Force Publique

ENTRE POLICE DE PROXIMITÉ ET MAINTIEN DE L’ORDRE : LA Garde républicaine À LA BELLE ÉPOQUE

Chef d’escadron Éric Dagnicourt
Conservateur du Musée de la Gendarmerie

Formation militaire similaire aux autres sur le plan du service intérieur, de la formation et de l’instruction, mais troupe particulière au travers de son service municipal, la Garde républicaine est chargée :

- de la surveillance des distractions et manifestations d’une population réputée frondeuse et instable ;

- de la police de voie publique au sein d’une capitale de la Belle Époque ;

- du maintien de l’ordre et parfois de son rétablissement sous les réquisitions d’un préfet de police omniprésent ;

- de missions de services d’honneur selon les ordres du gouverneur militaire de Paris et les demandes de la municipalité.

Là ne s’arrêtent pas ses devoirs : chargée d’un service spécial à Paris, qui offre quelque analogie avec le service de la gendarmerie, elle détient les pouvoirs judiciaires nécessaires pour assurer l’exécution des lois, des ordonnances et des règlements de police. Affectée principalement à la surveillance de la capitale et placée, pour l’exécution de ce service, sous la direction du préfet de police, elle assure la tranquillité publique et la sûreté des habitants par tous les moyens qui lui sont confiés, et veille à l’exécution des lois, ordonnances et règlements de police. À ce titre, elle prête appui et concours à tout agent dépositaire de l’autorité et défère aux réquisitions légales qui lui sont adressées par ces derniers.

En temps ordinaire, la garde reçoit ses instructions du préfet de police, mais, en cas de troubles sérieux ayant un caractère insurrectionnel, elle est totalement aux ordres du gouverneur militaire de Paris, qui se réserve l’initiative et la direction des mesures à prendre pour la faire agir concurremment avec la troupe de ligne. Les ordres pour les mouvements de troupe et les dispositions générales à prendre ne peuvent alors émaner que de celui-ci, à l’exclusion des instructions venant de toute autre autorité.

C’est dans cet esprit que le 6 novembre 1872 le général Valentin, commandant les deux légions qui constituent à cette époque la Garde républicaine de Paris, définit les relations de service de ses troupes avec la préfecture de police(1). La Garde républicaine, considérée comme troupe municipale, est à la disposition du préfet de police qui fait appel à son concours par voie de réquisition pour la surveillance des théâtres, fêtes, bals publics, grandes cérémonies, mais aussi dans les circonstances exceptionnelles quand l’action des gardiens de la paix doit être secondée. Lorsqu’au contraire des troubles se produisent à l’improviste, dans le cas même d’une simple agitation populaire qui paraît exiger des mesures préventives immédiates, pour éviter une perte de temps le préfet de police adresse des réquisitions directement au commandant de la garde et même aux commandants des casernes les plus à sa portée pour obtenir les détachements dont il a besoin, ou former dans les casernes les réserves qui lui paraissent nécessaires.

Aucune troupe de la Garde républicaine ne sort donc des casernes pour un service d’ordre public sans la réquisition bien spécifiée du préfet de police, ou sans un ordre du gouverneur de Paris commandant la 1re division militaire, ou du général commandant la place, ou du commandant de la garde. Pour les grands services d’ordre qu’une troupe de cette nature peut être appelée à effectuer, le commandant de la garde tient, autant que possible, le préfet de police au courant de la force des troupes qui sont employées. De même, il rend compte à l’autorité militaire des réquisitions adressées par la préfecture de police.

En dehors des réquisitions de la préfecture de police, il est donc bien entendu que la Garde républicaine reste sous le commandement du général gouverneur de Paris, commandant la 1re division militaire et du général commandant la place. Ces principes généraux ne seront pas modifiés à la suite de la réunion des deux légions de Garde républicaine en une seule en 1873. L’article 5 de la loi du 22 juillet 1879, relative au siège du pouvoir exécutif et des chambres de Paris(2), ajoute cependant de nouveaux devoirs aux militaires de la Garde républicaine qui, fixés à Paris d’une manière permanente, seraient les premiers à défendre les chambres législatives en cas de coup d’État, d’émeute ou d’insurrection ; dans ce cas, les présidents du Sénat et de la Chambre des députés « ont le droit de requérir la force armée et toutes les autorités dont ils jugent le concours nécessaire »(3).

