Force Publique

TÉMOIGNAGE DE MADAME SUZANNE DOURTHE

FEMME DE GENDARME SOUS L’OCCUPATION ALLEMANDE (1943-1945)

Le 12 décembre 1942, au cours d’une très courte permission, je me mariais avec un gendarme de la brigade motorisée de Nantua. Le surlendemain de notre mariage, mon mari rejoignit sa caserne pour partir à Mâcon. Ce déplacement de quatre mois concernait la police des trains amenant les jeunes du STO vers l’Allemagne. Je restais chez mes parents dans les Landes.

Le 15 avril 1943, mon mari vint me chercher. Nous arrivâmes à Nantua, ville en zone libre, mais néanmoins occupée par les Allemands depuis le sabordage de la flotte de Toulon, le 11 novembre 1942. Nous étions logés au château de Pradon. À l’époque, ce bâtiment était vraiment isolé, situé à près de deux kilomètres de la ville et à une centaine de mètres de la route nationale reliant Lyon à Genève. Ce château, bien entretenu, en imposait au pied d’une belle forêt de sapins et des montagnes environnantes. Une brigade motorisée de dix ménages y logeait. Les hommes partaient souvent en déplacement. L’adjudant, ou le chef, ainsi qu’un gendarme restaient à la résidence pour s’occuper du bureau et des cas d’urgence.

Derrière le château, il y avait des jardins. Dans la mesure où ils en avaient le temps, les gendarmes les cultivaient. Nous y faisions, en grande partie, des pommes de terre, denrée rare pendant l’Occupation. Je m’occupais sérieusement de notre parcelle. Un après-midi, courant juillet, je sarclais les légumes […] Tout à coup, je reçus sur le dos des petits cailloux comme s’il en tombait du ciel […] Je m’approchai des arbres et j’entendis rire. Je levai la tête et, stupeur, il y avait cinq hommes dans les ramures des arbres ! Personne ne dit mot. Je rentrai chez moi un peu anxieuse. Lorsqu’il rentra, le soir, je fis part de ma découverte à mon mari. Il rit en me priant de ne raconter cette histoire à personne. Quelques jours passèrent, lorsque, revenant de la ville à bicyclette, je vis à travers un soupirail du château des visages d’hommes que je ne connaissais pas. Quand j’en parlai à mon mari, il me demanda encore de ne rien dire.

Un après-midi du mois d’août, je décidais d’aller en ville pour faire des courses. Dans ma chambre devant la glace, je coiffais mes cheveux. Tout à coup j’entendis le bruit de ma porte d’entrée. Croyant que c’était mon mari, je fis : « Hou, hou, je suis dans la chambre ». Me retournant, que vis-je dans l’encadrement de la porte ? Deux officiers allemands, imposants dans leur uniforme, portant sur leur casquette le macaron de la tête de mort au-dessus de la visière. J’avais les jambes qui flageolaient, les pieds cloués au parquet. Ces messieurs firent le tour de la chambre, fouillèrent les placards. Dans l’un d’eux, il y avait un gros sac. Il contenait les harnais et la selle de cheval de mon mari lorsqu’il était dans la Garde républicaine. Le sac reçut un bon coup de pied. Ces Allemands devaient certainement chercher quelqu’un. Ils repartirent comme ils étaient entrés, sans un mot […] Je me précipitai moitié morte chez ma voisine. Comme chez moi, la même opération avait eu lieu. Personne n’avait vu passer ces officiers dans la cour […] Ce fut la plus grande peur de ma vie.

Les jours passaient et l’hiver était là. Les Allemands quittèrent la ville le 1er novembre 1943. Les gendarmes partirent en déplacement à la prison de Bourg-en-Bresse. Le matin du 11 novembre, la ville se réveilla avec un drapeau bleu, blanc, rouge hissé au monument aux morts, une gerbe de fleurs à son pied. Profitant de l’absence de l’occupant, les hommes du maquis étaient descendus des montagnes voisines, promenant avec eux en ville un couple de soi-disant collaborateurs qu’ils déshabillèrent et barbouillèrent de croix gammées sur les fesses de la dame. Les représailles ne se firent pas attendre. Fin novembre, la Milice fit son apparition. Douze personnes étaient sur leur liste. Je me souviens des deux premières : le capitaine Verchère, commandant la section de gendarmerie et l’adjoint au maire, le maire étant absent. Aucun ne revint des camps allemands. Le seul survivant fut le capitaine de gendarmerie, emprisonné au fort Montluc à Lyon.

