Force Publique

LES GENDARMES ET LA POPULATION DES ALPES-MARITIMES FACE AU RATIONNEMENT ET AU MARCHÉ NOIR

Rémi-Numa STEVELBERG
École nationale des douanes

Le « marché noir » évoque les images les plus diverses. Celles d’un trafic illicite qui enrichit les malhonnêtes au détriment des pauvres, celles aussi, véhiculées par Vichy, d’une trahison nationale. Les clichés populaires sont souvent loin de la réalité et de sa complexité.

Notre contribution vise à analyser la politique de répression des gendarmes, en ville et dans les campagnes de l’arrière-pays niçois. La politique de coercition, évoluant selon les années et les difficultés grandissantes du ravitaillement, est imposée par des hommes qui, eux-mêmes, sont victimes de la situation générale. Ne bénéficiant d’aucun avantage en la matière, ils subissent ainsi que leurs familles, la rareté des produits, les arrivages manquants, et les diverses épreuves de l’heure.

La situation des Alpes-Maritimes

Loin des plaines fertiles de la Beauce, les terres des Alpes-Maritimes ne produisent que peu de blé et de céréales, encore moins d’œufs et de produits laitiers. Les fruits et légumes, le raisin, la pêche et l’élevage d’ovins et de bovins constituent l’économie alimentaire locale. Tributaires pour l’essentiel de l’approvisionnement des départements voisins et des terres coloniales, les principaux échanges commerciaux avec les Alpes-Maritimes se font à partir de l’Italie, des départements voisins, des pays d’outre-Méditerranée et de la Corse.

Une fois la guerre engagée, les ports sont minés et le trafic est presque réduit à néant. Dès le mois de décembre 1939, le café, l’huile, le savon et le riz commencent à manquer. Le prix du café passe de vingt à quarante francs le kilo entre décembre 1939 et janvier 1940. Rappelons que l’invasion de la France pousse les populations à se réfugier en zone Sud et que les Alpes-Maritimes accueillent déjà des touristes qui resteront sur place faute de pouvoir rentrer chez eux. Si l’on tient compte de deux recensements, celui de la préfecture et celui des autorités de la région économique, on peut estimer la population présente entre 505 000 et 530 000 habitants. Les Alpes-Maritimes subissent de plus l’occupation de l’armée italienne. Cette situation interpelle rapidement les autorités de Vichy. Sans vouloir rentrer dans le détail des rations alimentaires qui ne cessent de baisser et dans celui des denrées qui disparaissent des marchés, précisons simplement que les prix s’envolent et que les denrées non rationnées tels le vin, le chocolat, les pommes subissent des hausses de prix allant jusqu’à 380 % pour les tomates, et ce dès octobre 1941(1).

Devant les difficultés qui s’accumulent, le commandant de compagnie va faire preuve d’originalité. Dans un de ses rapports(2), adressé à son supérieur hiérarchique, il propose un train de mesures destiné à répondre aux attentes de la population. Parmi d’autres, l’idée de faire un « vin national » est la plus originale. Il s’agit de supprimer les appellations contrôlées, dont la consommation par les classes favorisées irrite les classes moyennes et populaires. Dans sa lancée, le commandant de compagnie propose de réduire la puissance des éclairages des cafés, hôtels, boîtes de nuit et bars et tout cela « sans inconvénients pour eux » précise-t-il.

On redécouvre encore, à l’occasion de la guerre et de l’Occupation, à quel point la montagne est nourricière. Aux subsistances comestibles s’ajoutent les bénéfices des bois, des eaux et des mines. La montagne, isolée, tranquille, va connaître du fait de l’Occupation un bouleversement sans précédent. Les stations de ski, les villages de cure thermale ou d’altitude sont pris d’assaut par des populations plus ou moins fortunées, qui cherchent à quitter les rigueurs citadines et espèrent une situation plus favorable en retrait des tourments urbains de l’Occupation. Un marché noir à petite échelle voit d’abord le jour pour des besoins individuels, familiaux ou amicaux. Finalement, ce ravitaillement familial prend de l’ampleur devant la relative tolérance des autorités et devient dans certains cas une source de revenus plus qu’un moyen de subsistance. Lorsque Vichy prend la réelle mesure des choses et que les sources alimentaires se raréfient encore plus, cette pratique est réprimée.