Les autres autorités pouvant requérir la Garde républicaine sont les autorités judiciaires, les maires, les commissaires de police, les officiers de paix, les inspecteurs généraux et particuliers des marchés, de l’octroi, de la navigation, et les agents de la préfecture de police. Si ces autorités civiles indiquent dans leurs réquisitions les mesures à prendre pour en assurer l’exécution, elles ne doivent s’immiscer en aucune manière dans la direction des opérations, qui appartient au chef militaire.

La police de la voie publique

En ce qui concerne la police de la voie publique, ce sont les nombreuses brigades de gardiens de la paix des vingt arrondissements, dont les effectifs ont été considérablement augmentés depuis 1870, qui veillent spécialement à sa sécurité. Dès lors, les gardes républicains interviennent dans deux circonstances bien précises :

- s’il y a absence momentanée ou insuffisance d’agents et qu’il est urgent de faire cesser immédiatement l’infraction dans l’intérêt de la sécurité de personnes ou de la liberté de la circulation ;

- lorsque l’agent de l’autorité publique ou la personne lésée réclame leur assistance ou leur témoignage.

C’est dans ce cadre que s’opèrent la plupart des interventions des gardes républicains. Ainsi, le 26 septembre 1908, le garde Davallon, du 4e escadron, prête spontanément main-forte à des agents pour conduire au poste de police un individu qui leur oppose une vive résistance et les frappe à coups de pied. Deux jours plus tard, c’est au tour du garde Chilot, du 2e escadron, d’arrêter un individu qui, après avoir insulté un gardien de la paix, lui oppose une vive résistance. En témoignage de satisfaction, le préfet de police fait remettre une gratification à chacun de ces militaires(4), pratique courante et souvent relayée dans la presse corporative.

De plus, la garde doit assistance à toute personne réclamant son secours dans un moment de danger, et satisfaire à ses réclamations verbales ou écrites, en intervenant en cas d’incendie, inondation, vol, pillage, émeute, assassinat, blessures, voies de fait, viol ou homicide, etc. Les sous-officiers et gardes qui ne sont pas de service doivent également déférer aux réquisitions légales qui leur sont faites et prêter main-forte, dans la mesure où ils doivent se considérer en fonction partout où ils se trouvent revêtus de leur uniforme, tout particulièrement lorsqu’il s’agit du maintien du bon ordre. Ils sont même tenus d’agir sans attendre en cas de flagrant délit. Ils doivent alors arrêter le prévenu, saisir toutes les pièces à conviction, préserver les indices et retenir les témoins éventuels, puis remettre l’individu dans les mains du commissaire de police, qu’ils doivent ensuite assister pendant l’instruction.

En revanche, les militaires de la garde ne peuvent recevoir les plaintes et faire les instructions préliminaires pour les simples contraventions de police et les délits, mêmes flagrants. Ils invitent, dans ce cas, les plaignants à se rendre avec eux au commissariat de police, et y conduisent les inculpés s’ils sont arrêtés par eux ou remis entre leurs mains.

Les sous-officiers et gardes, étant assermentés, peuvent dresser des procès-verbaux qui font loi en justice jusqu’à preuve contraire. Un garde peut verbaliser seul, mais il est jugé préférable que les procès-verbaux soient faits et signés par deux gardes au moins. Ceux-ci sont ensuite adressés par la voie hiérarchique au colonel commandant la légion, sans que ne s’écoulent plus de vingt-quatre heures entre la constatation du fait et l’envoi du procès-verbal.

Les sous-officiers et gardes disposent également du droit d’arrestation en cas de flagrant délit ou sur réquisition. En dehors de ces cas, ils doivent arrêter, de manière générale, tous ceux qui troublent l’ordre public.

Les possibilités d’intervention directe des militaires et gardes sont donc particulièrement étendues. Ils n’ont cependant pas le droit d’entrer dans une maison particulière pour opérer une arrestation, sauf cas spécifiques :

- pendant le jour, dans le cas de flagrant délit, ou pour prêter main-forte à un commissaire de police ou à toute autre autorité judiciaire porteur d’un mandat légal de perquisition, ou enfin sur la réquisition du maître pour rétablir l’ordre dans sa maison ;

- pendant la nuit, dans le cas d’incendies, d’inondations ou de réclamations venant de l’intérieur de la maison.

