Force Publique

FRANCE, BELGIQUE, PAYS-BAS : REGARD CROISÉ SUR LES GENDARMERIES EN GUERRE. LES MÉMOIRES DE L’OCCUPATION À TRAVERS UNE DÉCENNIE DE PRESSE CORPORATIVE. (1945-1955)

Jonas Campion
Chercheur au Fonds National de Recherche Scientifique (Belgique), doctorant à l’Université de Louvain (Centre d’histoire du droit et de la justice) et à l’Université Paris IV (Centre Roland-Mousnier - UMR CNRS)

Dans les travaux qu’il consacre à l’histoire de la police parisienne(1), Jean-Marc Berlière souligne longuement la nécessité, pour les forces de police, d’être perçues comme disposant d’une légitimité d’action. Il s’agit selon lui d’une condition sine qua non pour mener à bien la mission de régulation sociale des titulaires du monopole de la violence étatique(2).

À la fin de la guerre, les institutions policières des pays occupés sont décrédibilisées par quatre années de cohabitation avec les autorités occupantes ou collaboratrices. Dans le contexte sociopolitique de la Libération et de l’immédiat après-guerre, l’efficacité professionnelle de ces organes s’en ressent largement. La situation de ces forces est délicate et nombreuses sont les remises en cause dont elles font l’objet. Pour préserver l’unité des gendarmeries, l’histoire du conflit doit être rendue « intelligible ». Il importe que se diffusent des représentations de leur comportement qui répondent à la fois aux attentes mentales des corps et des gendarmes, à celles des opinions publiques, ainsi qu’aux besoins des États en cours de reconstruction.

À travers les titres de la presse corporative gravitant autour des gendarmeries belge, française et néerlandaise, nous étudions la naissance, le développement et les mutations des mémoires de l’Occupation et de la Libération à la fin de l’année 1955 : comment les comportements posés entre 1940 et 1945 sont-ils présentés par ce type de presse ? La guerre marque-t-elle une rupture essentielle dans l’image traditionnelle du gendarme ?

Un titre de presse a été sélectionné pour chacun de ces trois pays. Pour la gendarmerie belge, il s’agit du Bulletin mensuel de la fraternelle de gendarmerie, dont la naissance remonte à 1935(3). En France, Le Progrès de la gendarmerie de 1911, édité par la Fédération nationale des retraités de la gendarmerie et de la Garde républicaine (FNRG) a été choisi, tandis que le monde corporatif hollandais est analysé au travers du prisme du périodique De Koninklijke Marechausse, publié pour la première fois en 1907 par l’association Vereniging van leden, behorende tot het Wapen der Koninklijke Marechaussee, beneden de rang van officier(4).

Deux familles sont discernables au sein du corpus. En Belgique et aux Pays-Bas, les associations professionnelles sont, à cette époque, uniques et regroupent en leur sein officiers et simples gendarmes. En France, la situation est tout autre : officiers et gendarmes ne militent pas au sein des mêmes groupements, et les tensions sont nombreuses(5). On peut d’une certaine manière caractériser le Progrès de « presse de classe », alors que les deux autres titres sont plutôt symptomatiques d’une « presse unioniste ». Cette question identitaire est loin d’être anodine. Le rapport à la hiérarchie et l’obéissance aux ordres constituent en effet les éléments sur lesquels se sont en partie fondées les dynamiques épuratoires au sein des forces de gendarmeries.

Dressons dans un premier temps un aperçu général de l’image des gendarmeries en guerre avant de nous arrêter plus longuement sur les questions spécifiques de mémoire relatives aux phénomènes de collaboration et d’épuration au sein de ces forces(6).

« Pris entre deux feux » : être gendarme en territoires occupés(7)

De manière uniforme, la guerre est présentée par ces trois revues comme une période pénible à vivre, aux implications nombreuses sur les identités professionnelles. L’Occupation se définit comme une période trouble, où des choix difficiles et dangereux ont dû être adoptés quotidiennement par les gendarmes, heurtant de plein fouet leurs traditions professionnelles. Pour la FNRG, ce sont des années « humiliantes, douloureuses » et « tragiques »(8). Gabriel Delage décrit le métier du gendarme comme « une tâche particulièrement délicate », où les hommes sont « tiraillés par deux conceptions contraires » du devoir :

« Désobéir à Vichy, cétait sans doute le devoir de tout patriote, mais cétait aussi la menace constante de la sanction grave, impitoyable, inhumaine et cruelle : Dachau, Buchenwald ou la fusillade. Transgresser les instructions de Londres, cétait la quiétude du moment assuré, lavancement rapide, lobtention de lettres de félicitations et de décorations ; mais cétait aussi le risque de représailles de la Résistance et pour demain la honte de la trahison. Rude combat pour ces hommes de devoir qui ont longtemps cherché leur voie sans autre directive que celle de leur conscience »(9).

