Force Publique

PENDANT L’OCCUPATION DE LA CÔTE-D’OR, LE TRAVAIL DU GENDARME CONTINUE… ÉTÉ 1940 - AUTOMNE 1942

Emmanuel CHEVET
Doctorant, allocataire-moniteur de l’Université de Bourgogne,
UMR-CNRS 5605

Le 17 juin 1940, la Côte-d’Or est sous la coupe allemande. Les gendarmes du département ne sont plus à leur poste(1). Ils sont remplacés par d’anciens prisonniers requis(2). Lorsque la compagnie est rapatriée le 29 juillet 1940(3), après un mois et demi d’absence, une centaine de ces auxiliaires est maintenue en place afin de combler une insuffisance d’effectifs. Dès le 3 août, un officier rapporte que des « incidents regrettables se produisent journellement »(4). Des gendarmes n’admettent pas d’avoir été suppléés par ces hommes et de devoir temporairement les côtoyer.

À cette pénible situation s’ajoutent les remontrances d’une population locale, qui reproche à la gendarmerie « d’avoir grossi le flot des fuyards »(5). L’« antipathie évidente » que manifestent certains habitants « aurait été provoquée par le départ (des gendarmes) au moment de l’avance allemande ». Le maire de la commune de Sombernon refuse ainsi de leur fournir des bicyclettes, sous prétexte que « la gendarmerie est départementale et non communale »(6). La difficile réinstallation de la compagnie de Côte-d’Or ne laisse guère de place aux hésitations face à une situation radicalement nouvelle.

Les premières années de l’Occupation marquent-elles une rupture professionnelle pour la gendarmerie en zone occupée ? Jusqu’à quel point ? Avec quelles conséquences ?

L’empreinte de la défaite

La France est divisée. La zone occupée est gouvernée par l’administration allemande et divisée en districts (Bezirke)(7). Le siège du Bezirk C est situé à Dijon, chef-lieu de la Côte-d’Or. D’un côté l’administration militaire est composée des différents niveaux de Kommandantur(8) et d’une Feldgendarmerie. De l’autre, sont rapidement implantés des services plus politiques et policiers : la police secrète d’État (Gestapo), la sécurité SS (Sipo-SD), la Geheime Feldpolizei(9)… La ville de Dijon est également le seul centre des réseaux du service de contre-espionnage (Abwehr) avec Paris(10). L’occupant est donc solidement implanté dans le département.

Mais Dijon est aussi un centre névralgique de la gendarmerie en zone occupée. C’est non seulement le siège de la compagnie de Côte-d’Or mais aussi celui de la 8e légion, administrant toute la région bourguignonne. Les gendarmes du département sont étroitement encadrés par une hiérarchie de proximité : l’impulsion professionnelle y est plus forte et la marge de manœuvre réduite. Dès le début de l’Occupation, la compagnie de Côte-d’Or est en contact étroit avec l’occupant.

Au début du mois d’août 1940, les gendarmes reçoivent les directives de travail suivantes : se rendre régulièrement à la Kommandantur locale, saluer à égal les Allemands, se comporter envers eux de manière « correcte » mais « se borner aux nécessités de service », ce qui signifie qu’il ne faut pas « aller au-devant de rapports ou de comptes rendus non encore demandés »(11). C’est un travail en commun qui est exigé des gendarmes, devenus désormais des collègues de l’occupant. La mixité professionnelle reste ponctuelle : soit un gendarme est accompagné par un soldat lors d’une tournée, soit il est réquisitionné par les forces allemandes pour une mission extraordinaire(12).

Le gendarme est dans l’ombre de l’occupant. En zone occupée, il doit non seulement posséder un laissez-passer (Ausweis) pour effectuer ses rondes tardives après le couvre-feu, mais aussi se présenter régulièrement aux autorités allemandes s’il a été mis en congé de captivité(13). De plus, le gendarme est rigoureusement limité dans son équipement : il ne peut posséder qu’une arme de poing, une baïonnette et neuf cartouches(14). Les Allemands délèguent aussi à la gendarmerie des missions déplaisantes : acheminer les plis de la Kommandantur ou désarmer la population française(15). Le gendarme n’est qu’un simple auxiliaire : à l’instar de l’adjudant Corsant de la brigade de Beaune en juillet 1941, il arrive très souvent qu’il soit obligé d’arrêter des individus « sans motifs énoncés, sur un ordre verbal » émanant d’un simple soldat(16). Mais en subordonnant l’homme, les nouvelles autorités abaissent également le Corps.

