Force Publique

LES LOGIQUES DU PASSAGE AU MAQUIS DANS LA GENDARMERIE. RÉALITÉS ET LIMITES DE LA DÉSOBÉISSANCE

Emmanuel CHEVET
Doctorant, allocataire-moniteur de l’Université de Bourgogne,
UMR-CNRS 5605

À la fin du mois d’août 1944, plusieurs centaines de gendarmes combattent au sein des maquis en Bourgogne. Les garants de l’ordre luttent aux côtés des forces de la dissidence. C’est la conséquence d’une désertion massive. Déserter ? En tant que soldat, c’est trahir son pays. En tant que gendarme, c’est rompre deux serments. En tant qu’homme, c’est « quitter son foyer, se séparer des siens, mettre en danger leur liberté et leur vie, ne plus pouvoir les protéger ni être sûr de les revoir »(1). Surtout, déserter c’est risquer d’être tué… Alors, pourquoi s’y oser ? Liées à des phases déterminantes du contexte international et national, les raisons de l’abandon de poste résultent aussi de bouleversements incessants sur un plan professionnel et personnel. L’étude des causes de la désertion peut donc présenter une limite : isoler la compréhension d’un phénomène collectif sous un catalogue d’exemples individuels.

Se borner à l’examen de ces vecteurs peut constituer le premier jalon d’une réflexion globale. À quelle période les gendarmes désertent-ils, pour quelles destinations, selon quelles modalités, et quel est le profil traditionnel du gendarme déserteur ? « Le passage dans l’illégalité […] prend des aspects très divers. L’analyse du phénomène ne peut que contribuer à une meilleure perception de l’atmosphère qui régnait au sein de l’institution »(2). Quelles sont donc les logiques des désertions dans la gendarmerie ? Marquent-elles la restructuration d’un corps par un passage à la Résistance ? L’étude porte sur les cinq compagnies départementales de la Bourgogne (compagnies de Côte-d’Or, de la Nièvre, de Saône-et-Loire, Saône-et-Loire bis et de l’Yonne)(3). Dans cette région, la désertion s’effectue crescendo suivant trois phases. Jusqu’au débarquement, elle est d’abord individuelle et isolée. Puis elle s’élabore à l’échelle des brigades territoriales pour s’achever enfin par un mouvement massif en un seul jour, le 15 août 1944.

Les désertions individuelles (été 1943 - mai 1944)

Le premier abandon de poste en Bourgogne date du 22 juillet 1943(4). C’est un épiphénomène, puisque ce n’est qu’à l’hiver suivant que quatre nouvelles désertions surviennent dans la région(5). Cinq gendarmes choisissent donc le chemin de l’illégalité avant le débarquement de Normandie. Le chiffre peut paraître minime. C’est moins le signe d’un tournant que la manifestation d’une montée en puissance de la désobéissance dans la gendarmerie en 1943. Quelles sont les destinations de ces hommes ? Que révèlent-elles ?

Le premier déserteur devient membre d’un réseau clandestin, en région lyonnaise, où il exécute des agents à la solde des ennemis(6). Un autre s’engage d’abord au 2e bureau des FFI de la région(7), pour rejoindre ensuite un maquis durant les combats de la Libération(8). Un troisième « abandonne ses drapeaux le 13 mars 1944 »(9) et rejoint dix jours plus tard un maquis local très influent. Promu chef d’un détachement, il meurt au mois de mai lors du massacre de Lantilly(10). Et si un quatrième gendarme déserte sans laisser de traces(11), reste un dernier parcours inédit.

En décembre 1943, le lieutenant-colonel Barthuet, commandant la légion de Bourgogne, reçoit un courrier du maréchal des logis-chef Antoine Gueugnon, de la brigade de Joigny (Yonne). Ce dernier annonce ouvertement à son supérieur qu’il rejoint sa famille située en Algérie, où il a travaillé avant l’Occupation, pour pouvoir combattre dans les rangs alliés : « On pourra qualifier l’acte que je vais commettre de désertion. Je ne crois pas que cette épithète puisse m’atteindre […]. Je me mettrai à la disposition de ceux qui, qu’on le veuille ou non, représentent encore la France en Afrique du Nord ». Il explique, plus loin, se battre « non pas pour l’Angleterre ou l’Amérique, non pas pour un homme, qu’il soit de Gaulle ou Giraud, mais pour mon pays, contre ceux qui ont toujours été nos ennemis. Actuellement des bandes organisées sont en formation pour lutter contre les soi-disant « communistes ». Ces bandes sont armées ; par qui ? – contre qui ? – Par l’Allemand contre le Français. Je ne veux pas collaborer avec la lie. Je ne veux pas être tué, ni par un terroriste, ni par un de ces nervis »(12).

