Force Publique

LE POIDS DE L’OCCUPATION SUR L’ÉTAT D’ESPRIT DES GENDARMES AU LENDEMAIN DE LA LIBÉRATION

Marc BERGÈRE
Maître de conférences en histoire contemporaine,
Université de Rennes II, Crhisco-Cerhio

Appuyé sur des rapports internes du commandement, relatifs à l’état d’esprit du personnel de la gendarmerie entre 1944 et 1946(1), cet article propose de mesurer l’impact de la séquence Occupation-Libération sur l’Arme à l’échelle de la France métropolitaine. Instrumentalisée par Vichy et donc indirectement par les Allemands, la gendarmerie a été, sous l’Occupation, détournée de ses missions traditionnelles, inscrivant de plus en plus son action dans une logique d’exception, de répression et de persécution. Ce faisant, elle représente un corps particulièrement exposé à la Libération.

Comparativement au reste de la société, force est de reconnaître que les gendarmes ont été davantage confrontés à des choix professionnels difficiles à assumer. On n’y relève pas moins, face à l’occupant et à Vichy, la même diversité de comportements et d’itinéraires que dans l’opinion médiane française(2). Mais, plus que dans n’importe quelle autre institution, il faut ici compter sur un esprit de corps particulier dont la pierre angulaire est le devoir d’obéissance absolue. À la Libération, la situation a souvent l’apparence de la normalité. Lors de la transition des pouvoirs, les nouvelles autorités renouvellent partout leur confiance aux forces de l’ordre et ces dernières se mettent immédiatement à leur service, notamment dans le cadre de l’épuration. Et pourtant, si on dépasse les credo légalistes et les professions de foi patriotiques qui ponctuent l’ensemble des premiers rapports, on constate vite que la situation n’est pas si simple, ni lisse, et que le choc de la Libération est sévère au sein de la gendarmerie. Reste à en évaluer la teneur mais aussi l’ampleur réelle.

Le brouillage de son image

Exposés sous l’occupation, les gendarmes sont vivement critiqués et contestés à la Libération : en de nombreux lieux, ils sont dénoncés, menacés, désarmés, arrêtés, parfois frappés voire exécutés. « Incompris »(3) à Besançon, « les gendarmes ne sont pas respectés »(4) à Marseille, ils sont « brimés »(5) à Lyon et en tout état de cause « affaibli [s] dans leur fonction »(6) à Limoges. Face à un tel discrédit, les chefs de légion procèdent partout à de multiples déplacements de personnels. Ainsi, le lieutenant-colonel Dubois d’Angers signale à ses supérieurs que de nombreux maires demandent la mutation de gradés et gendarmes trop compromis à leurs yeux pour poursuivre leur mission efficacement(7), alors que son homologue de Marseille insiste « sur la nécessité de mettre la gendarmerie à l’abri des vexations dont actuellement encore elle est l’objet »(8). De son côté, le colonel Bergognon de Lyon parle de plus de 180 mutations prononcées dans l’intérêt du service, « pour soustraire le personnel à l’animosité et à la vengeance que leur activité antérieure avait suscitées »(9), alors qu’à Limoges « dans la 12e légion, peut-être plus que partout ailleurs, de nombreuses mutations ont eu lieu et cela dans la presque totalité des brigades. » Le commandant de cette légion précisant : « Le personnel souffre de cet état de choses […] moralement […] et matériellement […] »(10). Même son de cloche à Besançon, où « les nombreuses mutations à caractère provisoire imposées au commandement par les comités de libération […] affectent le bon moral du personnel »(11). À ce stade, tous les avis concordent, avec une intensité variable sans doute, en fonction des conditions politiques et résistantes locales, à faire de la Libération la séquence de tous les dangers pour les gendarmes : « La période qui a suivi la Libération avait porté un grave préjudice à la gendarmerie […]. Dans bien des cas, le personnel avait eu à subir des humiliations, vexations, brimades et des sévices mêmes, de la part d’une partie de la population »(12).