Parfois, une brigade de gendarmerie – comme celle d’Auxonne en janvier 1941, lors d’une rixe opposant Français et Allemands(17) – se voit retirer une enquête par la Kommandantur. Ce genre de mise à l’écart est ressenti comme une offense. On perçoit aussi toute la vexation de plusieurs gendarmes lorsqu’ils informent leur commandant de section que des ouvriers polonais maltraités par des Français vont directement se plaindre chez les Allemands « au lieu de s’adresser à la brigade »(18). En décembre 1940, des soldats allemands empêchent même l’arrestation d’un homme qui tentait de corrompre des gendarmes après les avoir insultés(19). L’impuissance face à la population profitant de liens avec l’occupant est parfois pire que le symptôme d’infériorité vis-à-vis des soldats eux-mêmes.

Au-delà des invectives et des menaces, les atteintes à la considération de l’Arme se multiplient. En octobre 1940, les gendarmes de la brigade de Genlis transmettent la déclaration d’un vol de bicyclette aux Allemands qui procèdent à l’arrestation du civil. Voulant éclaircir l’affaire, ils se rendent à la Kommandantur mais un simple soldat – et non un officier – vient leur répondre « d’un air moqueur » que l’affaire ne les regarde plus. Lésés, ces gendarmes se plaignent à leur supérieur(20). Si les troupes d’occupation ne connaissent pas certains usages spécifiques à la gendarmerie(21), il n’en reste pas moins que ces comportements froissent des gradés. Ces conduites tendent à impulser des tensions chez des hommes qui se sentent vassalisés par l’occupant.

En zone occupée, la gendarmerie est appelée à collaborer avec l’occupant. En Côte-d’Or, l’omniprésence allemande met en exergue la subordination du Corps. Quel est le poids de ce nouvel état de fait ? La vie de gendarme devient-elle inédite à l’instar de la situation militaire, du régime politique ou d’une conception culturelle de la société ?

Un quotidien de déjà-vu

Le contact à l’occupant s’ajoute désormais à la traditionnelle proximité de la population. De là, peut naître la représentation d’un gendarme arbitre de l’Occupation. En avril 1942, la rumeur de suppression de la brigade de Flavigny-sur-Ozerain provoque l’émoi de son maire, tourmenté à l’idée d’une circonscription orpheline d’une force de l’ordre française(22). Constatant les dérapages des troupes allemandes(23), procédant parfois à l’arrestation des coupables(24), intervenant lors d’altercations entre civils et soldats(25), le gendarme peut apparaître aussi comme un bouclier. Les brigades peuvent même réaliser des contre-enquêtes : en avril 1941, les gendarmes de Montbard prouvent l’innocence du maire de Vanvey-sur-Ource accusé par les Allemands de contrecarrer leur ravitaillement en lait(26).

Mais jusqu’où va la conciliation ? N’est-ce pas collaborer que de livrer sans hésitation un voleur de carburant aux Felgendarmes(27) ou de dénoncer un enfant responsable d’inscription anti-allemande à la Kommandantur(28) ? Peut-être s’agit-il moins d’aider l’occupant que d’éviter ses représailles sur la partie saine de la population – ou définie comme telle par le gendarme lui-même ? Mais quelle que soit la finalité de ce genre de geste, il dessert irrémédiablement l’image de son auteur auprès des habitants. Une simple présence aux côtés d’un soldat allemand, que le gendarme est amené à côtoyer professionnellement, est souvent mal interprétée. La perception populaire du conciliateur peut alors très vite basculer vers celle d’un arbitre partial voire profiteur. Mais est-ce si neuf ? L’Occupation catalyse indéniablement ce genre de représentations : le simple gendarme, qui aurait été bien considéré avant-guerre, devient a priori résistant, tandis que celui qui n’aurait pas été apprécié est désormais désigné sous l’estampille du collaborateur. Or, cette perception peut varier d’un village à l’autre(29). Le principe du « bon » et du « mauvais » gendarme ne change pas profondément, son prisme oui. Ni sympathie absolue ni « gendarmophobie » collective ne se développent spécifiquement jusqu’en 1942 en Côte-d’Or. Sur un sol dominé par l’ennemi, les soldats de la loi sont chaque jour, aux yeux de la population, dans la position délicate – mais classique – du médiateur.

