Force Publique

Responsables scientifiques

Professeur Jean-Noël Luc (Paris IV)

Général Georges Philippot (SNHPG)

Comité scientifique et discutants

Alain Bancaut, IHTP-CNRS

Professeur Michelle Cointet, Université de Tours

Professeur Laurent Douzou, Université Lyon II

Professeur Clive Emsley, Open university (Londres)

Professeur Jacques Frémeaux, Université Paris IV

Professeur Olivier Gohin, Université Paris II

Professeur Jean-Charles Jauffret, IEP d’Aix-Marseille

Professeur Klaus-Jürgen Muller, Université de Berlin

Guillaume Piketty, directeur de recherches, IEP Paris

Professeur Xavier Rousseaux, Université de Louvain-la-Neuve

Professeur Jacqueline Sainclivier, Université Rennes II

Annette Wievorka, directeur de recherches, CNRS, Paris I-IRICE

INTRODUCTION

L’HISTOIRE DE LA GENDARMERIE SOUS L’OCCUPATION ENTRE PANEGYRIQUE, REQUISITOIRE ET RECHERCHE

Jean-Noël LUC
Professeur à la Sorbonne

Côte-d’Or, 25 mars 1941 : un gendarme arrête et livre à la Feldgendarmerie de Beaune un prisonnier évadé qui a volé du carburant. Camp de Drancy, été 1942 : des gendarmes maltraitent et spolient des Français et des étrangers de confession juive. Tence (Haute-Loire), automne 1943 : le commandant de la brigade de gendarmerie néglige d’enquêter sérieusement sur la présence d’enfants juifs au Chambon-sur-Lignon, la montagne protestante qui héberge des centaines de réfugiés. Prison de Rennes, décembre 1943 : torturé quotidiennement par les Allemands, le chef d’escadron Maurice Guillaudot, commandant de la gendarmerie du Morbihan et chef de l’Armée secrète de ce département, ne parle pas. Buchenwald, 28 janvier 1945 : le lieutenant Keller meurt, loin de sa section de Saint-Girons (Ariège), où il favorisait la résistance au STO et le passage vers l’Espagne.

Ne retenir que l’une de ces scènes trahit la vérité. Les juxtaposer respecte mieux la réalité, sans, pour autant, totalement l’éclairer. Faut-il s’en étonner quand on sait la complexité du destin de la gendarmerie et de ses personnels pendant les dramatiques années de l’Occupation(1) ? Les exigences du vainqueur et la séparation du pays en plusieurs zones menacent l’existence même d’une force présentée, depuis l’ordonnance organique de 1820, comme « l’une des parties intégrantes de l’armée ». Si la gendarmerie départementale conserve son réseau, malgré les projets allemands, son équipement est limité, tandis que la Garde républicaine mobile disparaît en tant que formation spécifique de l’arme. Dissoute en zone occupée, elle est rattachée, en zone libre, à la direction de la cavalerie, sous le simple nom de Garde, ramenée à 6000 hommes contre un effectif initial de 21 000.

La gendarmerie porte aussi l’empreinte du nouveau régime. Dans les mois qui suivent la défaite, les gendarmes francs-maçons et juifs sont écartés, tandis que les autres sont obligés de prêter serment au chef de l’État, qui se dote, par ailleurs, d’une Garde personnelle, organisée au sein de l’arme. Au-delà de ces mesures symboliques, les responsables de Vichy accroissent la tutelle des pouvoirs politiques et civils sur l’institution au mépris de son fonctionnement traditionnel. Le 2 juin 1942, après son retour, Laval la place sous l’autorité directe du chef du Gouvernement. À partir de janvier 1944, Joseph Darnand, le nouveau secrétaire général au maintien de l’ordre, multiplie les initiatives pour diriger et contrôler directement ses activités. Les nouvelles tâches imposées aux gendarmes les placent au service de l’occupant, de la Révolution nationale et de la collaboration d’État. Ils doivent faire respecter la réglementation contraignante élaborée par les Allemands en matière de déplacements et participer aux enquêtes et aux opérations de police qu’ils ordonnent. Ils interviennent à tous les niveaux de la politique discriminatoire à l’égard des Français et des étrangers de confession juive ou des Tziganes, depuis les contrôles quotidiens jusqu’à la déportation. Au nom de la nouvelle légalité, encore, ils concourent à l’organisation du Service du travail obligatoire. Enfin, ils sont associés, sur plusieurs registres, à la lutte contre la Résistance, du renseignement sur la propagande anti-collaborationniste aux engagements contre les maquis en passant par les enquêtes de police, la participation aux tribunaux d’exception et, contrairement à la réglementation de l’arme, les pelotons d’exécution.