Le 13 décembre 1943, mon mari partit en transfèrement dans le Jura avec un de ses collègues. « Nous ferons notre possible pour rentrer demain soir », me dit-il. Le matin du 14, quand j’ouvris les persiennes, une épaisse couche de neige recouvrait la campagne […] Vers midi, les Allemands firent dresser un barrage sur la route à l’entrée du château. Une sentinelle montait la garde. Encore un souci. Nous étions comme des otages […]. Le matin du quatrième jour de cette réclusion forcée, la femme d’un des gendarmes vint me voir pour me demander si je pouvais faire quelque chose pour eux. Je m’enhardis pour aller au village voisin, Les Neyrolles, voir si la fermière que je connaissais avait du lait. Mon grand souci était la sentinelle, me laisserait-elle passer ? Le soldat me demanda juste mes papiers d’identité […] et le boucher me donna un peu de viande. Je profitai de l’occasion pour lui demander des nouvelles de Nantua. Il savait, par le chef de gare, qu’il y avait une grosse rafle en ville […].

Le soir du quatrième jour, le barrage fut levé. La rafle avait bien eu lieu. Plus d’une centaine d’hommes, âgés de dix-huit à quarante-cinq ans, partirent pour une destination inconnue. Parmi eux, les gradés et les gendarmes de la brigade territoriale, sans oublier le vicaire de la paroisse et le docteur Mercier, premier chef de la résistance à Nantua. Ce dernier […], longuement interrogé, fut abattu par la Gestapo de cinq balles de mitraillette […]. Ayant appris en gare de La Cluse les événements douloureux de Nantua, mon mari et son collègue nous firent savoir par le chef de gare qu’ils étaient sains et saufs. Ils furent cachés quelque temps dans la région de Bourg. Quelques jours plus tard, une affiche était placardée sur les murs de la ville annonçant que cette rafle était la conséquence de la « profanation de la croix gammée » […]. Il y eut beaucoup de morts dans cette rafle. Les troupes de la Libération trouvèrent les vingt-deux survivants dans un état de santé lamentable […].

Petit à petit, malgré la tristesse, l’angoisse et la peur, la vie reprit son cours. Les gendarmes de la motorisée partirent remplacer les gradés et gendarmes déportés de la brigade territoriale. Après enquête, on sut que ces derniers étaient tous morts à Auschwitz […].

Un soir, tard, un gendarme frappa à ma porte et me dit que mon mari ne rentrerait pas de la nuit et « si les Allemands viennent chez vous, vous leur direz que vous n’avez jamais vu quelqu’un d’étranger à la brigade ». J’allais me coucher, la tête pleine d’interrogations. Je pensais à une rafle. Vers minuit, j’entendis un bruit de claquement de portières et je vis par les persiennes de la cuisine une fourgonnette dans laquelle montèrent six hommes. Ils sortaient par une porte menant au sous-sol du château. J’en conclus que la brigade logeait des résistants. C’était la réponse à l’énigme des petits cailloux et du soupirail […].

Vers cette même période, j’avais rendez-vous chez le dentiste. Mon mari était sur le trottoir devant la gendarmerie de la ville. Il me fit signe de m’arrêter « Deux officiers allemands sont venus au bureau demander quatre gendarmes, je suis du nombre ». Il m’embrassa. Ce geste me fit penser que quelque chose d’anormal allait se passer […] la nuit fut longue […] Tout à coup, vers neuf heures du matin, la porte s’ouvrit sur Henri […] À son réveil, il me raconta qu’il avait passé une nuit affreuse. Les Allemands les avaient conduits dans un ravin où des hommes du maquis furent tués, les blessés exécutés sur place à coups de grenade. Les gendarmes avaient la corvée de ramasser ces restes humains, les mettre en sac et les remonter.