« Ce n’est pas un hasard si bon nombre de gendarmes engagés dans les FFL servaient antérieurement dans les colonies. Le facteur d’expatriation et l’éloignement autant physique que moral du modèle à suivre ont certainement joué un rôle décisif dans la libération anticipée des individus »(13). Porté déserteur le 21 décembre 1943(14), Antoine Gueugnon tente de franchir clandestinement la frontière espagnole. Sans réussite, puisqu’il est interné plusieurs semaines au camp de Miranda de Ebro. Il est rapatrié en France le 15 février 1944, dans les rangs de la 19e légion de gendarmerie. Curieusement, il n’est ni révoqué, ni arrêté. Et le 30 mars 1944, il parvient à se faire enfin détacher en Algérie(15). Itinéraire surprenant d’un gendarme qui parvient finalement à quitter les rangs de l’Arme.

Avant le débarquement, le passage dans l’illégalité est donc uniforme. D’abord l’abandon de poste est toujours individuel et isolé. Ce sont des décisions personnelles qui surprennent parfois l’entourage même du déserteur. Puis, parce qu’il s’agit de gendarmes du rang et non d’officiers : ici, trois gendarmes côtoient un maréchal des logis-chef et un stagiaire. Point commun supplémentaire, la désertion marque généralement l’exil du gendarme de sa zone de sociabilité : autre pays, autre région ou sinon autre département. Ainsi, le seul à s’engager dans un maquis après son départ rejoint un camp où il n’a aucune affinité, situé à plus d’une cinquantaine de kilomètres de sa caserne(16). Enfin, le but poursuivi par les déserteurs est le même : résister.

Bien que « la désertion [soit] l’ultime degré de la désobéissance militaire »(17), il serait erroné de replacer l’acte de ces cinq gendarmes dans l’aboutissement d’une résistance de longue date. Ils n’étaient jusqu’alors l’objet d’aucune remarque défavorable, à l’inverse d’autres collègues : en janvier 1944, les hommes de la brigade de Mirebeau-sur-Bèze (Côte-d’Or) sont arrêtés par les Allemands car ils couvraient les agissements d’un maquis(18). Déceler les actes d’insubordination reste cependant difficile. Peut-être que ces cinq déserteurs précurseurs agissaient jusqu’alors avec inertie… Quoi qu’il en soit, leur désertion marque une rupture : celle d’une résolution d’agir – désormais – de front contre l’occupant. S’ils sont les premiers à abandonner l’uniforme pour pouvoir résister, ils ne sont pas les premiers gendarmes entrés en dissidence.

De l’été 1943 au mois de mars 1944, cinq désertions isolées révèlent les entailles profondes de la cohésion d’une institution. Le débarquement du 6 juin engrange alors une seconde phase de désertion.

Le temps des brigades (juin 1944)

En Bourgogne, au mois de juin 1944, cinquante-neuf gendarmes désertent. Cela représente approximativement un gendarme sur vingt de la région(19). Au-delà du nombre, la forme du départ s’amplifie aussi par rapport aux précurseurs : quarante-trois gendarmes désertent en binôme, en trinôme, voire à cinq ou six(20). Ces groupes sont toujours constitués d’hommes d’une même caserne partant simultanément. Douze brigades de la région quittent ainsi leur poste tandis que seize gendarmes partent isolément. La nomenclature type de la désertion du mois de juin est un groupe formé de trois gendarmes(21). Ceci conforte, statistiques à l’appui, les propos de Claude Cazals, selon lequel « on observe surtout des désertions en bloc à l’échelon des unités élémentaires (brigades) » à l’approche de l’été 1944(22).

