Force Publique

LES HOMMES DE LA GENDARMERIE D’ESPAGNE (1809-1814)

Aspirant Gildas Lepetit
Doctorant à l’Université Paris IV (Centre d’histoire du XIXe siècle)

« Il sera formé vingt escadrons de gendarmerie dite gendarmerie de l’armée d’Espagne. »(1) Par ces simples mots, l’article 1er du décret du 24 novembre 1809 dote le dispositif français dans le nord de l’Espagne d’un corps de vingt escadrons de Gendarmerie impériale capable de répondre à l’une des principales préoccupations de Napoléon : disposer d’un « corps qui soumette les arrières »(2). Formés en quelques semaines, les escadrons pénètrent dans la péninsule entre les mois de mars et d’avril 1810 et s’installent sur cinq provinces : la Navarre, l’Aragon, la Province de Santander, les Provinces basques et la Castille. Plus tard, la Catalogne vient compléter la zone d’influence de la gendarmerie.

Plus que des escadrons, ce sont avant tout des hommes que l’Empereur expédie en Espagne(3). Ils sont ainsi plus de quatre mille à rejoindre leur nouvelle unité, abandonnant du même coup leur brigade ou leur régiment. Le choix de ces hommes est-il le fruit du hasard ou a-t-il été dicté par les missions qui leur sont dévolues ou les conditions de vie dans la péninsule ?

Un recrutement protéiforme

Une fois le décret du 24 novembre 1809 promulgué, les autorités doivent réunir le personnel destiné à intégrer les escadrons. Chacun d’entre eux dispose d’une force initiale de sept officiers et deux cents gradés et gendarmes à cheval ou à pied. La cavalerie des escadrons se compose de quatre-vingts hommes, répartis en dix brigades, contre cent vingt dans l’infanterie, également distribués en dix brigades(4). Ces quatre mille hommes doivent être prélevés pour moitié dans la gendarmerie de l’intérieur et, pour le reste, dans les dépôts des régiments d’infanterie ou de cavalerie de ligne(5).

Ce mode de formation peut paraître surprenant. Pourquoi ne pas ponctionner directement les gendarmes d’Espagne des brigades de l’intérieur de l’Empire ? S’agit-il d’une volonté impériale manifeste de renforcer le caractère militaire des escadrons envoyés en Espagne ou d’un défaut de personnel dans les légions de gendarmerie qui oblige Napoléon à trouver ailleurs les ressources nécessaires à la formation de ces nouvelles unités ? Les escadrons de la gendarmerie de l’armée d’Espagne sont-ils le fruit d’une véritable réflexion stratégique ou celui d’un pragmatisme intimement lié aux circonstances ? En réalité, l’Empereur n’a guère le choix. Jamais les brigades n’auraient pu supporter le départ de quatre mille de leurs membres hors des frontières de l’Empire. Le 12 novembre 1809, le ministre de la Guerre présente un panorama rapide des effectifs de la gendarmerie stationnés tant dans les départements qu’aux armées. À l’aune de ce document, l’Arme est forte de 15 474 hommes(6). On comprend aisément les réticences à en extraire près du quart pour les envoyer en Espagne. Bien que les campagnes françaises soient en grande partie pacifiées, les mouvements séditieux et les menées royalistes ne sont pas totalement éradiqués. Dès lors s’impose l’idée d’enrôler de nouveaux gendarmes pris au sein des régiments de ligne pour former les escadrons. Il est indéniable cependant que ce recrutement exceptionnel participe également à la militarisation accrue de la gendarmerie d’Espagne.

La réunion des hommes se révèle très complexe. En effet, les soldats extraits de la ligne doivent remplir les dispositions légales prévues dans les textes régissant l’Arme : être âgé d’au moins vingt-cinq ans, savoir lire et écrire, mesurer plus d’1,73 mètre et avoir participé à au moins quatre campagnes de la Révolution et de l’Empire. Pour ceux ne satisfaisant pas à ces critères, c’est le retour à leur dépôt et le remplacement par d’autres, retardant d’autant le complément des effectifs des escadrons et la date de leur mise en route(7).

Pour dresser le portrait du gendarme d’Espagne, nous avons privilégié les hommes extraits des légions de l’intérieur. Si les nouveaux gendarmes se doivent de remplir les conditions exposées précédemment, il faut envisager l’adaptation des gendarmes aux missions qui leur sont confiées et aux conditions de vie particulière qui les attendent dans la péninsule.