Depuis la rafle du 14 décembre, je sortais très rarement de Pradon, les hommes s’occupaient du ravitaillement. J’avais très peur des soldats allemands qui patrouillaient avec leurs chiens entre Nantua et les Neyrolles […]. L’année se terminait dans le plus sombre désespoir. Pendant le maigre repas de Noël, je demandai à mon mari de faire une demande de changement de résidence pour quitter Nantua et revenir, si possible, dans nos Landes natales.

Le gendarme apprend la nouvelle de sa mutation, mais il n’obtient pas de laissez-passer

Mon mari partit directement voir sa nouvelle brigade. Quant à moi, je restais chez mes parents dans les Landes. Arrivé à la brigade sans laissez-passer, il n’était pas question de nous prendre sans l’avis de la section de Bayonne. La décision fut vite prise. Le capitaine C., commandant la section venait d’être fusillé à Paris, mon mari arrivait sans papiers. D’urgence, une demande de laissez-passer fut présentée à la Kreiskommandantur de Saint-Jean-de-Luz. En attendant, mon époux était caché dans les environs de Bordeaux, dans une forêt de chêne. Il y avait là une douzaine de gendarmes en civil. Ils logeaient sous les tentes, se faisaient la cuisine avec une popote […] Cette aventure dura un mois. Provisoirement, mon mari eut une nouvelle affectation à Labastide-Clairence aux confins du Pays Basque, en zone interdite. Il m’était défendu d’aller le voir […].

Suzanne Dourthe parvient néanmoins à rencontrer son mari. Bravant l’interdiction de circuler, elle prend son vélo pour rejoindre son mari

Un brave paysan s’arrêta. Il conduisait une fourgonnette bringuebalante carburant au gazogène. Il parlait basque, je ne le comprenais pas. Enfin, il me demanda ma destination. Comme il se rendait dans le même village, où c’était jour de marché, il m’invita à monter dans son véhicule. Après une très rapide réflexion, j’acceptais l’invitation. Ce monsieur m’expliqua que si nous étions contrôlés en zone interdite, j’avais tout simplement oublié mes papiers […]. Le vélo et la valise furent hissés sur le fourgon. Comme convenu, je me rendais à l’hôtel où mon mari avait loué une chambre pour huit jours. Il arriva à midi. Le soir, il fit part à son chef qu’il ne passerait pas la nuit à la brigade, où il partageait une pièce avec un célibataire. Il y eut une brève altercation. Mon mari finit par dire : « Il arrivera ce qu’il arrivera ! Je m’en vais coucher avec ma femme ».

Après cette escapade, Suzanne Dourthe retourne dans la future brigade de son mari

En me revoyant, la réception ne fut pas brillante, la brigade avait reçu des ordres à mon sujet. Le chef de Labastide n’avait rien trouvé de mieux que de me dénoncer à la section de Bayonne. Le gendarme, malgré les ennuis causés par ma présence, était conciliant. Dans l’après-midi, il se rendit à la mairie pour faire ajouter sur ma carte d’identité une annotation justifiant ma résidence dans ce village depuis six mois. Je compris que je devenais un danger pour cette brigade, qui avait vécu, jusque-là, des jours tranquilles […]. Vers neuf heures du soir, un bruit terrible me fit sursauter. Bruit de grosses portes, de clés, de verrous et cris d’Allemands en colère. J’avais très peur. Que se passait-il ? En fait, la chambre de sûreté se situait sous ma cuisine. J’entendis la rumeur des interrogatoires, les coups et les cris. Enfin le jour arriva […] Le gendarme vint me voir pour me dire de ne pas partir. La gendarmerie était cernée par les soldats. Six jeunes gens avaient été trouvés par une patrouille allemande […] La femme d’un gendarme vint me voir avec un crayon, un papier et quelques provisions. J’étais vraiment prise au piège pour manger. « Voilà, me dit-elle », nous devons savoir les noms de ces jeunes gens. Une personne doit intervenir pour les faire libérer. Il n’y a que chez vous que nous puissions faire passer le crayon et le papier […] ». Avec un couteau, nous fîmes une fente à l’intersection de deux planches un peu vermoulues.