Y a-t-il un moment propice pour fuir ou n’est-ce qu’une succession de mouvements improvisés ? Il y a trois moments clés en juin 1944 (voir annexe 1). D’abord, aucun départ dans le mois ne survient avant le débarquement, preuve supplémentaire de l’incontestable rupture mentale qu’entraîne cet événement. Puis, du 6 au 12 juin, pas moins de quarante-huit gendarmes désertent : dix-huit jusqu’au 8 juin contre trente du 9 au 12 juin. La moitié des défections se sont donc déroulées en trois jours. Ils ne sont plus que onze déserteurs après le 13 juin. Au-delà de l’euphorie du débarquement, comment expliquer cette dynamique ? Le 8 juin au soir, les commandants des compagnies reçoivent une note secrète de Joseph Darnand, qui préconise le regroupement des brigades de gendarmerie sur quelques centres(23). Il s’agit du plan « MO »(24). L’ordre est communiqué aux brigades le 9 juin au matin. Il prévoit l’évacuation des familles chez « des amis ou connaissances, dans les fermes ou hameaux »(25). Les gendarmes peuvent donc quitter leur caserne sans être inquiétés, tout en abritant leurs proches de potentielles représailles. Le plan « MO » catalyse surtout les départs groupés : les trois-quarts de la désertion par brigades sont synchronisés entre le 9 et 12 juin. Mais à compter du 13 juin, des commandants de compagnies annulent le repli de leurs gendarmes. Les occasions se restreignent et le mouvement s’essouffle : ils ne sont alors plus que onze à quitter leur caserne jusqu’à la fin du mois. La moitié des désertions du mois se sont déroulées durant l’application du plan « MO ». Où vont alors tous ces hommes ?

Déserter, c’est désormais rejoindre le maquis. Tous les gendarmes troquent leur uniforme contre le brassard FFI(26). Les scènes sont redondantes : des maquisards surgissent dans une caserne, désarment et enlèvent son personnel. Ce sont pour la plupart de véritables désertions-alibis, planifiées avec le maquis. Il faut que la scène soit vue et convaincante. En simulant un enlèvement, les gendarmes ne sont pas immédiatement considérés comme des déserteurs, ce qui permet de sauvegarder les apparences et de mettre leur famille à l’abri. Cependant, il y a aussi des passages forcés, soit décidés par le gendarme face aux risques encourus d’une sanction – comme à la brigade de Saulieu(27) –, soit décidés par le maquis qui kidnappe alors le gendarme. Sa présence peut être, pour des maquisards, une garantie de connivence obligée, sinon de distance calculée, avec la caserne de gendarmerie locale. Il arrive parfois que certains enlèvements soient d’authentiques arrestations, prémisses d’une exécution sommaire(28). Les gendarmes passent aux maquis. Mais dans lesquels ?

Contrairement aux déserteurs isolés de la période précédente, le passage dans l’illégalité ne se traduit, cette fois, qu’exceptionnellement par un départ lointain(29). Les gendarmes intègrent des maquis qu’ils connaissent, situés dans un rayon de déplacement inférieur à 20 kilomètres de leur propre caserne(30). L’abandon n’est plus l’empreinte d’un exil, mais s’inscrit dans un processus d’inter-connaissances locales. Pour preuve, les déserteurs appartiennent très majoritairement à des brigades situées en campagne (voir annexe 2)(31). La désertion du mois de juin 1944 est un phénomène foncièrement rural. Les modalités de fuite en milieu urbain sont moins favorables en raison de la présence allemande. Il est par ailleurs difficile d’y nouer des contacts avec des maquisards. Si les départs isolés sont souvent ceux de gendarmes de la ville, la désertion de brigades entières s’inscrit dans une logique de forte contiguïté aux maquis, en milieu rural. Le massif montagneux du Morvan, où la pépinière maquisarde est la plus implantée dans la région, draine ainsi la moitié des départs groupés(32). Mais ces paramètres schématiques ne doivent pas occulter la logique personnelle de la désobéissance. Il faut étudier l’homme qui fuit pour comprendre le gendarme qui déserte.

La désertion ne devrait-elle pas se singulariser dans une tranche stéréotypée de jeunes élèves-gendarmes célibataires, où les principes moraux et les habitudes professionnelles ne seraient pas encore formellement ancrés ? Malgré des sources lacunaires, que dévoile l’examen sociologique ? 70 % des déserteurs ont le grade de gendarme. L’absence totale d’officiers et la présence minime de gradés sont éloquentes(33). L’explication corporatiste d’une culture du légalisme ne doit être que partielle : la présence dominante des gendarmes du rang s’explique par leur position rurale et par une structuration professionnelle pyramidale(34). Proportionnellement, moins de 3 % des gradés quittent leur poste contre près de 5 % des gendarmes. La propension à la désertion se mesure au carrefour de l’attachement à l’institution et de la proximité des maquis. Parallèlement, il semble que le cordon familial ne soit pas l’achoppement décisif d’un départ. L’âge moyen du déserteur est de trente-deux ans(35). Selon les données parcellaires étudiées, deux tiers des déserteurs sont des hommes mariés et père d’au moins un enfant(36). Le pic de passage aux maquis d’hommes mariés s’établit cependant durant l’application du plan « MO », moment où les familles sont à l’abri.