Tout individu arrêté doit être immédiatement conduit devant le commissaire de police du quartier. Enfin, les militaires de la Garde républicaine, même lorsqu’ils ne sont commandés par aucun service, doivent se considérer en fonction partout où ils se trouvent revêtus de leur uniforme, et peuvent établir des contraventions ; cependant, comme à Paris la police de la voie publique est assurée d’une manière permanente par les gardiens de la paix, ils n’interviennent que dans des circonstances limitées :

- s’il y a absence momentanée ou insuffisance d’agents et qu’il est urgent de faire cesser immédiatement l’infraction dans l’intérêt de la sécurité des personnes ou de la liberté de la circulation ;

- lorsqu’un agent de l’autorité publique ou une personne lésée réclame leur assistance ou leur témoignage.

Le développement de la police parisienne à la Belle Époque contribue, on le voit, à diminuer les prérogatives judiciaires de la Garde républicaine et à la reléguer au niveau d’une simple force auxiliaire.

Les services spéciaux : héritage de la garde municipale

Parmi ses missions quotidiennes, la garde a pour vocation d’assurer le service de postes dans les théâtres, jardins, bals publics, soirées et bals officiels et particuliers, courses, établissements municipaux divers et marchés. Indépendamment des services d’ordre dans la capitale, c’est dans ces circonstances que les gardes conservent leur surnom ancestral de « municipaux » ou de « cipaux ». Sans cesse au contact de la foule parisienne, bonne société qui fréquente l’opéra ou s’encanaille à Montmartre, petit peuple des faubourgs qui se distrait aux variétés, forts des halles ou tueurs des abattoirs en goguette, nourrice promenant sa progéniture dans un parc ou apache escortant « Casque d’Or » dans un bal public, le garde à la Belle Époque fait bien partie du paysage de la capitale, au même titre que l’agent de ville ou la colonne Morris.

Un des spectacles les plus fréquents de la rue parisienne, auquel personne ne fait d’ailleurs plus attention, est de voir des pelotons complets de gardes sillonnant la capitale, à pied ou à cheval selon la nature du service, afin de rejoindre l’un ou l’autre de ces postes aux quatre coins de la cité. Aussi étonnant que cela puisse paraître, ces services restent, dans l’ensemble, populaires au sein de la garde. D’abord, parce qu’ils sont une occasion d’approcher à bon compte les plaisirs nocturnes de la capitale, et des endroits où ils n’auraient pas forcément les moyens de se rendre. Et surtout, parce que ces services sont rétribués individuellement, ce qui permet à un garde, dans certains cas, de multiplier par deux sa solde quotidienne. Après minuit et demi, cette rétribution est encore doublée.

L’une des fonctions les plus emblématiques de cette époque est le service dans les théâtres, qui a pour but d’assurer spécialement le maintien de l’ordre et la libre circulation en dehors de l’établissement. Les gardes ne pénètrent donc dans l’intérieur de la salle que dans le cas où la sûreté publique est compromise, ou sur réquisition du commissaire de police de service. Ces tâches, tout au moins au début de la IIIe République, sont source de frictions entre le commandement et les administrations théâtrales. Ces dernières se plaignent « que les gardes de service abandonnent fréquemment leurs postes pour assister à la représentation, que pendant ces absences on fume et on urine dans les corridors, escaliers et même dans les foyers, que les détachements quittent le théâtre aussitôt le rideau baissé, avant même que la foule ait quitté la salle, enfin que personne ne veille au bon ordre pendant la sortie, qui souvent est très tumultueuse »(5).

C’est pourtant grâce à la présence des gardes de service à l’Opéra-comique, facilitant l’évacuation du public lors de l’incendie qui ravage l’établissement le 25 mai 1887, qu’un grand nombre de victimes est évité. Plusieurs gardes se distinguent tout particulièrement et ont les honneurs de la presse.

