GENDARME PÉRIURBAIN : UN NOUVEAU MÉTIER ? QUELQUES EFFETS SOCIAUX DU PROCESSUS D’URBANISATION
Olivier Cléach
Docteur en sociologie, directeur du Groupe de Recherche en Sciences Sociales
Cette contribution(1) évoque l’effet territoire (en l’occurrence le phénomène de la périurbanisation) au regard du métier de gendarme départemental, exerçant ses activités dans une brigade territoriale(2) (BT). Métier(3) qui, au final, apparaît comme le produit d’un long processus sociohistorique et présente deux caractéristiques essentielles, à savoir :
- qu’il est contingent : le gendarme est en quelque sorte « condamné » à s’adapter aux évolutions de son milieu, aux différentes sollicitations dont il fait l’objet et aux aléas du quotidien.
- qu’il est constitué d’un ensemble d’invariants qui sont à l’œuvre en milieu rural ou périurbain : comme l’éthique professionnelle – entendue comme la conception que le personnel se fait de son métier et la manière dont il l’exerce –, un statut mixte qui fait que les gendarmes ne sont pas des policiers ou des militaires comme les autres, l’importance des compétences relationnelles, des « arts de faire » propres à la gendarmerie, la connaissance du terrain et de ses composantes, etc.)…
Dans quelle mesure la première caractéristique (la contingence) influence-t-elle la manière dont les gendarmes exercent leur métier ? Ou, pour le dire autrement, le clivage urbain-rural est-il le plus pertinent pour comprendre les évolutions socioculturelles actuelles de l’institution gendarmique ? Derrière ces interrogations, il y a l’idée que l’environnement joue en partie un rôle structurant des activités des gendarmes et de la représentation qu’on s’en fait. Plus précisément, nous voudrions montrer qu’au regard des métamorphoses que connaît le métier de gendarme, les distinctions fondées sur le territoire d’action (urbanisé ou rural) perdent quelque peu de leur pertinence explicative : le phénomène de la périurbanisation n’a d’intérêt que parce qu’il est révélateur d’autres processus à l’œuvre, plus fondamentaux pour comprendre l’évolution actuelle de la gendarmerie.
La BT : une organisation ouverte sur son environnement
Une brigade de gendarmerie, rurale ou périurbaine, est d’abord une organisation largement ouverte sur son environnement : de fait, lorsque celui-ci se transforme, les brigades sont contraintes de s’adapter afin de pouvoir continuer à exercer leurs missions de service public et leurs missions régaliennes, qui, elles, varient peu.
Les conditions dans lesquelles les personnels de la gendarmerie exercent leurs activités évoluent donc sous l’effet d’un certain nombre de facteurs endogènes (citons pêle-mêle : la féminisation de l’Arme, la professionnalisation des armées, la multiplication des services imposés, la diffusion d’une logique gestionnaire(4), etc.) et exogènes (un certain nombre de mutations sociales(5), des sollicitations émanant de divers partenaires locaux(6), la modification du rapport à l’insécurité, celle-ci étant devenue une question politique toujours plus prégnante, etc.).