Le profil du déserteur du mois de juin 1944 est classique. C’est un gendarme du rang de trente-deux ans environ, qui quitte son poste avec deux autres camarades entre le 9 et 12 juin pour rejoindre un maquis situé à une vingtaine de kilomètres alentour. Il serait aussi un homme marié et père de famille. Le mois suivant, les gendarmes se sachant surveillés, les désertions sont moins fréquentes. L’effet de surprise est passé, jusqu’à l’épisode du 15 août 1944.

Le passage institutionnel (15 août 1944)

Ce jour-là, « c’est toute la légion de gendarmerie [de Bourgogne] qui est passée au maquis avec son chef, le commandant Berger et le commandant Noble, commandant la compagnie de la Côte-d’Or », note à l’époque un Dijonnais(37). Ce geste est relayé par les ondes de la BBC(38). Une nouvelle étape est franchie. Contrairement aux deux phases de désertions précédentes, ce sont désormais les officiers qui mènent les hommes dans l’illégalité. Au cours du mois de juillet 1944, le capitaine André Chérasse était entré en contact avec le chef régional FFI(39) afin d’étudier les possibilités d’un passage de la gendarmerie aux maquis. Un ordre FFI fut secrètement établi(40). Mais le grade d’André Chérasse n’est pas suffisamment élevé pour valider un tel mouvement d’hommes. Il cherche alors appui auprès du chef d’escadron de la Côte-d’Or(41), puis « expose la situation au général Durand », commandant la 4e région d’inspection(42). Ce dernier hésite, puis délie les gendarmes de leur serment(43). Cet aval modifie alors la désertion en un ordre quasi-formel.

Ce ralliement hiérarchique à la Résistance s’élabore avec en toile de fond l’assassinat de la figure collaboratrice de la gendarmerie locale. Le lieutenant-colonel Robert Barthuet, commandant la légion de Bourgogne, est exécuté le 13 août 1944(44). En supprimant le chef collaborateur, c’est l’autorité de Vichy que l’on abat, l’obéissance au pouvoir que l’on fragilise et toute une latitude d’action qui se libère. Un gendarme aurait « fourni des renseignements précieux » à un maquis pour l’assassiner(45). C’est plus que probable. Cet acte planifié – vraisemblablement entre des officiers de la gendarmerie et des responsables FFI – vise à fédérer les récalcitrants de toute la légion. Le passage du 15 août 1944 a donc aussi une fonction symbolique : il représenterait l’apothéose d’une gendarmerie résistante, point final d’une désertion graduelle.

Lieu émetteur de l’ordre, Dijon est un point névralgique de passage. La désertion des hommes de la compagnie de Côte-d’Or est alors capitale. La majorité de l’effectif rejoint deux maquis majeurs du département(46), tandis que des brigades isolées préfèrent intégrer des camps locaux voisins de leur caserne(47). Il n’y a pas un maquis de gendarmes, mais des gendarmes dans divers maquis. Les hommes de la compagnie de Saône-et-Loire imitent massivement la compagnie de Côte-d’Or. N’étant pas situées dans le cadre d’influence des FFI de la région de Dijon, les compagnies de la Nièvre et de l’Yonne n’ont pas « reçu les instructions […] qui concernent le passage au maquis »(48). Elles sont tardivement averties que leurs gendarmes doivent suivre le mouvement général. Dans l’Yonne, si tous les gendarmes rejoignent un même maquis(49), leur passage n’est que temporaire. Après une semaine dans l’illégalité, presque toutes les brigades se sont réinstallées(50). S’il concorde à la libération du département, ce retour prématuré reste révélateur : le passage au maquis est un acte discipliné avant d’être l’aboutissement d’une résistance débridée.

Dans la Nièvre, où le passage n’était pas planifié non plus, les officiers de la compagnie improvisent un rapprochement avec les responsables maquisards. Mais le chef départemental de la Résistance ordonne à la compagnie de rester à son poste tout en portant le brassard FFI. Seule une section et quelques brigades sont invitées à se rendre dans des maquis épars(51). Si elle est alors logique et justifiée, l’obéissance des gendarmes à cet ordre n’en est pas moins caractéristique d’un pas difficile à franchir en soi-même, celui qui consiste à rejoindre le maquis. Enfin, les brigades de la compagnie de Saône-et-Loire bis ne désertent pas et restent pratiquement toutes en place(52). Ce n’est pas un refus de déserter : elles ne reçoivent pas l’ordre de rejoindre les maquis car leur compagnie n’appartient pas à la légion de Bourgogne(53). Au final, trois compagnies passent aux maquis, tandis que deux autres restent en place. Les moteurs de la désertion – ou de non-désertion – sont analogues : ils résultent moins d’un choix que d’une obéissance à un ordre. Mais des gendarmes refusent aussi de déserter.