« Courber l’échine et accepter sans sourciller d’accomplir les besognes les plus viles… ou résister et être automatiquement sacrifié »(2).

Comment connaître les réactions des gendarmes devant l’occupation et ces nouvelles missions ? En remplaçant les images par des chiffres ? Ceux des militaires concernés, d’abord, qui se répartissent, en métropole, et si l’on tient compte des effectifs autorisés, entre la gendarmerie départementale (40 000 hommes, mais 36 000 d’après les effectifs réalisés à la date du 10 juin 1944), la Garde personnelle du chef de l’État (460), la Garde de Paris (2800), héritière de la Garde républicaine de Paris, et – bien qu’elle soit officiellement détachée de la gendarmerie – la Garde (6 000)(3). Parmi ces 49 000 gendarmes environ, quel historien ne rêverait pas de recenser les « collaborateurs » et les « résistants » ? De remplacer par des catégories identifiées et mesurées les sempiternels florilèges d’actes abjects ou méritants ? Décevons tout de suite le lecteur : sauf à répéter les estimations fantaisistes avancées çà et là, il n’est pas possible, aujourd’hui, de procéder à ce classement global(4). Le pourra-t-on un jour, quand on sait que la question, très séduisante dans sa simplicité, est, en fait, très mal posée. Depuis longtemps, les historiens de la France de Vichy(5) ont montré la complexité des comportements qui se déclinent, et parfois se succèdent chez le même individu, sous les étiquettes globales (maréchalisme, vichysme, collaborationnisme, attentisme et résistance). Il en est de la grosse majorité des gendarmes comme de nombreux autres Français, et notamment des fonctionnaires. Prisonniers de leur culture légaliste, ils sont « désorientés », comme l’écrit justement Emmanuel Chevet à propos de ceux de la Côte-d’Or(6). Pendant la plus grande partie de la période, leurs attitudes ne correspondent pas à l’une des deux postures extrêmes évoquées par le chef d’escadron Maurice Guillaudot : elles s’échelonnent entre la compromission et les diverses formes de refus en passant la vaste zone, opaque, de l’obéissance de plus en plus embarrassée.

Plusieurs facteurs favorisent la soumission aux ordres de l’occupant et de Vichy : l’atavisme disciplinaire (renforcé par le serment prêté au chef de l’État), les pressions de la direction générale de l’arme ou du corps préfectoral, la prudence d’une hiérarchie peu enthousiaste mais répugnant globalement à suggérer la désobéissance, l’omniprésence des Allemands et des collaborateurs dans certaines villes, le souci d’éviter des représailles contre la population, la peur de perdre un métier et un logement indispensables à l’entretien d’une famille, l’adhésion, enfin, à la Révolution nationale et à la collaboration. D’autres motivations inspirent des réticences, qui peuvent conduire à une opposition radicale, individuelle ou communautaire : une autre interprétation de l’honneur militaire, la colère devant les vexations imposées par les soldats allemands ou les tentatives d’asservissement de l’arme par le Gouvernement, des réflexes républicains ou humanitaires, la conscience de l’hostilité de la population à l’égard de certaines missions répressives ou les simples relations personnelles avec certains administrés. L’opposition à l’occupant et à la politique de Vichy prend trois formes. Bien adaptée à une marge de manœuvre étroite, la résistance passive provoque, chez le gendarme, de nombreux maux : il ne voit plus, ou mal, n’entend guère mieux et ne parle pas – sauf pour prévenir les personnes menacées – malgré les risques de sanctions disciplinaires. Au-delà du sabotage par l’inertie, la résistance active le conduit à fournir des renseignements, organiser des filières d’évasion, protéger les parachutages, camoufler des armes, bref à aider les réseaux de résistants, voire à s’y engager ou à en créer. Au stade ultime, des hommes menacés en raison de leurs actions antérieures ou pressés d’agir davantage passent dans le maquis(7).