Le ton ne diffère que fort peu dans les autres pays. De Koninklijke Marechaussee souligne longuement les troubles que constituent pour les jeunes gendarmes les habitudes adoptées durant le conflit(10), tandis que le Bulletin mensuel de la fraternelle en parle comme d’une période entourée d’une « atmosphère fétide de trahisons »(11). L’époque laisse des traces amères, des troubles qu’il est « vain et dangereux de vouloir nier »(12), et nécessite un effort particulier de (re) construction mémorielle pour rendre acceptable, par l’ensemble des gendarmes, le vécu de la guerre.

Cette définition commune participe à une présentation défensive de l’histoire des gendarmeries, où l’on cherche à restaurer leur image écornée. Des différences sont pourtant perceptibles dans chaque pays selon les différents régimes politico-militaires instaurés par les forces allemandes. Avant guerre, le système policier hollandais est morcelé à l’extrême. Pas moins de quatre polices sont chargées de faire respecter l’ordre public(13). Pendant l’Occupation, ce système est centralisé, créant un paysage policier tout à fait inédit. La restructuration se fait majoritairement par rapport à une nouvelle marechaussee, dont l’esprit est en partie calqué sur l’ancienne maréchaussée royale. Après guerre, ces transformations multiples influencent de manière aiguë l’identité de la gendarmerie néerlandaise. Selon la revue hollandaise, les deux marechaussee sont des institutions totalement différentes(14), et les critiques portées contre la marechaussee de l’Occupation ne s’appliquent pas à la véritable Koninklijke marechaussee. En insistant sur ce fait, les rédacteurs se détachent facilement de cette période sombre, alors ressentie moins douloureusement que dans les milieux belges ou français.

En effet, les réformes au sein de ces deux autres forces ont été moins « brutales »(15). Dans ces pays, la filiation entre la gendarmerie de l’avant-guerre, de l’Occupation et de la Libération est évidente. Par rapport au ton néerlandais, les discours sont alors plus défensifs et insistent sur les spécificités des pratiques gendarmiques durant l’Occupation. Pour la presse professionnelle, les gendarmeries sont les seules institutions militaires à avoir dû rester en place pendant près de cinquante mois. Cette expérience unique, non-partagée, limite par conséquent les possibilités de les critiquer, puisque personne n’est à même de comprendre le caractère particulier du métier de gendarme durant cette période trouble.

Malgré cette revendication, la spécificité de la guerre est aussi amoindrie pour l’insérer dans un mouvement historique plus long. L’argument principal utilisé par les trois revues est la constance du patriotisme et de l’amour de la patrie manifesté par les gendarmes. Il s’agit d’une caractéristique identitaire majeure, dont la tradition remonte à la naissance de ces forces. Comme le dit le Bulletin mensuel de la fraternelle, les gendarmes « ont montré à toute la nation qu’en temps de guerre comme en temps de paix, le culte du Devoir prime avant tout »(16). La Seconde Guerre mondiale s’inscrit donc dans une glorieuse filiation de service de la patrie. L’ensemble des faits d’armes des corps est considéré sur un même plan, permettant ainsi de gommer les éléments problématiques de la période de l’Occupation. En 1949, De Koninklijke Marechaussee se plaît à reproduire les propos du ministre de l’Intérieur, soulignant que l’Arme a toujours été l’une des pierres angulaires de l’ordre sur le territoire national(17). La FNRG n’hésite pas à mobiliser les traditions révolutionnaires et impériales pour illustrer cet état de fait. Les victoires de « Hondschoote, Dantzig, Friedland, Alcoléa, Burgos, Taguin, Sébastopol » permettent ainsi de glorifier la gendarmerie de l’Occupation(18). La Première Guerre mondiale est aussi longuement sollicitée dans ce but en France et en Belgique, puisque les gendarmes des deux conflits sont souvent assimilés : les vainqueurs de 1918 servent ainsi à légitimer les défaits de 1940 et futurs vainqueurs de 1944(19).

Au-delà de cette question relative au caractère particulier de la guerre, les trois revues présentent de la même manière l’action quotidienne des gendarmes de l’Occupation. Continuant à remplir leurs missions dans le plus pur esprit d’entraide(20), s’employant « par une politique d’action souple quoique décidée, à rendre moins pénibles pour leurs concitoyens les exigences et le joug de l’ennemi »(21), ces gendarmes constituent en quelque sorte l’incarnation en territoires occupés des États démocratiques d’avant-guerre. Dans cette optique, ces organes de presse cherchent à démontrer que les gendarmeries sont, en tant que corps constitués, « institutionnellement » résistants, malgré les apparences. Qu’elle soit active ou passive, cette résistance est un engagement à la fois précoce et massif.

