Force Publique

RÉSISTANCE PASSIVE ET GESTES D’ENTRAIDE DU GENDARME FACE AU JUIF ET AU RÉFRACTAIRE DU SERVICE DU TRAVAIL OBLIGATOIRE

François BOULET
Professeur agrégé, docteur en histoire

Il est entendu que le gendarme est la « bête noire » de la population en 1942-1943, notamment dans l’exercice de trois « missions » extraordinaires ou « chasses à l’homme », suivies attentivement à travers leurs actes et faits, qui obéissent aux lois collaboratrices ou douteuses du régime. Il s’agit d’abord de l’organisation des rafles des juifs réfugiés à l’été 1942, puis la recherche des ouvriers de la Relève, notamment en janvier 1943, enfin et surtout, à partir du 16 février 1943, l’application de la loi du STO qui bouleverse l’arrière-pays montagnard, assez paisible auparavant(1).

Mais cette version noire, « gendarmophobe », est incomplète voire partielle, et ne s’appuie souvent que sur les sources officielles laissées par la gendarmerie. Plus que toute autre archive – les rapports du préfet ou du commissaire de police par exemple –, la source gendarmique, surtout à partir de la mi-1943, laisse le champ à une interprétation beaucoup plus large de l’attitude du gendarme, notamment face aux refuges et aux maquis(2).

La notion de résistance passive, mais également, au-delà, les actions d’entraide envers les juifs et les réfractaires du STO, souvent anonymes et difficilement perceptibles, sont très nombreuses et doivent être évaluées. Dans cette étude, nous souhaitons nous intéresser aux gendarmes, eux-mêmes, à leurs points de vue et leurs gestes, à élucider leur « passivité », et leurs combats de résistants contre l’acte collaborateur.

Le gendarme proche du juif réfugié

L’étude sur les gendarmes de Haute-Loire face aux juifs peut se résumer en trois points : un non-problème si le refuge est « intégré » dans la population locale, une répression à travers les rafles – mais limitée –, une protection importante à ne pas minorer(3).

Au départ, l’arrivée des juifs dans l’arrière-pays provoque des soupçons. Ils sont accusés d’être des touristes ou des Parisiens qui viennent s’alimenter aux dépens de la population locale : l’accusation de marché noir est alors la plus courante. La gendarmerie, principale force locale contre le marché noir, n’est pas loin d’adopter la même opinion, que nous avons pu définir, comme touristophobe et judéophobe(4).

Mais l’intégration du refuge au pays sauve les relations autochtones-allogènes, et donc la relation gendarme-juif. Cette intégration passe par le travail (artisanat, médecine, travail de la terre), par la religion (milieu protestant ou catholique), par l’idéologie (communisme). Les gendarmes observent et participent à ces phénomènes d’amalgame entre les deux populations ou au contraire de rejet (Megève, Côte d’Azur, bourgs ruraux isolés). En général, les gendarmes sont peu prolixes sur le thème des juifs, sauf en cas de heurts judéophobes. Les silences des gendarmes prouvent que la « question juive » n’est pas un souci majeur dans leur vie professionnelle. Les gendarmes n’ont aucune raison de provoquer le juif réfugié, en tant que victime de l’Occupant. Les nomades sont davantage inquiétés(5).

En cas de symbiose, le refuge passe inaperçu pour la gendarmerie elle-même. C’est le cas en Haute-Loire dans la montagne-refuge judéo-protestante, où les gendarmes de Tence et de Fay-sur-Lignon, ainsi que ceux de Saint-Agrève en Haute-Ardèche mais également le commandant de section à Yssingeaux et de compagnie au Puy-en-Velay, minimisent les incidents, et en définitive soutiennent clairement ce refuge exemplaire de la France occupée. Les rafles dans la région se révèlent infructueuses ; il faut dire que les gendarmes avant de les organiser, peuvent passer au café pour dire haut et fort qu’ils vont arrêter les juifs. Le bouche-à-oreille, si important dans le pays rural, fait le reste. D’autre part, les gendarmes de la caserne de Tence ne s’avèrent pas assez nombreux pour la répression ; les registres des juifs étrangers ne sont pas mis à jour volontairement ou involontairement ; les chefs de brigade changent trop souvent et sont dépassés par l’ampleur du refuge. Début 1944, le refuge est tellement important que c’est le gradé qui demande aux organisateurs du refuge du Comité intermouvements auprès des évacués (CIMADE) de disperser les réfugiés, trop concentrés et trop visibles(6).