L’intervention d’autres paramètres complique un peu plus la compréhension du phénomène, car les réactions et les attitudes varient, non seulement en fonction des individus, donc de leur personnalité et de leur histoire, mais aussi du lieu (jusqu’en novembre 1942, l’esprit du corps diffère d’une zone à l’autre) et du moment. Le durcissement de Vichy, l’invasion de la zone libre, l’avance des Alliés, pèsent sur les motivations et les comportements. C’est dire que l’opposition, même prudente, à l’occupant et au régime n’a pas le même sens au lendemain de la défaite à la fin de 1940 ou après le retour de Laval au printemps 1942, l’institution du très impopulaire STO en septembre 1942 et son aggravation par la loi du 16 février 1943, la tentative de mise en tutelle de l’arme par Joseph Darnand à partir de janvier de 1944 et, surtout, le débarquement en Normandie. La référence précise à la chronologie est d’autant plus importante que de nombreux militaires de la gendarmerie désertent et passent dans le maquis à partir des 8 et 9 juin 1944, lorsque Vichy ordonne le regroupement des brigades au chef-lieu du département, en réponse au débarquement, et lorsque certains officiers responsables de compagnies ou de régions délient, par réaction, les gendarmes de leur serment. Moment exceptionnel où la France « se réveilla résistante », selon la formule de Marc-Olivier Baruch(8). Mais les désertions des gendarmes dans ce contexte particulier doivent-elles être considérées a priori comme la preuve supplémentaire d’une action résistante antérieure ? Non, bien sûr, et Bernard Mouraz a raison d’inviter à « ne pas confondre les semaines de l’été 1944 avec les années de l’Occupation »(9).

Deux ensembles de chiffres évitent de rentrer totalement bredouille des investigations menées au niveau national. D’après des archives de la direction générale et la bibliographie, les pertes de la gendarmerie entre 1939 et 1945 ont été estimées, « très prudemment »(10), à un effectif situé entre 1240 et 1545 hommes. Ce total rassemble les gendarmes tués pendant les campagnes de 1939-1940 (300 à 380) et de 1944-1945 (60 à 85), pendant des opérations de maintien de l’ordre, y compris contre des résistants (200 à 300), ou des bombardements (une centaine) et les gendarmes tués par l’occupant, à la suite d’actions de résistance ou comme otages (de 330 à 430, dont plus de 140 fusillés), ou morts en déportation (250 environ, sur plus de 1300 déportés). Les autres chiffres se rapportent à l’épuration de l’arme, dont 20 % des officiers, d’après les travaux de Marc Bergère sur les dossiers d’épuration administrative, sont inquiétés ou sanctionnés, et près de 15 %, rayés des cadres. L’épuration a plus frappé les chefs que les subordonnés. Globalement, les dossiers administratifs concernent 33 % des officiers supérieurs, 20 % des capitaines et 12,5 % des lieutenants et des sous-lieutenants. Pour la seule quatrième légion (Angers), 5,5 % des gendarmes sont soumis à une enquête, contre 25 % des officiers(11). Plus de 1300 gendarmes déportés, 600 à 700 tués par l’ennemi en dehors des champs de bataille (autant que les policiers civils, pour un effectif très inférieur(12)) et une vraie purge, comparable à celle de l’administration préfectorale et plus forte que celle de la Préfecture de police (20 % d’inquiétés, mais 8,5 % de sanctionnés)(13). Trois indices précieux, jusque dans leurs limites, puisque ces chiffres globaux incitent à poursuivre l’enquête.