Le tout récent commandant de la légion exclut catégoriquement d’obéir à l’ordre FFI, repoussant implicitement le caractère illégal du maquis(54). D’autres officiers ne rejoignent pas la Résistance, notamment dans la compagnie de Côte-d’Or. Son nouveau chef d’escadron est soudainement hospitalisé, suite à une mutilation accidentelle(55), tandis que le capitaine de la section de Semur-en-Auxois est porté malade le jour du départ(56). Son homologue de la section de Dijon désobéit partiellement à l’ordre, car il intègre un maquis d’un autre département(57) : son exil est l’expression d’une âme coupable, celle d’un officier zélé notoire qui redoute l’accueil local(58). Sa désertion est tronquée. La culture légaliste est parfois un bouclier identitaire pour des officiers disciplinés, mais récalcitrants à l’idée de rejoindre des maquisards.

Le refus des gendarmes du rang est différent. Seize hommes rejoignent leur famille et se cachent dans des fermes, en attendant la fin de la guerre. Ils sont paradoxalement qualifiés de « déserteurs ». S’ils se dérobent à un ordre hiérarchique, ce n’est nullement pour maintenir un semblant d’ordre dans leur localité mais, reconnaissent-ils parfois, par refus spécifique des maquis, sinon des combats(59). Ce n’est donc pas le syndrome d’un légalisme prégnant. Ces contre-passages sont la face visible d’une appréhension collective des maquisards. Il faut nuancer les considérations portées a posteriori selon lesquelles, « c’est sans arrière-pensée que chacun, délié du serment qui le liait au régime, a rejoint les forces de la Résistance, heureux de pouvoir enfin et dans la légalité, accomplir son devoir de Français »(60). Le passage aux maquis du 15 août, rebutant pour beaucoup de gendarmes, est franchi dans le cadre d’un ordre : c’est une désertion presque légaliste. À l’été 1944, la grande majorité des gendarmes de Bourgogne sont obéissants avant d’être résistants. Pour autant, n’occultons pas le fait que pour quelques-uns, l’ordre du 15 août 1944 permet de passer enfin à l’acte.

La désertion des gendarmes des compagnies bourguignonnes sous l’Occupation est le résultat d’une progression. Celle d’une désobéissance ascensionnelle dans la gendarmerie et d’un corollaire affermissement maquisard. Il n’y a pas un, mais différents passages au maquis. D’abord, individuels et choisis, les départs se muent ensuite en un mouvement de factions concertées, parfois forcées, après l’impact militaire et moral du débarquement. C’est enfin le passage ordonné de la légion de Bourgogne dans l’illégalité maquisarde le 15 août 1944. Au premier abord, semble s’élaborer à l’échelon local une restructuration dans les rangs maquisards d’une institution morcelée depuis quatre ans. Événement physique majeur dont le déploiement n’est pas si homogène que sa notoriété le présente, le passage du 15 août offre localement une gloire de dernière heure à l’institution. Les commandants des compagnies de Côte-d’Or et de l’Yonne rapportent combien ce geste a rehaussé singulièrement le prestige de l’Arme(61). L’inexistence de telles remarques dans les rapports des compagnies de la Nièvre et de Saône-et-Loire bis, qui ne rejoignent pas les maquis, est symptomatique d’une représentation mythifiée de cette désertion collective… qui n’en est d’ailleurs plus une à la Libération.

Étudier les gendarmes dans l’illégalité ne doit pas se limiter à l’examen des phases graduelles de leur désertion. Observer l’accueil et le rôle de ces soldats de la loi dans les camps maquisards, ou leur degré de participation aux combats, suscite d’intéressantes conclusions. Parallèlement, peut-on saisir les facteurs et les buts d’une désertion d’un gendarme ? C’est une intention audacieuse, voire chimérique, tant cela nécessite de se replonger sur de vertigineuses échelles individuelles et sur des années antérieures à l’Occupation. Au risque d’être taxé de simpliste, disons que les choix d’un homme s’expliquent à la lumière de son passé, de son quotidien et de ses expectations. Aussi précise soit-elle, l’approche biographique d’un maillon de la chaîne peut offrir des clés de compréhensions représentatives : le destin du gendarme Marcellin Cazals sous l’Occupation est un exemple parmi d’autres.