L’adaptation du gendarme d’Espagne à la guerre de partisans et à son environnement

Les premiers escadrons franchissent la rivière Bidassoa et entrent dans la péninsule au début du mois de mars 1810. En Espagne, les gendarmes doivent remplir des missions qui leur sont ordinairement attribuées dans les frontières de l’Empire. Qu’il s’agisse de la surveillance des voies de communication ou de la lutte contre le brigandage, la plupart de leurs prérogatives sont inscrites dans les textes réglementaires(8). Cependant, les membres de l’Arme ne sont pas forcément habitués à les remplir dans un contexte aussi particulier que celui de la guerre de partisans qui sévit dans la péninsule.

La guerre d’Espagne n’est pas conventionnelle. Fondée en grande partie sur la mobilité et le harcèlement, elle défie les lois et les usages. On ne s’y bat pas comme on pourrait le faire sur d’autres fronts européens. Il semble ainsi qu’elle soit plus à rapprocher des mouvements populaires vendéens ou italiens. D’ailleurs, ces analogies sont très présentes dans la correspondance des généraux servant dans la péninsule et notamment dans celle du général Buquet, inspecteur général de la gendarmerie d’Espagne(9). Dès lors, il est intéressant de savoir combien de gendarmes ont déjà servi sur ces théâtres d’opérations.

Ainsi, 15 % des sous-officiers et gendarmes ont passé un temps au sein de l’armée d’Italie(10). C’est notamment le cas d’Étienne Pizet, gendarme au 16e escadron, qui, sur ces sept campagnes, en a vécu cinq en Italie ou dans le Royaume de Naples(11). Pour les officiers, la proportion est plus grande puisqu’elle s’élève à plus du tiers(12). Le sous-lieutenant Charles Caurrier, du 8e escadron, a ainsi servi pendant huit ans tantôt à l’armée des Alpes tantôt à celle d’Italie(13). Certes, la présence au sein de l’armée d’Italie n’assure pas un service actif dans des unités de contre-insurrection. Il convient donc de s’intéresser aux gendarmes ayant participé à des combats dans l’ouest de la France, où les révoltes populaires royalistes ont amené les autorités à déployer la troupe pour rétablir l’ordre. Ils sont présents dans les mêmes proportions que pour l’Italie(14). En revanche, la guerre de Vendée, puis la Chouannerie, s’apparentent très clairement à l’insurrection espagnole(15). On ne peut pas dire que cette accoutumance à la guerre de partisans soit une condition sine qua non de l’envoi en Espagne, mais elle apporte un avantage indéniable.

Si les gendarmes ne se sont pas frottés à des mouvements séditieux de grande ampleur pendant leur service dans les troupes de ligne, il en va autrement lors de leur séjour dans la gendarmerie. On remarque ainsi que près d’un gendarme sur deux est extrait des compagnies stationnées dans les départements de l’Ouest(16). Les officiers, quant à eux, sont près du quart dans ce cas(17). La surreprésentation des gendarmes venus de l’Ouest ne peut pas être totalement le fruit du hasard. Bien que ces deux légions soient les mieux fournies en gendarmes, l’argument ne peut à lui seul expliquer cet état de fait(18). Il semble en effet que les autorités ont envisagé toutes les analogies existantes entre le rétablissement de l’ordre dans le nord de l’Espagne et celui des départements de l’Ouest.

Pour être efficace, les gendarmes d’Espagne doivent tenir compte de la spécificité de la guerre de partisans, des us et coutumes du pays, ainsi que du terrain où ils vont servir. Ces connaissances, indispensables pour tenir le pays et pour s’attacher la population, pourvoyeuse tant du ravitaillement que du renseignement, ont pu être acquises soit au cours des campagnes qui ont opposé la France à l’Espagne, soit par l’envoi dans la péninsule de gendarmes ayant servi ou vécu dans le sud-ouest du territoire national.

Que ce soit au cours de leur carrière au sein de l’Arme ou dans leurs jeunes années passées dans la ligne, une partie des gendarmes d’Espagne a déjà servi dans la péninsule. Ils sont ainsi plus de 16 % à avoir combattu en Espagne(19) pendant les campagnes de la Révolution et de l’Empire(20). Les officiers sont dans une proportion comparable(21). On ne peut omettre l’atout majeur que constitue une telle connaissance.