Le phénomène s’amplifie dès 1942 et il devient difficile de cerner les limites entre besoins familiaux et activité lucrative. L’État français légifère pour éviter que les ressources de la forêt ne servent à alimenter le marché noir. Les gendarmes, installés à la gare routière de Nice, contrôlent fréquemment les paysans qui descendent des cars effectuant la navette avec les vallées alpines. Eux, qui savent à quel point la montagne est importante pour les habitants, font preuve de mansuétude. Il s’agit d’éviter les heurts sociaux liés aux abus, tout en fermant les yeux sur les nécessités vitales des plus démunis. Puisque l’achat à la ferme reste permis, des trafics illicites s’organisent. Il faut alors aussi intensifier le contrôle postal et la répression des abus liés au trafic routier et ferroviaire. Pour autant que la répression augmente, pour autant le marché noir continue.

Le travail répressif des gendarmes s’exerce aussi dans le cadre des eaux et forêts. Parmi leurs attributions, ils doivent veiller aux dates d’ouverture et de fermeture de la pêche et de la chasse. S’agissant des droits de chasse auxquels les montagnards sont particulièrement attachés, Vichy impose une législation hésitante et les revirements sont nombreux entre 1940 et 1942. L’interdiction vichyssoise et allemande des armes à feu, par la loi du 4 décembre 1942, échoue. Les armes possédées par les chasseurs, les officiers de réserve et les divers propriétaires ne sont pas remises spontanément à la gendarmerie, et l’on note une nette augmentation des actes de braconnage(3). Preuve du laisser-aller et de la tolérance, nous n’avons pas retrouvé un seul procès-verbal de chasse illégale, alors que les cas de pêche illicite sont comptabilisés. Cette action, nécessaire en raison de la pénurie de nourriture et du grand nombre de chasseurs et pêcheurs, est d’autant plus attrayante que les gendarmes perçoivent une prime selon les verbalisations faites.

Après trois années de difficultés, la reprise des combats dans la zone Sud de la France va venir aggraver une situation déjà peu favorable. Les routes sont coupées, les ponts détruits par des Allemands qui se retranchent au plus profond des montagnes et dans les gorges des Alpes-Maritimes. En quittant le littoral, ils détruisent et pillent toutes les ressources sur les routes du repli. Dans le même temps, les maquisards et les populations évacuent les montagnes pendant que se déploient les armées alliées. Une véritable course à la ressource oppose les parties en présence. Certains stockent pendant que d’autres volent et détruisent. Au milieu de tout cela, les populations subissent et s’agitent tandis que les gendarmes font au mieux pour maintenir un semblant d’ordre.

Un mois après le débarquement de Provence, le pain, la viande, les légumes viennent à manquer dans les grandes agglomérations du département : Menton, Cannes, Grasse, Puget-Théniers. Le 28 juillet 1944, une centaine de femmes vient manifester devant la mairie de Menton en criant : « Nous voulons du pain, nous voulons manger »(4). Une délégation est reçue et cinq cents grammes de pommes de terre leur sont accordés.

Les Allemands n’accordent des sauf-conduits aux habitants que pour aller chercher de la farine en Italie. Heureusement, les populations italiennes des villages ont de la sympathie pour la France. Les maires de Tende et Briga-maritima déclarent vouloir faire « tout ce qu’ils peuvent pour venir en aide à la population française, mais le peu de sauf-conduits accordés et le manque total de camions ou de voitures attelées rend les transports très difficiles »(5). En outre, les marchandises se raréfient aussi en Italie et, en dépit des bonnes volontés, les quantités offertes aux Français sont insuffisantes. Condition aggravante, au même moment, la totalité du bétail de la vallée est prise par les Allemands.

Le 13 janvier 1944, deux cents personnes manifestent devant la préfecture. Quinze jours plus tard, vingt mille personnes sont place Masséna à Nice pour crier leur mécontentement. En septembre, des vols ont lieu dans des dépôts de nourriture à Nice et Menton. Ils sont rapidement stoppés par la police. Malgré de nombreuses aides, la situation est critique. Le Don Suisse, la Croix-Rouge Suédoise, le US War Relief Service, viennent en aide aux populations en distribuant du lait concentré, des amandes, du bouillon, des céréales et des petits-déjeuners(6).