Les gendarmes vivent d’autant plus mal les critiques de l’opinion qu’ils sont aussi contestés dans leurs missions, ce qui ne va pas sans poser un problème majeur, quasi existentiel, à une force publique détentrice de la violence légale. Dans les semaines, voire les mois qui suivent la Libération, gendarmes comme policiers sont en effet loin d’avoir le monopole de l’ordre public et des arrestations. Très souvent, ils doivent s’effacer devant les alliés, les FFI ou même de simples civils à la légitimité plus ou moins établie : « Actuellement, des organisations diverses, FRS, milices patriotiques, superposent leur action de police à celle de la gendarmerie. Elles s’arrogent des pouvoirs de police tellement étendus qu’ils dépassent le cadre de la légalité et les gendarmes ne peuvent s’interposer […] lorsqu’ils ne sont pas victimes »(13). Même constat à Limoges : « La gendarmerie ne peut aujourd’hui qu’assister impuissante aux désordres de la rue » sachant que « notamment en matière de services judiciaire et de police, […] une ambiance de désordre subsiste et avec elle celle de l’illégalité »(14). Spectateurs ou acteurs, les gendarmes assistent assez impuissants à la répression populaire même lorsqu’ils donnent l’impression de l’encadrer(15). Leur renoncement à assurer la sécurité des personnes et des biens, quand bien même s’agit-il de « collaborateur notoire », participe du malaise.

Par conviction ou par obligation, les gendarmes adoptent souvent une attitude de « laisser faire » face aux violences populaires et se font complices, bon gré, mal gré, de certains excès. Comme dans ce rapport de gendarmerie sur le saccage du domicile d’un commerçant par des déportés rapatriés à Plouaret dans les Côtes-du-Nord le 18 juin 1945 : « « Une grande partie des habitants entourant la place du bourg assistaient à ce spectacle. Tous riaient et disaient que c’était bien fait ». Les gendarmes se déplacèrent, tentèrent sans conviction de modérer l’ardeur des déportés puis rentrèrent à la brigade « pour éviter de créer un incident ». Le commerçant ne porta pas plainte : « toute la population est contre lui », précisèrent les gendarmes »(16). À Marseille, c’est le préfet du Vaucluse qui « dénonce avec véhémence » au responsable de la Légion, « l’inaction des gendarmes pour protéger deux agents du contrôle économique contre les commerçants de Vaison-la-Romaine », rappelant que, déjà pendant la campagne électorale pour la constituante, M. Daladier avait été victime « de manifestations très sérieuses d’hostilité de la population, accompagnées de jets d’objets divers (tomates) et de coups de feu » alors que « les gendarmes présents sur les lieux se seraient prudemment éclipsés »(17).

Sans doute, ce phénomène de légitimation des violences, et son corollaire la délégitimation des « victimes »(18), traduisent-ils une perte d’autorité et d’indépendance réelle de nombreuses brigades à l’égard de leur environnement immédiat. Dans la plupart des régions, cette situation apparaît surtout attachée à l’immédiat après-Libération et, pour un temps court, exacerbée par le retour des déportés à compter du printemps 1945. Localement, la normalisation peut cependant être plus longue comme à Marseille où le commandant de la légion signale encore en octobre 1945 : « L’immixtion d’organismes étrangers à l’Arme, en particulier des comités de libération, continue et reste une gêne sérieuse pour le commandement »(19).

Au brouillage de son image et de son autorité vis-à-vis des populations, se conjugue une crise interne profonde qui touche aux fondements mêmes de ses pratiques et de sa culture professionnelles.

L’altération des valeurs professionnelles

Si le phénomène était déjà bien connu pour la police(20), parler d’une crise d’identité pour la gendarmerie n’apparaît pas usurpé. L’une des premières manifestations du trouble, qui agite les brigades, réside dans une crise d’autorité. En de nombreux points du territoire, des subordonnés critiquent ou dénoncent l’attitude de leurs supérieurs. Le phénomène est suffisamment répandu pour justifier ce sévère rappel du directeur de la gendarmerie en janvier 1945 : « À l’heure où l’union de tous les Français s’avère indispensable au redressement du pays, il est regrettable de constater que le plus élémentaire esprit de camaraderie fait parfois défaut à bon nombre de militaires de l’Arme. Cette tendance revêt généralement la forme de délations, de calomnies, de faux bruits, inspirés le plus souvent par un sentiment de jalousie indigne de militaires appartenant à la gendarmerie. Certains n’hésitent même pas à faire usage de la presse pour étaler leur mécontentement et dénoncer sans aucune discrétion les chefs et les camarades qu’ils mettent en cause […]. Il importe de réagir énergiquement, à tous les échelons, contre ces dispositions d’esprit regrettables qui nuisent au prestige de l’Arme et à l’efficacité de son service […] »(21).