En revanche, pour ce qui concerne le service dans la gendarmerie, très peu de gendarmes d’Espagne sont directement issus des 9e et 10e légions, frontalières des Pyrénées(22). En réalité, la gendarmerie des départements frontaliers n’est composée que de 542 gendarmes(23). Les autorités en ont donc retiré moins de 15 % pour former les escadrons(24). On est bien loin des 52,6 % extraits des légions de l’Ouest(25). Mais, malgré ces ponctions, la gendarmerie de l’Ouest demeure près de deux fois plus nombreuse que celle du Sud-Ouest(26). Il semble qu’il faille chercher dans ce faible effectif de départ la raison principale du nombre modeste de gendarmes d’Espagne extraits de cette région.

La maîtrise du terrain ou des conditions climatiques peut également avoir été acquise par des gendarmes ayant vécu dans la région. Or, moins de 12 % des sous-officiers et gendarmes, ainsi que 14,3 % des officiers(27), sont nés dans les départements du sud-ouest de la France – frontaliers ou non de l’Espagne(28). Quoi qu’il en soit, même si de nombreux gendarmes d’Espagne n’ont pas été directement exposés à la guerre de partisans, ils peuvent compter sur leur grande accoutumance au feu. En effet, les textes réglementaires imposent aux candidats gendarmes de faire état d’au moins quatre campagnes dans la ligne. Pour ce qui concerne l’Espagne, les sous-officiers et gendarmes en totalisent en moyenne huit(29). Cependant, près de 10 % n’ont pas réalisé les quatre campagnes réglementaires. C’est notamment le cas du gendarme Quinson, du 11e escadron(30), n’ayant participé qu’à trois campagnes. Les officiers, quant à eux, peuvent s’enorgueillir d’avoir participé en moyenne à plus de sept campagnes au sein des armées révolutionnaires et impériales(31). Comme pour les sous-officiers et gendarmes, les disparités sont importantes. Ainsi, si le chef d’escadron Clément de Grandpray(32), du 8e escadron, ne compte aucune campagne, le sous-lieutenant Véjus, du 19e, en a déjà fait seize à seulement trente-deux ans(33). Pour mieux percevoir cet écart, il convient de mentionner quelques chiffres significatifs :

Nombre de campagnes vécues par les officiers de la gendarmerie d’Espagne(34).

Nombre de campagnes

Nombre d’officiers

Proportion (en %)

< 4

12

17,9

4 à 10

45

67,2

10 <

10

14,9

La plupart du temps, les officiers n’ayant pas un nombre réglementaire de campagnes à leur actif sont entrés très tôt en gendarmerie. Le chef d’escadron Clément de Grandpray, déjà cité précédemment, intègre ainsi l’institution le 19 juin 1791, soit bien avant le début des grands conflits de la Révolution(35). Un autre élément permet de prendre conscience de l’expérience combattante des gendarmes : le nombre de blessures qu’ils ont reçu. Ainsi, 99 hommes ont payé de leur intégrité physique leur engagement dans les armées françaises(36), tandis que quatre seulement ont été atteints pendant leur service au sein de l’Arme(37). Pour ce qui concerne les officiers, près d’un sur trois a été touché pendant son temps dans la ligne, contre quatre pendant leur service dans la gendarmerie(38).

Enfin, il convient de mentionner dans l’expérience militaire des gendarmes le temps passé au service de l’institution, partie intégrante des armées depuis la loi de février 1791. On remarque ainsi que près de 13 % des sous-officiers et gendarmes ont intégré l’Arme avant l’accession de Bonaparte au pouvoir, quelque onze ans plus tôt, et près de 43 % avant la promulgation de l’arrêté du 12 thermidor an IX (31 juillet 1801)(39). Ainsi, près d’un gendarme sur deux peut s’appuyer sur plus de dix ans d’expérience dans la gendarmerie, cinq ayant même servi au sein des maréchaussées. Par ailleurs, 60 % des officiers ont vécu le coup d’État de Bonaparte comme membre de la gendarmerie et plus de 80 % sont déjà gendarme au moment du décret de thermidor an IX(40).