Dans leur service habituel, les gardes sont censés ne pas intervenir dans les querelles qui peuvent éclater autour d’eux, pas plus qu’ils n’exercent de surveillance sur les billets d’entrée, ou n’examinent les droits des personnes réclamant leur entrée. Ils ne doivent intervenir que sur réquisition du commissaire de police. Toutefois, en son absence, et lorsque des individus troublent l’ordre d’une manière grave à l’intérieur ou à l’extérieur d’un théâtre, le chef de poste, sans attendre cette réquisition, agit comme en cas de flagrant délit, rétablit l’ordre et expulse les auteurs du trouble. En cas d’insulte ou de rébellion, le coupable est arrêté et conduit devant le commissaire de police de service.

Les gardes exercent également une surveillance active dans les jardins, établissements et bals publics, afin de prévenir les rixes et désordres qui s’y produisent fréquemment. Ils doivent interdire les « danses indécentes » et expulser les individus qui causent ainsi du scandale, mais seulement lorsqu’ils en sont requis par les officiers de police ou sur demande expresse des chefs d’établissement. Ils ne doivent laisser entrer dans les salles de danse qui que ce soit avec des armes, cannes, bâtons ou parapluies et s’assurent que les bals publics ferment à minuit, sauf permission spéciale. Même si ce service peut sembler agréable de prime abord, il est loin d’être de tout repos et sans risques, car les bals publics sont les lieux de rencontre des couches les plus populaires de la capitale, des endroits où les « apaches » règlent leurs comptes, entre eux, mais aussi avec les représentants des forces de l’ordre, gardiens de la paix ou « municipaux ». Les scènes de violence qui s’y déroulent sont parfois meurtrières. Le Journal de la Gendarmerie, du 21 septembre 1873, relate ainsi les faits suivants :

« Le garde Marck, de la 1re légion de la Garde républicaine, étant de service à la porte du bal Dirnant, rue de Meaux, 45, dans la soirée du 24 août, a été appelé en aide par deux sergents de ville qu’une foule agressive injuriait et maltraitait. Il s’est jeté résolument, le sabre au poing, au milieu de la foule et, avisant un des hommes qui frappaient les agents, il lui a appliqué un vigoureux coup de sabre qui lui a fendu la tête ; distribuant ensuite des coups de sabre à droite et à gauche, il est parvenu à dégager les agents, qui ont pu rester maîtres du blessé et le conduire à leur poste. Cet individu, qu’un sergent de ville avait aussi frappé d’un coup de pointe au flanc droit, est mort le lendemain […]. Ce garde a aussi aidé, avec activité et intelligence, les gardiens de la paix dans l’arrestation d’un individu qui, d’une fenêtre du bal, avait jeté une brique sur un agent dans la rue et lui avait cassé la jambe »(6).

Le nombre de rixes dans lesquelles sont impliqués des gardes conduit en 1899 le colonel à armer d’un revolver les gardes chargés des services de bals publics(7). L’article 19 de l’instruction sur le service journalier et municipal, qui reprend intégralement l’article 297 du décret du 1er mars 1854, détermine l’usage des armes par les gardes républicains : « lorsqu’ils sont l’objet de menaces par gestes, à main armée, lorsque des violences ou voies de fait sont exercées contre eux ; lorsqu’ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu’ils occupent, les personnes ou les postes qui leur sont confiés ; ou enfin lorsque la résistance est telle qu’elle ne puisse être vaincue autrement que par la force des armes »(8).

Confronté à une situation de ce genre, le garde Heugas, du 1er escadron, intervient sans sortir son revolver, ce qui lui vaut les félicitations du colonel : « Étant de service dans un bal public, a résolument fait usage de son sabre contre un individu qui venait de le frapper, a essuyé deux coups de feu sans être atteint, et en a imposé par son attitude à une foule d’agresseurs »(9). Le colonel ajoute, il faut le souligner, que « dans ces circonstances, les gardes de service ont été puissamment soutenus dans leur action par des agents de la sûreté et par un gardien de la paix ; le Colonel recommande, à titre de réciprocité, aux militaires de la Légion de ne pas marchander leur concours aux agents qui, comme eux, courent les mêmes dangers en assurant le même service »(10).

On trouve également les gardes lors de soirées et de bals officiels, organisés par la municipalité, mais aussi, à titre onéreux, par des particuliers. Si les services d’ordre sont l’apanage du préfet de police, les services d’honneur demeurent le domaine réservé du général commandant la place, qui peut, en fonction des circonstances, déplacer plusieurs centaines de fantassins et cavaliers, tout particulièrement lors des grandes cérémonies républicaines. Ainsi, le 18 février 1913, à l’occasion de la transmission des pouvoirs présidentiels à l’Élysée et de la fête qui est donnée le même jour à l’Hôtel de Ville, la légion fournit un escadron de cent cavaliers à pied.