Suzanne Dourthe offre ensuite de la nourriture aux prisonniers

J’avais hâte de quitter les lieux. Je partis dans les plus brefs délais. Je n’oublierai jamais la gentillesse du personnel de cette gendarmerie, qui me donna encore une bouteille de lait et un peu de pain pour passer la journée du retour chez mes parents.

Suzanne Dourthe retrouve son village et ses parents le 20 juillet.

Henri et moi fûmes enfin réunis le 22 juillet 1944. Nous étions heureux de nous retrouver, la vie dans la brigade était sans problème. Début août, il y eut le départ des Allemands. Quelle pagaille ! Les munitions entassées au sommet de la Rhûne explosaient de tous les côtés. La baie d’Hendaye et ses environs n’avaient jamais vu un pareil feu d’artifice.

Nous n’avions aucune nouvelle de Nantua. Que se passait-il ? Vers la fin août une lettre arriva. Nous étions stupéfaits, atterrés à la lecture de cette missive. Les Alliés n’arrivant pas assez vite, début juillet, la ville fut à nouveau occupée par les Allemands, accompagnés de Waffen SS français. Le 15 juillet, il y eut une autre rafle. Tous les gradés et les gendarmes partirent en mission, laissant femmes et enfants seuls à la brigade de Pradon. Ne trouvant aucun homme, les Allemands s’emparèrent des femmes. Les enfants criant et pleurant de toutes parts, le désespoir des gradés et gendarmes de ne plus retrouver leur femme était à son comble. Le château de Pradon fut pillé, saccagé avec sauvagerie par des prisonniers mongols, tartares, cosaques que les Allemands avaient amenés avec eux. Ces prisonniers de la guerre de Russie n’avaient presque rien à manger. Ils entraient dans les maisons à la recherche de nourriture, tuaient, violaient. La population terrorisée fut réunie sur la place du champ de foire au bord du lac. Les femmes furent groupées d’un côté, les hommes de l’autre. Les habitants vécurent quatre jours tragiques. Devant de tels agissements tout le monde s’attendait à voir brûler la ville. Nautua ne brûla pas […] Le 19 juillet, les Allemands envahirent l’hôpital de Nantua, se firent remettre la liste des résistants blessés, les chargèrent dans un camion à benne basculante et les renversèrent dans un ravin. Quelques heures plus tard, les survivants furent tués d’une balle dans la tête. Les femmes des gradés et gendarmes de Pradon partirent pour le camp de Drancy. Les troupes de la Libération les trouvèrent prêtes à partir pour l’Allemagne […].

Mon mari aimait son métier de gendarme. C’était un homme discret et prudent. Après l’Occupation, avec quelques collègues, il fut décoré de la médaille militaire devant le magnifique monument aux morts de Bayonne. Mon mari reçut, de la part du ministre de la Guerre de l’époque, une lettre de félicitation et, de ses chefs, des témoignages de satisfaction.

Durant le mois de juillet 1945, Suzanne Dourthe retrouve un des hommes enfermés dans une brigade de la section de Bayonne.

Nous entrâmes dans un bureau un peu obscur. D’un seul coup d’œil furtif, je repérai des uniformes de tous côtés. Tous ces galons m’impressionnaient. Assis sur une chaise, il y avait un homme ; il était maigre et nageait dans ses vêtements. Un des officiers me demanda si je le connaissais. Avant que je puisse répondre, il sauta à mon cou et, me serrant très fort, il ne cessait de m’embrasser et de m’inonder de larmes. J’étais très gênée, j’étais tellement impressionnée que je ne pouvais rien répondre. L’officier m’expliqua que cet homme était le seul survivant des six garçons emprisonnés à la brigade de X à revenir des camps de la mort. Si je ne leur avais pas donné à manger, cette fin d’après-midi là, ils seraient certainement morts de faim. Tous ces messieurs étaient déjà passés à la brigade X pour voir le lieu de détention et le trou par lequel je les avais nourris.

À près de soixante ans de distance, pour les gens d’aujourd’hui, qui n’ont pas vécu cette période, ces souvenirs peuvent apparaître comme des « histoires de fous ». Du fond de ma vieille mémoire je n’ai jamais pu extirper les tristesses et les violences dont j’ai été le témoin pendant ces sombres années d’occupation. C’est pourquoi j’ai écrit ces quelques pages.

Suzanne Dourthe