Ces éléments, parmi d’autres, modifient presque mécaniquement certains aspects du rôle social du gendarme et donc, les conditions dans lesquelles celui-ci est amené à agir au quotidien : il suffit par exemple d’évoquer, dans certains cantons, notamment périurbains, le glissement de l’activité emblématique du métier de gendarme départemental, la surveillance générale, vers une activité d’intervention, de « police secours ». Cette « dictature de l’événement », que certains gendarmes dénoncent, renvoie à une logique de l’immédiateté et de l’urgence qui n’est pas propre à la gendarmerie(7)…
Si nous résumons notre propos, les brigades territoriales se retrouvent confrontées à un double mouvement :
- d’un côté, l’espace traditionnel d’intervention de la gendarmerie, le « rural », tend à se transformer : de plus en plus, les configurations urbaines et rurales se rapprochent, notamment en termes de pratiques sociales(8), de modes de vie, mais aussi en matière de délinquance, par exemple, et de demandes adressées aux gendarmes. Pour le dire autrement, les zones rurales se retrouvent confrontées, toute proportion gardée, aux mêmes phénomènes de déviances que les territoires urbanisés (les problèmes de toxicomanie et de trafics, les rodéos, la violence, les tags, les conflits interpersonnels et/ou familiaux, les phénomènes de délinquance juvénile, les problèmes de mœurs…), même s’il demeure une différence, notamment en termes de volume, de nombre d’affaires constatées et traitées – essentiellement dans le domaine judiciaire – qui tient en grande partie à la diversité et à la densité des populations. Les travaux de la sociologie rurale montrent d’ailleurs très bien que la société urbaine et la société rurale apparaissent comme deux univers sociaux de moins en moins séparés, que les frontières, les clivages entre la ville et la campagne ont tendance à se brouiller.
- de l’autre côté, la gendarmerie est amenée à intervenir sur de nouveaux(9) territoires (dits « périurbains(10) ») qui nécessitent, en partie, de mettre en œuvre de nouvelles façons de travailler (en réseau), d’appréhender le terrain (parfois plus « hostile »), de s’organiser (communautés de brigades). En quelque sorte, le gendarme des champs est peu à peu contraint de se faire gendarme des villes. Il est ainsi amené à agir dans des espaces aussi bien ruraux que périurbains, avec toutes les distinctions qui peuvent définir ces aires.
En intervenant sur des territoires plus urbanisés, caractérisés par le fait qu’ils accueillent en un même endroit des populations plus nombreuses(11), plus composites, voire plus « criminogènes(12) » (d’abord parce qu’ils offrent plus d’opportunités(13) de transgression), les gendarmes se retrouvent confrontés à une délinquance statistiquement plus prégnante(14), même s’il faut manier les statistiques avec certaines précautions(15). De facto, ces derniers sont objectivement sollicités par certaines activités, entrant plus ou moins dans le champ de leurs compétences, et sont amenés à investir le domaine du social pour pallier l’absence de relais institutionnels. Sachant que les moyens dont ils disposent ne sont pas forcément suffisants au regard de l’augmentation des sollicitations dont ils font l’objet, même s’il y a eu des redéploiements d’effectifs et l’apparition de nouvelles unités très spécialisées (comme les brigades de prévention de la délinquance juvénile). Les militaires doivent donc établir des priorités parmi les faits de délinquance sur lesquels ils vont focaliser leurs ressources, en gardant à l’esprit que l’action publique en matière de sécurité relève essentiellement d’orientations politiques(16). En l’occurrence, dans les deux brigades périurbaines que nous avons suivies, la priorité était donnée essentiellement aux activités de police judiciaire(17), souvent au détriment d’actions plus préventives. Ainsi, pour faire face à la croissance des affaires auxquelles elle était confrontée, l’une des BT périurbaines de notre échantillon a été amenée à mettre en place un pôle judiciaire spécifiquement dédié au domaine pénal(18), spécialisation partielle qui fait écho à la traditionnelle polyvalence des gendarmes, un des atouts qui a toujours fait leur spécificité et leur efficacité. De la même manière, les brigades étaient encouragées à approfondir des partenariats avec les polices municipales, les travailleurs sociaux, les membres de l’éducation nationale, les médiateurs sociaux, etc.