Le nombre et la diversité des services temporaires fournis chaque jour par la Garde républicaine sont infinis et participent à l’omniprésence des « municipaux » dans le paysage parisien. Tous les jours, sauf les dimanches et fêtes, des détachements se rendent à la Bourse et à la fourrière municipale. Un service supplémentaire, mais variable, est assuré, de jour et de nuit, dans les monts-de-piété, aux abattoirs et au marché aux bestiaux de la Villette. Les voitures cellulaires, circulant jour et nuit pour amener au dépôt les individus consignés dans les différents postes de police de Paris, sont toujours accompagnées d’un garde placé à l’intérieur.

Il existe de nombreux autres services, qui ne sont pas journaliers : le marché aux chevaux, qui a lieu deux fois par semaine, les mercredi et samedi ; le service de nuit aux Halles centrales, dit « service des petits pois », pendant dix à douze semaines ; le marché aux pommes, pendant environ trois mois ; les courses, les matinées ; les expositions au palais de l’Industrie ; les foires aux pains d’épices, aux jambons ; les grands services dans les cimetières, et, en été, les plantons aux stations des bateaux-mouches. Dans tous ces services, les chefs de détachement reçoivent leurs consignes des commissaires de police, des officiers de paix, mais aussi des directeurs d’établissement, des présidents de sociétés de courses, des inspecteurs des marchés et des inspecteurs des compagnies. S’y ajoutent bien d’autres services ponctuels, de toute nature.

La mission de secours aux populations n’est pas négligée. Les gardes se signalent par leurs interventions heureuses dans les rues de Paris en maîtrisant des chevaux ou des équipages emballés qui pourraient provoquer de graves accidents. Mais ils s’illustrent aussi lors des incendies, comme ceux qui ravagent le Bon Marché en 1881 et l’Opéra-comique en 1887, ou lors des crues de la Seine de janvier-février 1910, qui laissent près de 20 000 sans-abri.

Les services d’ordre : une mission essentielle de la garde

La défaite de la Commune et la répression qui s’ensuit brisent durant de longues années toute velléité de résistance face au nouveau pouvoir. Même si, sporadiquement, des grèves peuvent éclater et des cortèges sillonner les grands boulevards, aucun trouble notable n’est à mentionner durant les quinze premières années de la IIIe République. Paris, ne disposant pas d’une véritable municipalité, constitue malgré tout un cas particulier pour ce qui concerne le maintien de l’ordre public. Le préfet de police se trouve en situation de concurrence avec le directeur de la Sûreté et en conflit, de 1879 à 1893, avec le conseil municipal, ce dernier tentant de contrôler ses activités et notamment le maintien de l’ordre. Dès 1885, cette instance refuse systématiquement de voter le budget, qui doit être imposé à la ville par décret. Louis Lépine, qui occupe le poste de préfet de police pendant dix-huit ans (de 1893 à 1897 et de 1899 à 1913), réussit à désamorcer la situation et à normaliser les relations avec la municipalité.

Au nombre d’environ 5 000 en 1870, les effectifs des gardiens de la paix ne cessent d’augmenter, pour atteindre le chiffre de 8 000 en 1914. Sous l’autorité du préfet Lépine, leur tactique, dans le maintien de l’ordre, consiste désormais à agir par grosses masses, en occupant le terrain en force et en décourageant les manifestants, par opposition à la méthode « louvoyante », utilisée précédemment, qui se limitait à intervenir seulement après que des dégâts avaient été commis et à interpeller pour l’exemple quelques badauds, complices ou non.

Si Lépine ne supprime pas les manifestations, du moins il les rend inoffensives. La nouvelle méthode, qui privilégie l’emploi des gros bataillons, affichant leur force pour ne pas avoir à l’utiliser, laisse une part importante aux effectifs de la Garde républicaine. Les grandes places de la ville sont parcourues dans tous les sens par des escadrons de cavalerie, des heures durant, technique connue sous le sobriquet de « manège Mouquin », empêchant le regroupement des cortèges, et offrant un spectacle apprécié de la population. Les rues ou les boulevards sont barrés par des rangées de gardiens de la paix avec, immédiatement derrière eux, des pelotons de gardes à cheval, prêts à intervenir et, ici et là, des compagnies de gardes à pied, constituant une réserve dissuasive.

