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QUAND LES GENDARMES ÉTAIENT « JUGÉS ». APPROCHE COMPARÉE DES ÉPURATIONS ADMINISTRATIVES AU SEIN DES GENDARMERIES BELGE ET FRANÇAISE APRÈS LA Seconde Guerre mondiale

Jonas Campion
Doctorant du Centre d’histoire du droit et de la justice,
UCL – Centre Roland Mousnier
Paris IV- aspirant FNRS

Le 9 septembre 1944, le lieutenant-général Bourguignon, replacé à la tête de la gendarmerie belge, informe ses unités de l’existence d’une « instruction des ministres de la Défense Nationale et de l’Intérieur, en date du 1er septembre 1944, adressée aux autorités de gendarmerie jusque et y compris les commandants de district ». Sur cette base, il résilie le même jour « tous les engagements souscrits par les membres du personnel subalternes après le 16 mai 1940 », ainsi que ceux de la quarantaine d’officiers revenus de captivité, puis intégrés dans le corps durant l’Occupation. Pour finir, il annule l’ensemble des promotions de l’Occupation(1). Ces ordres représentent les premiers pas de l’épuration administrative au sein de l’Arme. Complémentaire à l’épuration judiciaire, ce processus est indispensable au rétablissement de sa légitimité d’action au sein de la société libérée. Il marquera profondément le visage de la gendarmerie belge dans les premières années du second vingtième siècle. Il est pourtant encore largement méconnu.

Des épurations nationales ou une épuration professionnelle ?

Dans une optique de work in progress, nous comparons les épurations administratives des gendarmeries belge et française. Cherchant à caractériser ces épurations en termes de structurations, de chronologies et de bilans, nous en soulignons l’importance pour la compréhension de l’histoire récente de ces institutions. En priorité, nous réfléchissons à la définition du phénomène. Entre la France et la Belgique, l’épuration est-elle prioritairement nationale avant d’être professionnelle ? Autrement dit, ces deux épurations administratives répondent-elles à des dynamiques imputables à la nature du métier de gendarme, ou à des particularités nationales, propres aux circonstances de l’Occupation ?

Pour des raisons pratiques, les travaux pionniers de Marc Watin-Augouard(2), de Claude Cazals(3) ou ceux plus récents de Marc Bergère(4) sont prioritairement utilisés pour caractériser la situation française. Ces premières analyses sont complétées par le Mémorial de la gendarmerie, les archives du ministre Edmond Michelet(5) ou les fonds de la DGGN conservés au département gendarmerie du SHD(6). La situation belge est abordée au prisme des documents du Haut-commissariat à la sécurité de l’État (HCSE) (7), du Cabinet du ministre de la Défense(8), ainsi que des ordres et notes de corps(9).

« Le seul souci de l’intérêt supérieur de la Gendarmerie et du Pays »(10)

Correspondant à un contexte de régénération nationale et de justice d’exception(11), l’épuration administrative constitue pour des institutions de régulation sociale, une remise en cause profonde de leur identité professionnelle. Elle oblige les gendarmes à revenir sur leur comportement passé pour définir, par rapport aux actes posés durant l’Occupation, une frontière définissant le punissable de l’acceptable. Pour des corps aux habitus profondément ancrés dans une tradition de l’obéissance, le choc est rude à gérer(12).

Dans le contexte de la Libération, ce processus est pourtant une condition de pérennité institutionnelle. Il doit d’abord permettre aux corps de faire échec à la concurrence des mouvements de résistance sur les terrains de la police administrative, judiciaire et militaire. Il étanche ensuite une omniprésente soif de justice. L’épuration administrative est l’indispensable complément à la répression judiciaire punissant les seules infractions au Code pénal(13). Celle-ci est en effet trop sélective pour juger, au-delà des délits caractérisés, la « collaboration ordinaire », c’est-à-dire l’ensemble des accommodations indissociables de l’exercice d’une fonction publique sous occupation militaire(14).

Enfin, pour des institutions aux missions toujours plus nombreuses, l’épuration professionnelle est essentielle à la redéfinition d’une identité gendarmique. Elle affirme que ce ne sont pas les gendarmeries, en tant qu’institutions, qui ont manqué de patriotisme, mais certains de leurs membres uniquement. Les éléments sains sont ainsi à même d’éliminer de manière autonome les gendarmes fautifs.