Même dans les situations les plus difficiles, rien ne semble empêcher les gendarmes d’agir et réprimer si nécessaire. En mai 1945, les résultats de police économique de la compagnie font apparaître 1 145 procès-verbaux pour l’année précédente. Globalement, les zones les plus verbalisées sont urbaines. La section de Grasse s’illustre particulièrement avec 424 procès-verbaux. Les sections de Cannes, Nice, Puget-Théniers réalisant à elles trois autant que Grasse, tandis que celle de Menton est à créditer de 260 procès-verbaux.

En dépit de l’intéressement promis – une prime de huit francs dix par procès-verbal dressé –, les gendarmes ne verbalisent pas à outrance. Ceux des zones rurales ferment les yeux d’autant plus facilement qu’ils connaissent les gens et ne veulent pas courir le risque d’être pris à partie par les résistants locaux. Ils anticipent ainsi les consignes qui changent en 1945. En effet, prenant tardivement la mesure de la situation et devant les carences alimentaires que connaissent les habitants des Alpes-Maritimes, les autorités ordonnent de ne verbaliser que modérément et décident de supprimer certaines taxes qui grevaient des produits de première nécessité.

La présence des soldats américains, si elle réjouit les populations, déséquilibre les circuits de ravitaillement. Entre fin novembre et mi-décembre 1944, de nombreuses troupes américaines stationnent dans les environs de Cannes, Villeneuve-Loubet et la Gaude. Les cigarettes, l’essence, la farine et le corned-beef sont l’objet de nombreux trafics et attirent les convoitises d’éventuels revendeurs. Pour éviter les vols et prévenir l’apparition de nouveaux circuits parallèles de distribution, la gendarmerie est associée à la Military Police américaine. Il s’agit de renforcer les effectifs présents et de permettre un plus grand nombre de patrouille mixte. En juillet 1944, neuf soldats américains sont pris en flagrant délit de vol de bois dans une propriété privée à la Colle-sur-Loup(7). L’arrestation menée par la brigade locale, conjointement avec la Military Police, scelle le début d’une association appréciée des deux côtés. En septembre 1944, la coopération se poursuit avec la mise en place de barrage pour le contrôle des véhicules. Il s’agit de reprendre les nombreuses denrées (conserve, tabac, essence) soustraites des approvisionnements des armées et qui transitent dans tout le département. La Military Police va assister la gendarmerie à raison d’un homme pour chaque groupe de trois gendarmes à chaque barrage(8). Les postes de contrôle sont tenus en permanence et relevés toutes les six heures.

L’action de la gendarmerie

S’il est un problème qui occupe à temps plein l’esprit des populations, c’est bien la quête de nourriture. La gestion de ce problème se fait de façon anarchique puisque personne n’est capable de prévoir à l’avance les conditions d’un ravitaillement normal. Devant la menace que représentent les foules affamées, le préfet compte sur la gendarmerie.

Ce qui pourrait paraître anodin, dans une situation de paix, prend une ampleur insoupçonnable en temps de disette et de crise. Les mois de juin et juillet 1943 à Nice en sont un parfait exemple. Comme l’écrit le chef d’escadron Soymie : « Monsieur l’Intendant, directeur du ravitaillement général, estime à juste titre inadmissible que les fraises et les cerises soient introuvables sur les marchés et que presque tous ces fruits se vendent au marché noir à des prix astronomiques. Il demande que la vente de ces fruits soit surveillée partout où elle sera possible et que les gendarmes répriment sans pitié toutes les infractions commises »(9).

L’équilibre à trouver est difficile, heureusement les gendarmes ont des consignes aussi nombreuses que précises. « Pour montrer aux populations que toute idée de tracasseries ne rentre pas dans les mesures prises », les gendarmes ne doivent pas faire de vérification en zone police pour éviter les doubles contrôles. Une fois le travail effectué, il faut rendre compte, « chaque vendredi avant dix-sept heures, du travail de la semaine en cours et des résultats des opérations en cours ». En outre, les brigades peuvent adresser toute proposition utile concernant la police économique par rapport établi en double exemplaire. L’efficacité voulue a un prix dont l’ampleur n’avait pas effleuré le préfet. Dès le 25 juin 1943, le commandant de compagnie, adresse une note aux commandants de section pour leur demander de mettre immédiatement fin aux contrôles « pour éviter le mécontentement grandissant de la population »(10). Pour ne pas non plus paraître inactif, le contrôle des camions et des personnes suspectées de se livrer au marché noir est malgré tout maintenu.

