Force Publique

CONCLUSION

Annette WIEVIORKA
Directrice de recherche au CNRS, Paris I -IRICE

La photographie du gendarme, censurée dans « Nuit et Brouillard », est devenue un double symbole : celui de la collaboration d’État ; celui de l’occultation de la collaboration d’État. Comme souvent en histoire, les démêlés d’Alain Resnais avec la censure sont infiniment plus complexes que la caricature retenue par l’opinion, et Sylvie Lindeperg(1) explique de façon convaincante comment « l’affaire du gendarme » n’en fut pas une en 1956. Elle ne le devint qu’au début des années 80.

Jusqu’à ces dernières années, il était impossible d’évoquer la gendarmerie, ou les gendarmes pendant l’Occupation autrement qu’en noir et blanc. Pour certains, les gendarmes étaient tous résistants, avaient aidé au sauvetage de juifs ou de résistants, rejoint les maquis ; pour d’autres, tous collaborateurs, servant fidèlement l’État français conformément à l’ordre de leurs chefs, complices de la répression et de la persécution nazies. Les archives de la gendarmerie conservées au Blanc, dans l’Indre, étaient certes accessibles, mais faute de classement, d’inventaires, d’archivistes qualifiées, pratiquement inutilisables. Nous en avions fait l’expérience lorsque nous les visitâmes dans le cadre des travaux de la Mission sur la Spoliation des biens des Juifs de France, en 1998. Nous cherchions à mieux comprendre qui étaient les gendarmes qui gardaient Drancy et leur attitude face aux détenus. Certes, nous y avions trouvé certaines informations. Mais « l’état des fonds, écrivions-nous dans notre rapport, rend difficile leur consultation »(2).

En moins de dix ans, la situation s’est modifiée de façon impressionnante. Les communications présentées attestent d’abord l’ouverture d’un chantier, rendue possible par l’immense travail accompli dans l’organisation des archives et leur communication ; ensuite le respect absolu de la liberté du chercheur tangible non seulement dans le contenu des textes ici présenté mais aussi dans le ton employé pour les écrire où perce, selon les auteurs, empathie pour les gendarmes ou antipathie pour les forces de l’ordre.

Ainsi, la gamme des questions abordées est très large, du rôle de la garde mobile pendant la campagne de 1939-40 (Aziz Saït) à celle à laquelle nul n’avait songé : y avait-il des gendarmes définis comme juifs par la double législation de l’occupant et de Vichy ? Benoît Haberbusch a retrouvé la poignée de gendarmes juifs, analysé « l’implacable mécanique » de leur exclusion, tracé leur destin. Certaines études prennent pour cadre le département (La Côte-d’Or pour Emmanuel Chevet, les Alpes-Maritimes pour Rémi-Numa Stevelberg) ou les régions de refuge (François Boulet). Les thématiques elles aussi sont variées, de la répression du marché noir au passage au maquis. La tranche chronologique elle aussi déborde les années de guerre. En amont pour ceux qui sont sensibles à la continuité dans les missions de répression, mais surtout en aval, posant la question controversée de la profondeur de l’épuration.

Les débuts de l’étude « scientifique » de la gendarmerie pendant les années noires, sans tabous ni a priori, sont donc prometteurs. Les années qui viennent verront sans aucun doute plusieurs thèses arriver à soutenance. Les études locales ou régionales seront suivies de synthèses nationales et de comparaison avec d’autres pays. Suggérons quelques pistes, non signalées lors de cette journée pionnière. À la gendarmerie a été dévolue la garde des camps. Toutes les études sur l’internement la mentionne. Mais il manque encore une étude exhaustive sur la question. La gendarmerie était une arme uniquement masculine. Les chercheurs sont à leur tour tous de sexe masculin. Cela n’interdit probablement pas de réfléchir au rôle des femmes de gendarmes puisqu’une des caractéristiques de la profession est de vivre en famille et en caserne. Cela apporterait beaucoup à la compréhension des mentalités.

(1) Sylvie Lindeperg, Nuit et Brouillard. Un film dans l’histoire, Odile Jacob, 2007, pp. 143-156.

(2) Annette Wieviorka, Les Biens des internés des camps de Drancy, Pithiviers et Beaune-la-Rolande, La Documentation française, 2000, p. 44.