La Libération : des mesures rapides mais insuffisantes

L’épuration administrative est, chronologiquement parlant, un phénomène immédiatement consécutif à la Libération. Les premières mesures, spectaculaires mais provisoires, illustrent ainsi la rupture intervenue dans le régime politique servi. Néanmoins, elles garantissent une continuité de présence des gendarmeries sur les terrains de l’ordre et de la justice.

Dans les deux pays considérés, s’appuyant sur une législation préparée de longue date, les premières mesures sont rapides et suivent de peu l’avancée des armées alliées. En Belgique, l’instruction dite du 1er septembre 1944 en constitue la colonne vertébrale. Mise en chantier dès le mois de septembre 1943(15), et s’appuyant sur les arrêtés-lois des 5 et 8 mai 1944 annulant la législation prise sous l’Occupation(16), cette instruction est une bible guidant les premiers pas de la gendarmerie libérée, lui offrant le cadre nécessaire à son travail en attendant sa réorganisation définitive. Dans le domaine de l’épuration, elle distingue de manière mécanique les gendarmes, pouvant continuer à exercer leur mission, des autres. Cette catégorisation ne se base pas sur le comportement des intéressés mais sur leur statut (date d’entrée au corps, origine, promotion éventuelle…). La gendarmerie n’a pas de rôle moteur dans la mise au point de ces mesures. Elles lui sont imposées de l’extérieur. Ses autorités, en déficit de confiance, ne font qu’exécuter des ordres émanant du Gouvernement et du HCSE.

En France, l’épuration administrative est rapidement mise en marche par le nouveau commandement de la gendarmerie et de la Garde républicaine, pour contrarier autant que possible les initiatives externes au corps. Tout en s’appuyant sur la législation relative au rétablissement de la légalité républicaine, les autorités de l’Arme bénéficient d’une plus large autonomie qu’en Belgique. Sans doute est-ce dû à l’importation sur le territoire métropolitain de structures de commandement créées à Londres(17). Dès la fin août, les premières initiatives locales sont prises en interne(18). Début septembre, une circulaire du lieutenant-colonel Girard « relative à l’élimination pour attitude antinationale du personnel officier de la gendarmerie » en marque les prémisses officiels(19). Quelques jours plus tard, le 13 septembre, une seconde dépêche balise l’examen des comportements individuels, ainsi que les mesures – provisoires – à prendre à l’égard des supposés collaborateurs(20).

Automne 1944 : l’institutionnalisation des pratiques épuratoires

Ces premières mesures sont nettement insuffisantes. Elles ne permettent pas de statuer, pour les questions de fond, sur le comportement des gendarmes. L’institutionnalisation de l’épuration permet, à partir de l’automne 1944, de dépasser ces limites. En Belgique, un arrêté-loi instituant des commissions d’enquête dans les administrations de l’État est promulgué le 25 septembre(21). Le texte est adapté à la Défense Nationale par une circulaire ministérielle du
19 octobre(22). La gendarmerie dépend de 4 commissions : l’une pour les officiers de gendarmerie, commune aux officiers de l’armée, se réunit à Bruxelles, tandis que les membres subalternes du corps sont traduits, suivant leur régime linguistique, devant trois commissions siégeant à Bruxelles, Gand et Liège.

Leur mission est de proposer un avis au ministre de la Défense sur le comportement des militaires durant l’Occupation, lequel prend la décision finale quant à une éventuelle sanction. Ces instances sont saisies des dossiers de gendarmes par les commandants d’unités opérationnelles. Dans un second temps, le commandant de corps est mis au courant des enquêtes ouvertes. L’initiative des procédures est donc essentiellement locale. Dans l’exercice de leurs fonctions, les commissions disposent « d’un droit absolu d’investigation et d’enquête » (23).

Le système qui se met lentement en place entre les mois d’octobre et de décembre 1944 au sein de la gendarmerie belge est clairement hiérarchisé. Après avoir pris connaissance du dossier établi à l’initiative des officiers de gendarmerie, mais aussi procédé à l’audition d’éventuels témoins ou du gendarme incriminé, les commissions adressent au ministre un avis motivé. Le commandant de corps fait ensuite connaître, de manière informelle, son point de vue. Au final, le ministre a libre choix, tant sur la culpabilité que sur le degré de la sanction(24).