Ainsi, les gendarmes envoyés en Espagne ne sont pas novices dans l’art de la guerre et une grande proportion d’entre eux s’est probablement frottée à la guerre de partisans, sinon pendant leurs années dans la ligne, au moins au cours de leur service dans la gendarmerie. L’importance du nombre de gendarmes blessés tend à démontrer que les affres de la guerre ne leur sont pas inconnues. Pourtant, la guerre de partisans n’est pas la seule difficulté rencontrée par les membres de l’Arme dans la péninsule ibérique. En effet, en Espagne, les gendarmes doivent non seulement servir, mais également vivre.

« Une gendarmerie forte et vigoureuse »(41) ? Vivre en Espagne

La guerre de partisans étant par essence fondée sur l’interception des voies de communication, sur le harcèlement continuel des troupes ennemies, sur la guerre économique et sur la destruction des approvisionnements tant en hommes qu’en denrées alimentaires ou logistiques(42), on comprend aisément que les conditions d’existence peuvent se révéler rapidement précaires. Dès lors, la survie tant physique que psychologique passe par la robustesse et les réseaux d’approvisionnement. Pour ce qui est du premier facteur, il est difficilement modifiable. En revanche, les gendarmes peuvent influer sur le second, notamment grâce au soutien éventuel de la population espagnole, principal pourvoyeur en nature des armées françaises.

Si l’expérience militaire est une condition d’entrée au sein de l’Arme, elle s’accompagne invariablement d’un âge avancé. Rappelons que l’on ne peut intégrer l’institution qu’à partir de vingt-cinq ans. La moyenne d’âge des membres de la gendarmerie d’Espagne se situe aux alentours de trente-huit ans pour les gradés et les hommes du rang(43) et de plus de quarante ans pour les officiers(44). Là encore, comme pour le nombre de campagnes, les disparités sont importantes.

Répartition des officiers, sous-officiers et gendarmes des escadrons de gendarmerie d’Espagne en 1810(45)

Âge

Sous-officiers (sur 544 hommes)

Officiers (sur 65 hommes)

nombre

Proportion (en %)

Nombre

Proportion (en %)

20-24

20

3,6

25-29

34

6,3

1

1,5

30-39

286

52,6

33

50,8

40-49

178

32,7

25

38,5

50-60

25

4,6

6

9,2

60 <

1

0,2

L’âge relativement élevé des gendarmes d’Espagne a souvent été stigmatisé par les généraux gouverneurs militaires sous les ordres desquels servent les membres de l’Arme. En septembre 1810, le général Reille, gouverneur de la Navarre, se plaint de ne disposer que de « 250 gendarmes à cheval parmi lesquels il y a beaucoup d’hommes trop vieux »(46). Le général Buquet, lui-même, déplore cette situation, en juin 1810 – soit moins de trois mois après l’entrée des escadrons en Espagne –, précisant qu’il a dans les escadrons « des hommes fournis par l’ancienne Gendarmerie qui, à raison de leur âge, de leurs infirmités, de leur conduite y sont beaucoup plus à charge qu’utiles »(47). D’ailleurs, de nombreux gendarmes sont renvoyés dans leur résidence « à raison de leur âge (sic.) » après seulement quelques mois de service dans la péninsule(48).

En outre, la robustesse physique peut également être un facteur de résistance aux privations induites par la guerre de partisans. Il est malaisé de connaître et de quantifier la corpulence des gendarmes et leur endurance. Le seul caractère physique dont nous disposons est leur taille(49). Selon les textes réglementaires, les hommes désireux d’intégrer l’Arme doivent mesurer au moins 1,73 m(50). À l’époque, la taille moyenne des Français de sexe masculin n’excède pas 1,65 m et, en 1807, elle s’établit aux alentours de 1,61 m dans le Maine-et-Loire(51). Le gendarme est donc grand. Cela lui permet de plus facilement impressionner pour ramener l’ordre et ce par la dissuasion plus que par la répression. Près du tiers des sous-officiers et gendarmes mesure moins d’1,73 m(52), mais un petit nombre atteint une taille supérieure 1,85 m(53).