Annexe 1 :

Chronologie du passage au maquis des cinq compagnies de Bourgogne en juin 1944

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Annexe 2 :

Localisation des défections de gendarmes en juin 1944 dans la légion de Bourgogne

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Source : Fond de carte retouché, Dijon, Laboratoire de géographie, couche SIG de communes de Bourgogne.

(1) Journal de la 11e compagnie, « Une fraternité d’armes », SHD-DAT, 13P 77.

(2) Claude Cazals, La gendarmerie sous l’Occupation, Paris, les Éditions la Musse, 1994, p. 278.

(3) Notre travail repose sur deux types d’archives : les rapports de gendarmerie de l’année 1944-1945 et les dossiers d’homologation FFI. Sans la sélection opérée dans les premiers, la seconde démarche reste impuissante.

(4) Rapport n° 1436/2 du lieutenant-colonel Barthuet sur le gendarme Jean Hennebique de la BT d’Auxerre, 12 août 1944, SHD-DGN, carton 19 649.

(5) Note n° 135/2 de l’adjudant Feve, 31 octobre 1944, SHD-DGN, 58E 26. Rapport n° 1436/2 du lieutenant-colonel Barthuet, 12 août 1944, SHD-DGN, carton 19 649. Rapport n° 127/2 du chef d’escadron Cotterlaz-Carrat, commandant par intérim la 8e légion, 7 avril 1944, SHD-DGN, carton 19 841.

(6) Jean Hennebique, Bureau Résistance du SHD, dossier individuel.

(7) Rapport de l’adjudant Feve, n° 226/2, 05/12/1944 SHD-DGN, 58E 26.

(8) Note n° 135/2 de l’adjudant Feve, 31 octobre 1944, SHD-DGN, 58E 26.

(9) Rapport n° 127/2 du chef d’escadron Cotterlaz-Carrat, commandant par intérim la 8e légion, sur la désertion du gendarme Fernand Hervet, 7 avril 1944, SHD-DGN, carton 19 841.

(10) Liste des membres du maquis Henri Bourgogne, AD Côte-d’Or, 6J 92/7. Une vingtaine de maquisards sont surpris par les forces allemandes à leur campement, près du village de Lantilly. Ils sont arrêtés, puis sommairement exécutés.

(11) Gendarme stagiaire François Le Meur. Dossier FFI inexistant.

(12) Lettre du maréchal des logis-chef Gueugnon au commandant de la légion de Bourgogne, 6 décembre 1943, SHD-DGN, carton 19 787.

(13) Travail inédit communiqué par Jean-François Nativité, Volontariat et résistance officielle : l’engagement des gendarmes dans les FFI et FFL (1940-1944), p 3.

(14) Rapport n° 1436/2 du lieutenant-colonel Barthuet, 12 août 1944, SHD-DGN, carton 19 649.

(15) Dossier individuel d’Antoine Gueugnon, Bureau Résistance du SHD. Reste un point obscur : ce gendarme est-il détaché en Algérie en 1944 par l’administration d’Afrique du Nord – et dans ce cas, comment – ou par la direction de la gendarmerie placée sous l’autorité de Vichy ?

(16) Fernand Hervet appartient à la brigade de Saint-Saulge (Nièvre) et part aux maquis Henri Bourgogne (Côte-d’Or).

(17) Claude Cazals, La gendarmerie sous l’Occupation…, op. cit., p. 286.

(18) Rapport n° 83/4 du capitaine Bournazel, commandant la section de Dijon, 12 février 1944, SHD-DGN, 21E 14.

(19) Rapport n° 193/2, 2 juin 1944, SHD-DGN, carton 19 841. Les quatre compagnies de la légion de Bourgogne comptent 1184 gendarmes, gradés et officiers. Il manque à cet effectif total les hommes formant la compagnie de Saône-et-Loire bis (appartenant à la légion du Lyonnais). Cette dernière ne se compose que de trois sections, ne devant pas outrepasser plus de 150 hommes. D’un point de vue purement approximatif, estimons l’effectif de ces cinq compagnies à près de 1300 gendarmes les premiers jours du mois.