Tout comme en Belgique, l’épuration de la Gendarmerie nationale française s’inscrit – conformément à l’ordonnance du 27 juin 1944 – au sein de celle du monde militaire(25). Les structures épuratoires y sont aussi pyramidales. À la base, se trouvent les commissions locales, instituées dans le cadre des légions. Ensuite, le niveau central est celui de la Commission d’épuration et de réintégration des personnels de l’armée de Terre (CERAT), instituée le 22 septembre 1944, traitant à la fois des gendarmes et des militaires. Enfin, à la pointe de la pyramide, le ministre décide en dernier recours(26). Des différences sensibles doivent pourtant être relevées entre les deux institutions.

D’abord, comme l’indique son nom, l’objectif de la CERAT n’est pas uniquement d’épurer, mais aussi de réintégrer. Si les commissions émettent des avis sur la collaboration du personnel militaire, elles prennent aussi position sur leur résistance(27). L’ensemble des militaires en est justiciable. Pour être autorisé à reprendre définitivement du service, le soldat doit démontrer sa résistance, et notamment son respect des instructions données par le GPRF après le débarquement en Normandie. La procédure est beaucoup plus globalisante qu’en Belgique où les commissions traitent uniquement des cas de collaboration. Dans ce pays, les personnels ne sont pas a priori suspects. La gendarmerie française bénéficie néanmoins d’un traitement différent du reste de l’armée. Si l’esprit de la double séquence réintégration/épuration y est bien présent, les gendarmes ne sont pas, contrairement aux autres militaires, placés automatiquement en disponibilité(28). Ceci s’explique par le caractère indispensable de la gendarmerie au maintien de l’ordre public et à l’exercice de la justice.

Cette différence fondamentale se comprend au regard des différences de régimes politiques de l’Occupation. Depuis la fin 1940, le Gouvernement belge se trouve à Londres. En territoires occupés, l’autorité est exercée par les plus hauts fonctionnaires ministériels, les secrétaires généraux. À la Libération, la transition entre l’autorité administrative et politique est relativement aisée. Au contraire, le régime de Vichy est un pouvoir politique, issu d’un vote du Parlement. Il faut du temps pour que la France libre puisse bénéficier d’une légitimité tant nationale qu’internationale. La rupture entre ces deux pouvoirs politiques, dont l’un mène, observe une attitude volontariste de collaboration, se doit d’être franche. Aussi, à la Libération, contrairement à la Belgique, le doute systématique à l’égard des fonctionnaires ayant servi le régime est-il de rigueur.

Le rôle de la CERAT caractérise ensuite le système français. Les dossiers lui sont transmis après un passage devant une première commission, au niveau des légions. Son travail consiste principalement à classer en cinq catégories les dossiers qui lui sont soumis. À terme, ce classement permet d’exclure ou de réintégrer automatiquement les cas extrêmes, tandis que les catégories médianes sont mises en attente jusqu’à la décision du ministre(29). Face à la masse de commissions locales, la CERAT joue un rôle régulateur. Elle permet de gommer certaines incohérences locales. En Belgique, le processus est largement plus centralisé, puisque les affaires sont traitées par seulement trois commissions régionales et par la commission pour officiers. De cette façon, le risque de décalages locaux est moins prononcé qu’en France.

1945-1947 : transformation et suppression de l’épuration

Dans la pratique, le système belge se révèle très lent. Les causes en sont multiples : délais d’attente imputables aux poursuites judiciaires, longueur des enquêtes administratives, problèmes d’organisation des commissions dont les membres servent également en unités. Aussi, en mars 1945, une dépêche ministérielle remanie profondément le système. Un service des enquêtes (SE), placé sous l’autorité directe du ministre, est créé. Il se compose de sections établies à Bruxelles, Gand et Liège. L’instruction est maintenant une procédure indépendante de l’expression d’un avis sur les gendarmes incriminés(30). Un intermédiaire supplémentaire est de ce fait introduit entre la réalité des faits posés par les gendarmes, leur interprétation par la commission, et la décision du ministre.