Pour les rafles du mois d’août 1942, il faut distinguer en zone libre, celles qui sont destinées aux camps d’internement des groupements de travailleurs étrangers (GTE), sous le contrôle de gendarmes français non territoriaux et des préfets régionaux, et celles qui sont effectuées « à domicile » sous le contrôle des préfets et des gendarmes des brigades départementales.

La question est alors simple et claire : est-ce que les gendarmes ont obéi passivement, aveuglément, sans troubles de conscience ? Ils n’ont pas pu s’opposer aux ordres, certes, mais ils n’ont pas manifesté de zèle et, en général, ont été profondément troublés dans leur conscience par ces rafles.

Des gendarmes, comme la population, et peut-être plus qu’elle, ont été choqués par ces rafles qu’ils doivent accomplir de façon exceptionnelle. Si les rafles de février et août-septembre 1943 ont échoué en grande partie, ce n’est pas en raison de l’hostilité de la population mais à cause du dégoût que ces transferts exceptionnels de populations provoquent chez certains gendarmes(7).

Lors de l’été 1942, les propos judéophobes des gendarmes sont rares, mais perceptibles, dans l’optique presque exclusive de la police économique ou de la lutte contre le marché noir. Ceux, violents, du chef de brigade de Castellane (Basses-Alpes) affirmant que « les mesures administratives prises le 26 août contre quelques juifs étrangers de la circonscription ont débarrassé la région de dix bouches inutiles et très vraisemblablement d’autant de clients au marché noir » rejoignent ceux du commandant de la section de Privas (Ardèche), mais ils ne sont pas majoritaires(8).

Les transferts de juifs par la gendarmerie fin 1942 lassent les gendarmes eux-mêmes : c’est une fonction de plus dans le métier, peu ragoûtante. Par ailleurs, la majorité de la population, peut-être judéophobe auparavant, trouve scandaleuse ce transfert de juifs vers le Reich. Début 1943, la triple chasse des juifs étrangers, des réfractaires de la Relève et du STO provoque une hostilité populaire française contre la gendarmerie elle-même. Dans les villes frontalières de la Suisse, cette hostilité est grandissante. Les rapports de gendarmerie se plaignent d’une part de cette hostilité populaire, et d’autre part de la mesure professionnelle du transfert de juifs étrangers, de la frontière suisse vers le camp de Rivesaltes. Ce transfert est jugé long ; divers arguments sont fournis : manque de ravitaillement, perte de temps(9).

Au travers de l’action des gendarmes, le régime de Vichy présente une attitude contradictoire, à l’échelle locale et départementale et même en haut lieu. Nous pouvons le démontrer pour un refuge micro-exemplaire : celui des centaines d’Éclaireurs israélites de France, évacués à la Maison de Moissac dans le Tarn-et-Garonne de décembre 1939 à novembre 1943(10). Que penser des gendarmes de Moissac ? Shatta Simon, la directrice de la Maison, dispose de nombreuses complicités auprès des policiers et des gendarmes locaux. Selon le témoin Pougatch, les gendarmes de Moissac ont « réussi à arrêter quelques enfants juifs du Centre de Moissac ». À notre connaissance et dans l’état des sources actuelles, les gendarmes de Moissac ont raflé quatre personnes juives étrangères, sans lien avec la colonie des enfants juifs(11). Le lieutenant Lantier, commandant de la section de Castelsarrasin, entretient de bonnes relations avec Shatta Simon. La gendarmerie, en général, dans le département, n’a pas réalisé de zèle pour aller chercher les juifs. À Montauban et à Beaumont-de-Lomagne, par exemple, elle semble avoir été volontairement trop bavarde au moment des rafles du mois d’août 1942, en fournissant les noms inscrits sur les listes(12).

Autre fait troublant. Lors de son arrestation le 2 novembre 1942, le juif étranger Zylberberg parvient au cours du transfert à sauter du train et à s’évader. Le rapport du lieutenant de gendarmerie Lantier développe une argumentation officielle pour le moins byzantine mais bienveillante : le port des objets de sûreté ou menottes est interdit pour les « internés administratifs » ; aussi en lui mettant des menottes, le gendarme a provoqué son évasion. Le lieutenant de gendarmerie n’inflige pas de sanction au gendarme. Il précise qu’il faut agir « avec humanité » envers les juifs venus en France après 1936 et qu’il ne faut pas confondre les juifs avec les condamnés de droit commun et cela, en plein accord avec le préfet François Martin.