La Garde républicaine, sous la direction du préfet de police pour les services d’ordre ordinaires, ne peut être requise que par l’intermédiaire du gouverneur militaire de Paris, en cas de troubles graves, ce qui explique qu’elle est finalement assez rarement utilisée en masse conséquente, pas plus d’une vingtaine de fois par an en général. À l’inverse, son emploi en petits groupes, impliquant forcément l’absence d’officier, se heurte à l’opposition voire à la résistance du commandant de la légion, jaloux de ses prérogatives. Pour autant, Lépine, dans ses mémoires, reconnaîtra toujours à la garde des qualités de tenue, de discipline, de bravoure et de solidité.

Ces qualités s’expriment lors de l’aventure nationaliste du général Boulanger (1886-1889). Cette période se révèle propice aux désordres et aux manifestations, comme celle du 31 mai 1887 devant le Cercle militaire, qui entraîne des mesures de précaution autour de l’Assemblée et de l’Élysée, et à laquelle participe naturellement la garde. Après chacune de ses élections, Boulanger a coutume de s’offrir des entrées triomphales au Palais-Bourbon, comme le 19 avril 1888. Ce jour-là, par ordre du gouverneur militaire de Paris, la légion de la Garde républicaine tout entière est consignée, prête à marcher. Finalement, ce sont seulement deux cents gardiens de la paix et un escadron de la garde qui font face à 30 000 personnes sur le pont de la Concorde et parviennent à leur interdire l’accès à l’Assemblée, sauvant peut-être le régime.

La période de la république radicale est marquée par les conflits avec l’Église, qui s’étendent entre 1902 et 1906, et se traduisent par la fermeture de plus de 3 000 écoles religieuses, les expulsions des congrégations et l’inventaire des biens ecclésiastiques. L’intervention des forces de l’ordre, le 1er février 1906, en l’église de Sainte-Clotilde dans le 7e arrondissement, à laquelle participent, sur réquisition du préfet Lépine, 25 cavaliers de la garde, tourne à la bagarre générale, lorsque les militants de l’action française tentent de se retrancher dans le bâtiment. Deux jours plus tard, les forces de l’ordre sont obligées de défoncer à coups de hache les portes de l’église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou (7e arrondissement). La crise religieuse à peine achevée, lui succède l’offensive du syndicalisme révolutionnaire, entre 1906 et 1908. L’un de ses paroxysmes est la journée du 1er mai 1906. Ce jour-là, Clemenceau fait interdire les cortèges et rassemblements sur la voie publique et concentre 40 000 hommes de troupe à Paris. Sur réquisition du préfet de police, la garde met en place 100 fantassins et 100 cavaliers. La journée sera un succès pour les forces de l’ordre et un échec pour la CGT, avec quelques bagarres sur les boulevards et 665 manifestants arrêtés, pour un total de 200 blessés.

Les incidents les plus graves ont lieu en octobre 1909, lorsque l’exécution à Barcelone du socialiste révolutionnaire Francisco Ferrer est connue. Le 14, en prévision de manifestations anarchistes contre l’ambassade d’Espagne, une centaine de cavaliers prennent place autour du bâtiment ; environ 10 000 manifestants se rassemblent alors, boulevard de Courcelles, à proximité de l’ambassade d’Espagne, protégée par de forts barrages de gardiens de la paix. Le préfet Lépine est blessé au visage, un gardien de la paix tué à ses côtés. Les manifestants abattent les arbres, renversent les autobus, brisent les réverbères, et seules les charges des cavaliers, sabre au poing, permettent de disperser finalement les rassemblements à la tombée de la nuit. Deux gardes à cheval et un lieutenant sont blessés, ce dernier assez grièvement.

À cette époque se succèdent également les grèves des services publics, électriciens en 1908, agents des postes en 1909, cheminots en 1910, nécessitant chaque fois la mobilisation d’importants effectifs pour de longues durées. Rarement au premier plan, la garde est généralement considérée comme une réserve tactique, maintenue dans ses casernes à la disposition du préfet de police, prête à intervenir en cas de besoin ou répartie sur des points stratégiques de la capitale. La cavalerie est déployée sur les places pour disperser les attroupements, alors que l’infanterie forme ou renforce les barrages aux grands carrefours.