Composé essentiellement de juristes officiers de réserve(31), habitués aux arcanes du droit et des dossiers judiciaires, le SE dispose de larges pouvoirs d’enquête, en devenant l’acteur central de la procédure d’épuration. Ses membres « recevront toutes pièces et documents, rechercheront les témoins et procéderont à leur audition ; ils entendront le militaire intéressé et procéderont éventuellement à des confrontations ; ils se rendront au besoin sur place. Ils pourront faire appel au concours des services, tant généraux que locaux, de l’administration de la sûreté de l’État, de la gendarmerie et du Comité supérieur de contrôle. Ils sont également autorisés à procéder, au sein des corps et des services du ministère de la Défense Nationale, à toutes constatations qui […] paraissent utiles et à entendre tout militaire ou fonctionnaire de ces départements, aptes à les éclairer »(32).

Le 19 mars 1945, la procédure est une nouvelle fois adaptée. Exclu du processus depuis la création du SE, le commandant de corps y fait son retour dans un souci d’apaisement moral, « en raison de l’esprit du corps de la gendarmerie et de sa reconstitution actuelle comme unité homogène »(33). Les avis des commissions lui sont maintenant officiellement transmis pour consultation avant d’aboutir chez le ministre. La pratique qui prévalait avant la réforme du début mars devient maintenant la norme.

Après cette évolution, l’institution cherche à minimiser l’impact des procédures épuratoires sur le service ordinaire, en rationalisant les nominations. Le 30 juin 1947, le SE est supprimé(34). Les commissions d’avis de la gendarmerie de Liège, Gand et Bruxelles restent en place pour traiter le reliquat des dossiers. Elles disparaissent à la fin de l’année, aucun crédit n’étant budgété en 1948 pour leur fonctionnement(35).

L’épuration de la gendarmerie belge est un processus lent. L’épuration de la gendarmerie belge est un processus lent. Il en est de même en France, bien que la fin de l’épuration de la Gendarmerie nationale soit annoncée dans le courant du mois de juillet 1945(36). En effet, au-delà de la structure établie à l’automne 1944, d’autres phénomènes doivent être pris en considération. La procédure de dégagement des cadres initiée par l’ordonnance du 2 novembre 1945, mise en application en avril de l’année suivante, y participe au premier chef(37), en inscrivant le phénomène dans le temps et en démultipliant ses effets(38). Sous-jacent à cette question, le rôle de la commission d’appel (CA) du général Humbert doit aussi être souligné.

Favorisant une « conception moderne et républicaine »(39) de l’organisation militaire, la procédure de dégagement des cadres désire adapter l’armée à la situation politique, financière, et sociale qui prévaut dans un pays ruiné. D’une part, des conditions avantageuses incitent à un retrait volontaire de l’armée. D’autre part, sur la base des classements établis à l’automne 1944, des trains de départs forcés réduisent drastiquement les effectifs. En parallèle, la CA s’occupe d’une part de « régler définitivement le sort des officiers ayant fait l’objet d’une décision provisoire » de la CERAT. Ainsi, le public visé par la CA et les procédures de dégagements est identique. D’autre part, la commission Humbert a aussi pour but de permettre « aux officiers qui se croiraient injustement frappés de se pourvoir en appel, devant une juridiction disposant de tous les éléments d’appréciation désirables »(40).

Conscient de sa responsabilité, notamment sur les conséquences morales de l’épuration, le général Humbert insiste à plusieurs reprises auprès du ministre des Armées Edmond Michelet sur l’état d’esprit qui le guide dans sa mission. Selon lui, il exerce « une œuvre de justice nécessaire », visant « à réparer des injustices inévitables », afin d’aboutir à un « règlement définitif […] en bien ou en mal » des situations(41). Malgré sa volonté de revoir totalement l’épuration, la CA doit se contenter d’en corriger les erreurs les plus flagrantes. Elle nuance notamment les griefs susceptibles d’être retenus contre les officiers, qu’il s’agisse des « fonctions particulières des intéressés, de leur position géographique, soit d’instructions reçues, soit d’un état physique digne d’être pris en considération »(42).