Cette même argumentation, contre l’utilisation des objets de sûreté et donc la possibilité plus grande de s’évader, est proposée lors du transfert des ouvriers de la Relève, deux mois plus tard, en janvier 1943 : « Ces ouvriers désignés d’office par voie de réquisition ne sont pas des volontaires pour la plupart. Dans les mesures de contrainte appliquées à ceux qui ne veulent pas se soumettre il faut employer le maximum de tact, de persuasion et de discrétion. En conséquence, la conduite des défaillants au camp de Noé devra se faire sans l’usage des objets de sûreté »(13).

La recherche des juifs fugitifs fin 1942 et en 1943 par les gendarmes s’avère souvent inefficace, sans être nulle : les gendarmes montrent alors trop peu de volonté, ainsi ils n’identifient jamais systématiquement les noms des juifs à transférer à Rivesaltes lorsqu’ils leur donnent des cartes de circulation temporaire. La hiérarchie gendarmique s’en plaint de façon officielle(14).

Enfin, il ne faut pas oublier les gestes d’entraide qui peuvent surprendre, diffus et bien présents. Ainsi, dans notre étude sur les gendarmes en Haute-Loire, qui ne nous semblent pas spécifiquement des héros ou des Justes, le témoignage d’après-guerre du commandant de gendarmerie énumère les brigades du département – Bains, La Chaise-Dieu, Le Puy, Monistrol-d’Allier, Saint-Privat d’Allier, Saugues, Sembadel – qui ont agi au cours de ce chapitre « humanitaire », assez extensible, de l’histoire des gendarmes face aux juifs réfugiés.

Quant à la brigade de Vorey, elle indique la méthode qu’elle a utilisée pour prévenir les juifs d’une rafle : une croix est apposée sur la porte à chaque prévision d’arrestation(15). En définitive, à travers ce faisceau d’indice retrouvé, qui ne peut pas être quantifié, à travers les papiers officiels eux-mêmes et les témoignages, les gendarmes, malgré les lois répressives, malgré les rafles qu’ils réalisent, peuvent apparaître paradoxalement comme un appoint supplémentaire, officieux, un appui à la société en voie de clandestinité, dans une résistance spirituelle, morale et patriotique.

Naissance d’une force d’inertie dans la chasse aux réfractaires du STO

Les gendarmes doivent assigner et transférer les requis, ouvriers de la Relève – loi du 4 septembre 1942 –, puis les jeunes gens du STO de leur résidence au lieu du départ. Le militaire remet en mains propres l’assignation – lieu et jour de départ – ou en fait notification à un membre de la famille si l’assigné est absent. Par la suite, il recherche tous les « défaillants » : les « insoumis » – soustraits aux mesures de recensement ou de visite médicale –, puis les « réfractaires » – ne répondant pas aux convocations d’affectation pour le départ(16). La gendarmerie réalise en général cette mission peu ragoûtante des transferts au printemps 1943, mais on note déjà les premières faiblesses toute patriotiques.

En Haute-Savoie, en janvier 1943, la fuite des requis ouvriers de la Relève de Cluses et de la vallée de l’Arve avait conduit la gendarmerie à revenir bredouille(17). Le fait est également avéré dans toutes les régions de paysans-ouvriers, comme la Montagne limousine(18). Lors des premiers chahuts, ouvriers ou juvéniles, au cours des visites médicales des 3 et 4 mars 1943 pour le STO, véritables fêtes traditionnelles de la conscription au pays, ou au cours du transfèrement à la gare le jour du départ et au cours du voyage, comme à Mazamet (Tarn), Murat (Cantal), Yssingeaux (Haute-Loire), Romans (Drôme), Vizille (Isère), Saint-Claude et Oyonnax (Ain), la gendarmerie, en général dépassée, laisse faire ou se met prudemment en retrait. Mais ce printemps 1943 est une des périodes les plus dures pour la gendarmerie. Les convois de requis ou les rares arrestations de réfractaires, lors de véritables rafles dans l’arrière-pays, sont sévèrement jugés par la population. Une loi du silence et une véritable haine gendarmophobe sont à leur comble : la caserne au chef-lieu de canton est alors isolée.

Face à ces mécontentements, le gendarme va alors utiliser tous les moyens de la résistance passive. Dès les premiers vols du maquis, la gendarmerie locale devient une chambre d’enregistrement et de renseignements, avec des procès-verbaux souvent vagues, sans suite. Il est vrai que l’exploitation devient périlleuse. Le pays du maquis se sépare du pays officiel. En Bretagne, c’est l’intérieur des terres qui fait sécession en Argoat, pays des bois et des landes, entre Montagne Noire et Monts d’Arrée. De même, fin 1943, les brigades de gendarmerie du Morvan, éloignées ou difficiles à atteindre, risquent, dit-on, une « cassure » avec le reste du département, en raison du relief accidenté et compartimenté, du rude hiver, et surtout de la présence des maquis, « régions troublées… travaillées par des éléments subversifs »(19).