D’autre part, il faut éviter que les voyageurs s’imaginent être l’objet de tracasseries inutiles lorsque les gendarmes contrôlent les bagages et les colis. Leur surveillance n’en est cependant pas moins nécessaire(11). Ce luxe de précaution et cet excès de formalisme se dissipent vite face à l’importance du marché noir. Les résultats de police économique demandés à la gendarmerie vont vite être impossibles à obtenir en raison d’une telle procédure. Aussi, les choses évoluent-elles rapidement et les gendarmes sont-ils rendus libres de contrôler qui bon leur semble.

En même temps qu’on impose aux gendarmes d’être justes et compréhensifs, on exige d’eux une réussite importante dans la répression. Parmi les preuves irréfutables de l’efficacité, les statistiques sont les plus facilement utilisables. La participation de la gendarmerie à la police économique durant l’année 1943 est mentionnée dans les documents d’archives(12). Ce compte, fort complet, fait l’état des diverses actions de l’institution en matière de répression, de contrôle et de vérification mais aussi sur son action de renseignements et de saisies. Les délits et crimes du ravitaillement sont différenciés des délits et crimes du contrôle économique. Il s’agit soit d’achats et de ventes sans titre soit d’achats directs à la propriété sans passer par les centres locaux de ravitaillement. Au sein de chaque catégorie, il est fait la distinction entre les auteurs selon leur nationalité. Au titre des contraventions sur le contrôle économique et le ravitaillement, trente-six Français ont subi une contravention, pour seulement dix-sept étrangers. Les délits, beaucoup plus nombreux, font état de 1 449 cas pour les Français et seulement 417 pour les étrangers. Est-ce à dire que les étrangers sont plus obéissants aux lois ? Sont-ils protégés par les Italiens qui les soustraient à la répression des gendarmes ? Nul ne peut le dire précisément.

Au titre des saisies, les céréales et les farines viennent en tête avec 9 404 kg retrouvés. La viande sur pied ou abattue représente 2 682 kg, le lait et les œufs (310 douzaines) suivent. Enfin, le foin ou la paille font aussi partie des grosses saisies. Il s’agit en fait des denrées les plus rares, celles dont les besoins sont les plus importants. Viennent ensuite, les légumes secs et frais, le beurre ou les matières grasses, les volailles mais aussi les tissus et le carburant. Plutôt que de s’attacher aux quantités importantes citées, on peut penser au travail que ces saisies occasionnent aux gendarmes. Au regard du nombre de procès-verbaux étudiés dans le détail, environ une soixantaine, il est évident que la majorité des affaires de marché noir sont de petite ampleur.

Encouragée par Vichy, la délation est une arme redoutable, à l’origine de plusieurs réussites des gendarmes. Celle-ci s’exerce souvent dans un cadre particulier. Le poids des traditions, l’attachement à la terre, l’habitude sédentaire des paysans font que, dans les petits villages de l’arrière-pays montagnard, tous les habitants finissent par être unis par des liens familiaux. Les conflits opposent parfois un clan à ceux qui se sentent seuls. Dans le petit village de Beuil, les gendarmes de Guillaumes vont découvrir un trafic de grande importance suite à un renseignement anonyme. À part le meunier et son frère, les treize autres prévenus sont tous frères, cousins ou neveux. Sur trois générations, on trafique en famille en faisant moudre des quantités de blé non négligeables. La quantité la plus faible étant de cinquante kilos, la plus forte de cent soixante kilos. Le tribunal correctionnel de Nice n’aura même pas à juger les délinquants à la loi du 17 décembre 1941, puisque tous préféreront s’arranger avec les contributions directes de Nice, évitant ainsi une probable condamnation(13).

L’action de répression du marché noir s’exerce naturellement contre les Français en situation irrégulière. Elle devient beaucoup plus délicate à mener lorsque les coupables d’infractions sont des militaires italiens des troupes d’occupation. Faut-il les verbaliser ? Comment agir sans que la situation envenime des relations ? Il est difficile de savoir si les gendarmes se posent à chaque fois la question. D’ailleurs on ne sait trop quelles sont les consignes données par la hiérarchie. On peut néanmoins penser que les carabinieri exercent la justice sur les militaires italiens fautifs et que lorsqu’un cas de trafic mêle Français et Italiens, chacun est jugé par sa justice.