Si nombre de militaires évoluant dans un milieu rural ou périurbain s’entendent pour dire que leur charge de travail ne cesse d’augmenter, force est de constater que cette augmentation concerne d’abord, dans le domaine du traitement de la délinquance notamment, les brigades ayant en charge des territoires accueillant davantage de population. Pour le dire autrement, dans ce type de BT(19), le nombre de plaintes est plus important, les appels au centre opérationnel ou aux BT autonomes, concernant les cantons périurbains et donnant lieu à intervention, sont plus nombreux que dans les cantons ruraux. Ceci ne signifie pas pour autant que la délinquance et la criminalité sont absentes des zones rurales et que leurs habitants ne sont pas préoccupés par des questions ayant trait à la sécurité publique(20). Il reste qu’un processus inéluctable est à l’œuvre : une part de plus en plus importante de gendarmes est amenée, ou va l’être, à travailler dans des zones urbanisées qui apparaissent, notamment dans les enquêtes sociologiques (statistiques et de victimisation), plus touchées par les phénomènes de délinquance et de violence(21), même s’il faudrait encore une fois moduler cette remarque en fonction de la nature des faits en question.
Que ce soit en milieu rural ou périurbain, il existe un socle commun d’activités, de missions qui incombent traditionnellement aux gendarmes. Par contre, en fonction de l’espace considéré, il ressort quelques spécificités ou quelques « nouveautés » en matière de délinquance. Au regard de nos observations dans des BT exerçant leurs activités aussi bien en milieu rural que périurbain, il est à noter que le type de délinquance auquel les gendarmes sont confrontés se distingue plus par une différence de degré (nombre d’affaires traitées et fréquence de leur survenue), que de nature (c’est-à-dire type d’affaires traitées). Si la délinquance n’a pas de frontières, elle a ses lieux de prédilection : même si la probabilité qu’un gendarme exerçant uniquement dans des BT rurales ait à traiter une affaire d’homicide est plus faible que celle d’un gendarme qui travaille dans une zone urbaine sensible, elle n’est statistiquement pas impossible. Les espaces ruraux apparaissent ainsi de moins en moins épargnés par certaines formes de délinquance – une délinquance itinérante pouvant d’ailleurs s’ajouter à celle du « cru » – ou de déviance.
L’évolution de la configuration des populations et des modes de vie modifie la manière dont les gendarmes exercent leurs activités
Outre cet effet territoire, un autre facteur influence quasi mécaniquement le travail des gendarmes : l’évolution, en termes quantitatif et qualitatif, des populations placées sous leur surveillance et sous leur protection. Nous l’avons évoqué : logiquement plus vous avez de personnes réunies en un même lieu, plus les probabilités d’apparition de conflits augmentent ; de même, plus les « stocks » de biens sont nombreux, plus les opportunités d’appropriation frauduleuse sont accrues. De la même façon, plus il y a de personnes, plus il y a de services, de commerces, d’équipements, etc., plus il y a d’opportunités de transgression, sachant qu’en la matière, la gendarmerie connaît, dans ses zones de compétences, une augmentation de la population périurbaine et dans une moindre mesure de la population rurale(22).
L’une des caractéristiques du mode de vie des néoruraux(23) et des périurbains consiste en une disjonction entre l’habitat, le travail, les services et la consommation. Il s’agit du phénomène que les géographes appellent la migration « pendulaire » ou « alternante », recouvrant aussi bien la femme de l’agriculteur travaillant à la ville, que l’ouvrier rejoignant son « usine à la campagne », la personne âgée allant voir son médecin au chef-lieu de canton, l’élève se rendant au collège ou au lycée en ville. De fait, il est plus difficile pour les gendarmes de les joindre à certains moments, ce qui les oblige à modifier leurs habitudes de travail et à prendre en compte certaines situations : surveiller les domiciles laissés vides dans la journée, porter attention aux véhicules stationnés sur le parking devant la gare, etc. De la même façon, l’intervention dans certains espaces périurbains peut s’avérer plus problématique de par la configuration des lieux (immeubles collectifs) et l’hostilité de certaines populations plus difficiles d’accès : les gendarmes désignent ainsi certains jeunes et quelques « cas sociaux » ou « familles tuyau de poêle »(24).