Durant leurs tournées quotidiennes, les gendarmes dressent des procès-verbaux de divers événements. C’est notamment le cas, en campagne, des cambriolages et des vols d’essence(30). Presque tous les procès-verbaux dressés par la brigade de Baigneux-les-Juifs au mois de septembre 1940 concernent des pillages. Plus des trois-quarts sont des enquêtes sur des vélos « retrouvés » ou « détenus » par un suspect. Le mois suivant, les vols représentent deux tiers des contraventions de cette même brigade(31). En milieu urbain, ce phénomène prend une moindre proportion : au mois d’octobre 1940, il concerne seulement 10 % des procès-verbaux de la brigade de Beaune(32). Ce sont ici des constatations faites au retour d’exode, période où le vol a pris des proportions exponentielles.

Mais sur un temps plus long, la constatation des vols reste quand même un élément prépondérant du travail des gendarmes. Près de la moitié des enquêtes faites par la brigade rurale de Gevrey-Chambertin, du mois d’août 1940 au mois d’avril 1941, concerne des larcins(33). À la même période, cela représente le quart des constatations d’une brigade urbaine(34). Enquêter sur les vols occupe donc quotidiennement un grand nombre de brigades sous l’Occupation, le plus souvent en milieu rural. Si cette ampleur est récente, ce genre d’infraction demeure assez banal.

Il n’y a pas de nouveauté non plus dans le principe des mutations des hommes de la compagnie(35). Beaucoup de gendarmes sont déplacés afin d’équilibrer les effectifs(36). Il s’agit aussi de changer l’entourage d’un homme parce qu’il risque de perdre son indépendance dans sa circonscription, ou qu’il a commis une faute grave. Il y a des cas d’intempérance. Ainsi ce gendarme de la brigade de Pouilly-en-Auxois, qui consomme du vin jusqu’à l’ivresse dans un café et fait ensuite une fausse déclaration. Il est muté mais non éliminé de l’Arme(37). L’institution sanctionne, mais les comportements déviants peuvent persister, malgré les préceptes d’une nouvelle société née de l’Occupation.

Sous Vichy, l’épuration et le serment viennent toutefois influer sur la carrière ordinaire. Des observations sont établies sur le personnel du point de vue national(38). Il n’a pas été trouvé d’exemples de découverte de francs-maçons ou de révocation concernant un gendarme juif dans la compagnie de Côte-d’Or. L’effectif local n’est pas touché par cette épuration. La carrière aurait pu basculer une seconde fois lors du serment au Maréchal : « Nul ne pourra être admis dans l’armée s’il ne prête serment de fidélité au chef de l’État »(39). Mais du nouveau chef d’escadron, commandant la compagnie en mai 1941, aux capitaines commandant les sections, tous les officiers jurent fidélité(40). Concernant les gendarmes du rang, il n’a pas été trouvé de dossiers de refus sur ce point très précis. Cependant, il est possible que quelques départs anticipés à la retraite interviennent à l’approche de la prestation de serment. Il semble que cet acte administratif n’ait toutefois pas représenté un achoppement éthique décisif(41). Les mesures radicales d’exclusions ne marquent donc qu’un changement théorique : dans les faits, la carrière des gendarmes de Côte-d’Or n’est pas bouleversée par l’Occupation. À l’image d’une institution nationale, les hommes suivent fidèlement le chef de l’État.

En zone Nord, l’état d’occupation ne provoque pas de rupture totale dans le quotidien des gendarmes. Ce sont moins les situations qui changent que leurs contextes. Qu’en est-il du devoir défini par le nouveau pouvoir ?