Il faut attendre 1947 pour voir la majeure partie du phénomène se clôturer(43). Au final, la prolongation de l’épuration au sein de la gendarmerie française par le biais de la CA et des dégagements des cadres s’inscrit, en partie seulement, dans une optique correctrice du premier train de mesures. Elle se lit aussi comme une transformation profonde du visage de l’armée. En Belgique, si la volonté de moderniser l’armée existe, les mesures employées sont plus douces et l’épuration n’en fait pas systématiquement partie(44).

Les officiers ne sont pas les seuls à interjeter appel. À partir de mai 1945, certains dossiers de sous-officiers passent une nouvelle fois devant la CERAT(45). En Belgique aussi, des structures pour les officiers et sous-officiers ayant introduit un appel s’organisent en 1946(46).

Bien que répondant à des besoins et à des logiques proches, les épurations des gendarmeries belge et française sont, au final, clairement distinctes. La pyramide épuratoire française, très large à la base – correspondant à l’implantation locale de l’Arme – est régulée par une instance centrale, avant décision du ministre. En Belgique, le système est, au départ, plus centralisé. Les commissions traitent les affaires issues d’une zone géographique définie, et sont donc confrontées à des dossiers issus d’unités différentes. Le risque de distorsion entre affaires identiques semble moins important qu’en France. Des questions d’échelle (importance numérique des corps, dispersion géographique des unités, difficultés de transport…) peuvent expliquer cette situation.

Ensuite, par le biais d’une double dynamique épuration/réintégration, l’épuration française se veut généralisante. La collaboration étatique de l’Occupation et les nécessités de réformer profondément l’appareil militaire français lors de la Libération sont des facteurs explicatifs de ces différences. Sur le plan de la procédure, la place donnée à l’instruction différencie aussi les deux gendarmeries. En Belgique, après une mise route difficile, elle est dissociée de la comparution du gendarme. Un service spécialisé, permettant une meilleure unité de traitement des dossiers(47), la prend en charge. En France, l’enquête est toujours effectuée par les commissions locales, qui émettent également l’avis. Cet état de fait influe-t-il sur l’établissement et le traitement des affaires par les instances épuratoires ? La question reste encore sans réponse.

Dans les deux pays, les accrocs sont nombreux, comme en témoignent la longueur du processus et ses adaptations successives. Chronologiquement parlant, les procédures en trois temps sont typiques d’une dynamique de sortie de guerre : aux automatismes et hésitations de la Libération, succède l’établissement d’un premier système épuratoire. Le temps passant, le système est adapté, des possibilités d’appel introduites, avant sa suppression définitive. Tant au sein du ministère des Armées que dans celui de la Défense Nationale, il existe une volonté d’améliorer l’épuration pour gérer la masse de dossiers ou en réparer les inégalités les plus flagrantes(48). En France, se rajoute la nécessité d’unifier et d’adapter aux ressources disponibles une armée multiforme.

Bilan chiffré, bilan moral

Dans l’état actuel de la recherche, dresser le bilan définitif des épurations administratives au sein des gendarmeries belge et française n’est pas possible. Seul un ordre de grandeur peut être avancé. Selon des données transmises au Parlement à la fin de l’année 1946, entre 14,4 et 20,5 % des officiers, ainsi qu’entre 3,7 et 4,6 % des sous-officiers de la gendarmerie belge ont été touchés par des mesures épuratoires(49). Les premières recherches effectuées confirment ces données. Nous arrivons à une fourchette de 13 à 20 % des officiers ayant été inquiétés après la Libération(50). En juillet 1945, un rapport du directeur de la Gendarmerie nationale avance le chiffre de 20 % des officiers poursuivis(51). Sur la base de son étude de la 4e légion et de son approche globale du corps officiers, Marc Bergère confirme l’estimation. 15 % des effectifs officiers ont en outre été rayés des cadres. À l’échelle de la légion d’Angers, 5,5 % des gendarmes et sous-officiers auraient été soumis à enquête(52).

Dans les deux institutions, le phénomène est loin d’être négligeable. Ses effets en sont encore accentués par les pénuries de personnels de la Libération. Ainsi, il est possible de confirmer que, malgré leur situation difficile en territoires occupés, les gendarmeries n’ont pas été épargnées à la Libération. Les chiffres relatifs aux officiers démentent ainsi certaines plaintes d’associations professionnelles(53) ou de partis politiques(54) sur une non-épuration des véritables responsables.