Dans ce cadre, il apparaît que les relations entre les gendarmes et les populations périurbaines sont vouées à se transformer sous l’effet de divers phénomènes(25) : recul de la société d’interconnaissance(26) et de ses modes de régulation qui accompagnent le processus d’urbanisation, hétérogénéisation des populations (les relations avec un retraité, un agriculteur, un ouvrier ou un jeune(27) ne sont pas semblables, sans parler de la nature même des relations entre ces différentes populations habitant sur un même territoire, que certains qualifient de plus individualistes(28), de plus anonymes, de plus repliées sur la sphère privée), etc. L’évolution des formes de sociabilité(29) influence en fait directement la manière dont les gendarmes effectuent leur travail sur le terrain, au contact du public.
De la même manière, l’absence des populations sur leur lieu de résidence pendant une période de la journée diminue la vigilance collective qui existait auparavant. C’est également une source de renseignement qui échappe aux gendarmes. Ainsi, au dire des gendarmes périurbains interrogés, il s’avère de plus en plus difficile de faire des enquêtes de voisinage, du porte-à-porte ou de recueillir des témoignages, soit parce que les habitants sont absents, soit parce qu’ils ne désirent pas s’impliquer. Selon un gendarme d’une BT périurbaine, « Lorsqu’on fait une enquête de voisinage suite à un cambriolage, la plupart du temps les voisins n’ont rien vu, rien entendu ou ils ne veulent pas s’impliquer, préfèrent faire l’autruche. On a de plus en plus de mal à recueillir des renseignements : on est confronté à l’indifférence des gens qui sont dans leur cocon, dans leur bulle et ne veulent pas savoir ce qui se passe en dehors. Je ne dis pas qu’il faut généraliser, mais je constate qu’il y a de plus en plus de cas comme ça ». Bien entendu, il faudrait là encore contextualiser ces réflexions sachant que, dans bien des endroits, les gendarmes continuent d’entretenir des rapports de proximité avec différents acteurs et habitants.
Dans les entretiens avec les gendarmes, il ressort également que les attentes et les demandes des usagers apparaissent plus prégnantes (« les gens sont de plus en plus assistés »), plus exigeantes (en termes de qualité et de délais d’intervention, de traitement notamment), plus diverses (avec une dimension dans certains cas consumériste, la gendarmerie étant parfois le seul service public présent sur un territoire considéré), plus complexes aussi, obligeant les gendarmes à développer des compétences (aussi bien relationnelles que sociales ou de médiation) dépassant les strictes frontières du champ pénal(30).
Aux évolutions du métier liées à la complexification de l’environnement, il faudrait également ajouter la transformation du rapport aux normes et aux valeurs collectives, la pluralité et la fragilité de formes familiales et conjugales, qui ne sont pas toujours dépourvues de conflits(31), l’existence d’une frange importante de la population(32) – rurale et périurbaine – en situation de vulnérabilité sociale, de marginalisation potentiellement créatrice de tensions. Il faudrait aussi aborder le fait qu’actuellement le gendarme ne bénéficie plus, a priori, ni du prestige de sa fonction, ni de l’autorité qui va de pair. Dans certains cas, son autorité n’est plus présumée : elle doit être construite par des actes sur le terrain(33) ce qui n’est pas sans conséquence sur la manière dont le gendarme va exercer son activité. Auparavant, sa tâche était facilitée par le mode de fonctionnement du village fondé sur des rapports de proximité. Chacun connaissait chacun, le contrôle social que la communauté exerçait sur ses membres était suffisamment prégnant pour limiter les transgressions. Être pris en train de voler, c’était s’exposer à perdre la considération de la communauté et donc à être exclu du système des « protections rapprochées »(34) que favorisait l’appartenance à la communauté. En effet, c’est le rattachement à un village (inscription locale) qui apportait les filets de sécurité nécessaires pour ne pas tomber dans la vulnérabilité sociale et qui permettait de bénéficier de l’entraide des autres. La prise en charge des personnes démunies et des agressions extérieures comme une mauvaise récolte, une catastrophe naturelle, une invalidité, se faisait à un niveau local. Force est de constater que, dans bien des cas, l’inscription territoriale ne joue plus ce rôle, parfois même elle joue un rôle négatif parce qu’elle stigmatise ses habitants.