Nouvelles questions, nouvelles approches

À première vue, l’abondante bibliographie disponible a de quoi satisfaire toutes les curiosités. Mais qu’en reste-t-il si l’on retire de la liste les nombreuses publications corporatives sur les seuls actes de résistance, témoins de cette « amnésie d’un corps », selon l’expression de Yann Galera(14), qui persiste bien au-delà du « retour du refoulé » à partir des années 1970(15) ? Qu’en reste-t-il si l’on ne s’arrête pas non plus à d’autres écrits d’inspiration « résistancialiste »(16), soit érudits – donc utiles – soit hâtifs, mais toujours consacrés à de grandes figures héroïques ou à des événements glorieux(17) ? Très peu de textes de référence à proprement parler sur l’ensemble du sujet. Rédigés par des officiers, les rares ouvrages panoramiques(18) sont souvent anciens et offrent essentiellement des repères commodes et des exemples intéressants. Du côté de la production universitaire, en revanche, la moisson est longtemps restée mince : les chercheurs ne se souciaient pas plus de la gendarmerie entre 1939 et 1945 qu’ils ne s’intéressaient à son organisation, son action et son image à d’autres époques(19). Depuis quelques années, heureusement, cette situation s’est progressivement modifiée. Des articles ou des développements particuliers dans certains ouvrages montrent que des spécialistes de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation étendent leurs investigations à l’action des gendarmes, notamment à la faveur d’un nouvel intérêt pour l’histoire de la Shoah, de l’Épuration ou de tous les autres aspects de la sortie de guerre(20). Simultanément, le développement d’une histoire universitaire autonome de la gendarmerie profite à l’étude des années 1939-1945 : en six ans, seize recherches, au moins, ont été réalisées sur cette période(21), tandis que d’autres - dont six thèses(22) - sont en cours. En outre, parmi les dernières publications officielles sur le sujet, trois travaux témoignent des fruits de la nouvelle collaboration avec l’université et, à des degrés divers, d’une volonté de dépasser l’autocensure et les stéréotypes(23). En 1992, déjà, dans le discours de baptême de la nouvelle promotion des officiers, le propre directeur général de l’arme, Jean-Pierre Dintilhac, ne se contentait pas de rappeler les actes de résistance : il prescrivait de « reconnaître les souffrances que la gendarmerie, comme d’autres services de l’État, a pu occasionner, volontairement parfois, involontairement le plus souvent, à toutes les victimes innocentes, combattants de l’ombre, déportés pour des motifs politiques ou raciaux, requis par le STO »(24). Sans doute l’institution gendarmique ne surmonte-t-elle pas encore totalement la tentation du « discours rituel favorisant les tabous et les non-dits », selon la formule pertinente de Jean-François Nativité(25). Mais de réels efforts existent, et qui doivent d’autant plus être encouragés que la veine hagiographique nuit autant à l’institution, à long terme, qu’à la recherche(26).

Résister à la tentation de décerner des lauriers ou des blâmes : la tâche est moins simple qu’elle le paraît quand le discours théorique cède la place à l’étude des sources et des faits. Pourquoi l’historien échapperait-il plus que d’autres à l’émotion en découvrant des gendarmes héroïques ou indignes ? Il le faut, pourtant, s’il prétend demeurer sur la piste étroite qui chemine entre une ego-histoire complaisante et le discours plutôt accusateur de la littérature, du cinéma et des médias. Mieux connaître et mieux comprendre sans a priori la place et l’action de la gendarmerie entre 1939 et 1945, c’est là l’objectif des recherches récentes ou en cours, notamment au sein du séminaire Gendarmerie, identité nationale, régulation sociale et Défense (XIXe-XXe siècles) de l’Université Paris IV. Certains de ces travaux se rapportent au noyau dur – déjà bien balisé – de la réorganisation de l’arme et de ses missions de police administrative et judiciaire au sein de la politique discriminatoire, économique et répressive de Vichy. Quelques approches et quelques nouvelles pistes fécondes méritent d’être évoquées ici.