Les résonances du devoir

Le nouveau régime fournit aux gendarmes un éventail précis d’indésirables à expurger de la société. Sont-ils si nouveaux ? Si les gendarmes de Côte-d’Or pourchassent et arrêtent de nombreux déserteurs de l’armée française(42), c’est une tâche qu’ils effectuaient déjà durant la campagne de 1940, voire au front en 1914-1918. Les brigades de gendarmerie doivent aussi appliquer la législation discriminatoire à l’égard des étrangers(43). Mais cette ségrégation est loin d’être une spécificité de l’État français : « En 1938-1939, le Gouvernement Daladier promulgua des décrets contre les réfugiés et les immigrants, et veilla à l’internement des anciens combattants espagnols et des antifascistes allemands, autrichiens, etc. Cette évolution déboucha finalement en 1940 sur la législation xénophobe et antisémite de Vichy »(44). La gendarmerie doit également « démasquer tous les partisans » du gaullisme(45). Le 17 septembre 1941, un jeune homme – arrêté par le maréchal des logis chef de Saint-Jean-de-Losne, pour avoir dessiné Philippe Pétain sur une potence – est accusé d’être un gaulliste(46). Ce genre d’arrestation est-il si éloigné de celle d’un homme tenant des propos antinationaux en 1939 ? Si l’étiquette évolue, un individu sapant la stabilité de l’ordre moral reste une cible familière pour les gendarmes. Les gaullistes peuvent apparaître comme de nouveaux perturbateurs politiques contre le régime : de manière caricaturale, ils seraient un prolongement – certes déformé – des défaitistes ou des saboteurs de la machine de guerre. Il y a une perception inscrite dans la continuité : la traque de toute une frange d’individus ne naît pas intrinsèquement de l’Occupation.

Il y a aussi un héritage de cibles idéologiques. À l’automne 1941, les gendarmes de Beaune appliquent strictement la réglementation en internant deux individus porteurs de tracts communistes(47). Les gendarmes traquent consciencieusement les communistes. Est-ce une nouveauté ? Nombre d’archives de gendarmerie dévoilent l’importante surveillance de ces hommes par les brigades de Côte-d’Or durant l’entre-deux-guerres(48). La répression atteint même son paroxysme après la signature du pacte germano-soviétique en août 1939(49). Cette cible n’a donc rien d’exceptionnelle pour les gendarmes sous l’Occupation. La Révolution nationale perpétue cette relation répressive(50), encore amplifiée par la propagande allemande après l’opération Barbarossa et appuyée par la direction de la gendarmerie(51). Par ailleurs, même s’il n’y a pas d’exemples d’arrestations dans le département, la traque acharnée des francs-maçons, pour qui « Philippe Pétain vouait une haine toute particulière »(52), se replace dans un même héritage professionnel. La massification de toutes ces exclusions, auxquels sont confrontés les gendarmes de Côte-d’Or, peut alors tragiquement banaliser celle des juifs. Si la répression du régime de Vichy à leur encontre est une rupture incontestable, le rapport des serviteurs de l’Arme en Côte-d’Or à ces boucs émissaires de longue date – qui ne sont pas encore déportés – reste peu perceptible dans les faits. Aucun procès-verbal de la compagnie ne fait mention de l’arrestation d’un juif avant octobre 1942. Sous l’Occupation, les cibles des gendarmes restent les mêmes : les « ennemis » d’hier sont ceux d’aujourd’hui, seuls les motifs et les ampleurs évoluent. Une certaine continuité favorise la confiance, du moins anesthésie les méfiances. Qu’en est-il des missions quotidiennes ?

Il revient aux brigades de gendarmerie de faire respecter les mesures de la défense passive, que ce soit de vérifier les autorisations de circuler, le camouflage des lumières et le couvre-feu(53). Durant les combats de 1940, le quotidien local Le Bien Public rappelait  dans son numéro du samedi 15 juin qu’à Montbard « l’obscurcissement des lumières artificielles (devait) être total sous peine de sanctions »(54). Hormis le couvre-feu, la défense passive est une disposition de l’état de guerre. Par ailleurs, le contrôle de la circulation, notamment la surveillance des nomades et vagabonds(55), est le renforcement d’une mission essentielle de la gendarmerie départementale : la police des routes et campagnes. Il n’y a donc pas de rupture.

Les missions dites extraordinaires perdurent aussi, seul l’auteur de la réquisition change. En septembre 1941, la mobilisation de jour de dix-huit gendarmes et des effectifs de neuf brigades la nuit est exigée par l’occupant(56). Une telle demande n’est pas neuve. Parallèlement, il est courant qu’un gendarme soit désigné pour participer au transfèrement d’un individu suspect(57). Bien qu’il se déroule occasionnellement en présence d’un Allemand, c’est loin d’être une nouveauté mais bien plus un devoir traditionnel. C’est d’ailleurs un sujet brûlant des responsabilités de la gendarmerie depuis le XIXe siècle(58). Les missions auxquelles sont confrontés les gendarmes de Côte-d’Or jusqu’en 1942 ne sont pas consubstantielles à l’Occupation, toutefois elles s’amplifient sous la tutelle de l’occupant. Cette relative continuité se retrouve-t-elle à l’aune de l’obéissance ? Y a-t-il une critique du pouvoir ?