Le sommet de la répression gendarmique se situe à l’été 1943. Pourquoi ? D’abord, les réfractaires s’organisent dans les premiers maquis. D’autre part, la loi du 11 juin 1943, annoncée par Pierre Laval le 5 juin, impose le STO à toute la jeunesse, jeunes cultivateurs compris – auparavant exemptés – et prévoit de lourdes peines pour leurs complices. Le monde paysan se « braque » alors contre cette loi collaboratrice et son seul représentant dans le canton, le gendarme. Ce dernier dispose du choix suivant : continuer la répression jusqu’au règlement de compte avec le maquis naissant, en suivant le modèle de la Milice française haïe, ou choisir la résistance passive, mais également active au service de la population, en conservant son ancien rôle, reconnu et traditionnel dans le monde rural, de conseiller, de protecteur ou même d’éducateur(20).

Dès la fin du printemps 1943, la recherche des réfractaires ne se fait plus avec le sens de l’obéissance de mars 1943, plutôt « sans enthousiasme ni gaieté de cœur » dit-on. La caserne de gendarmerie voit alors des cas de conscience. Le gendarme, de sa propre initiative, peut devenir un allié de poids des réfractaires, notamment en les avertissant des assignations et des rafles. Cette première aide des gendarmes aux jeunes réfractaires, diffuse, pour la fuite dans le refuge, est loin d’être négligeable ; elle est même essentielle mais difficilement perceptible. Les témoignages l’évoquent, parfois de façon générale. Elle dépend des initiatives personnelles ou des relations au sein de la brigade, surtout lors des tournées, avec le risque important du résultat « néant » et de la désobéissance aux ordres.

Il est clair que les brigades de gendarmerie dans l’arrière-pays dit de « culture particulariste » ou « culture du hors-la-loi », précocement hostile au STO – Argoat breton, Montagne limousine, Morvan, Haut-Jura, Haute-Savoie, Vercors, Cévennes, ou Pays basque –, ne peuvent que suivre et comprendre le nouvel état d’esprit, en 1943-1944, d’une population austère, méfiante, « très fermée », si spécifique. Ainsi, sur cinquante-cinq jeunes gens requis dans le canton de Villard-de-Lans, sur le plateau du Vercors, au STO en Allemagne ou au chantier Todt, entre mars et mai 1943, trente et une familles voient deux à trois visites de gendarmes, en vain et sans conviction. La seule brigade de gendarmerie, médaillée de la Résistance, se trouve sur cette même montagne du Vercors si particulariste, à La Chapelle-en-Vercors (Drôme). Mais d’autres brigades de gendarmerie dans l’arrière-pays pourraient recevoir cette médaille de la Résistance(21).

Si l’attitude de la gendarmerie envers le réfractaire du STO peut être vite bienveillante, il n’en est pas de même vis-à-vis du maquis. Parce que les premiers héros du maquis peuvent narguer la gendarmerie jusqu’à l’agression. Ces « bons » coups, portés au gendarme, font sourire la population locale, comme dans le Limousin. Les gendarmes locaux deviennent pour le moins méfiants et impuissants, une minorité peut vouloir sa revanche, une majorité découvre le patriotisme du maquis et se réfugie dans la passivité, spectateurs lucides, au pire craintifs, au mieux bienveillants. Or cette bienveillance envers le maquis n’est pas négligeable(22).

Une bienveillance de la gendarmerie : plutôt la chasse au faux-maquis qu’aux réfractaires du maquis

La gendarmerie peut devenir bienveillante jusqu’à aider objectivement les réfractaires du STO, qui trouvent refuge au pays ou rentrent dans le maquis. C’est le cas en septembre-décembre 1943 pour les brigades de gendarmerie de la section d’Yssingeaux, à l’est de la Haute-Loire, commandée par le lieutenant Morel. Ces dernières ne rentrent pas dans la Résistance, mais trouvent un modus vivendi avec le chef des maquis des Mouvements unis de la Résistance (MUR) : Bonnissol. De même, le colonel Georges, chef des maquis du Lot, témoigne : « Les gendarmes ne demandaient qu’à passer de notre côté, mais nous leur disions : « En aucun cas ne nous rejoignez. Vous êtes plus utiles dans les gendarmeries que dans les maquis ». C’est pour nous une source de renseignements extraordinaire. Quand il y avait une opération prévue, Allemands, Milice, GMR, généralement les gendarmes étaient au courant et ils nous informaient ».

