Force Publique

ÉDITORIAL

GENDARMERIE ET IDENTITÉ NATIONALE

Comment la nation française s’est-elle construite ? En ce début d’année 2007, toute réflexion sérieuse sur l’état de la France et ses perspectives d’avenir, ne peut échapper à cette interrogation, préalable fondamental et indispensable à tout projet politique d’envergure, quel qu’il soit.

La nation revient. Depuis une vingtaine d’années, elle resurgit de partout : de l’Est, après l’effondrement, libérateur de nations, du monde soviétique qui, paradoxalement, a fait trembler, jusqu’à en lézarder les murs, la fragile construction européenne, du monde arabe à la recherche de l’impossible nation, du continent nord-américain, de l’hexagone enfin où les secousses de l’automne 2005 ont mis en évidence les limites du traitement social et économique habituel pour résoudre des problèmes qui sont fondamentalement d’un autre ordre, celui de l’intégration à une communauté nationale.

Mais la nation revient encore plus diverse et plus problématique qu’auparavant. Depuis les deux conceptions européennes, française et allemande qui, déjà, opposaient en 1870 Fustel de Coulanges à Mommsen à propos de l’Alsace, nous avons vu apparaître d’autres modèles. Nation « laïque, une et indivisible » ou nation fédérale ou nation « mosaïque », multiculturelle, communautariste : la nation fait débat, aujourd’hui. Il faudra bien que les politiques répondent à cette question essentielle : quelle nation française pour demain, dans l’ensemble européen ? Certains d’entre eux semblent avoir appris, un peu tardivement et à leurs dépens, que l’humanité ne peut se réduire à un regroupement mondial d’« homo economicus », producteurs et consommateurs. Les choix des hommes peuvent être dictés par d’autres motifs qu’économiques. Le sentiment d’appartenance nationale est de ceux-là.

À parcourir l’imposante bibliographie sur les thèmes de la nation et de l’identité nationale, on pourrait penser que tout, ou presque, a été dit sur le sujet. De Ernest Renan (Qu’est-ce qu’une nation ?) à Pierre Manent (La raison des nations), en passant par Fernand Braudel (L’identité de la France), Raoul Girardet (Nationalismes et nation), Yves Lacoste (Vive la nation), Gérard Noiriel (Population, immigration et identité nationale), Anne-Marie Thiesse (La création des identités nationales), Patrick Weil (Qu’est-ce qu’un Français ?), pour ne citer que quelques auteurs, sans omettre les colloques tel celui de la fondation Singer-Polignac (L’identité de la France et l’Europe), il semble bien, en effet, que tout ait été écrit.

À les relire, on comprend bien, entre autres, les modalités générales de cette construction : l’histoire certes, mais aussi les mythes, légendes, chansons, batailles… le tout raconté, peint, sculpté, célébré, glorifié, commémoré ou volontairement oublié, et transmis de génération en génération ; la langue, diffusée et imposée, support d’une culture à laquelle les populations vont accéder par les livres et la presse ; le territoire, approprié, défendu, parcouru, visité par un plus grand nombre, à l’occasion des guerres d’armées de conscription, du commerce et des voyages que permet le développement des moyens de communication ; l’apport des différentes vagues d’immigration…

L’identité nationale apparaît ainsi comme une construction faite, pour une part, très subjective, de représentations partagées et de volonté de vivre ensemble et pour une autre part, plus objective, de matériaux élémentaires tels que le territoire, la langue, la religion, les mœurs, les coutumes… matériaux organisés par les acteurs que sont les États avec leurs gouvernements et leurs administrations, les populations avec leur vécu communautaire et leur sentiment d’appartenance, les groupes politiques, sociaux ou économiques, les médias, tous avec leurs idéologies, leur histoire propre et leurs intérêts du moment. Pourtant, le seul constat des « déterminations naturelles » et de « la volonté de vivre ensemble » ne suffit pas à expliquer la construction de la nation française.

Comment l’idée nationale, le sentiment d’appartenance à une même nation ont-ils pu s’imposer à chaque membre de cette communauté ? Parmi les moyens généralement admis, l’historiographie fait une place justifiée à l’enseignement et à l’instruction, l’instituteur étant un artisan incontesté de cette construction. Est-ce le seul ? Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que le gendarme sera reconnu dans ce rôle comme un acteur tout aussi déterminant.

L’interdit structure. Pour les psychologues l’interdit moral constitue l’un des piliers de la structuration psychique ; il est l’un des mécanismes fondamentaux de l’élaboration de l’identité individuelle puis collective. Il aura fallu attendre 1995 pour lire dans un rapport officiel : « Par son implantation sur tout le territoire, sa compétence universelle et par sa fonction d’interdit, la gendarmerie et, avant elle, la maréchaussée, ont constitué, historiquement, l’un des éléments déterminants de l’élaboration du Surmoi collectif des Français, autrement dit de l’identité nationale ». En effet ce n’est pas seulement dans la fonction d’application de la loi (d’autres administrations participent à ce rôle) que réside la puissance nationalisante de la gendarmerie, mais essentiellement dans sa manière spécifique de la remplir. Corps « introdéterminé », militairement organisé, commandé, orienté, contrôlé par une chaîne hiérarchique rigoureuse, son dispositif de brigades - c’est-à-dire de militaires vivant en famille et en caserne au cœur de la population - implantées sur tout le territoire, ses modes d’action, de recrutement, de formation, d’affectation et de mutation ont fait de cette institution, depuis le XVIIIe siècle une formidable machine à construire les nations. C’est d’ailleurs ce qu’ont immédiatement compris toutes les nations en construction qui, de l’Europe du XIXe siècle à l’Afrique du XXe, ont copié cette force publique que Napoléon appelait déjà « Le système de la gendarmerie ».

Si ce discours a le mérite de la logique il n’en constitue pas pour autant une preuve historique scientifique. Ce n’est que depuis quelques années, grâce aux travaux d’historiens, notamment de l’université de Paris IV-Sorbonne, que cette hypothèse du rôle majeur de la gendarmerie dans la construction de la nation, se voit régulièrement validée, comme en témoignent, encore récemment, les deux brillantes thèses, soutenues en décembre 2006 par deux normaliens, agrégés d’histoire : Aurélien Lignereux et Arnauld-Dominique Houte.

Cette « capacité nationalisante » permanente, génératrice de cohésion sociale, apparaît, de plus en plus, comme la fonction spécifique, fondamentale de la gendarmerie, à travers toute son histoire, la seule véritable justification de sa nécessité ou de son utilité, suivant les circonstances. Dans le contexte actuel, il est facile d’imaginer le meilleur usage que l’on pourrait faire de cette institution, creuset de la nation, à condition bien évidemment de lui conserver, voire de restaurer ou de renforcer, les caractéristiques propres qui lui ont permis de jouer ce rôle par le passé… à condition aussi que le modèle français de la nation, aménageable sans doute, ne soit pas fondamentalement remis en cause.

Général Georges Philippot
Président de la Société Nationale
Histoire et Patrimoine de la Gendarmerie