Le croisement de la monographie et de la prosopographie constitue le meilleur moyen de dépasser les appréciations hâtives ou les catalogues d’exemples. On ne le répétera jamais assez : les comportements des gendarmes au cours de la Seconde Guerre mondiale doivent être, à la fois, contextualisés, donc étudiés dans le cadre d’un territoire et d’une unité administrative donnés (la section ou la compagnie(27)), et rattachés à une carrière et des pratiques professionnelles considérées dans une temporalité élargie. Seule cette démarche ambitieuse renouvellera vraiment les problématiques et les investigations. Elle permet d’esquisser des typologies et des chronologies, de la soumission zélée comme de la dissidence, de l’engagement individuel comme de l’action communautaire, de la nouvelle gendarmophobie comme du rapprochement entre les gendarmes et la population. Elle autorise des évaluations moins fantaisistes, puisque rapportées à une communauté particulière. Au-delà des attitudes, elle offre la possibilité de reconstituer les profils socioprofessionnels, relationnels, familiaux et parfois politiques des individus(28) qui choisissent la compromission ou l’attentisme, la résistance passive ou la désertion (et, parmi cette seconde catégorie, ceux des précurseurs qui entraînent les autres(29)). Enfin, elle réintroduit l’éclairage diachronique en permettant d’entrevoir des trajectoires individuelles pendant l’Occupation (avec – parfois ? souvent ? – des évolutions, génératrices d’une réputation duale, voire de vrais retournements opportunistes), puis de les prolonger en aval, après la Libération, mais aussi en amont, parfois depuis la Grande Guerre. À titre d’hypothèse, on peut supposer que la formation, la carrière et le travail d’un gendarme avant 1939 ne sont pas sans influencer son comportement pendant l’Occupation.

D’autres pistes résultent d’un élargissement, chronologique, thématique ou géographique, des investigations(30). Les premiers coups de projecteur innovants ont été donnés aux deux extrémités de la période, par exemple sur le rôle de l’arme au moment de l’exode, sa contribution au rétablissement de la légalité républicaine à partir de l’été 1944 ou le traumatisme provoqué par l’Épuration. Le voile commence aussi à être levé – encore modestement – sur l’action des autres formations métropolitaines (Garde de Paris et gendarmerie maritime) ou sur les rapports, difficiles, des gendarmes avec les troupes d’occupation (mais leurs relations avec la Police nationale ou avec la Justice restent mal connues). Quelques rares pionniers ont préféré s’aventurer sur le vaste territoire oublié des fonctions militaires de la gendarmerie en étudiant la militarisation de la Garde républicaine mobile à partir de 1935 et sa participation à la campagne de 1939-1940, la contribution des brigades à la mobilisation, au renseignement et à l’effort de guerre (en 1939-1940 comme après le débarquement), les multiples missions des prévôtés ou l’action des unités combattantes, comme le 45e bataillon de chars légers de combat de la gendarmerie et les escadrons de la Garde engagés dans la campagne de Tunisie. Ce dernier exemple révèle un autre front, prometteur, celui de la gendarmerie hors de la métropole (étudiée pour le moment en Algérie, en Tunisie, au Levant et dans les Antilles), auquel on peut rattacher la seule recherche universitaire actuellement entreprise sur d’autres gendarmeries européennes (celle de la Belgique et la Koninklijke maréchaussee hollandaise) dans le cadre d’une comparaison étendue à la France. Enfin, l’image de l’arme et de ses personnels, hier et aujourd’hui, constitue un autre champ d’étude appelé à se développer encore en raison de l’intérêt légitime porté au travail de mémoire.

La journée d’étude du 26 octobre 2006 est le fruit de la collaboration entre la Société nationale Histoire et patrimoine de la gendarmerie et l’Université Paris IV-Sorbonne(31), avec l’aide du Département Gendarmerie du Service historique de la Défense (SHD) et du ministère de la Recherche. Elle illustre la volonté de l’institution gendarmique de conserver des relations de travail avec les historiens du monde de l’Université et de la recherche, ainsi que le souci d’ouverture qui préside à cette collaboration. L’histoire de la gendarmerie ne continuera de progresser que si les travaux se multiplient dans des lieux différents. Il faut donc se réjouir de la présence, parmi les membres du comité scientifique de cette manifestation, les présidents de séance, les participants à la table ronde et les intervenants, de représentants de cinq universités étrangères, cinq universités de province et cinq universités ou centres de recherche de la capitale(32). Quelques anciens membres de l’arme (les généraux Louis Beaudonnet, Louis Dumont et René Omnès) sont aussi venus parler de leur expérience de jeunes sous-officiers ou officiers au cours des tables rondes et des débats. Aux trois extraits reproduits dans ce volume, on a jugé utile d’ajouter une liste de témoignages écrits et de témoignages oraux sur les années 1939-1945 disponibles au Département Gendarmerie du SHD.