Dans un tel contexte, des enjeux de pouvoir et de légitimité parasitent régulièrement les rapports hiérarchiques. À Angers : « Le commandement de l’officier est très délicat […]. Ses hommes cherchent parfois à s’émanciper de sa tutelle en s’appuyant sur des comités de Résistance ou de libération »(22), comme à Besançon : « Ils [les sous-officiers et gendarmes] ont l’impression que l’ordre d’un chef peut être discuté et mis en échec pour des raisons affectives »(23). À Marseille : « L’officier doit faire preuve de beaucoup de tact vis-à-vis de son personnel, qu’il sent lui échapper parfois », ajoutant quelques mois plus tard « L’obligation pour certains officiers de demander des attestations à leurs subordonnés ou les enquêtes officielles faites sur certains officiers auprès de leurs anciens subordonnés portent un coup dangereux à leur prestige et à leur autorité »(24), ou encore à Lyon, où l’on relève seulement en juillet 1945 « que la discipline s’affermit à nouveau et que les subordonnés discutent de moins en moins le bien-fondé des ordres reçus »(25).

La contestation ouverte de la hiérarchie par une base qui n’hésite pas à instrumentaliser des autorités extérieures est une préoccupation majeure du commandement(26), qui y voit la manifestation d’une crise plus globale de la discipline ou plutôt de l’indiscipline. En effet, dans un rapport, classé très confidentiel, relatif à un bilan des sanctions disciplinaires ordinaires prononcées entre octobre 1944 et juin 1946, le directeur de la gendarmerie(27) souligne « la crise morale » qui secoue l’institution au point d’en menacer « l’intégrité ». Il insiste notamment sur « l’élévation considérable » du nombre de punitions par rapport aux années d’avant-guerre, signalant un taux particulièrement élevé d’éliminations définitives ou temporaires (429 sous-officiers), soit « une moyenne annuelle plus de quatre fois supérieure à celle des années 1935-1938 » et même, pour les fautes contre l’honneur, un taux « d’environ 10 fois le chiffre d’avant-guerre ». Selon ce rapport, « la disproportion est trop flagrante » pour qu’il ne soit pas fait appel « aux influences, issues des conjonctures de la guerre ». Pour le directeur de la gendarmerie, « les servitudes inhérentes au régime de l’occupation, le choc psychologique dont s’est accompagnée la Libération, les mutations nombreuses – quoiqu’indispensables – survenues à l’époque parmi le personnel officier, ont eu pour résultat d’ébranler les assises de la discipline ».

Au-delà de ce relâchement, particulièrement mal vécu par l’encadrement, l’épuration pose le problème du devoir d’obéissance. Dans quelle mesure un gendarme peut-il être inquiété pour un acte commis sur ordre ? Qui doit-on sanctionner ? Faut-il honorer la désobéissance ? La gendarmerie déboussolée peine à apporter des réponses claires à toutes ces questions : « Le personnel ne comprend pas aujourd’hui, alors que les services qu’il a rendus sont reconnus et appréciés pour l’ensemble de l’Arme, qu’il ait si souvent à répondre individuellement d’actions qu’il a été obligé d’exécuter »(28). Pire, pour elle, le processus d’épuration qui est en cours témoigne, trop souvent, d’une véritable inversion de ses valeurs : « Constatation pénible, ce sont les meilleurs gendarmes qui sont sur la sellette et qu’on doit punir, ceux qui ont trop bien fait leur travail, ceux pour qui il n’existe qu’une consigne obéir, un devoir servir. Les gendarmes qui n’ont rien fait ni pour, ni contre, qui se sont royalement laissés vivre pendant quatre ans, ne se sont pas compromis et n’ont rien à se reprocher. On les laisse tranquille : c’est une prime à l’inertie […], c’est jeter l’anathème au travail »(29). À Marseille, les mesures d’épuration visant les sous-officiers et gendarmes sont jugées « trop sévères, trop tardives […] et frappant les gendarmes les plus anciens, honnêtes, consciencieux, disciplinés et sûrs »(30). Mêmes constats à Besançon : « L’esprit d’initiative a subi une rude atteinte car c’est le personnel actif et dévoué qui fait l’objet de critiques pour son attitude sous l’Occupation, alors que les gendarmes quelconques ne sont pas inquiétés »(31), et à Limoges où parmi le personnel sous-officier « de nombreux éléments, parfois parmi les meilleurs et toujours les plus actifs, ont été bafoués, punis, chassés […] »(32).