Les gendarmes de Côte-d’Or jugent les soldes « insuffisantes », l’avancement trop lent et les indemnités de dépenses de fonctions (l’achat d’une bicyclette par exemple) franchement dérisoires(59). Bien que liées à l’état d’occupation, ces complications sont sempiternelles : « Les exemples abondent de ces brimades ou frustrations » depuis le XIXe siècle(60). Que penser aussi du manque de coopération récurrent de la compagnie à l’égard du préfet ? À la fin de l’année 1942, la tension est paroxystique : le préfet régional s’insurge de l’« opposition systématique qu’(il) rencontre dans (sa) région de la part des services de la gendarmerie » depuis plusieurs mois, ajoutant douter du loyalisme de celle-ci(61). Peut-on pour autant définir cette attitude comme une forme de désobéissance ? En renforçant la primauté du corps préfectoral(62) au détriment des responsables locaux de la gendarmerie(63), l’État français a créé d’incontestables tensions. Mais cette relation houleuse n’est pas née de l’Occupation. En pleine campagne de 1940, une note du président du Conseil rappelle qu’« en aucuns cas, les commandants de compagnie ne devront opposer aux demandes de l’autorité préfectorale un argument tiré de ce que la réglementation de l’Arme ne prévoit pas l’action de la gendarmerie »(64). Preuve que l’usage de l’opposition est une habitude. Au XIXe siècle déjà, les gendarmes s’opposaient régulièrement aux demandes des préfets au sujet de « l’épineuse question des transfèrements »(65). Mais l’escalade de ces refus sous l’Occupation marque-t-elle un désaveu à l’égard du régime ? Peut-être pas. L’augmentation du nombre de réquisitions peut multiplier en conséquence leurs refus… La lutte de compétence qui oppose historiquement ces deux figures institutionnelles se pérennise donc sous l’Occupation avec une nouvelle ampleur. Autrefois quand les gendarmes déclinaient les réquisitions des préfets, était-il question d’une désobéissance ?

Le 28 août 1942, deux nomades échappent à la surveillance du gendarme Vouzelle, chargé de les escorter : celui-ci indique ensuite une mauvaise direction à ses collègues pour opérer les recherches(66). S’agit-il forcément d’un acte de désobéissance ? Si l’acte s’était déroulé cinq ans auparavant, aurait-il été interprété immédiatement comme tel ? Au début du XXe siècle, « certains gendarmes n’appliquent que sous la contrainte des ordres qu’ils considèrent injustifiés, inhumains ou illégaux » sur le vagabondage(67). Peut-être ce soldat de la loi répugne-t-il à arrêter des nomades ? Par ailleurs, est-il possible que cet homme, après un manque de vigilance, ait ensuite fait une erreur d’appréciation ? Il ne s’agit pas de conclure sur cette anecdote. Si le propos général est de ne pas réduire la période 1940-1942 aux seuls faits saillants de l’Occupation, il faut insister ici sur le fait qu’être occupé peut autant influer sur les actions de certains serviteurs de l’Arme, que ne rien changer.

De 1940 à 1942, le travail des gendarmes continue en zone occupée : malgré l’empreinte de l’occupant, leur quotidien et leurs devoirs ne se modifient pas profondément. Le changement professionnel est graduel. Cette relative continuité – ou plutôt cette absence de rupture – est une des clés d’explication de leur collaboration d’alors. En Côte-d’Or, la première cassure survient à l’été 1942. Plus d’une cinquantaine de gendarmes du département participent aux convois de centaines de juifs déportés vers Drancy(68). En octobre 1942, le gendarme Favelier, de la brigade de Saulieu, refuse d’arrêter un juif habitant le village, déclarant qu’il s’agit d’un mutilé de guerre décoré. Est-ce un argument sincère ou n’est-ce qu’un faux prétexte ? Est-ce le héros militaire ou le juif qu’il défend ? Quoi qu’il en soit, il est mis aux arrêts et passe au conseil de discipline, avant d’être muté dans le Nord(69). Ce geste unique en Côte-d’Or reste rarissime dans la gendarmerie française sous l’Occupation. Le refus d’obéir de ce gendarme devant ses collègues et ses supérieurs – qui ne peut nullement sauver cet israélite – est un cas de conscience, une désobéissance éthique à un ordre. Au tournant de l’année 1942-1943, la perte de légitimité du régime de Vichy, l’avilissement que subi le Corps suivi de l’apparition d’une Milice et du STO amorcent un retournement progressif des consciences, qui aboutira aux premiers actes locaux de sédition. En Côte-d’Or, dès le mois de février 1943, le gendarme Engel est sévèrement sanctionné pour avoir abrité un réfractaire.