Ainsi, les gendarmes d’Espagne sont des hommes plus grands que la moyenne de la population masculine française. La majorité d’entre eux étant dans la force de l’âge – quoique relativement âgés –, ils auraient des dispositions particulières pour supporter « les fatigues de la guerre ». Pourtant, du fait des difficultés éprouvées par le ravitaillement, de la rudesse du casernement et des épidémies en partie alimentées par le climat incertain du nord de l’Espagne, nombreux sont les gendarmes à être rapatriés et à retourner dans leur résidence d’origine. Pour tenter de résoudre le problème de l’approvisionnement en denrées alimentaires, les gendarmes – au même titre que les autres troupes françaises – doivent redonner confiance aux fournisseurs espagnols, et notamment à la population dont les contributions en nature servent à l’entretien de l’armée.

En effet, en Espagne, les troupes vivent sur le pays(54). Aucun approvisionnement n’est à espérer en provenance d’un Empire où sévit déjà la pénurie(55). Dès lors, les Français doivent prélever des contributions, tant en argent qu’en nature. Or, ils ne sont pas les seuls à ponctionner les réserves alimentaires du pays : les insurgés en font tout autant. Il convient donc de conquérir les faveurs de la population afin de recevoir le plus exactement possible les contributions indispensables à la survie de l’armée. Pour cela, le gendarme se doit de présenter une discipline de tous les instants. Certains contrôles nominatifs comportent une notation sommaire du personnel(56). Ainsi, plus de 80 % des gendarmes d’Espagne disposent d’une bonne voire d’une très bonne notation(57) contre seulement 11,4 % de mauvaises ou de très mauvaises, la plupart mettant en cause l’excès dans la consommation de boissons alcoolisées(58). Cette bonne tenue d’ensemble est confirmée par les très rares sanctions disciplinaires prises à l’encontre des gendarmes(59). Toutefois, cet état de fait mérite d’être nuancé. En effet, les gendarmes d’Espagne devant remplir des missions de prévôté, les autorités ont peut-être tendance à faire preuve d’indulgence afin de préserver la crédibilité de l’Arme dans ses prérogatives de police aux armées. Malgré cela, la gendarmerie peine à se concilier les populations, comme en témoigne le peu de fiabilité du renseignement et les difficultés d’approvisionnement qu’elle rencontre(60).

Un autre aspect, plus psychologique celui-là, mérite d’être mentionné : le célibat des gendarmes et la présence de femmes à la suite de l’armée d’Espagne. Du fait de leur âge relativement élevé, de leur installation au cœur de la société française, les gendarmes d’Espagne peuvent légitimement représenter une population à fort taux de nuptialité. Dans la composition initiale des escadrons(61), moins de 30 % des sous-officiers et gendarmes – toutes origines confondues – sont ou ont été mariés(62), contre plus de 71 % des officiers(63). Cette disparité pourrait prêter à commentaire. Si l’on s’intéresse plus précisément aux membres issus des légions de l’intérieur, on remarque que plus d’un sur deux a convolé(64). En rapportant ce chiffre au nombre total de gendarmes de toutes origines mariés, on s’aperçoit qu’ils représentent plus de 90 % des hommes ayant contracté une union matrimoniale(65). On comprend alors mieux cette disparité et son analyse en devient plus aisée : les gendarmes issus des légions sont dans leur majorité mariés et parfois pères de famille. Les officiers étant tous anciens gendarmes leur situation matrimoniale n’est que la conséquence de leur origine. On ne saurait dire pour autant que la position de gendarmes facilite le mariage par rapport à celle de soldat de ligne. En effet, les différences d’âge conséquentes sont un facteur déterminant et nous empêchent de réaliser une comparaison scientifiquement solide et étayée.

Pour que cette situation ait un impact sur le gendarme et le service, la question de la présence de l’épouse ou de la concubine en Espagne prend une importance capitale. Contrairement à ce que nous avancions en 2001, il semble bien que des femmes aient suivi leur conjoint dans la péninsule(66). Ainsi, la femme du chef d’escadron Luce, commandant le 10e escadron, est distinguée, en février 1812, par le maréchal Suchet, général en chef du IIIe corps d’Espagne, qui lui exprime « [son] admiration et [sa] sensibilité du courage qu’elle a montré à Ayerbe et de ses soins empressés pour panser les blessés », lors de l’attaque de la ville d’Exea par les insurgés à la fin de septembre 1810(67). De même, dans le 18e escadron, des épouses de gendarmes sont employées comme cantinières pendant le 2e trimestre 1811(68). Certaines autres sont également faites prisonnières en même temps que leur conjoint et les suivront en détention en Angleterre. Ainsi, Marianne Lemaire, épouse d’un maréchal des logis pris à Pampelune le 1er novembre 1813, rentre en France, accompagnée de son fils, le 7 juin 1814(69). Cette présence des femmes est également avérée grâce aux états civils des escadrons. Huit mariages et douze naissances sont ainsi célébrés au cours de la présence des gendarmes en Espagne, attestant de la présence irréfutable des épouses et concubines dans la péninsule(70).