Cette collusion clandestine gendarmerie-réfractariat-maquis possède un sens moral fort : suivre une ligne patriotique – avertir les réfractaires dans leur refuge et même le maquis des incursions de l’« ennemi » – mais également continuer son travail de maintien de l’ordre au sein des campagnes. Nous souhaitons analyser cette fonction de nouvelle « police des campagnes », luttant contre les « faux-maquis », ou comme « police du maquis », chassant tous les droits communs que sécrète la présence multiple des réfractaires et des maquis. La gendarmerie se doit de distinguer les actes « patriotes » de ceux « criminels », tout en donnant l’air de donner le change au régime et à l’Allemand, à travers de fausses sorties et surtout de la paperasserie officielle.

Une question se pose, essentielle, dans cette intersection géographique entre réfractaires du STO au maquis et gendarmerie, au cours de cette année de « terreur » dans les campagnes françaises. Si la gendarmerie peut lutter contre les criminels de droit commun, combien sont-ils dans le pays du maquis ? Sur tous les « attentats » ou coups de main, combien proviennent du « bon » maquis ? Combien d’« attentats » sont des réalisations du « faux-maquis », des bandits de grand chemin ou du banditisme, des droits communs ? La question statistique est délicate mais essentielle car ce mal du faux-maquis progresse avec l’augmentation des gens du maquis. La gendarmerie et le maquis doivent « neutraliser », l’un par vocation, l’autre par intérêt de sa réputation, leurs mauvais éléments, « peu recommandables ». La gendarmerie retrouve une fonction de protection dans le pays du maquis.

Sur les vingt-trois attentats en Haute-Loire du mois de janvier 1944, huit ou un tiers semblent des actes délictueux ou vols de droit commun. Sur les 84 « attentats » recensés par la section de gendarmerie d’Yssingeaux, de novembre 1943 au 6 juin 1944, une proportion de plus d’un tiers (42 %) sont des délits de droit commun(23).

Dans une étude sur les exécutions extrajudiciaires dans le Morbihan, Christian Bougeard propose les proportions suivantes : 34 % des exécutions sont le fait des FFI, 33 % des FTP, mais 27 % le fait d’inconnus ou d’éléments incontrôlés, qui ne peuvent qu’inquiéter les gendarmes(24). Or les arrestations de droit commun par les gendarmes augmentent nettement au printemps 1944. Celles des communistes, « terroristes » et « réfractaires », au contraire, se réduisent. En ce qui concerne les arrestations opérées par la compagnie de gendarmerie du Puy-de-Dôme, en janvier 1944 : quarante réfractaires sont arrêtés dont des jeunes gens des Chantiers de jeunesse, aucun « terroriste », seize criminels de droit commun ; en février 1944 : huit réfractaires, cinq « terroristes », dix-huit criminels de droit commun ; en mars 1944 : un réfractaire, un « terroriste », vingt-et-un criminels de droit commun ; enfin en avril 1944 : trois réfractaires, aucun « terroriste », trente-cinq criminels de droit commun.

Cette notion des « droits communs » nourrissant le « faux-maquis » est extensible : ce sont, tout à la fois, des anciens gens du maquis ayant perdu le sens de la discipline et de l’honneur, des hors-la-loi, des bandits qui vont du petit voleur au véritable gangster, parfois appartenant aux « milieux » marseillais, corse ou lyonnais, avec leurs « caïds », des « gestapistes » enfin, à la solde de l’Allemand, se faisant passer pour des résistants(25).

En Haute-Savoie, la gendarmerie soutient les maquis de l’AS et se méfie des maquis FTP. L’AS trouve dans la gendarmerie, au moment de la montée et de l’épopée des Glières (31 janvier 1944-26 mars 1944), une neutralité bienveillante, voire des accords. Elle est fort différente de l’action répressive de la Garde, des GMR et surtout de la Milice. L’opinion locale, très patriote et favorable au Maquis en ce début 1944, ne critique pas en général l’action de la gendarmerie – pourtant très mal perçue un an auparavant –, mais hait très sévèrement la Milice et toutes les forces de l’ordre répressives, jugées comme des « forces de l’oppression anti-française »(26).