Cette courte étude démontre à quel point ce corps militaire, préposé au maintien de l’ordre et à la police de la voie publique, au service d’une municipalité qui prend en charge la moitié de son coût, est différent de l’actuelle Garde républicaine, si proche d’elle par ses silhouettes, ses représentations, ses traditions, son implantation, si éloignée par son unique vocation de garde présidentielle, protectrice des institutions de la République. La Belle Époque constitue ainsi une époque charnière dans l’évolution historique de la Garde républicaine, seul corps disposant désormais du statut de « garde », après le licenciement de la garde impériale en 1870. Malgré ce titre, les missions de prestige - escortes, accueil des souverains et chefs d’États étrangers - sont encore réservées aux régiments de la nouvelle armée, et principalement à la brigade de cuirassiers de Paris.

Le développement de la police parisienne confine la garde dans de simples missions municipales, concurrencée par l’extension du corps des gardiens de la paix, auquel elle sert désormais d’auxiliaire. Victime de la stagnation des budgets consacrés à la gendarmerie et à la réticence du conseil municipal, qui estime qu’une partie de ses missions n’est pas consacrée à la ville, elle ne peut offrir à ses militaires des soldes comparables aux traitements des sergents de ville, et l’exiguïté de ses casernes contraint la plus grande partie des gardes à un célibat forcé. La baisse de la qualité des nouveaux admis est une des conséquences des difficultés de recrutement générées par les conditions de vie médiocres offertes par le corps. C’est pourtant à cette époque que la Garde républicaine développe les traditions qu’elle conservera jusqu’à nos jours, n’hésitant pas à s’approprier la gloire récoltée par la première garde municipale sur les champs de bataille des guerres napoléoniennes, dont les noms ornent, à partir de 1890, le drapeau de l’infanterie et l’étendard de la cavalerie.

L’abandon, lors du premier conflit mondial, des tenues chamarrées d’avant-guerre, puis la disparition progressive du cheval dans les régiments de l’armée de Terre, offrent au corps l’opportunité de devenir enfin une véritable garde présidentielle, et de s’accaparer l’exclusivité du protocole militaire autour de la présidence et des assemblées, au détriment progressif de ses missions municipales. Pour autant, dans une société qui rechigne à consacrer des moyens aux traditions, au protocole, à la pompe et au panache, fut-il d’État, il est piquant de constater comment l’actuelle garde, redoutant d’apparaître comme un luxe inutile, cherche désormais à justifier son existence par la « découverte » de nouvelles missions de surveillance générale à cheval dans les rues de Paris, l’expérimentation de « nouvelles » techniques de maintien de l’ordre à cheval, ou la participation aux grands événements populaires de la vie de la capitale, retrouvant ainsi, sans même s’en douter, les missions qui étaient les siennes au moment de sa création.

(1) Décision de principe n° 1 du 6 novembre 1872, « Relations de service des troupes de la Garde républicaine et la préfecture de police », état-major, Caserne des Célestins, SHD-DGN (Service historique de la défense, département Gendarmerie), 1 H 246.

(2) Loi du 22 juillet 1879, relative au siège du pouvoir exécutif et des Chambres à Paris, Mémorial de la Gendarmerie, Paris, Léautey, 1884, t. X, p. 121.

(3) Ibid.

(4) « À travers la gendarmerie – Récompenses », L’Écho de la Gendarmerie nationale, n° 385, 18 octobre 1908, p. 677.

(5) Registres des décisions du corps, 30 novembre 1871, SHD-DGN, 1 H 74.

(6) Ordre du jour de la place de Paris, cité par le Journal de la Gendarmerie, n° 1005, 21 septembre 1873, p. 374.

(7) Registres des décisions du corps, 25 septembre 1899, SHD-DGN, 1 H 122.

(8) Instruction ministérielle du 30 avril 1883 sur le service journalier et municipal de la Garde républicaine, op. cit., pp. 9-10.

(9) Registres des décisions du corps, 5 novembre 1899, SHD-DGN, 1 H 122.

(10) Ibid.