Guardia Civil, nacimiento y consolidación, ed. Actas/Ministerio de Interior, Madrid, 1995 et La Guardia Civil en la Restauración (1875-1905). Militarismo contra subversión y terrorismo anarquista, ed. Actas/Ministerio de Interior, Madrid, 2004. Dans ce domaine, les travaux universitaires les plus importants sont ceux du Pr. Eduardo González Calleja, en particulier deux livres, La razón de la fuerza. Orden público, subversión y violencia política en la España de la Restauración (1875-1917), Madrid, CSIC, 1998 et El Mauser y el sufragio. Orden público, subversión y violencia política en la crisis de la Restauración (1917-1931), Madrid, CSIC, 1999 et une thèse de doctorat : La radicalizacion de la derecha española durante la Segunda Republica (1931-1936) : violencia política, paramilitarización y fascistización en la crisis española de los años treinta, Universidad Complutense de Madrid, dir. Julio Aróstegui, 1989.
(2) Les différents décrets de création de la Guardia Civil de 1844 témoignent d’un conflit sur son caractère civil ou militaire. Le décret du 2 mars la faisait relever de la juridiction militaire pour ce qui était de l’organisation et de la discipline mais, pour le reste, elle devait dépendre des autorités civiles. Après un changement de gouvernement et l’arrivée au pouvoir du général conservateur Narváez, c’est un autre militaire, le duc de Ahumada, qui fut chargé d’organiser pratiquement ce nouveau corps : le décret est donc repris et la Guardia Civil est entièrement militarisée, les autorités militaires ne voulant pas perdre le contrôle de la sécurité publique.
(3) En 1856, des émeutes de subsistance à Saragosse, Valence et dans certaines villes de Vieille Castille provoquèrent des concentrations d’effectifs de la Guardia Civil pour protéger les minoteries, mais pendant ce temps-là, de nombreuses propriétés rurales furent incendiées.
(4) À partir de 1857, les convois de personnes, sur les routes, devaient déposer une feuille de route indiquant leur itinéraire et les heures d’arrivée prévues dans les villes ; sans cela, la Guardia Civil pouvait leur imposer une amende.
(5) La « désamortisation » est la vente des terres en « mainmorte », au premier rang desquelles celles de l’Église, mais aussi des terres appartenant à la couronne ou aux communautés villageoises. Ce processus, entamé dans les dernières années du règne de Charles IV (1788-1808) mais surtout lié à la révolution libérale (et, dans la première moitié du XIXe siècle, aux figures de Mendizábal et de Calatrava), était censé dynamiser le marché de la terre et multiplier le nombre de propriétaires. En réalité, il renforça la grande propriété, la plupart des paysans étant trop pauvres pour acheter les biens mis en vente ou incapables de rivaliser avec les classes aisées avides de biens fonciers.
(6) La ville comptait aussi 614 agents de la police municipale, aux attributions moindres, 200 concierges de quartier, 200 policiers du corps régional des Mossos d’Escuadra, et la caserne de la Guardia Civil. Cf. Eduardo González Calleja, La razón de la fuerza… op. cit, pp. 38 et suivantes.
(7) Le bilan est lourd : 113 morts et des centaines de blessés.
(8) Eduardo Gonzalez Calleja, La Razón de la fuerza… op. cit., pp. 471-475.
(9) Celle-ci pratiquait ce que l’on appelait « la loi de fuite » : les individus appréhendés pouvaient être froidement abattus et les agents consignaient dans leurs rapports « mort en tentant de prendre la fuite ».
(10) Les autres villes où des casernements « importants » étaient organisés étaient Séville (700), Oviedo (500), Cordoue (600), Badajoz (500) et Málaga (700), c’est-à-dire des villes ouvrières et des capitales de provinces à fort prolétariat rural.
(11) Cf. François Godicheau, La guerre d’Espagne. République et révolution en Catalogne, Paris, Odile Jacob, 2004, chap. 2.
(12) Pour une discussion sur les chiffres, cf. Eduardo González Calleja, El Mauser y el sufragio… op. cit., pp. 236 et sq.
(13) En réalité, comme l’a démontré récemment Rafael Cruz (En el nombre del Pueblo, Madrid, Siglo XXI, 2006), le gouvernement de Front populaire, loin de perdre le contrôle de l’ordre public au printemps de 1936, était lui-même engagé dans une politique de fermeté qui faisait tendre le régime vers l’autoritarisme.