Essai de proportion de cette résistance professionnelle

Le rôle du gendarme et son état d’esprit nous semblent un bon indicateur du double jeu social de la période 1940-1944 : une France officielle, apparente, et une France clandestine en formation s’imposant, pétrie dans l’apprentissage du mensonge humanitaire ou patriotique, du faux rapport pour le vrai refuge juif ou des réfractaires du STO. Le gendarme se trouve dans une situation délicate pendant de longs mois, car il doit satisfaire sa conscience professionnelle garante de l’ordre public et remplir son devoir militaire et patriotique : ces deux obligations n’ont pas été sans le tourmenter, tant elles peuvent être divergentes en 1943-1944 d’où une « crise de conscience » ou une « crise morale » : crise d’indépendance, crise d’autorité, crise de recrutement. Face à la clandestinité et au tout hors-la-loi, les deux lois d’honneur et de discipline militaire de l’Arme sont en jeu(27).

La répression des juifs, des réfractaires du STO et du maquis en Haute-Loire par les gendarmes du cru, sans être nulle, est moyenne et réelle : quelques dizaines de juifs étrangers raflés, quelques centaines de jeunes gens requis, quelques dizaines de réfractaires au STO, quelque cinquante gens du maquis, sont arrêtés par les gendarmes locaux. Mais l’analyse n’est pas suffisante, si elle s’arrête à ce verre difficile à avaler, et à demi-plein. Des pourcentages doivent être retrouvés.

Les gendarmes sont en 1943 à 80-90 % germanophobes, favorables à l’Angleterre, la Résistance, le « bon » maquis, comme les autres habitants de la France profonde. La gendarmerie est, rappelons-le, une force militaire et nationale, qui sait où est, en conscience, l’intérêt patriotique face à l’ennemi allemand. Peu de gradés mais c’est toujours trop pour la Résistance française et de gendarmes prennent le parti de réprimer les résistants ; 12 % des gendarmes semblent douteux pour les Résistants en Haute-Loire et dans le Cantal, mais aucun ne rejoint le camp avéré des collaborateurs du bourg. En revanche, 33 % des gendarmes de la Haute-Loire aident les Résistants locaux par de multiples gestes d’information : ce fort pourcentage doit nous surprendre(28).

Dans le Cantal, l’historien Eugène Martres réalise également un bilan historique et moral de la gendarmerie, qui nous donne un ordre de grandeur. Sur trente et une brigades, une vingtaine est favorable à la Résistance, en totalité ou en majorité ; huit ou neuf apparaissent en majorité réticentes ou hostiles aux opposants, aux juifs, aux réfractaires puis aux maquis (25 %) : inversement donc, les deux-tiers des brigades sont favorables aux différents mouvements de résistance. Quant aux gradés, le commandant de la compagnie du Cantal, et le lieutenant de la section de Mauriac appuient la collaboration : ils le paient de leur vie à la Libération(29). En somme, une brigade sur cinq n’a pas aidé les refuges des juifs ou des réfractaires du STO en Haute-Auvergne ; inversement, quatre brigades sur cinq ont été des alliées de poids pour ces réfugiés(30).

La conscience patriotique et humanitaire, active et non plus passive, des gendarmes dans le pays, peut être retrouvée dans sa place et son rôle « professionnel » entre la société, le refuge – juifs, réfractaires de la Relève et du STO – et le maquis. Il nous semble que les gendarmes ont joué ce rôle, difficile, dans la discrétion, sans reconnaissance excessive à la Libération : nombreux renseignements aux pourchassés, aux résistants et aux maquis et lutte contre les bandits du « faux-maquis » sont les deux caractéristiques de cette résistance spécifiquement gendarmique, loin d’être négligeable pour la sauvegarde de la clandestinité dans la société rurale.

Les gendarmes, par leur rigueur professionnelle et morale ont apporté au pays-refuge une note de stabilité, indépendante et impartiale, si difficile à obtenir dans cette période de passion(31), de résistance passive, active à l’occasion, reconnue par la quasi-totalité des habitants, non en 1943, marquée par une gendarmophobie populaire, mais en 1944-1945.

En définitive, les gendarmes sont « assez bons », selon l’expression du chef des MUR, puisqu’ils s’avèrent une force humaine et morale irremplaçable sous l’Occupation, un important point d’appui de conseil et de protection pour le refuge, puis le maquis, jusqu’à la participation aux combats victorieux de la Libération(32).