La mémoire gendarmique hollandaise est fortement influencée par la présence en Angleterre de plusieurs centaines de membres du corps, réfugiés après le mois de mai 1940. Dans cette publication, on insiste sur l’action de ces gendarmes, engagés dans les unités combattantes régulières et dans divers services de renseignements pour effectuer des missions clandestines en territoires occupés(22). Dans une moindre mesure, elle présente aussi des résistants de l’intérieur ayant su garder leur identité propre de gendarme malgré les difficultés. En insistant à la fois sur l’héroïsme des gendarmes restés au pays et sur l’engagement clandestin des hommes exilés, c’est une représentation intégrée de l’histoire du corps qui est introduite dans les mémoires collectives. Où qu’ils se trouvent, les membres de la maréchaussée royale sont réunis dans une même dynamique de résistance à l’occupant.

En France et en Belgique, le discours est exclusivement consacré aux gendarmes restés en territoires occupés, qui représentent la majorité des effectifs. Les évasions vers l’Angleterre y sont minoritaires et issues d’initiatives individuelles. Il est donc logique qu’elles ne soient pas mises en avant, puisqu’elles ne constituaient pas des éléments fédérateurs de la mémoire de la guerre.

Le Bulletin mensuel de la fraternelle, se plaît à citer comme exemple « cette petite brigade de tout repos du Brabant wallon ayant, avec une bonhomie qui déroute…, organisé un service de surveillance qui trompa les “gestapistes” de tout acabit »(23). La passivité professionnelle devient la règle, en « sabotant les instructions données par l’occupant et les collaborateurs »(24), ou en menant des enquêtes dans des « conditions telles que les deux saboteurs sont prévenus, prennent la fuite et que les explosifs détenus à leurs domiciles disparaissent »(25). Et ceci à un tel point qu’« il ne fallut pas longtemps à l’ennemi pour se rendre compte qu’il ne pourrait jamais compter sur la collaboration de nos gendarmes »(26). Le corps devient ainsi la « sentinelle avancée de l’armée secrète », sans qui « il n’eut pas été certain que des groupements de patriotes eussent réussi aussi judicieusement les actions entreprises contre l’ennemi »(27).

L’image de la gendarmerie présentée dans le Progrès ne varie que sur quelques détails. Tout comme en Belgique, la gendarmerie française insiste sur son caractère indispensable pour la réussite des opérations clandestines. La revue pose clairement les données du problème : « Que pouvait faire un patriote de la Résistance, avec une gendarmerie dans chaque canton ? Rien, sinon se faire écharper par la milice ou la Gestapo à qui il aurait été livré par la gendarmerie. »(28) Ici aussi, son rôle dans le rétablissement de l’État républicain est primordial.

Dans chaque revue, l’aide apportée par le corps aux exigences allemandes et collaboratrices est absente, au contraire de l’exaltation de l’action résistante, menée tout au long de la guerre. Le message est limpide. En tant que telles, les Armes ont été des exemples de patriotisme durant l’Occupation, comme elles le sont depuis toujours. À ce niveau, aucune rupture identitaire n’est discernable. La place qu’elles occupent et revendiquent dans les sociétés libérées est alors légitime.

Collaboration et épuration des gendarmeries : causes de conflits internes ?

La presse corporative revient à plusieurs reprises sur le double phénomène de collaboration/épuration. Il s’agit d’une nécessité indispensable à la reconstruction d’une identité gendarmique cohérente. Comment caractériser la collaboration ? À nouveau, caractéristiques communes et vécus particuliers participent à la création d’une représentation de cette réalité spécifique pour chaque pays. À l’opposé de la résistance, la collaboration résulte d’actes posés par quelques individus. Ainsi, elle ne constitue pas une cause de dissension au sein du discours fédérateur des associations professionnelles. Au contraire, ces minorités d’éléments pro allemands forment, par leur caractère marginal, un élément supplémentaire de cohésion des milieux professionnels. Elles permettent d’identifier clairement l’ennemi, le traître.

Selon De Koninklijke Marechaussee, l’Arme n’a pas eu à souffrir d’un problème de collaboration caractérisée entre 1940 et 1945. Il y eut bien des collaborateurs dans le corps réformé de la marechaussee, mais ce ne sont pas de « véritables » gendarmes. Ceci ne l’empêche pas de prendre position sur cette question, même si ce n’est pas un sujet fréquent dans ses colonnes : pour la revue, les partisans de l’ordre nouveau ne jouissent d’aucune qualité professionnelle, ce sont des hommes qui ont juste su faire jouer leurs amitiés et leur engagement politique pour atteindre les postes à responsabilité(29).