Lorsque Lucien Febvre réfléchissait, en 1947, au comportement de certains agents de la fonction publique, il ne distinguait pas les gendarmes parmi les officiers, alors que son raisonnement les concernait particulièrement : « Différences à faire entre fonctionnaires. Les uns (professeurs) servent Nation ; les autres (préfets) servent État ; d’autres (officiers) servent à la fois Nation [et] État, d’où drames de conscience »(33). Ce n’est pas un hasard si cette analyse est formulée peu après la fin du régime de Vichy, observatoire privilégié de l’histoire de l’État, de ses rouages et de ses relations avec la population. Bras armé de la puissance publique, la gendarmerie, présente sur tout le territoire et auprès de chaque unité en campagne, joue un rôle important et original dans cette histoire, en période normale comme pendant les crises, qui éclairent son organisation, son efficacité et ses limites. Le contexte exceptionnel des années 1939-1945 a généré des contradictions entre les trois grandes missions qu’elle assume, surtout depuis sa conversion à la République à partir de la fin du XIXe siècle(34) : garder l’État, contribuer à la défense de la nation, contrôler et protéger le citoyen. On espère que les travaux récents et les témoignages rassemblés dans cette publication aideront à comprendre ces contradictions et la réponse plurielle de ses personnels.

(1) Voir la bibliographie de ces actes. Le résumé présenté ici est très largement inspiré par deux panoramas récents sur cette histoire : le chapitre « La gendarmerie sous l’Occupation », dans Pascal Brouillet (dir.), De la maréchaussée à la gendarmerie. Histoire et patrimoine, Maisons-Alfort, SHGN, 2003, pp. 113-129, et Bernard Mouraz, « La gendarmerie, de la guerre à la Libération », dans Bernard Mouraz (dir.), Gendarmes résistants. Du refus aux combats de la Libération, 1940-1945, Paris, SHD, pp. 15-39. (où l’on trouve aussi des cartes de la répartition des légions de gendarmerie départementale en 1940 et 1943). Des organigrammes de la gendarmerie en 1939, 1943, 1944 et 1947 sont publiés dans Jean-Noël Luc (dir.), Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie. Guide de recherches, Maisons-Alfort, SHGN, 2005.

(2) Rapport du 8 janvier 1942 du chef d’escadron Maurice Guillaudot (sur cet officier résistant, voir l’ouvrage de Charles Gilbert, cité infra).

(3) Sur les statistiques de l’arme entre 1939 et 1946, voir Jean-Noël Luc (dir.), op. cit., p. 250.

(4) Le 13 novembre 1944, le nouveau directeur de la gendarmerie invite toutes les légions à lui transmettre « un rapport complet sur les services rendus par notre personnel à la cause de la Libération depuis le 25 juin 1940 ». Rédigés dans le contexte de l’épuration, ces rapports recensent surtout des actes de résistance passive le plus souvent invérifiables et les engagements dans les combats de la Libération. Ils ne peuvent pas être considérés comme les matériaux d’un panorama fiable.

(5) Pour ne pas allonger les références, on ne renverra pas en note, sauf exception, aux travaux français ou étrangers bien connus qui ont renouvelé l’histoire de la France et des Français sous Vichy.

(6) Emmanuel Chevet, Les gendarmes de la compagnie départementale de Côte-d’Or sous l’Occupation, maîtrise sous la dir. de Jean Vigreux, Dijon, 2004, p. 99.

(7) Ces typologies s’inspirent en partie de celles qui sont proposées dans Pascal Brouillet (dir.), op. cit., pp. 123-127.

(8) Marc-Olivier Baruch, Servir l’État français. L’administration en France de 1940 à 1944, Paris, Fayard, 1997, p. 427.

(9) Bernard Mouraz, « La gendarmerie, de la guerre à la Libération », op. cit., p. 33.

(10) Bernard Mouraz, « Les pertes de la gendarmerie pendant la Deuxième Guerre mondiale », dans Jean-Noël Luc (dir.), op. cit., pp. 104 sq.