À l’heure des comptes, les révisions sont déchirantes et douloureuses : comment admettre que devoir d’obéissance et devoir patriotique, voire moral, n’étaient pas forcément compatibles sans mettre en péril l’ensemble de l’institution ? Comment sanctionner quelques-uns sans faire le procès de toute l’Arme ?

À l’image des policiers, beaucoup de gendarmes découvrent ébahis « que la légalité n’est pas forcément légitimité » ou plutôt « qu’une apparence de légalité peut couvrir des actes illégitimes »(33). Dès lors, c’est tout le rapport à l’État qui se trouve brouillé : « Qu’on ne reproche plus aux hommes d’avoir obéi si l’on veut qu’ils obéissent demain »(34), peut-on entendre à Angers, alors qu’à Marseille on note que « gradés et gendarmes ne suivront plus aveuglément les ordres émanant de n’importe quel Gouvernement […] »(35). Cette prise de conscience est en soi une véritable révolution mais le corps, obligé dans un premier temps de la subir, est-il en mesure de l’accepter ? Les réactions défensives rencontrées inclinent plutôt à la négative.

De manière plus classique, pour qui se penche sur l’épuration d’un groupe social, cette période exacerbe des rivalités ou tensions internes au corps, sur la base de clivages structurels, et parfois récurrents (gradés/gendarmes), mais aussi plus conjoncturels (situation et engagement durant la séquence Occupation-Libération) et générationnels. Ainsi, l’analyse de l’épuration vécue à Angers révèle une nette incompréhension entre le nouveau commandement parisien et la base : « Les commandants de section qui reviennent de Paris où ils sont allés suivre un stage d’information se montrent très inquiets de l’état d’esprit qui règne dans les milieux officiers de la région parisienne. Selon certains, la belle camaraderie de l’Arme est bien morte, elle a fait place à la méfiance »(36).

Derrière l’amertume exprimée ici, se greffent des griefs plus ou moins explicites à l’encontre des promotions dont bénéficient des officiers extra-métropolitains et/ou de la Garde républicaine reconstituée. L’un des officiers, « fraîchement accueilli au stage de Courbevoie », écrit à son commandant de légion : « En Afrique du Nord, il n’y avait pas de Kommandantur, il n’y avait pas de Gestapo, il était facile de s’envelopper dans les plis du drapeau »(37). Quatre mois plus tard, le malaise n’est toujours pas dissipé, le lieutenant-colonel Dubois récidive dans ses récriminations. Il évoque à nouveau la « sensation [de ses officiers] d’être tenus, a priori, comme suspects de la part des officiers conférenciers à Paris et de la part du lieutenant-colonel directeur et de son adjoint. Tous ceux qui sont allés à Paris pour suivre des conférences ou qui ont reçu la visite du lieutenant-colonel et de son adjoint ont eu une impression défavorable »(38). Il poursuit en s’étonnant des nominations et avancements dont ont bénéficié certains officiers de la région de Paris et/ou de la Garde républicaine et il n’hésite pas à parler « de prises de galons illégales », « de commandements donnés sans études préalables des dossiers de l’ensemble ». Il est rejoint, sur ce point, par son collègue de Marseille qui signale que « l’examen des avantages dont ont profité les officiers de la Garde donne toujours lieu à des commentaires qui dénoncent un certain mécontentement »(39).