Au-delà d’une stricte logique arithmétique, le bilan de l’épuration ne peut faire l’impasse sur ses conséquences morales et psychologiques. L’épuration constitue, après les quatre années d’Occupation, la perpétuation d’une période d’incertitudes et de remises en question professionnelles. Pendant presque une décennie, les gendarmes sont ainsi confrontés à un cadre particulier d’exercice de leur métier. Ils sont soumis au doute et à des pressions importantes, qu’ils soient systématiquement considérés comme suspects, ou exposés à des accusations gratuites, des rumeurs ou des dénonciations anonymes.

L’épuration contribue à la constitution d’un climat délétère au sein des institutions, dans un contexte pouvant être plombé par des rancœurs professionnelles, qui dépassent largement le cadre de la seule Occupation(55). Les gendarmes inquiétés en sont conscients, et ne se privent pas de relever les jalousies dont ils se sentent victimes. Dès le mois de septembre 1944, un commandant de compagnie de la gendarmerie française souligne qu’il lui est pénible de « penser que ces accusations sont portées directement ou par intermédiaire, par un de mes subalternes, un sous-officier de gendarmerie ambitieux et méprisable ». Il vit très mal sa situation, « ainsi faut-il, après tant d’angoisses connues pendant l’occupation, redouter à présent les calomnies, les vilenies, les lâchetés des insatisfaits, des aigris, des envieux… ! »(56).

Bien que nécessaires à la légitimation et à la cohésion des gendarmeries, les épurations administratives sont en même temps cause de difficultés. Dans ce sens, nous posons l’hypothèse que, si les épurations sont révélatrices des troubles du métier de gendarme sous l’Occupation, elles servent aussi à comprendre l’ensemble des comportements considérés comme professionnellement inacceptables durant l’Entre-deux-guerres.

(1) Note n° 2157/2 et ordres n° 23 et 24, 9 septembre 1944, Jambes, Collection privée du lieutenant-colonel (er) Claessens, Doc 225.

(2) Marc Watin-Augouard (colonel), « La gendarmerie et le rétablissement de la légalité républicaine », dans Le rétablissement de la légalité républicaine, Bruxelles, Complexe, 1996, pp. 465-488.

(3) Claude Cazals (colonel), La gendarmerie et la « Libération ». Résistance. Combats libérateurs. Réorganisation. Épuration, Paris, La Musse, 2001, 384 p.

(4) Marc Bergère, Une société en épuration. Épuration vécue et perçue en Maine-et-Loire de la Libération au début des années 50, Rennes, PUR, 2004, pp. 209-219 ; Idem, « Pratiques et bilan et de l’épuration administrative des officiers de gendarmerie à la Libération », dans Jean-Noël Luc (dir.), Gendarmerie et gendarmes du XXe siècle, à paraître.

(5) Brive-la-Gaillarde, Centre national d’études de la résistance et de la déportation Edmond Michelet (CEM), Papiers personnels d’Edmond Michelet.

(6) SHD-DGN, Fonds de la direction de la Gendarmerie nationale (Seconde Guerre mondiale), sous-série 1A.

(7) Bruxelles, CEGES, Fonds de l’activité du Haut-commissariat à la sécurité de l’État, AA 1311.

(8) Evere, SGRS, Archives du Cabinet du ministre de la Défense, 1944-1950.

(9) Etterbeek, SHP, Registres des notes et ordres de corps (1944-1950), P0 200 à 235, à compléter par Jambes, Collection privée du lieutenant-colonel e.r. Claessens, Doc 225.

(10) Note n°532/Gend-P du lieutenant-colonel Girard, 13/09/1944, SHD-DGN, 1A 111.

(11) Aly Aglan, Emmanuelle Loyer, « Épuration, histoire d’un mot », dans Marc Olivier Baruch (dir.), Une poignée de misérables, l’épuration de la société française après la Seconde Guerre mondiale, Paris, Fayard, 2003, pp. 32-33.