Cette rupture est-elle plus forte pour des gendarmes en zone libre, soudainement confrontés à l’automne 1942 à la présence physique de l’occupant ? Il faut pour cela saisir la manière dont ils ont vécu ces deux premières années d’Occupation de l’autre côté de la ligne.

(1) Bernard Mouraz, « Les gendarmes face à l’exode », dans Christine Levisse-Touzé (dir.), La campagne de 1940, Paris, Tallandier, 2001, p. 473. Registre de P.-V. de la brigade de Beaune, 7 septembre 1940 au 31 décembre 1941, SHD-DGN, 21E 103.

(2) Certificat du maire de Beaune, 1er août 1940, Archives départementales (AD) de la Côte-d’Or, W 22691.

(3) Note n° 1255/2, 6 novembre 1940, SHD-DGN, carton 19 641.

(4) Note n° 57/2 du lieutenant Missioux au préfet, 3 août 1940, AD Côte-d’Or, W 22 691.

(5) Expression empruntée à Bernard Mouraz, « Les gendarmes face à l’exode » dans Christine Levisse-Touzé (dir.), La campagne de 1940, Paris, Tallandier, 2001, p. 467.

(6) Note n° 1/2 du gendarme Chavasse de la brigade de Sombernon au commandant de la section de gendarmerie de Dijon, 19 juillet 1940, AD Côte-d’Or, W 22 691.

(7) La zone occupée est administrée par le Militärbefehlshaber in Frankreich (MBF), entité administrative divisée en districts appelés Bezirk.

(8) Feldkommandantur départementale - Kreiskommandantur cantonale - Standorkommandantur communale.

(9) Service allemand de police secrète, chargé de contre-espionnage, de contre-propagande, de contre-sabotage, de délation et de censure.

(10) Pierre Gounand, Dijon : Carrefour de guerre, 1940-1944, Besançon, Franc Albert, 1990.

(11) Note n° 749/2 du colonel Durand, commandant la 8e légion, 13 août 1940, SHD-DGN, carton 19 641.

(12) Note de service de la compagnie, non-numérotée, 28 novembre 1942, AD Côte-d’Or, 1630 W 162.

(13) Marcel Schiferdecker, Mémoires d’un ex-gendarme de la brigade de Verrey-sous-Malmaise, sous l’Occupation, 1975, p. 4, AD Côte-d’Or, 6J 53/3.

(14) Note sur la remise en place de la gendarmerie et de la Garde républicaine mobile en zone occupée, 31 juillet 1940, SHD-DAT, 1P 49. Avant guerre, dans une brigade, un gendarme portait en permanence un pistolet sur lui. Il était susceptible de posséder un mousqueton 1892, fusil à canon court, voire un Lebel 1887 en réserve.

(15) Marcel Schiferdecker, op. cit., p.5, AD Côte-d’Or, 6J 53/3.

(16) Rapport de l’adjudant Corsant, commandant provisoirement la brigade de Beaune, 26 juillet 1941, AD Côte-d’Or, 1630 W 251.

(17) P.-V. n° 2/4 de la brigade d’Auxonne sur une rixe, 2 janvier 1941, AD Côte-d’Or, W 22 691.

(18) Note de service n° 101/2 au commandant de la section de Dijon, 5 septembre 1940, SHD-DGN, 21E 170.

(19) Note n° 725/2 du chef d’escadron Legathe au préfet de la Côte-d’Or, 9 décembre 1940, AD Côte-d’Or, W 22 691.

(20) Rapport n° 115/2 du gendarme Chaux, commandant provisoirement la brigade de Genlis, 30 octobre 1940, SHD-DGN, 21E 170.