Les femmes peuvent apporter un soutien psychologique indéniable, la proximité permettant aux gendarmes d’être tranquillisés sur les conditions matérielles de leur famille. Cependant, cette présence peut également être source de soucis, tant la situation et le confort précaire en Espagne se prêtent peu à la quiétude familiale. D’ailleurs, rapidement, les autorités décident de ne plus envoyer que des célibataires dans la péninsule, alors que rien dans les textes ne l’impose. Plusieurs arguments sont avancés pour justifier cette évolution. D’une part, selon William Serman, on considère depuis Louvois que « d’un bon soldat on en fait un bien mauvais en le laissant se marier » et, par la suite, que le mariage des officiers est « une des plaies de l’armée »(71). Cette analyse est confirmée par les propos du général Reille qui juge les gendarmes mariés « [im-] propre [s] à faire la guerre »(72). D’autre part, il convient de mentionner la volonté impériale de ne pas abandonner les familles de gendarmes, ces derniers éprouvant les pires difficultés pour leur envoyer des subsides(73).

Pour conclure, on s’aperçoit rapidement des difficultés de dresser une typologie claire et précise du gendarme d’Espagne. Quelques lignes directrices peuvent cependant être mises en avant dans cette mosaïque. D’abord, le gendarme d’Espagne dispose d’une solide expérience tant militaire que gendarmique. Par ailleurs, une grande partie d’entre eux a servi dans l’ouest de la France et a pu s’y familiariser avec les subtilités de la contre-insurrection. Si le célibat du gendarme d’Espagne n’était pas une condition sine qua non lors de la création des escadrons, il s’avère rapidement être une obligation au fil des mois et des nouveaux recrutements.

En réalité, le portrait du gendarme d’Espagne semble difficile à dresser, même si le point commun entre ses hommes est d’appartenir à une institution militaire. Cependant, la participation de la gendarmerie à la guerre d’Espagne est avant tout politique, Napoléon envoyant dans le nord de la péninsule non pas quatre mille soldats de ligne, mais quatre mille soldats de la Loi.

(1) Décret formant vingt escadrons de gendarmerie en Espagne, article I, le 24 novembre 1809, SHD-DAT, Xf 172.

(2) Lettre de l’Empereur au ministre de la Guerre, le 30 octobre 1809. Correspondance de Napoléon Ier, Paris, éd. Plon, 1858-1870, vol. XX, p. 26.

(3) Cette contribution a été réalisée, pour les sous-officiers et gendarmes, après analyse des registres matricules des escadrons conservés au sein de la sous-série 28 Yc (registres 248 à 260), des archives du département de l’armée de Terre du Service historique de la Défense et, pour les officiers, au travers des informations contenues dans les dossiers de pensions de retraite de la sous-série 3 Yf du même département. Le corpus des gendarmes s’étend sur un ensemble de 552 hommes et celui des officiers, sur 70. Par ailleurs, pour faciliter la lecture, il nous a paru opportun d’employer un certain nombre d’abréviations : SHD/DAT, pour Service historique de la Défense, département de l’armée de Terre ; SHD/DM, pour le département de la Marine ; CHAN, pour les Archives nationales.

(4) Décret formant vingt escadrons de gendarmerie en Espagne, article III, le 24 novembre 1809, SHD-DAT, Xf 172.

(5) Id., article IV, SHD-DAT, Xf 172.

(6) Rapport du ministre de la Guerre à l’Empereur, le 12 novembre 1809, SHD-DAT, C8 33.

(7) Gildas Lepetit, La Gendarmerie impériale en Espagne (1810-1813) : un instrument de pacification de la péninsule ibérique, DEA, histoire, sous la dir. de Jean-Noël Luc, Paris IV, 2002, pp. 158-168.