De plus, dans ce cadre social, le gendarme n’était pas le seul à gérer les conflits locaux : bien souvent, le maire, le curé, l’instituteur, le juge de paix… jouaient les médiateurs et la plupart des tensions étaient ainsi désamorcées bien avant l’intervention du gendarme(35). Celui-ci n’entrait dans le jeu social qu’en dernier ressort. Ce modèle a vécu. Cette disparition peut se situer historiquement au moment où les moyens de communication et de transport se sont développés et démocratisés, où les rapports sociaux de proximité se sont distendus et où l’État a été amené à jouer un rôle nouveau, notamment en termes de protection des personnes et des biens, et à supplanter, dans les campagnes, les régulations communautaires évanescentes. Face à ces évolutions, le gendarme n’est plus seulement chargé de maintenir l’ordre social au niveau local et de réprimer le crime (le plus souvent comme acteur unique), il a également pour mission de faire en sorte que personne ne s’approprie l’espace public(36). Pour résumer, l’évolution du rôle de l’État en matière de sécurité a entraîné une modification des modes de contrôle social et par là même une transformation du rôle du gendarme chargé de les mettre en application.
Pour conclure, rappelons qu’il existe plusieurs phénomènes, aussi bien conjoncturels que structurels, qui participent à l’évolution du métier de gendarme. La dimension de la « configuration du territoire », le clivage rural/périurbain, apparaissent comme une variable sociologique explicative parmi d’autres. Dans cette perspective, la gendarmerie comme force urbaine se révèle donc à la fois une réalité historique, mais aussi le résultat d’un processus sociologique : l’institution gendarmique se construit, avec plus ou moins de décalage, avec la société dans laquelle elle s’inscrit. Force urbaine, la gendarmerie le redevient peu à peu pour s’adapter à l’évolution de son environnement. Comment va-t-elle s’accommoder sur le terrain à cette nouvelle configuration ? Pourra-t-elle transposer ses méthodes de travail traditionnelles (proximité, réactivité, partenariat, prévention…) à ces nouveaux territoires ?
(1) Ce texte est une version légèrement remaniée d’une communication faite lors du IIIe congrès de la SNHPG, le 8 novembre 2007 au Sénat.
(2) Notre réflexion et les résultats avancés ici renvoient à notre travail de thèse. Olivier Cléach, La désobéissance dans une organisation d’ordre. L’exemple du conflit des gendarmes de décembre 2001, thèse, sous la direction de N. Alter, Paris IX-Dauphine, 2007.
(3) Olivier Cléach, « Comment les gendarmes se représentent-ils leur métier ? », Revue de la Gendarmerie, n°222, mars 2007, pp. 67-74.
(4) Qui impose aux gendarmes un certain nombre d’impératifs en termes non plus seulement de moyens, mais aussi de résultats, se rajoutant aux obligations intrinsèques au métier de gendarme lui-même.
(5) Comme l’extension et la diversification du domaine d’intervention du gendarme – rural/rurbain/périurbain, l’évolution sociodémographique des populations, de leurs modes de vie, des mentalités, des valeurs.
(6) Élus, préfecture, parquet.
(7) Cf. par exemple Nicole Aubert, Le culte de l’urgence, Paris, Flammarion, 2003.