(1) François Boulet, Les montagnes françaises 1940-1944 : des montagnes-refuges aux montagnes-maquis, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1999, t. 2, pp. 375-396. François Boulet, « Les gendarmes dans les pays de maquis 1943-1944 », dans Les sociétés, la guerre et la paix de 1911 à 1946, (dir. Hélène Fréchet), Nantes, Éditions du Temps, 2003, pp. 331-349.

(2) Pour la bibliographie sur la gendarmerie française pendant la Seconde Guerre mondiale, voir Jean-Noël Luc (dir.), Histoire de la maréchaussée et de la gendarmerie. Guide de recherche, Maisons-Alfort, SHGN, 2005, pp. 443-449 et Bernard Mouraz (dir.), Gendarmes résistants. Du refus aux combats de la Libération (1940-1945), Vincennes, SHD, 2006, pp. 188-189.

(3) François Boulet, « Les gendarmes en Haute-Loire, 1940-1944 », Cahiers de la Haute-Loire, 2005, pp. 385-398.

(4) François Boulet, « Les juifs en Isère, Savoie et Haute-Savoie (1940-1944) : de la touristophobie aux montagnes-refuge », Revue d’histoire de la Shoah. Le monde juif, mai-août 2001, n° 172, pp. 174-227. François Boulet, « Préfets et gendarmes français face aux juifs réfugiés dans les Alpes (1940-1944) », dans Projet Interreg, Colloque international, décembre 2004, Université Pierre Mendès-France, Grenoble, à paraître.

(5) Rapports R/4 des sections de Florac, Marvejols, Mende (Lozère), SHD-DGN, 48E 64, 83, 89. François Boulet, « Monistrol 1940-1944. L’évolution de l’état d’esprit à Monistrol-sur-Loire et ses environs à travers les rapports du préfet et des gendarmes », Chroniques monistroliennes, 2004, n° 38, pp. 3-48.

(6) François Boulet, « Les gendarmes en Haute-Loire… », op. cit., pp. 391-395. François Boulet, « Tence (1936-1945) face aux Espagnols, aux juifs, aux gens du Maquis et… au Chambon-sur-Lignon », Bulletin des Amis du Vieux Tence, n° 23, juin 2006, pp. 21-51.

(7) François Boulet, « Préfets et gendarmes… », op. cit.

(8) Brigade de Castellane (Basses-Alpes), n° 92/4, 18 septembre 1942, SHD-DGN, 4E 73.

(9) François Boulet, « Préfets et gendarmes… », op. cit.

(10) François Boulet, « Moissac pendant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945) », Bulletin de la Société Archéologique et Historique de Tarn-et-Garonne, 2005, t. CXXX, pp. 117-141.

(11) Isaac Pougatch, Charry, vie d’une communauté de jeunesse : expériences faites dans un chantier de jeunesse juive en France, 1940-1942, Boudry, La Baconnière, 1945, p. 191.

(12) Lettre du préfet au commandant de gendarmerie, 10 septembre 1942, AD Tarn-et-Garonne, 5W 26. « Diverses réflexions », « certains nombres de remarques », du préfet au préfet régional, minutes sans précision, 9 et 14 septembre 1942, AD Tarn-et-Garonne, 5W 26. Rapports du chef d’escadron n° 817/2, 826/2, 829/2, 835/2, 841/2, 852/2, 20, 24, 25, 27, 29 août 1942, 2 septembre 1942, SHD-DGN, 82E 9. Le total des juifs raflés à domicile est-il de 84, comme indiqué le 2 septembre ?

(13) Rapport n° 1056/2 du lieutenant Lantier transmis par le chef d’escadron, Montauban, 10 novembre 1942, et rapport n° 88/2, 27 janvier 1943, SHD-DGN, 82E 5.

(14) Rapport n° 1065/2 du chef d’escadron, Montauban, 13 novembre 1942, SHD-DGN, 82E 5.

(15) Rapport n° 53/2 du capitaine Lafay, 13 janvier 1945, SHD-DGN, 43E 3. Rapport n° 9/4 du maréchal des logis de la brigade de Vorey « sur l’activité de la brigade en faveur de la résistance », 23 décembre 1944, SHD-DGN, 43E 203.

(16) Benoît Haberbusch, La gendarmerie des Deux-Sèvres entre 1939-1945, mémoire de maîtrise, 1997, p. 81. Bernard Mouraz, « La gendarmerie et les réquisitions forcées de travailleurs 1942-1944 », dans La main-d’œuvre française exploitée par le IIIe Reich, Caen, Centre de recherche d’histoire quantitative, 2003, pp. 459-463.