Au-delà de ces griefs, se dessine en creux la crainte d’une gendarmerie à deux vitesses sur la base des engagements pris sous l’Occupation et/ou à la Libération. Le colonel Bergognon de Lyon sollicite ainsi son personnel sous-officier de « veiller à ce qu’un décalage pas trop important ne s’opère entre l’avancement rapide accordé aux gradés et gendarmes appartenant à la Résistance et ceux restés en place face aux difficultés »(40). Difficultés similaires à Limoges où « des officiers admettent difficilement les grades acquis par leurs camarades FFI », alors que « dans certaines brigades, des éléments ayant servi chez les FFI ont un grade supérieur au chef de brigade et revendiquent le commandement »(41).

Ces autopromotions accélérées pour certains sont d’autant plus mal vécues par d’autres, après la décision d’annuler toutes les promotions postérieures au 8 novembre 1942 (décret du 22 septembre 1944). Promotions pour les uns, rétrogradations, mutations ou sanctions pour les autres, la gestion du personnel nourrit tensions et ressentiment. Mais en définitive à Marseille, un an après la Libération, la frustration semble largement partagée entre « les doléances des officiers victimes de l’épuration » et « la déception d’officiers qui espéraient de la Libération »(42).

D’une manière plus générale, la gendarmerie convaincue de sa spécificité regrette que cette particularité ne soit pas davantage considérée par les commissions d’épuration(43), non sans acrimonie et volonté d’autonomie à l’égard d’une armée qui ne la comprend pas, voire la sous-estime(44).

Enfin, comme souvent en situation de transition politique, entre épuration et régénération, le corps semble traversé par un clivage générationnel. En effet, selon l’analyse du commandant de légion de Lyon en septembre 1946, si « l’armature de la gendarmerie reste apparemment encore solide », elle connaît néanmoins, une transition délicate marquée par le « départ de cadres et/ou des anciens à tous les échelons » et l’arrivée de « nombreux jeunes éléments dépourvus de vocation et d’éducation militaires ». Dès lors, suite aux « vicissitudes de l’Occupation » et aux « troubles de la Libération », il distingue au sein du personnel deux catégories entre « un noyau important de gendarmes d’une certaine ancienneté qui ont conservé l’esprit traditionnel malgré les changements de régime » et « un nombre appréciable de jeunes éléments dont la vocation est mal affermie et connaissant mieux leur droit que leur devoir »(45). Nul doute que ce clivage générationnel et culturel, dénoncé par la hiérarchie, recoupe pour large partie la perturbation des carrières afférentes à la période.

Instabilité et insécurité de la carrière

Pendant de longs mois, le corps connaît, en effet, une phase d’instabilité liée au contexte de la Libération. Une fois le choc de la Libération(46) passé, l’état d’esprit du personnel reste largement conditionné par « l’inquiétude », « l’incertitude », « le malaise », « les désillusions subies à tous les échelons », « la crise morale » ou encore « la crise de confiance » suscitées par la procédure d’épuration administrative stricto sensu (sur l’année 1945 essentiellement) et relancées par le processus de dégagement des cadres (loi du 4 avril 1946). Dès lors, cette évolution non linéaire en trois temps, entrecoupée d’accalmies(47), et qui recoupe les grandes phases d’épuration du corps(48), semble constituer l’opinion gendarmique médiane, avec un net bémol à compter de fin 1945 pour les sous-officiers ou gendarmes qui sont peu touchés et donc moins concernés par la procédure de dégagement des cadres(49).

Les effets cumulés de ces différentes opérations conduisent, enfin, à une grave crise d’effectif et de vocation qui fragilise encore un peu plus l’institution. De fait, en de nombreux points du territoire, le déficit est patent, rendant encore plus incompréhensible les mesures de dégagement subies et contribuant surtout à affaiblir un peu plus l’image et la légitimité de l’institution. Ainsi dans la légion de Marseille, des sections importantes sont dépourvues d’officiers alors que « de nombreuses brigades sont commandées par des gendarmes, dont la bonne volonté ne remplace pas le prestige et l’autorité d’un bon chef de brigade »(50). Même pénurie à Limoges où « les mesures d’épuration et de dégagement » ont provoqué « une crise sérieuse d’encadrement […]. Des adjudant-chefs commandent des sections non sans perte de prestige près des autorités civiles ou judiciaires »(51). À Lyon, en 1946 on craint « une baisse globale de la valeur moyenne du personnel », ajoutant en 1947 « un fait est certain, le nombre de candidatures [sous-officiers et gendarmes] tend vers zéro en qualité et quantité »(52). Au-delà des sanctions effectives prononcées au titre de l’épuration administrative de la gendarmerie, on aurait donc tort de sous-estimer l’impact de la séquence Libération-épuration sur les carrières tant les bouleversements apparaissent perceptibles.