(12) Marc Bergère, « La crise d’identité de la gendarmerie à la Libération : l’exemple de la quatrième légion », Revue de la Gendarmerie nationale, Hors-série Histoire n° 3, 2002, La gendarmerie, de l’Entre-deux-guerres aux années soixante sous la dir. d’Édouard Ebel (chef d’escadron), pp. 65-72.

(13) En Belgique, il s’agit des articles 113 à 123 du Code pénal poursuivant les « crimes et délits contre la sûreté de l’État », comme la fourniture de secours en soldats, hommes, argent, vivres, armes ou munitions à l’ennemi, la dénonciation, le port d’armes contre la Belgique… Se reporter à Luc Huyse, Steven Dhondt, La répression des collaborations. 1942-1952. Un passé toujours présent, Bruxelles, CRISP, 1993, 345 p. En France, la collaboration est principalement poursuivie sur base des articles 75 à 86 du Code pénal. Voir Peter Novick, L’épuration française 1944-1949, Paris, Le Seuil, 1985, 365 p.

(14) François Rouquet, L’épuration dans l’administration française, Paris, Fayard, 1997, 302 p.

(15) Rapport du Haut-commissaire au ministre de la Défense Nationale relatif au « projet d’instructions pour la gendarmerie en territoire libéré »,
13 décembre 1943, CEGES, AA 1311-124.

(16) Arrêté-loi du 5 mai 1944 relatif aux arrêtés pris et aux autres actes administratifs accomplis, durant l’occupation ennemie, par les secrétaires généraux et par ceux qui ont exercé leurs fonctions, Le Moniteur Belge, 1er septembre 1944, pp. 376-386 ; Arrêté-loi du 8 mai 1944 relatif aux fonctions publiques, Ibid., pp. 386-394.

(17) Arrêté du 21 juillet 1944 portant création de la direction de la gendarmerie, Mémorial…, p. 16.

(18) Claude Cazals (colonel), op. cit., p. 265.

(19) Circulaire du 7 septembre 1944 relative à l’élimination pour attitude antinationale du personnel officier de la gendarmerie, Mémorial…, p. 47.

(20) Note n° 532/Gend-P du lieutenant-colonel Girard, 13 septembre 1944, SHD-DGN, 1A 111.

(21) Arrêté du 25 septembre 1944 créant des commissions d’enquête dans les administrations d’État, Le Moniteur Belge, 6 octobre 1944, pp. 346-347.

(22) Dépêche reprise dans Note n° 3392/F, 23 octobre 1944, Jambes, Collection privée du lieutenant-colonel (er) Claessens, Doc 225.

(23) Note n° 4047/F, 15 novembre 1944, SHP, Registres des notes de corps, P0 207.

(24) Jonas Campion, « Épuration, restauration ou renouvellement ? Première approche de l’impact de la Seconde Guerre mondiale sur le corps des officiers de gendarmerie », Cahiers d’histoire du temps présent, n° 17, novembre 2006, pp. 49-72.

(25) Ordonnance du 27 juin 1944 relative à l’épuration administrative sur le territoire de la France Métropolitaine, Mémorial…, pp. 7-9.

(26) Marc Bergère, « Pratiques et bilan et de l’épuration administrative… », op. cit., pp. 3-4.

(27) Claude d’Abzac-Epezy, « Épuration et rénovation de l’armée », dans Marc-Olivier Baruch (dir.), Une poignée de misérables…, op. cit., pp. 438-439.

(28) Note pour la direction des personnels de l’armée de Terre, n° 2013/Gend PO, 12 octobre 1944, SHD-DGN, 1A 111.

(29) Renseignements demandés par le ministre pour l’établissement d’une brochure intitulée « Six mois d’efforts au Ministère des Armées », 30 avril 1946, CEM, Papiers personnels d’Edmond Michelet, D26/1, dossier 18.3.

(30) Dépêche du ministre de la Défense n° 6/196/J, 6 mars 1945, Jambes, Collection privée du lieutenant-colonel (er) Claessens, Doc 225.

(31) Liste des membres du service des enquêtes, 17 décembre 1946, Evere, SGRS, Archives du cabinet du ministre de la Défense, A4-1946.

(32) Ibid.

(33) Dépêche du ministre de la Défense n° 6/888/J, 19 mars 1945, Jambes, Collection privée du lieutenant-colonel (er) Claessens, Doc 225.