Lorsque la faute est immédiate et flagrante, les gendarmes verbalisent sans état d’âme, même si les Italiens tentent de s’arranger directement avec les gendarmes, comme le montre un rapport de janvier 1943. En poste au barrage de l’hippodrome à Nice, les gendarmes constatent un trafic entre un laitier et des militaires italiens. Les gendarmes interrogent l’homme qui avoue le trafic. Bien que le sous-officier italien ait demandé aux gendarmes de ne rien faire, ils dressent procès-verbal pour vente de lait sans carte et vente illégale de lait(14).

Lorsque la faute n’est pas flagrante, que le fait est rapporté avec trop de retard, ou qu’il est trop important, les gendarmes ne peuvent plus agir. Un cas illustre cette ambiguïté. En avril 1943, un rapport du lieutenant Bertaud, commandant la section de gendarmerie de Puget-Théniers, arrive sur le bureau du préfet pour signaler l’abattage de trente-deux vaches à Isola. Le compte rendu signale que les Italiens ont ensuite transporté la viande en camion frigorifique pour approvisionner les soldats du littoral(15). Devant le fait accompli, le préfet décide de ne rien faire pour éviter un regain de tension entre autorités italiennes et françaises.

La multiplication des règlements en matière de ravitaillement et la difficile application des lois amènent parfois les gendarmes à intervenir pour aplanir les difficultés. Le soutien à la population passe aussi par le maintien du calme et l’aide aux maires qui gèrent le rationnement dans les municipalités des Alpes-Maritimes. Déjà rendus responsables du contrôle des foules, les gendarmes sont chargés de la sécurité générale lors des distributions de tickets de rationnements. Le 3 janvier 1944, le commandant de compagnie, va rédiger un rapport sur les mesures à prendre pour assurer la protection des distributions des tickets d’alimentation(16). En proposant l’échelonnement rationnel des jours de distribution, il veut faire en sorte qu’un plus grand nombre de gendarmes soit présent pour garder les locaux aux jours fixés. De même, puisque le personnel disponible n’est pas très nombreux, il faut protéger les locaux, séparer le public du personnel distributeur et installer des alarmes. Il faut éviter les attroupements et empêcher que des fraudes se produisent. Aussi, le garde champêtre est-il réquisitionné pour identifier les habitants qui viennent réceptionner leurs bons. Autour des lieux de distribution, les véhicules sont interdits de stationnement.

Malgré ces conseils avisés, la distribution de tickets restera toujours un problème. Les mairies ne bénéficient pas de fonds suffisants pour s’équiper contre le vol, les alarmes et les barreaux ne sont jamais installés. Devant la pression des habitants, les maires cèdent vite. Ils ne s’organisent pas entre eux pour étaler la distribution sur plusieurs jours de la semaine et celle-ci ne se fait jamais de façon ordonnée. Aussi, pour éviter les bousculades, les cris et les bagarres, les gendarmes sont régulièrement réquisitionnés les jours de distributions. Cette présence que les maires voudraient tranquillisante conduit cependant les gendarmes à intervenir fréquemment pour maintenir le calme et parfois même rétablir l’ordre.

Les conséquences du rationnement sur les gendarmes

Tributaires de l’État pour le ravitaillement, les gendarmes subissent eux aussi les difficultés du moment. Rien ne montre que Vichy favorise la gendarmerie sur le plan des ressources alimentaires. Il faudrait entreprendre une étude comparative entre les civils, les militaires et certains corps locaux, comme la police, pour examiner la question de l’égalité de traitement. Si ce sujet sort du cadre de nos recherches, quelques éléments viennent nous éclairer sur cette question.

Le fonctionnement de l’intendance de la compagnie reste encore difficile à comprendre. On ne sait qui décide de quoi, ni comment s’effectue la gestion des ressources. Seule certitude, celle d’un rationnement toujours plus important au fur et à mesure que l’Occupation se poursuit. En raison des patrouilles effectuées hors des brigades et des postes avancés, les gendarmes bénéficient d’un apport alimentaire pour leur « casse-croûte ». Sachant pertinemment que les tickets d’alimentation reçus ne peuvent être toujours honorés, les gendarmes demandent des rations alimentaires.