(21) « Les réquisitions ne doivent contenir aucun terme impératif tel que "ordonnons", "voulons", "enjoignons", "mandons", […], ni aucune expression pouvant porter atteinte à la considération de l’Arme et au rang qu’elle à l’égard des corps de l’armée », extrait de l’article 75 du décret du 20 mai 1903, issu de l’article 97 du décret de 1854.

(22) Lettre du maire de Flavigny au préfet de la Côte-d’Or au sujet de la suppression de la brigade de gendarmerie, 25 avril 1942, AD Côte-d’Or, W 22 692.

(23) Répertoire des P.-V. de la brigade de Baigneux-les-Juifs, SHD-DGN, 21E 78.

(24) P.-V. non-numéroté de la brigade de Saint-Jean-de-Losne, 6 décembre 1940, AD Côte-d’Or, W 22 691.

(25) P.-V. n° 2/4 de la brigade d’Auxonne sur une rixe, 2 janvier 1941, AD Côte-d’Or, carton W 22 691.

(26) Lettre du sous-préfet de l’arrondissement de Montbard au préfet de Côte-d’Or, 5 avril 1941, AD Côte-d’Or, 1630 W 251.

(27) P.-V. de la Feldgendarmerie de Beaune, 25 mars 1941, AD Côte-d’Or, W 22 692.

(28) P.-V. n° 131/2 de la brigade de Flavigny sur des inscriptions anti-Allemandes, 29 décembre 1940, AD Côte-d’Or, 22 W 691.

(29) Exemple sur l’adjudant Janet (Jeannet) : Attestations et témoignages, établis en octobre 1944, AD Côte-d’Or, W 20 929. Déposition de Xavier Maréchal, 12 janvier 1945, AD Côte-d’Or, W 20 929. Rapport sur l’adjudant Janet, gendarmerie de Montbard, de Georges Mouette, receveur des PTT à Savoisy, AD Côte-d’Or, W 20 929.

(30) P.-V. relatifs à la constatation de vols d’essence, n° 141/2 de la brigade d’Arnay-le-Duc, 30 août 1940 ; n° 137/2 de la brigade de Bligny-sur-Ouche, 10 septembre 1940 ; n° 150/2 de la brigade de Nolay, 24 août 1940, AD Côte-d’Or, W 22 691.

(31) Répertoire des P.-V. de la brigade de Baigneux-les-Juifs, septembre 1940 (76 vols sur 90 P.-V.) et octobre 1940 (61 vols sur 96 P.-V.), SHD-DGN, 21E 78.

(32) Répertoire des P.-V. de la brigade de Beaune, octobre 1940, SHD-DGN, 21E 103. Ce sont 15 P.-V. sur 110 qui concernent des vols.

(33) Répertoire des P.-V. de la brigade de Gevrey-Chambertin, année 1940 et année 1941, SHD-DGN, 21E 178. En sept mois, sur 270 P.-V. dressés, 132 concernent des vols.

(34) Répertoire des P.-V. de la brigade de Beaune, septembre 1940 à janvier 1941, SHD-DGN, 21E 103 : 73 P.-V. dressés pour vols et pillages.

(35) État numérique des mutations effectuées parmi le personnel de la 8e légion de gendarmerie, SHD-DGN, carton 19 642.

(36) Avis de mutation n° 1367/2 du gendarme Frater, 23 novembre 1940, SHD-DGN, carton 19 641.

(37) Note de service n° 1135/2 du colonel Durand, 20 août 1941, SHD-DGN, carton 19 642.

(38) Liste nominative n° 1609/2 des gradés et gendarmes de la légion nés de parents non dénommés ou d’une mère française et de père inconnu, 31 octobre 1941, SHD-DGN, carton 19 642.

(39) Acte constitutionnel n° 8, Vichy, 14 août 1941.

(40) Liste nominative n° 1629/2 des officiers de la 8e légion de gendarmerie ayant souscrit des déclarations de serment de fidélité au chef de l’État, 3 novembre 1941, SHD-DGN, carton 19 642. Rapport n° 19/4 du colonel Durand, 27 février 1942, SHD-DGN, carton 19 911.

(41) Des gendarmes de l’époque – présents à cette journée d’étude – ont tenu à rappeler combien le serment était un simple geste protocolaire (écrit et/ou oral) dont la portée n’était, pour la plupart d’entre eux, qu’abstraite car administrative.