(34) Note n° 3975/F, 30 juillet 1947, Jambes, Collection privée du lieutenant-colonel (er) Claessens, Doc 225.

(35) Note du Premier ministre aux présidents de commission, 1er octobre 1947, SGRS, Archives du cabinet du ministre de la Défense, CD 676.2, 1946-1947.

(36) Note n° 39.705/Gend/SDP, 24 juillet 1945, SHD-DGN, 1A 57.

(37) Ordonnance n°45.2606 du 2 novembre 1945 relative au dégagement des cadres de l’armée active, Journal Officiel, 3 novembre 1945, p. 7175.

(38) Marc Bergère, op. cit., p. 8. À ce sujet, voir aussi Claude d’Abzac-Epezy, « Épurations, dégagements, exclusions. Les réductions d’effectifs dans l’armée française (1940-1947) », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 59, juillet-septembre 1998, pp. 62-75.

(39) Ordonnance n° 45.206 du 2 novembre 1945 […]. Exposé des motifs.

(40) Rapport sur les travaux de la Commission d’appel, 4 avril 1946, CEM, Papiers personnels d’Edmond Michelet, D26/1, dossier 18.3.

(41) Lettre du général Humbert à Edmond Michelet, 18 janvier 1946, CEM, Papiers personnels d’Edmond Michelet, D26/2, dossier 18.7.

(42) Rapport sur les travaux de la Commission d’appel, 4 juin 1946, CEM, Papiers personnels d’Edmond Michelet, dossier 51/1.

(43) Claude d’Abzac-Epezy, « Épuration et rénovation de l’armée », dans Marc-Olivier Baruch (dir.), Une poignée de misérables…, op. cit., p. 459.

(44) Pascal Deloge, « Belgian Military Plans for the Post-War Period », dans Martin Conway, José Gotovitch, Europe in exile. European Exile Communities in Britain 1940-1945, New-York-Oxford-Bruxelles, Berghan Book-CEGES, 2001, pp. 99-120.

(45) Claude Cazals (colonel), op. cit., pp. 275-276.

(46) Arrêté du Régent du 17 décembre 1946 instituant en matière disciplinaire, une Commission supérieure d’appel pour sous-officiers, Le Moniteur Belge, 22 décembre 1946, pp. 10 434-10 436.

(47) John Gilissen (chef du SE) au ministre de la Défense, 19 septembre 1946, SGRS, Archives du cabinet du ministre de la Défense, J6-1946.

(48) Note pour les membres de la CA, 15 décembre 1945, CEM, Papiers personnels d’Edmond Michelet, dossier 51/1.

(49) Le pourcentage le plus bas est calculé sur les effectifs de l’Occupation, fortement renforcés, tandis que les données les plus hautes se basent sur le cadre organique de 1940. Voir Annales Parlementaires. Chambre, 9 novembre 1945, p. 1058.

(50) Jonas Campion, op. cit.

(51) Note pour le Cabinet civil, n° 35 554 Gend/PO, le 3 juillet 1945, SHD-DGN, 1A 57.

(52) Marc Bergère, op. cit., pp. 8-10 ; Idem, Une société en épuration. Épuration vécue et perçue en Maine-et-Loire de la Libération au début des années 50…, op. cit., pp. 209-219.

(53) Jonas Campion, « France, Belgique, Pays-Bas : regard croisé sur les gendarmeries en guerre. Les mémoires de l’occupation à travers une décennie de presse corporative, 1945-1955 », Force publique. Revue de la société nationale histoire et patrimoine de la gendarmerie, La Gendarmerie, les gendarmes et la guerre. Actes de la 1re Journée d’étude de la Société nationale de l’histoire et du patrimoine de la Gendarmerie, n° 1, 2006, p. 109.

(54) En Belgique, le parti communiste revient à plusieurs reprises sur ce sujet. Voir notamment Annales parlementaires. Sénat, 14 novembre 1951, p. 17.

(55) Marc Bergère, « La crise d’identité de la gendarmerie à la Libération : l’exemple de la quatrième légion », Revue de la Gendarmerie nationale…, op. cit., pp. 65-72.

(56) Rapport du Chef d’Escadron G…, 23 septembre 1944, SHD-DGN, 1A 53.