L’organisation est telle que lorsqu’une brigade reçoit des vivres, ils sont parfois considérés comme un supplément et non pas un remplacement. Lorsque cette brigade demande le renouvellement du stock, elle doit bien évidemment justifier l’utilisation des quantités usées. Les cinquante-cinq boîtes de sardines reçues par le secteur de Breil le 10 juin 1942 sont épuisées le 16 septembre. Cet état nous permet d’estimer la quantité de nourriture dont dispose un gendarme lors des transfèrements effectués. Pour deux jours d’absence, un gendarme touche deux boîtes de sardines de deux cents grammes. Le tableau dressé par l’adjudant Romand, commandant provisoirement le secteur de Breil fait état de cinquante-quatre transfèrements pendant la période de janvier à août 1942(17). Les destinations sont variées et toujours hors département. La plus proche est Aix-en-Provence : deux jours sont prévus pour le transfèrement et donnent lieu à l’attribution de deux boîtes de sardines.

Jusqu’à preuve du contraire, il faut penser que cette quantité est un complément et non pas l’intégralité d’une ration. Les gendarmes sont d’ailleurs confrontés à d’autres difficultés. Dès 1942, les rapports envoyés à la hiérarchie véhiculent les doléances des hommes. On y apprend que « les conditions de transfèrements sont déplorables. Les prisonniers reçoivent au départ une soupe et du pain qu’ils mangent tout de suite. Puisque les transfèrements durent entre deux et trois jours, les gendarmes sont obligés de partager avec eux les boîtes qu’ils emportent et qui leur suffisent à peine ».(18)

Dans l’impossibilité de compter sur le ravitaillement organisé, il est décidé de mettre à profit les ressources dont dispose la compagnie pour améliorer l’ordinaire. Les lopins de terre qui entourent les brigades de l’arrière-pays, ainsi que les espaces préalablement utilisés à titre décoratif vont être plantés avec des légumes. Sur les 350 militaires qui composent l’effectif de la compagnie, 207 n’ont pas de jardin. Des recherches en vue d’en louer sont entreprises, mais sans succès(19). En raison de leur statut d’agents de l’État, les gendarmes se voient refuser l’accès aux terres mises à la disposition des habitants de Nice dans le cadre d’une coopérative jardinière établie dès 1942. Un groupement d’achat est alors constitué dans chaque section avec un gradé désigné pour le diriger. Parmi toutes les ressources locales, la seule disponible semble être les châtaignes.

Chance exceptionnelle, en février 1944, une propriété de 180 hectares est mise à disposition de la Gendarmerie. Ne pouvant s’occuper de toute sa terre, le propriétaire veut rentabiliser ses terrains sans imposer une charge trop lourde à son jardinier. Il propose qu’en échange de l’exploitation d’une partie du domaine, deux ménages de gendarmes soient logés gracieusement. Les gendarmes jugés fatigués par le médecin peuvent venir s’y reposer pendant environ quatre mois et contribuer à l’entretien du bien. Dans le cadre de l’accord, il est prévu que le surplus de ressources agricoles revienne à la brigade de Nice une fois le ravitaillement général servi(20).

En dépit des difficultés liées au débarquement de Provence, certaines denrées parviennent en quantités limitées aux gendarmes. En août 1944, le ravitaillement général débloque pour les gendarmes de Menton de quoi fournir à chacun : 2,5 kg de pommes de terre, 2,5 litres de vin et deux boîtes de petits pois pour trois hommes(21). Preuve que les difficultés sont encore nombreuses, le capitaine Bidet, commandant de section, demande que les gendarmes puissent réquisitionner les denrées détenues chez les commerçants pour éviter le marché noir du fait qu’eux-mêmes n’ont aucune réserve. Cette demande n’est pas innocente et l’on sait que certains gendarmes, poussés par les circonstances, ont failli aux ordres en se rendant coupables de trafic illicite.

Les difficultés de ravitaillement sont telles qu’elles occasionnent des fautes, même parmi les gendarmes. Preuve des dysfonctionnements en matière de ravitaillement, un gendarme se trouve réduit à user de contrebande. L’affaire à laquelle nous faisons allusion est celle du maréchal des logis-chef G…, en date de mai 1943. Trouvé en possession de 250 paquets de cigarettes italiennes par les services de douanes françaises, il fait des aveux complets. L’importance de cette affaire est minime. Cependant, le gradé est éliminé de l’Arme pour « trafic de contrebande de tabac avec des militaires des troupes d’occupation »(22).

Les gendarmes des Alpes-Maritimes ont subi la domination d’une puissance étrangère sur le territoire. Ils ont également dû supporter les rigueurs imposées par la montagne et les éléments climatiques. Cet ensemble de conditions est aggravé par le faible ravitaillement et le manque de moyens. Pour le gendarme de montagne, comme pour celui de la ville ou du village, il convient d’adapter ses méthodes de travail pour répondre aux exigences des nouvelles missions qu’imposent les préfets à la gendarmerie.