(8) Seul le rétablissement de la justice prévôtale peut faire office de nouveauté, et encore a-t-il déjà été réalisé pour pacifier les provinces de l’ouest de la France pendant la Révolution. Gildas Lepetit, « La Gendarmerie impériale au combat. L’exemple de l’Espagne (1809-1814) », RHA, n° 4, 2005, à paraître.

(9) Pour la Vendée, voir le projet sur l’Espagne du général baron Poinsot, non daté, liasse du 11 novembre 1811, SHD/DAT, C8 84. Lettre de Buquet au ministre de la Guerre, le 23 août 1810, SHD/DAT, Xf 163. Pour le Piémont et l’Italie, Lettre de Buquet à Berthier, major général de l’armée d’Espagne, le 3 avril 1812, SHD/DAT, C8 94.

(10) 60 sur 395, soit 15,2 %.

(11) SHD/DAT, 28 Yc 260.

(12) 24 sur 66, soit 36,4 %.

(13) SHD/DAT, 3 Yf 13 994.

(14) Pour les sous-officiers et gendarmes : 15,7 % ; pour les officiers : 36,4 %.

(15) Gildas Lepetit, La Gendarmerie impériale dans le Vascongadas (1810-1813), l’échec dans la lutte contre la guérilla d’un corps hybride, maîtrise, histoire, sous la dir. de Jean-Noël Luc, Paris IV, 2001, pp. 70-72.

(16) Ils sont 851 sur 2 000, soit 42,6 %, à être extraits des 4e et 5e légions de Gendarmerie impériale, légions correspondant aux départements des Côtes-du-Nord, de l’Ille-et-Vilaine, du Finistère, du Morbihan, de la Loire-inférieure, du Maine-et-Loire, de la Vendée et des Deux-Sèvres. Cahier indiquant les lieux d’organisation et numéros des escadrons, le 22 janvier 1810, SHD/DAT, C8 40.

(17) 32 sur 140, soit 22,9 %. Cahier indiquant les lieux d’organisation…, op. cit., SHD/DAT, C8 40.

(18) Selon un état de la gendarmerie employée dans les départements au 1er novembre 1809, la 12e division militaire – correspondant à la 5e légion – dispose de 739 gendarmes et la 13e – correspondant à la 4e légion – de 878. Rapport du ministre de la Guerre à l’Empereur, le 12 novembre 1809, SHD/DAT, C8 33.

(19) 64 sur 395, soit 16,2 %.

(20) En mars 1793, l’Espagne entre dans la première coalition. Les armées des Pyrénées orientales et des Pyrénées occidentales sont alors créées. Après l’invasion de la Catalogne par les armées françaises, Bilbao étant également menacée, l’Espagne signe la paix de Bâle le 22 juillet 1795.

(21) 11 sur 66 soit 16,6 %.

(22) 13 officiers et 65 gendarmes. Cahier indiquant les lieux d’organisation et numéros des escadrons…, op. cit., SHD/DAT, C8 40.

(23) Rapport du ministre de la Guerre à l’Empereur, le 12 novembre 1809, SHD/DAT, C8 33.

(24) 78 sur 542, soit 14,4 %.

(25) 851 sur 1 617, soit 52,6 %.

(26) Il reste en effet dans l’Ouest 766 gendarmes contre 464 dans le sud-ouest.

(27) 10 sur 70, soit, 14,3 %.

(28) 49 sur 412, soit 11,9 %.

(29) Plus exactement 7,9 campagnes sur un total de 468 gendarmes.

(30) SHD/DAT, 28 Yc 259.

(31) Plus exactement 7,3 campagnes sur un total de 67 hommes.

(32) SHD/DAT, 3 Yf 6 808.

(33) SHD-DAT, 3 Yf 8 039.

(34) Tableau réalisé sur 67 officiers d’après les dossiers contenus en 3 Yf du SHD/DAT.

(35) La déclaration de guerre date du 20 avril 1792.

(36) Soit 18 %.

(37) Soit 0,7 %.

(38) 21 sur 70, soit 30 % ; 4 sur 70, soit 5,7 %.

(39) 69 sur 550, soit 12,9 % ; 234 sur 550, soit 42,9 %.

(40) 42 sur 70 soit 60 % ; 58 sur 70 soit 82,9 %.

(41) Lettre de Buquet à l’Empereur, le 23 août 1810, SHD/DAT, Xf 163.