(11) Marc Bergère, « Pratiques et bilan de l’épuration administrative des officiers de gendarmerie à la Libération », dans Jean-Noël Luc (dir.), Gendarmerie et gendarmes du XXe siècle, colloque de la Sorbonne, juin 2003, à paraître, et « La crise d’identité de la gendarmerie à la Libération : l’exemple de la quatrième légion », RGN, hors série histoire n° 3, 3e trimestre 2002, La gendarmerie, de l’entre-deux-guerres aux années soixante, sous la dir. d’Édouard Ebel, pp. 65-72.

(12) D’après des chiffres reproduits par Claude Cazals (La gendarmerie et la « Libération », Paris, La Musse, 2001, p. 162), et à partir desquels on aboutit à total de 690 tués (y compris lors des combats de la Libération) pour un effectif de 70 000 hommes (Police nationale et Préfecture de police).

(13) Jean-Marc Berlière, « L’épuration dans la police », dans Le rétablissement de la légalité républicaine (1944), Bruxelles, Complexe, 1996.

(14) Yann Galera, Le képi et le crayon. Les gendarmes à travers l’imaginaire collectif, 1914-1968, doctorat sous la dir. de Jean-Noël Luc, Paris IV, 2003, pp. 403-412 (à paraître).

(15) Henri Rousso, Le syndrome de Vichy, Paris, Le Seuil, 1990, pp. 262 sq.

(16) Ibid., p. 343.

(17) À titre d’exemple, on citera Colette Couvreur et Pierre Descamps, Vie et mort du chef d’escadron Descamps, héros et martyr de la Résistance française, Toulouse, Privat, 1968, 172 p. ; Charles Gilbert, Soldats bleus dans l’ombre. Maurice Guillaudot et ses gendarmes dans la Résistance, Les Sables d’Olonne, Le Cercle d’Or, 1977, 173 p. ; Patrick de Gmeline, Le lieutenant-colonel Jean Vérines, gendarme, garde républicain, soldat de l’ombre, d’après le témoignage, les documents et les archives du colonel (c.r.) Guy Vérines, Paris, Charles-Lavauzelle, 1985, 136 p. ; Jack Vivier, Gendarmes de Touraine dans la Résistance, Chambray-les-Tours, Éditions CLD, 1998, 95 p.

(18) Par exemple, par ordre chronologique : Louis Larrieu (général), Le drame de la gendarmerie sous l‘occupation allemande, Toulouse, Privat, 1952, 39 p. ; Henri Longuechaud (colonel), Conformément à l’ordre de nos chefs, le drame des forces de l’ordre pendant l’Occupation, 1940-1944, Paris, Plon, 1985, 323 p., Claude Cazals (colonel), l’auteur dont les ouvrages sont les mieux documentés et toujours utiles, La gendarmerie sous l’Occupation, préface du général Pierre-Charles Sérignan, Paris, Éditions de la Musse, 1994, 320 p.

(19) Jean-Noël Luc (dir.), Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie, op. cit., pp. 22 sq.

(20) Sans prétendre à l’exhaustivité, on citera ici, par ordre chronologique : Maurice Rajfus, Drancy, un camp de concentration très ordinaire, 1941-1944, Paris, Manya, 1991, 410 p. ; François Boulet (auteur, par ailleurs, de nombreux articles sur les gendarmes sous l’Occupation), Les montagnes françaises, 1940-1944 : des montagnes-refuges aux montagnes-maquis, Villeneuve d’Ascq, PUS, 1999 ; Fabrice Virgili, La France « virile ». Des femmes tondues à la Libération, Paris, Payot, 2000, 392 p. ; Denis Peschanski, La France des camps : l’internement, 1938-1946, Paris, Gallimard, 2002, 456 p. ; Éric Alary, La ligne de démarcation, 1940-1944, Paris, Perrin, 2003, 429 p. ; Marc Bergère, Épuration vécue et perçue en Maine-et-Loire de la Libération au début des années 50, Rennes, PUR, 2004, 424 p.