(42) Lettre de plainte contre deux gendarmes de la brigade de Précy-sous-Thil, 28 novembre 1944, AD Côte-d’Or, W 20 929. Répertoire des P.-V. de la brigade de Gevrey-Chambertin, octobre 1940. Répertoire des P.-V. de la brigade de Baigneux-les-Juifs, décembre 1941, SHD-DGN, 21E 78.

(43) Mémorial de la gendarmerie, Circulaire 119 relative à la circulation des Français et des étrangers sur le territoire métropolitain, Vichy, 3 janvier 1941, p. 56.

(44) Ahlrich Meyer, L’Occupation Allemande en France, Toulouse, Privat, 2002, p. 49.

(45) Note n° 19 369 T/Gend., Pierre Chasserat, directeur général de la Gendarmerie nationale, aux chefs de légions, 2 juillet 1942, SHD-DAT, 2P 17.

(46) Gilles Hennequin, La résistance en Côte-d’Or, Tome IV, p. 138.

(47) Gilles Hennequin, op. cit., pp. 119 et 141.

(48) SHD-DGN, 21E 257.

(49) Mémorial de la gendarmerie, Décret portant sur la dissolution des organisations communistes, 26 septembre 1939, p. 2 619.

(50) Circulaire du 19 novembre 1940.

(51) Note n° 19369 T/Gend., Pierre Chasserat aux chefs de légions, 2 juillet 1942, SHD-DAT, 2 P17.

(52) Jean-Pierre Azéma, François Bédarida, La France des années noires, Paris, Seuil, 1993, tome 1, p. 169.

(53) Répertoire des P.-V. de la brigade de Gevrey-Chambertin, année 1940 et année 1941, SHD-DGN, 21E 178.

(54) Marc Daval, Montbard, 1940-1944, une ville occupée, Maîtrise d’histoire sous la direction de Serge Wolikow, Université de Bourgogne, 1996, p. 19.

(55) P.-V. n° 140/2 de la brigade de Baigneux-les-Juifs sur un déplacement en roulotte, 24 juin 1941, SHD-DGN, 21E 78.

(56) Rapport n° 1276/2 du chef d’escadron Delmas, commandant provisoirement la 8e légion, 10 septembre 1941, SHD-DGN, 19 642.

(57) P.-V. non numéroté de la brigade d’Auxonne sur un transfèrement, 15 septembre 1940, AD Côte-d’Or, W 22 691.

(58) Jean-Noël Luc (dir.), Gendarmerie, État et société au XIXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, 510 p.

(59) Rapport n°2/4 du colonel Durand sur l’état d’esprit du personnel de la 8e légion, 17 janvier 1942, SHD-DGN, 19 787.

(60) Arnaud Dominique Houte, « Carrières de gendarmes » dans Jean-Noël Luc (dir.), Gendarmerie, État et société…, op. cit., p. 355.

(61) Rapport du préfet régional de police de Dijon adressé au secrétaire général à la police, 1er février 1943, AD Côte-d’Or, 40M 67. Ces propos concernent les derniers mois écoulés.

(62) Marc Olivier Baruch, Servir l’État Français, l’administration en France de 1940 à 1944, Paris, Fayard, 1997, p. 229.

(63) Circulaire du chef du Gouvernement portant sur l’utilisation de la gendarmerie en zone occupée, 23 août 1942, AD Côte-d’Or, 40M 67.

(64) Circulaire n° 4511-T/10-G du président du Conseil aux commandants de compagnie de gendarmerie, 25 mai 1940, SHD-DAT, 9N supplément 1223.

(65) Jean-Noël Luc (dir.), Gendarmerie, État et société…, op. cit., p. 45.

(66) Note de service n° 1266/2 concernant la punition du gendarme Vouzelle, 28 août 1942, SHD-DGN, 19 644.

(67) Jean-François Wagniart, « La gendarmerie et les gendarmes face à la question du vagabondage (1870-1914) » dans Jean-Noël Luc (dir.), Gendarmerie, État et société…, op. cit., p. 298.

(68) Note n° 1126/2 sur un transfèrement de juifs étrangers de la zone libre à Drancy, 6 août 1942 et n° 1264/2, 31 août 1942, SHD-DGN, carton 19 644.

(69) « Souvenirs de Casi, enfant de Saulieu », AD Côte-d’Or, 6J 92/8.