(8) «… Les campagnards jouissent aujourd’hui de toutes les aménités de la vie urbaine : les statistiques ne font plus apparaître de différence systématique, comme il y a vingt ans, entre Parisiens, citadins, banlieusards, habitants de petites villes et campagnards. Tous les foyers sont équipés de salle d’eau, de cuisine modernisée, de machine à laver le linge, de réfrigérateur, de télévision et d’auto. Sur tous ces points, les agriculteurs et les ruraux ont rattrapé les citadins depuis 1970 […]. Les enfants de la campagne sont ramassés par des cars qui les amènent dans des collèges et des lycées où ils se retrouvent avec leurs congénères urbains ». Voir Henri Mendras, Les sociétés paysannes, Paris, Gallimard, 1995, pp. 327-328.
(9) La nouveauté est en fait une répétition au regard de l’histoire : force essentiellement urbaine pendant longtemps, la gendarmerie a été amenée peu à peu à intervenir sur des territoires dits ruraux, ce qui a participé à lui donner l’image d’une institution essentiellement rurale. Les choses évoluent encore, notamment sous l’effet de l’urbanisation des zones rurales (rurbanisation) et de l’extension des aires urbaines.
(10) Le phénomène dit de la « périurbanisation » s’est développé, en France, depuis les années soixante-dix. Il désigne le fait que les villes et les banlieues, engorgées, débordent sur l’espace rural, ce qui entraîne l’accroissement, l’élargissement de certaines aires résidentielles (petites villes, bourgs ruraux…) généralement placées sous la surveillance de la gendarmerie. Le tissu périurbain se caractérise notamment par la diversité de l’habitat (des villages, des cités d’habitat social, des lotissements pavillonnaires) et par des services, des équipements, des activités économiques plus nombreux que dans l’espace rural.
(11) Par exemple, selon le rapport Ph. François (Rapport sur le projet de loi de finances 2003, tome V, Défense, Gendarmerie, n° 71, Paris, Sénat, 2002), entre 1990 et 1999, dans l’espace périurbain, la population en zone gendarmerie a progressé de + 8,7 % (de 11 983 864 à 13 026 178), soit 3 points de plus que la moyenne nationale (5,63 %), alors que, dans le même temps, celle qui est placée sous la surveillance de la police n’augmente que de 1,97 % (de 10 042 222 à 10 240 169).
(12) Pour certains (voir par exemple Sébastian Roché, La délinquance des jeunes, Paris, Seuil, 2001), le taux d’urbanisation est clairement un facteur de délinquance. L’observatoire des zones urbaines sensibles arrive au même constat d’une surdélinquance de quelques territoires à propos de certains types d’infractions (comme le vandalisme, les atteintes aux personnes, le trafic de stupéfiants, etc.).
(13) Cf. la concentration des biens publics et privés sur un territoire donné (institutions publiques, transports collectifs, commerces…).
(14) Philippe François, Rapport sur le projet de loi de finances 2003, tome V, Défense, Gendarmerie, n° 71, Paris, Sénat, 2002. Ce texte rappelle que la délinquance constatée par les BT périurbaines connaît, entre 1996 et 2001, une augmentation en termes de chiffres : la délinquance totale constatée connaît une augmentation de + 31,58 %, la délinquance de voie publique une augmentation de + 39,44 % (P.22).
(15) Jean-Hughes Matelly et Christian Mouhanna, Police : des chiffres et des doutes, Paris, Michalon, 2007.
(16) Ce phénomène de sélection de l’activité n’est pas propre à la gendarmerie (voir Dominique Monjardet, Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, Paris, La Découverte, 1996). La sélection porte donc sur le volume d’affaires traitées et sur leur nature. L’auteur montre que bien souvent ce choix est guidé par la nature potentiellement délinquante de l’acte.
(17) Sachant que la police judiciaire est déjà une des activités qui occupent le plus les gendarmes départementaux.
(18) Il semble, au regard de recherches récentes (Laurent Mucchielli (dir.), Gendarmerie et délinquances : quelles évolutions dans la société française contemporaine ?, Paris, rapport de recherche, CPGN, 2005), que ce phénomène se soit accentué. Il est vrai qu’en 2003, le Gouvernement a donné une autre direction à son action publique en matière de sécurité (sur ce point, voir Dominique Monjardet, « Comment apprécier une politique policière ? Le premier ministère Sarkozy (7 mai 2002-30 mars 2004) », Sociologie du travail, t. 48, n° 2, mars 2006.