(20) Quatre binômes (Lormes, Montsauche et en deux fois à Saulieu), trois trios (Charolles, Louhans, Charny), quatre groupes de cinq (Auxerre, Blismes, Lucenay-l’Evêque et Montpont) et un groupe de six (Grancey-le-Chateau).

(21) Chaque chiffre de la forme de désertion est multiplié avec son nombre de déserteurs. Tous les résultats sont additionnés (195). Le total est divisé par le nombre total de déserteurs (59). Le résultat final de 3,3 est arrondi à l’inférieur.

(22) Claude Cazals, op. cit., p. 279.

(23) Note du service technique du Maintien de l’ordre, 30 mars 1944, AN, F7 14 909.

(24) Plan « Maintien de l’ordre ».

(25) Plan de regroupement, n° 49/4, 12 juin 1944, SHD-DGN, 58E 14.

(26) Pour cinquante-neuf désertions, il existe cinquante-trois dossiers FFI de gendarmes ayant rejoint le maquis.

(27) Lettre anonyme dactylographiée envoyée probablement à un comité d’épuration, AD Côte-d’Or, 1630 W 385. « Souvenirs de Casi, enfant de Saulieu », AD Côte-d’Or, 6J 92. Deux gendarmes de la même brigade sont suspectés d’avoir participé à la désertion de deux de leurs collègues. Face aux risques encourus, ils sont forcés de déserter à leur tour.

(28) Rapport n° 68/2 du commandant de la brigade de l’Isle sur Serein, SHD-DGN, 89E 204.

(29) Seul le gendarme Gilbert Peigney quitte la région pour rejoindre un maquis du Cantal.

(30) Ce sont deux tiers des abandons isolés et trente-quatre des quarante-quatre hommes groupés en brigades. Le déplacement type du gendarme de juin 1944 s’élabore sur une distance comprise approximativement de dix à vingt kilomètres entre la caserne de sa brigade et son maquis d’accueil.

(31) Ils sont quarante-cinq déserteurs sur cinquante-neuf à appartenir à une brigade rurale.

(32) Les départs massifs des brigades de Blismes, Lormes, Montsauche Lucenay-l’Evêque et Saulieu sont tous situés dans le Morvan. Cela représente dix-huit des quarante-trois désertions groupées.

(33) Un lieutenant et deux adjudants contre cinq maréchaux des logis chef, vingt-huit gendarmes et quatre élèves.

(34) Rapport n° 193/2, 2 juin 1944, SHD-DGN, carton 19 841. Au 2 juin 1944, excepté la compagnie de Saône-et-Loire bis, nous savons que les quatre autres compagnies comptabilisent dix-huit officiers et sous-officiers contre 988 gendarmes. Par simple déduction, nous constatons que la compagnie de Saône-et-Loire bis possède 4 officiers (un chef de compagnie et trois chefs de sections). Une centaine de gendarmes et gradés composent le reste de ses rangs.

(35) Le calcul est ici partiel, s’effectuant sur trente-sept déserteurs. Huit ont moins de vingt-six ans et cinq sont des quadragénaires. Additionnée, la multiplication de chaque âge à son nombre de déserteurs offre un total de 1193 qui se divise en trente-sept spécimens. Le résultat final de 32,24 ans est arrondi à l’inférieur.

(36) Nous n’avons que dix-huit dossiers individuels sur cinquante-neuf déserteurs.

(37) Henri Drouot, Notes d’un Dijonnais pendant l’occupation allemande, 1940-1944, Dijon, EUD, 1998, p. 897.

(38) Cité par André Chérasse, dans Revue d’études et d’informations de la Gendarmerie nationale, n° 150, janvier 1987, p. 61.

(39) Rapport n° 1226/2 du commandant Chérasse, 7 mars 1945, Bureau Résistance du SHD. Il est l’adjoint du commandant de la IVe région d’inspection, échelon qui coiffe la légion de Bourgogne.

(40) Ordre particulier pour la gendarmerie du colonel Claude Monod, commandant la région « D » FFI, 12 août 1944, AD Côte-d’Or, 6J 77.

(41) Rapport n° 9/4 PO du chef d’escadron Berger, 23 septembre 1944, SHD-DGN, carton 19 991.

(42) André Chérasse, « La gendarmerie », op. cit.

(43) Rapport non numéroté du chef d’escadron Berger, commandant provisoirement en second la 8e légion, 25 octobre 1944, p. 5, AN, 72 AJ 114.

(44) Rapport du lieutenant Bertrand, dit Le Malgache, commandant la compagnie Madagascar, AD Côte-d’Or, 6J 25.