(17) François Boulet, « Deux montagnes-maquis exemplaires dans la France occupée (1943-1944) : la Montagne limousine et la Haute-Savoie », Un siècle militant, PULIM, 2005, pp. 41-42.

(18) François Boulet, Les montagnes françaises 1940-1944…, op. cit., t. 2, pp. 375-397.

(19) François Boulet, « Les gendarmes français dans les pays du maquis… », op. cit., t. 2, pp. 337-338.

(20) Rapport n° ¼ du commandant de la section de Marvejols (Lozère), janvier 1941, SHD-DGN, 48 E 83 : « Par sa conduite, sa tenue, sa manière de servir, le gendarme a, dans la société, une place assez importante. Il est le conseiller, l’éducateur et le protecteur de la population saine. Par sa tenue, sa manière de servir, il maintient son prestige à un niveau convenable, souvent aux dépens de sa modeste solde ». Rapport n° 491/2 du chef d’escadron, Mende, 10 octobre 1944, SHD-DGN, 48E 55 : « Le maréchal des logis-chef Cazals s’est donné cœur et âme à la cause de la Résistance. Il a été le conseiller des premiers organisateurs du maquis, le protecteur des personnes recherchées par les Allemands. Bien des fois, au péril de sa vie, il a renseigné les uns et les autres. En juin 1944, il a pris une part directe à l’action et s’est distingué au point de conquérir en quelques semaines les galons de lieutenant. Le maréchal des logis-chef Cazals honore la gendarmerie ». Voir encore Claude Cazals, La gendarmerie sous l’Occupation, Paris, La Musse, 1994, 320 p., et surtout les différentes pages sur le département de la Lozère. Le père de l’auteur, Marcellin Cazals, cité plus haut, est maréchal des logis-chef de la brigade de la brigade du Malzieu ; il reçoit déjà des félicitations pour son combat de police économique fin août 1943. Cf. Rapport n° 397/2 du chef d’escadron, Mende, 31 août 1943, SHD-DGN, 48E 54.

(21) Gilles Vergnon, Le Vercors. Histoire et mémoire d’un maquis, Paris, Éd. de l’Atelier, 2002, pp. 56-58, 77, 232. François Boulet, « Préfets et gendarmes face aux montagnes-refuges des Cévennes au Vercors (1940-1944) », dans Patrick Cabanel, Laurent Gervereau (dir.), La Deuxième Guerre mondiale, des terres de refuge aux musées, Le Chambon-sur-Lignon, Sivom Vivarais-Lignon, 2003, pp.174-175.

(22) Harry R. Kedward, À la recherche du Maquis, Paris, Cerf, 1999, pp. 231-233.

(23) François Boulet, L’état d’esprit en Haute-Loire 1940-1944 : des refuges aux maquis, op. cit.

(24) Christian Bougeard, « Résistance et épuration sauvage en Bretagne », dans Jacqueline Sainclivier, Christian Bougeard (dir.), La Résistance et les Français. Enjeux stratégiques et environnement social, Rennes, PUR, 1995, p. 281.

(25) La Police nationale se trouve confrontée à la même ambiguïté des « droits communs » sous l’Occupation ; lire Jean-Marc Berlière, Les policiers français sous l’Occupation, Paris, Perrin, 2001, pp. 115-119. De même, une remarque d’Alain Bancaud, lors de la journée d’études du 26 octobre, à propos de la magistrature.

(26) Henri Amouroux, Un printemps de mort et d’espoir, Tome 7, Paris, Robert Laffont, 1985, pp. 264-265. Michel Germain, Glières mars 1944. « Vivre libre ou mourir ! », Les Marches, La Fontaine de Siloé, 1994, p. 65.

(27) François Boulet, « Conclusion », dans « Les gendarmes français dans les pays de maquis… », op. cit., p. 349.

(28) François Boulet, « Les gendarmes en Haute-Loire… », op. cit., conclusion, pp. 442-445.

(29) Eugène Martres, Le Cantal de 1939 à 1945, Cournon d’Auvergne, De Borée, 1993, pp. 167-168.

(30) François Boulet, « Les gendarmes français dans les pays de maquis 1943-1944… », op. cit.

(31) Rapports n° 14/4 et 23/4 du maréchal des logis de la brigade de Dunières, « sur l’état d’esprit du personnel », 19 mars et 19 juin 1943, SHD-DGN, 43E 137.

(32) Gérard Combes, Haute-Loire 1940-1944. Arrestations. Internement. Déportations. Exécutions. Fusillades, Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale, Gap, Imprimerie Vicente, 1967, p. 10.