(19) Il faudrait d’ailleurs nuancer le propos en fonction du type de brigades dites « périurbaines » concernées, classées selon leur degré de « sensibilité ».
(20) Notamment parce que les ruraux sont amenés de plus en plus à intervenir dans l’espace urbain (pour travailler, pour consommer, etc.) et que les médias (et particulièrement la télévision) participent à diffuser dans l’espace rural un sentiment d’insécurité, même si celui-ci continue d’apparaître, à travers les enquêtes, plus prégnant en milieu citadin.
(21) Cf. par exemple, Roché, Mucchielli, op. cit.
(22) Pascale Bessy-Pietri, Yann Sicamois, « 4 millions d’habitants en plus dans les aires urbaines », INSEE Première, n° 571, mars 1998.
(23) Qui troquent de la distance pour un cadre de vie campagnard jugé d’une plus grande qualité (moins de pollution, de bruit, de délinquance…). Ces néoruraux restent des urbains qui continuent à adopter un mode de vie citadin, même à la campagne.
(24) Qui constituent, selon les dires des gendarmes, les principales populations auxquelles ils ont affaire de manière conflictuelle.
(25) Danilo Martuccelli, Forgé par l’épreuve. L’individu dans la France contemporaine, Paris, Armand Colin, 2006.
(26) C’est-à-dire l’ensemble des relations interpersonnelles où les uns connaissent les autres au moins de vue, de nom, d’expérience…
(27) Les espaces périurbains ont également comme caractéristiques d’accueillir davantage de jeunes. Le contact entre la gendarmerie et ces populations ne sont pas toujours des plus faciles. Ainsi, dans certaines zones, la gendarmerie a mis en place des brigades spécialisées (BPDJ, brigades à vocation essentiellement préventive) afin d’établir des contacts plus étroits avec les jeunes réfractaires ou en difficulté (échec scolaire, chômage, etc.).
(28) C’est-à-dire la valorisation de l’individu par rapport au groupe. Sur ces questions, voir Pierre Bouvier, Le lien social, Paris, Gallimard, 2005, 401 P. ; Vincent Caradec et Danilo Martuccelli, Matériaux pour une sociologie de l’individu. Perspectives et débats, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2004, 318 P. ; Nathalie Blanpain et Jean-Louis Pan Ke Shon, « 1983-1997 : les Français se parlent de moins en moins », INSEE Première, n° 571, mars 1998.
(29) Cécile Caron et Gérald Gaglio (coordonné par), L’organisation à l’épreuve, Rennes, PUR, 2007.
(30) Olivier Cléach, « Gendarmes des champs », « gendarmes des villes »… face aux nouvelles attentes des populations rurales et périurbaines, Les documents du C2SD, octobre 2001.
(31) Les traitements des conflits familiaux et de voisinage sont d’ailleurs une des principales activités de la gendarmerie.
(32) Généralement concentrée sur certains territoires.
(33) En sachant que certains auteurs se réfèrent explicitement à cette dilution de l’autorité des institutions chargées du contrôle social et de la répression pour expliquer le développement de la délinquance. Ainsi, le maintien de l’ordre social serait directement fonction de l’autorité, de la légitimité que les individus accorderaient aux institutions (famille, justice, religion, gendarmerie…) chargées de le préserver.
(34) Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
(35) De nouveau il faudrait nuancer nos propos : ces médiations traditionnelles, ces autorégulations existent encore (qui un maire dans un petit village, qui un éducateur dans un autre).
(36) Philippe Robert (entretien avec), « Une généalogie de l’insécurité contemporaine », Esprit, n° 12, décembre 2002.