(45) Gilles Hennequin, La résistance en Côte d’Or, Tome IV, pp 36-37.

(46) Témoignage de monsieur Guillemot, dit Lucius, ancien commandant du maquis éponyme, fait en 1961, AD Côte-d’Or, 6J 20. Rapport n° 86/2 du capitaine Delsol sur la situation d’ensemble de la compagnie, 13 octobre 1944, SHD-DGN, 21E 2.

(47) Rapport n° 242/2 du maréchal des logis chef Larmurier, 20 décembre 1944, SHD-DGN, 21E 54.

(48) Rapport du chef d’escadron Berger, op. cit., p. 9.

(49) Témoignages de l’adjudant Renaudin recueilli à la brigade de Saint-Florentin par Mr Vauthier, décembre 1951, AN, 72 AJ 208.

(50) État nominatif du personnel disponible de la section de Sens, 31 août 1944, 31 août 1944, SHD-DGN, 89E 5. Journal de marche de la section de Joigny pendant la période du 17 au 23 août 1944, 25 août 1944, SHD-DGN, 89E 44. Rapport n° 140/4 PO du lieutenant-colonel Tanguy, commandant provisoirement la 8e légion, 17 septembre 1945, SHD-DGN, carton 19 911. Rapport n° 26/2 du capitaine Proust, 23 septembre 1944, SHD-DGN, 89E 26.

(51) Rapport n° 84/2 du chef d’escadron Meygret-Collet, 7 octobre 1944, SHD-DGN, 58E 7.

(52) SHD-DGN, 71E 123, 71E 145 et 71E 204.

(53) Car elle appartient à la légion du Lyonnais (14e légion).

(54) apport n° 9/4 PO du chef d’escadron Berger, 23 septembre 1944, SHD-DGN, carton 19 911.

(55) Note n° 6/4 PO du chef d’escadron Berger, 23 septembre 1944, SHD-DGN, carton 19 911.

(56) Rapport non numéroté du chef d’escadron Berger, op. cit., p. 6.

(57) Après la Libération, il justifie ce déplacement en invoquant les dangers routiers d’alors. Mais en se dirigeant vers une localité située au nord-ouest de la Côte-d’Or, la probabilité de croiser des barrages ennemis augmente… Il préfère suivre le chemin de « l’exil », fuyant des maquis où son visage, son nom et sa réputation zélée sont connus.

(58) Fiches « Cour de Justice », non-lieux, AD Côte-d’Or, 6J 48 : Jean Bou…, Français, 46 ans, capitaine de gendarmerie (il s’agit d’une erreur sur le prénom, c’est Henri Bournazel). Rapport d’enquête, n° 4023, rédigé après la Libération par l’inspecteur de police Louis Denizot des Renseignements Généraux et adressé au commissaire spécial, s.d., AD Côte-d’Or, W 20 929.

(59) Rapport adressé par Jules Mauroy, ex-gendarme, au conseil d’épuration d’Aisey-sur-Seine, AD Côte-d’Or, W 20 929. Rapport n° 10/4 du chef d’escadron Laurent, 1er octobre 1944, SHD-DGN, 21E 3. Rapport n° 13/4 du chef d’escadron Laurent « sur l’état d’esprit du personnel », 14 octobre 1944, SHD-DGN, 21E 3. Rapports n° 6/4 et 7/4 du capitaine Fortin, 28 septembre 1944, SHD-DGN, 89E 23. Rapports n° 24/2 et 25/2 du capitaine Fortin, SHD-DGN, 89E 23. Rapport n° 130/2 sur la section de Sens, 19 octobre 1944, SHD-DGN, 89E 51. Rapports n° 5/4 et 7/4 sur la section de Sens, 11 septembre 1944, SHD-DGN, 89E 51. Rapport n° 6/4 du capitaine Poiret, 13 octobre 1944, SHD-DGN, 89E 50. Rapport n° 5/4 du capitaine Poiret, 13 octobre 1944, SHD-DGN, 89E 50.

(60) Rapport n° 26/2 du capitaine Proust commandant la section d’Auxerre, 23 septembre 1944, SHD-DGN, 89E 26.

(61) Rapport n° 16/4 du chef d’escadron Fortin « sur l’état d’esprit du personnel » de la compagnie de l’Yonne, s.d., SHD-DGN, 89E 23. Rapport n° 13/4 du chef d’escadron Laurent « sur l’état d’esprit du personnel » de la compagnie de Côte-d’Or, 14 octobre 1944, SHD-DGN, 21E 3.