Critiques externes, contestations internes, unité lézardée, remise en cause de l’autorité, de la hiérarchie, du devoir d’obéissance…, la gendarmerie ne sort pas indemne des années noires. Ils sont alors nombreux à s’interroger sur la capacité de survie de l’Arme à de pareilles épreuves parlant de « jeu de massacre » et réclamant un sursaut « pour sauver la gendarmerie »(53). Paradoxalement, ce ton alarmiste témoigne sans doute de l’ampleur du malaise, mais aussi de la profondeur de l’attachement aux valeurs fondamentales du corps qui ont assuré jusqu’alors sa pérennité. Par la même occasion, on mesure les limites de la révolution culturelle opérée, comme en témoigne le chef de la légion de Lyon qui souhaite, pour rendre stabilité et efficacité à la gendarmerie, « faire disparaître les tendances acquises sous l’Occupation » et « obtenir une obéissance confiante de nos subordonnés sans réserve mentale d’aucune sorte »(54). De fait, force est de constater que les officiers de terrain réaffirment ici, par-delà les erreurs et les errements constatés sous l’Occupation, leur foi dans le credo professionnel traditionnel. Leur positionnement laisse présager, une fois l’épuration passée, un retour rapide de l’habitus. Le contexte de guerre froide et plus encore de guerre coloniale vont y contribuer et démontrer que si la question de l’obéissance et de la légitimité de l’ordre reçu a été posée dès la Libération, elle n’a pas été réglée pour autant.

(1) Sources du SHD-DGN. Il s’agit de rapports, en général trimestriels, rédigés par les commandants de légion (échelon régional) entre la Libération effective de la région et la fin 1946. Ils sont conservés dans les registres de correspondance confidentielle (R/4) des légions étudiées. Ont été consultées les légions d’Angers (puis Tours), Clermont-Ferrand, Corse, Franche-Comté, Limoges, Lyon, Marseille et Nice. Ce tour de France des légions, à défaut d’être exhaustif, en raison du caractère lacunaire de la source, permet d’appréhender une certaine diversité territoriale au regard de l’espace (zone Nord et zone Sud, clivage ville-campagne) et/ou de la Résistance (implantation, influence…). Ce faisant, il importe aussi de souligner que l’unité de la source réside dans une vision provinciale ou périphérique de la France et qu’elle privilégie, par sa nature, la perception et la parole de l’officier.

(2) Cf. Bernard Mouraz (dir.), Gendarmes résistants, Du refus aux combats de la Libération 1940-1945, Paris, SHD, 2006, 213 p. Voir également les travaux de Claude Cazals, La gendarmerie sous l’Occupation, Paris, Les éditions de La Musse, 1994 et La gendarmerie et la Libération, Paris, Les éditions de La Musse, 2002.

(3) Rapport du lieutenant-colonel Dubled, 22 mars 1945, SHD-DGN, carton 22 558.

(4) Rapport du lieutenant-colonel Lambert, 31 octobre 1944, SHD-DGN, carton 28 852.

(5) Rapport du colonel Bergognon, 8 octobre 1944, SHD-DGN, carton 30 708.

(6) Rapport du colonel Simonpoli, 7 novembre 1944, SHD-DGN, carton 24 741.

(7) Note de service du lieutenant-colonel commandant la légion, R2, 4e légion d’Angers, 30 octobre 1944, SHD-DGN, carton 20 999.

(8) Rapport du lieutenant-colonel Lambert, 3 octobre 1944, carton 28 852.

(9) Rapport du 6 novembre 1944, SHD-DGN, carton 30 708.

(10) Rapport du colonel Simonpoli, 7 avril 1945, SHD-DGN, carton 24 741.

(11) Rapport du lieutenant-colonel Dubled, 9 avril 1945, SHD-DGN, carton 22 558.