(42) Manifeste de la Junte Suprême cité par Nicolas Horta Rodriguez, « La législation de la guérilla dans l’Espagne envahie 1808-1814 », RHA, n° 3, 1986, p. 29.

(43) Moyenne effectuée sur 544 cas.

(44) Plus exactement 40 ans et 3 mois sur 66 cas.

(45) D’après les registres matricules des escadrons conservés au sein de la sous-série 28 Yc (registres 248 à 260) et les informations contenues dans les dossiers de pensions de retraite de la sous-série 3 Yf du SHD/DAT.

(46) Lettre de Reille à Berthier, le 29 septembre 1810, SHD/DAT, C8 268.

(47) Lettre de Buquet à Berthier, le 15 juin 1810, SHD/DAT, C8 49.

(48) Gildas Lepetit, La Gendarmerie impériale dans le Vascongadas (1810-1813)…, op. cit., pp. 198-203.

(49) La taille n’étant pas mentionnée dans les dossiers de pension, nous ne disposons pas de données statistiques pour les officiers.

(50) Supra.

(51) Jean-Pierre Bois, « Anthropologie du conscrit angevin sous l’Empire », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 84, n° 4, 1977, p. 646.

(52) 132 sur 414.

(53) Six gendarmes, soit 1,4 % de l’échantillon.

(54) Ordre de l’Empereur à Berthier, le 28 janvier 1810, SHD/DAT, C17 222.

(55) Lettre de Dorsenne à Berthier, le 19 février 1812, SHD/DAT, C8 91.

(56) Les différentes statistiques qui suivent ont été dressées à partir des données fournies par les états nominatifs des 3e, 4e, 6e, 7e, 10e, 11e, 13e, 17e et 20e escadrons en janvier 1813, SHD/DAT, Xf 169, 178 et 179.

(57) 1 292 sur 1 594, soit 81 %.

(58) 182 sur 1 594.

(59) Sur l’ensemble de la série J du SHD/DAT, seuls deux jugements concernant des gendarmes ont pu être constatés. Le premier est un jugement d’absolution daté du 1er novembre 1810 en faveur du chef d’escadron Bellaton, du 18e escadron, conservé dans le carton J2 454. Le second concerne le gendarme Bastien, du 8e escadron, acquitté par le jugement du 28 novembre 1812, conservé dans le carton J2 473.

(60) Gildas Lepetit, « La Gendarmerie impériale au combat… op. cit. ».

(61) Nous ne disposons de chiffres que pour quatorze escadrons. Les données concernant les 1er, 2e, 3e, 4e, 9e et 19e escadrons manquent. Les statistiques ont été réalisées à partir des contrôles nominatifs des officiers, sous-officiers et gendarmes composant les escadrons à la date de leur création conservés dans différents cartons de la sous-série Xf des archives du SHD/DAT.

(62) 780 mariés et 14 veufs sur 2 650, soit 30 %.

(63) 59 mariés et 1 veuf sur 84, soit 71,4 %.

(64) 453 sur 887, soit 51,1 %. Ce pourcentage a été réalisé pour neuf escadrons, les autres ne faisant pas la distinction entre les gendarmes issus des légions et ceux venus directement des régiments de ligne.

(65) 453 (mariés et veufs) sur 500, soit 90,6 %.

(66) L’absence de mention d’une présence féminine en Espagne nous avait fait conclure au célibat géographique total des gendarmes. Gildas Lepetit, La Gendarmerie impériale dans le Vascongadas (1810-1813)… op. cit., p. 89.

(67) Lettre de Suchet au chef d’escadron Luce, le 3 février 1812, CHAN, 384 AP 021.

(68) Feuille d’appel du 18e escadron pour le 2e trimestre 1811, SHD/DAT, Xf 183bis.

(69) État nominatif des prisonniers français revenus d’Angleterre par le parlementaire Concorde, venant de Plymouth parti le 6 juin 1814, arrivé à Morlaix le 7 juin 1814, SHD/DM, FF2 5.

(70) SHD/DAT, Xz 19 (31 à 44).

(71) Cité par William Serman, Les officiers français dans la nation, 1848-1914, Paris, Aubier, 1982, p. 145.

(72) Lettre de Reille à Berthier, le 29 septembre 1810, SHD/DAT, C8 268.

(73) Lettre du ministre de la Guerre à Moncey, le 29 juillet 1812, SHD/DAT, Xf 162.