(21) Sur ces 16 travaux, 2 ont été réalisés à Montpellier III, 1 à Tours, 1 à l’IEP de Paris, 1 à Paris I et 11 à Paris IV. Deux thèses récemment soutenues portent totalement ou indirectement sur le sujet : Benoît Haberbusch, La gendarmerie en Algérie, de 1939 à 1945 (Paris IV, 2003), Maisons-Alfort, SHGN, 2004, 590 p. et Yann Galera, Le képi et le crayon…, déjà cité.

(22) Olivier Buchbinder, La gendarmerie et le rétablissement de la légalité républicaine de 1944 à 1947 (Paris IV), Emmanuel Chevet, Gendarmerie et maquis en France sous l’Occupation (Dijon), Jonas Campion, Le rétablissement de la légalité policière après la Seconde Guerre mondiale : la gendarmerie belge, la gendarmerie française et la Koninklijke maréchaussée hollandaise (université catholique de Louvain et Paris IV), Hélène Grandemange, La gendarmerie au Levant pendant le mandat français, 1918-1946 (Paris IV), Jean-François Nativité, La Gendarmerie sous l’Occupation dans les départements pyrénéens (Montpellier III), Aziz Saït, Les prévôtés, de la drôle de guerre à l’étrange défaite, 1939-1940 (Paris IV).

(23) Pascal Brouillet (dir.), op. cit. ; Édouard Ebel (dir.), La Gendarmerie, de l’entre-deux-guerres aux années 1960, hors-série Histoire n° 3, RGN, 2002, et Bernard Mouraz (dir.), Gendarmes résistants., op. cit. (où l’introduction de Bernard. Mouraz et la conclusion d’Édouard Ebel élargissent la perspective).

(24) Jean-Pierre Dintilhac, « Les gendarmes dans la Résistance », RHA, n° 2, 1993, p. 5.

(25) Jean-François Nativité, « La Gendarmerie nationale durant la Seconde Guerre mondiale : entre mémoire du silence et silences de la mémoire », RHA, n° 109, 1er trimestre 2004, p. 109.

(26) L’ouvrage de Pierre Accoce (Les gendarmes dans la Résistance, Paris, Presses de la Cité 2001,348 p.) estime à 12 000 le nombre de gendarmes engagés dans « les combats de l’ombre » (?).

(27) Quelques exemples de travaux réalisés ou en cours sont cités dans la bibliographie.

(28) Une publication collective déjà ancienne souligne l’intérêt de situer socialement les individus au-delà de leurs actes : Pour une histoire sociale de la Résistance, n° 180, Le Mouvement social, juillet-septembre 1997.

(29) Sur cette problématique, voir François Marcot, « La Résistance et la population, relations d’une avant-garde et de ses masses », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 146, avril 1987, pp. 3-22.

(30) Pour ne pas multiplier les notes, on ne citera pas les travaux évoqués dans ce paragraphe, car ils figurent tous dans la bibliographie de ces actes.

(31) L’opération a été organisée et financée en collaboration avec l’École doctorale Histoire moderne et contemporaine de Paris IV et le Centre d’histoire du XIXe siècle (Paris I-Paris IV).

(32) Le comité scientifique, les présidences de séance et les tables rondes ont rassemblé les universitaires et les chercheurs suivants : Alain Bancaud (IHTP-CNRS), Marc Bergère (Rennes II), Michelle Cointet (Tours), Laurent Douzou (Lyon II), Clive Emsley (Open University, Londres), Jacques Frémeaux (Paris IV), Olivier Gohin (Paris II), Jean-Charles Jauffret (IEP Aix-Marseille), Klaus-Jürgen Muller (Berlin), Guillaume Piketty (IEP Paris), Xavier Rousseaux (Louvain-la-Neuve), Jacqueline Sainclivier (Rennes II)°, Annette Wievorka (IRICE-CNRS).

(33) Notes extraites de Lucien Febvre, Honneur et patrie, Paris, Perrin, 1996, p. 211.

(34) Arnaud-Dominique Houte, Le métier de gendarme national au XIXe siècle. Pratiques professionnelles, esprit de corps et insertion sociale, de la Monarchie de Juillet à la Grande Guerre, doctorat sous la dir. de Jean-Noël Luc et de Jean-Marc Berlière, Paris IV, 2006, 978 p.