(12) Rapport du colonel Lambert pour la légion de Marseille, 10 octobre 1945, SHD-DGN, carton 28 852.

(13) Ibid., 31 octobre 1944.

(14) Rapport du colonel Simonpoli, 7 novembre 1944, SHD-DGN, carton 24 741.

(15) En Maine-et-Loire (Saumurois) la gendarmerie tente de canaliser des mouvements de foule dont elle n’a pas pris l’initiative. La position de l’institution comme des hommes sur le terrain est alors très ambiguë. Cf. Marc Bergère, Une société en épuration, Rennes, PUR, 2004, pp. 310-330.

(16) Cité par Luc Capdevila, « Violence et société en Bretagne dans l’après-Libération (automne 1944-antomne 1945) », Modern and Contemporary France, 7 (4), 1999, p. 451.

(17) Rapport du colonel Lambert, 10 janvier 1946, SHD-DGN, carton 28 852.

(18) Sur ce processus, voir Marc Bergère, « Pratiques et régulations des violences intracommunautaires dans la société française en épuration », dans Bruno Lemesle (dir.), La violence et le judiciaire, Rennes, PUR, à paraître en 2007.

(19) Rapport du colonel Lambert, 10 octobre 1945, SHD-DGN, carton 28 852. Le même mois son collègue de Besançon signale a contrario « que les comités de Libération ont pratiquement cessé leurs actions malveillantes […] », Rapport du colonel Pratx, 11 octobre 1945, SHD-DGN, carton 22 558.

(20) Sur l’histoire de la police de cette période, voir les travaux réalisés ou dirigés par Jean-Marc Berlière, en particulier, Les policiers français sous l’Occupation, Paris, Perrin, 2001, 388 p.

(21) Circulaire n° 1879 Gend. Cab., Le colonel Meunier, directeur de la gendarmerie (par ordre du ministère de la Guerre), 17 janvier 1945, SHD-DGN, 1 A 222.

(22) Rapport du lieutenant-colonel Dubois, 5 décembre 1944, SHD-DGN, carton 21 053.

(23) Rapport du lieutenant-colonel Dubled, 9 avril 1945, SHD-DGN, carton 22 558.

(24) Rapports du lieutenant-colonel Lambert, 31 octobre 1944 et 7 avril 1945, SHD-DGN, carton 28 852.

(25) Rapport du colonel Bergognon, 7 juillet 1945, SHD-DGN, carton 30 708.

(26) Les sources consultées y sont d’autant plus sensibles qu’elles sont exclusivement rédigées par des officiers.

(27) Note relative à l’évolution des punitions et récompenses depuis la Libération, n° 34 818/Gend, général Rouyer, 12 juillet 1946, carton 28 852. Note envoyée aux commandants de légions et conservée dans le registre R4 de la légion de Marseille.

(28) Rapport du lieutenant-colonel Lambert, légion de Marseille, 3 octobre 1944, SHD-DGN, carton 28 852.

(29) Rapport du chef d’escadron commandant la compagnie de Maine-et-Loire, 1er novembre 1944, R/4 compagnie de Maine-et-Loire, SHD-DGN, carton 14 957.

(30) Rapport du colonel Lambert, 10 juillet 1946, SHD-DGN, carton 28 852.

(31) Rapport du lieutenant-colonel Dubled, 9 avril 1945, SHD-DGN, carton 22 258.

(32) Rapport du colonel Henry, 5 octobre 1945, SHD-DGN, carton 24 741.

(33) Jean-Marc Berlière, « L’épuration dans la police », dans Le rétablissement de la légalité républicaine (1944), Bruxelles, Complexe, 1996, p. 503.

(34) Rapport sur l’état d’esprit du personnel du chef d’escadron commandant la compagnie du Maine-et-Loire, 2 décembre 1944, SHD-DGN, carton 14 957. Dans le même rapport, il écrit « Tous les officiers ont l’impression que le Gouvernement les suspecte ».

(35) Rapport du lieutenant-colonel Lambert, 7 avril 1945, SHD-DGN, carton 28 852.

(36) Rapport du lieutenant-colonel Dubois, 5 décembre 1944, SHD-DGN, carton 21 053.