La lutte contre le marché noir, qui se décline sous la forme d’enquêtes et de recherches, de constatations et de statistiques et bien sûr d’un volet répressif représenté par les amendes et les arrestations, permet d’illustrer les conditions de vie de la population et le quotidien du travail des gendarmes. Cette mission, peu connue et impopulaire, a constitué une épreuve supplémentaire pour l’Arme, déjà confrontée à des tâches ingrates (législation antisémite, instauration du STO, etc.). Le rôle de l’institution dans la lutte contre le STO a d’autant plus marqué la mémoire des Français qu’ils ont, dans leur immense majorité, été frappés par les restrictions. D’ailleurs, les problèmes de ravitaillement persistent après la guerre.

(1) Jean-Louis Panicacci, Les Alpes-Maritimes de 1939 à 1945 : un département dans la tourmente, Nice, Serres, 1989, p. 158.

(2) Rapport du chef d’escadron Soymie, commandant la compagnie des Alpes-Maritimes, 24 mars 1942, SHD-DGN, 06E 102.

(3) Ibid.

(4) Numéros de feuillet et de rapport lacunaires, SHD-DGN, 06E 82.

(5) Rapport du chef d’escadron Soymie, commandant la compagnie des Alpes-Maritimes sur la situation à Breil-Fontan et Saorge, 25 octobre 1944, SHD-DGN, 06E 104.

(6) Ibid.

(7) Rapport provisoire du chef d’escadron Soymie sur l’état d’esprit des populations de la compagnie des Alpes-Maritimes, 13 juillet 1944, SHD-DGN, 06E 104.

(8) Note de service n° 26/2 du chef d’escadron Soymie, commandant la compagnie des Alpes-Maritimes, 27 septembre 1944, SHD-DGN, 06E 83.

(9) Note de service n° 2024/2 du chef d’escadron Soymie, commandant la compagnie des Alpes-Maritimes, 20 mai 1943, SHD-DGN, 06E 78.

(10) Note n° 2397/2 du chef d’escadron Soymie, commandant la compagnie des Alpes-Maritimes aux commandants de sections, 25 juin 1943, SHD-DGN, 06E 80.

(11) Ibid.

(12) Statistique générale n° 76/2 sur la participation de la gendarmerie à la police économique, 10 janvier 1944, SHD-DGN, 06E 80.

(13) Folio contenant les quinze procès-verbaux d’auditions et la copie de l’arrangement conclu avec les contributions directes de Nice, Archives départementales (AD) des Alpes-Maritimes, 159 W 45.

(14) Rapport n° 29/4 établi par la brigade de Saint-Laurent-du-Var, 25 janvier 1943, AD Alpes-Maritimes, 616 W 134.

(15) Rapport n° 43/4 du lieutenant Bertaud commandant de la section de Puget-Théniers, 5 avril 1943, 616 W134.

(16) Rapport du chef d’escadron Soymie, commandant la compagnie des Alpes-Maritimes, janvier 1944, SHD-DGN, 06 E 80.

(17) Rapport de l’adjudant Romand, le 14 août 1942, SHD-DGN, 06E 105.

(18) Rapport n° 424/2 du lieutenant Chevalier commandant le secteur de Breil, 22 juillet 1942, SHD-DGN, 06E 105.

(19) Rapport n° 2981/2 du chef d’escadron Soymie, commandant la compagnie des Alpes-Maritimes sur les conditions du ravitaillement dans de département, 13 novembre 1943, SHD-DGN, 06E 80.

(20) Rapport du chef d’escadron Soymie, commandant la compagnie des Alpes-Maritimes, sur une proposition de mise à disposition de la gendarmerie des terrains agricoles d’un domaine à Biot, 22 février 1944, SHD-DGN, 06E 81.

(21) Rapport n° 1247/2 du capitaine Bidet, commandant la section de Menton, sur l’état d’esprit des populations, 17 août 1944, AD Alpes-Maritimes, 616 W 97, folio autorités de police et gendarmerie.

(22) Note n° 1039/2 du chef d’escadron Soymie, commandant la compagnie des Alpes-Maritimes à la brigade de Roquebrune, 8 mai 1943, SHD-DGN, 06E 78.