(37) Ibid. À l’approche de la Libération, quinze détachements sont constitués à partir de la gendarmerie d’Afrique. Le 21 juin 1944, le général Taillardat commandant général de la gendarmerie à Alger émet une directive recommandant aux officiers des détachements de prendre des commandements territoriaux et les habilitant à nommer les chefs de section. Faut-il voir, dans l’allusion citée, une critique contre l’application de cette directive ? Marc Watin-Augouard, « La gendarmerie et le rétablissement de la légalité républicaine », dans Le rétablissement de la légalité républicaine (1944), Bruxelles, Complexe, p. 467.

(38) Rapport du lieutenant-colonel Dubois, 9 avril 1945, SHD-DGN, carton 21 053. Le lieutenant-colonel Girard a été à cette date remplacé par le colonel Meunier à la tête de la gendarmerie.

(39) Rapport du colonel Lambert, 10 janvier 1946, SHD-DGN, carton 28 852.

(40) Rapport du colonel Bergognon, 8 octobre 1944, SHD-DGN, carton 30 708.

(41) Rapport du colonel Simonpoli, 7 octobre 1944, SHD-DGN, carton 24 741. Le dernier grief est repris dans des termes voisins en Franche-Comté : « Certains gradés et gendarmes ont été promus dans la Résistance à des grades supérieurs parfois en sautant plusieurs échelons, certaines nominations semblent judicieuses, d’autres moins », Rapport du lieutenant-colonel Dubled, 7 octobre 1944, SHD-DGN, carton 22 558.

(42) Rapport du colonel Lambert, 10 octobre 1945, SHD-DGN, carton 28 852. Faut-il lire dans sa dernière remarque, à l’instar de la police, une réelle désillusion face à une remise en cause rapide de certaines promotions accordées au titre de la Résistance ?

(43) En application de l’ordonnance du 27 juin 1944 relative à l’épuration administrative en France métropolitaine, la gendarmerie, de par son statut militaire, est rattachée à la Commission d’épuration et de réintégration des personnels de l’armée de Terre instituée par l’arrêté du 22 septembre 1944 et présidée par le général Matter.

(44) Rapports de la légion de Besançon, 9 avril 1945 et 10 juillet 1946, SHD-DGN, carton 22 558. Idem, légion de Marseille, le 9 juillet 1945, SHD-DGN, carton 28 852.

(45) Rapports du colonel Samson, 26 septembre 1946 et 27 décembre 1946, SHD-DGN, carton 30 708. Même constat, au même moment à Besançon, SHD-DGN, carton 22 558.

(46) Source d’un profond mécontentement décrit précédemment.

(47) Fin 1944 et fin 1945 le plus souvent.

(48) Rythme ternaire qui recoupe notre chronologie de l’épuration administrative au sein de la gendarmerie, cf. Marc Bergère, « Pratiques et bilan de l’épuration administrative des officiers de gendarmerie à la Libération », dans Gendarmerie et gendarmes du XXe siècle, actes du colloque de la Sorbonne des 13 et 14 juin 2003, Jean-Noël Luc (dir.), à paraître.

(49) Chez eux, l’inquiétude et le malaise semblent s’estomper plus vite une fois la Libération et l’épuration administrative passées. Notons cependant que le colonel Lambert de Marseille signale en juillet 1946 à la rubrique sous-officiers qu’« une certaine recrudescence et une aggravation des sanctions prises au titre de l’épuration ont vraiment surpris le personnel », Rapport du 10 juillet 1946, SHD-DGN, carton 28 852.

(50) Rapport du colonel Lambert, 10 octobre 1945, SHD-DGN, carton 28 852.

(51) Rapport du lieutenant-colonel Crayol, 28 décembre 1946, SHD-DGN, carton 24 741.

(52) SHD-DGN, rapports du colonel Samson, 8 juillet 1946 et 28 mars 1947.

(53) Rapport sur l’état d’esprit du personnel du chef d’escadron commandant la compagnie du Maine-et-Loire, R/4, 2 décembre 1944, SHD-DGN, carton 14 957.

(54) Rapport du colonel Samson, 27 décembre 1946, SHD-DGN, carton 30 708.