Dans le Bulletin mensuel de la fraternelle, les collaborateurs font l’objet d’une entreprise systématique de dénigrements. Ils ne sont que des « infâmes usurpateurs »(30), des « faux belges »(31). Perdant tout caractère patriotique, ils se germanisent et deviennent des « kollaborateurs » à la tête desquels se trouve le « kolonel Von Koppenolle »(32). Toute nature humaine leur est ôtée, puisque ce ne sont que des « créatures »(33), composant une « meute salissant notre glorieuse tenue »(34).

Dans son argumentation, la revue assimile ces collaborateurs à l’ensemble des 3 300 nouveaux gendarmes incorporés durant l’Occupation(35). Par ce biais, elle préserve une nouvelle fois l’unité mémorielle de la gendarmerie. Les éléments critiquables et critiqués ne sont pas des gendarmes de métiers, mais des hommes introduits de force dans le corps. Ici encore, l’unionisme est de mise : en faisant bloc face à un « adversaire extérieur », l’association n’ostracise pas une catégorie particulière de personnel.

Entre 1940 et 1944, la Gendarmerie nationale française n’a pas subi de réformes aussi profondes que les forces belge ou hollandaise. Le Progrès n’a donc pas la possibilité de présenter la collaboration comme étant le fait d’éléments extérieurs au corps. Sa responsabilité est à chercher au sein de l’Arme. Regroupant des sous-officiers, la FNRG considère que la collaboration policière est imputable aux officiers. Un réflexe catégoriel semble jouer. Dès 1946 et pour longtemps, la rupture avec les officiers est évidente : « Quels étaient donc les vrais justiciables des Comités d’épuration ? Tout simplement, ceux qui avaient donné les ordres ! Commandants de section, de compagnie et même de légion »(36). Ceux-ci sont accusés de ne pas avoir été à la hauteur de leur tâche durant l’Occupation, laissant leurs subordonnés sans directive claire ou soutien d’aucune sorte, les entraînant ainsi à commettre des actes inacceptables.

La Libération entraîne la mise en place de structures administratives et judiciaires d’épuration. Face à la personnalisation multiple de la collaboration au sein des gendarmeries, comment les dynamiques épuratoires sont-elles perçues par les associations professionnelles ? L’épuration, telle qu’elle est menée, est-elle suffisante aux yeux des gendarmes, ou au contraire exagérée dans son ampleur ? Vise-t-elle les bonnes catégories de personnel ? Autrement dit, il importe de comprendre si, pour les gendarmes, l’épuration « rêvée » rencontre l’épuration « vécue »(37) ?

Du fait des réformes policières, les gendarmes néerlandais se sentent très étrangers au phénomène. Tout comme la collaboration, l’épuration n’est abordée que de manière annexe dans la revue De Koninklijke Marechaussee : il s’agit simplement d’une réalité nécessaire et présente au sein de la Rijskpolitie – police civile établie en 1945 comme héritière de la marechaussee de l’Occupation –, mais qui ne concerne pas directement le corps(38).

En Belgique et en France, les attentes à son égard sont importantes. Pour deux communautés professionnelles, une épuration complète est revendiquée au nom du caractère spécifique des forces de gendarmerie. Pour la fraternelle, une « impitoyable » épuration « s’impose pour un corps d’élite »(39). La revue française est tout aussi explicite dans ses attentes. Selon elle, « l’épuration pure et simple s’imposait, du haut en bas de l’échelle hiérarchique, et tout le monde l’attendait »(40). Nulle part, son principe n’est remis en cause, et les gendarmes se placent, au nom de l’identité résistante constamment promue, comme demandeurs de justice. Comme le souligne le Progrès, des « comptes »(41) doivent être réglés avec les partisans de l’Allemagne ou du régime de Vichy.

Dans le Bulletin mensuel de la fraternelle, le discours sur l’épuration entre en contradiction avec les propos tenus sur la collaboration. La revue prend conscience que la totalité des 3 300 gendarmes incorporés n’est pas à considérer de la même façon. Certains n’ont rien à se reprocher d’un point de vue civique, puisqu’environ sept cent d’entre eux restent finalement au sein du corps, sous certaines conditions particulières d’ancienneté(42). Cette solution hybride ne satisfait pas la revue, qui juge qu’une fois réintégrés, ces gendarmes doivent avoir les mêmes droits et devoirs que les « gendarmes de métiers ». De ce fait, le Bulletin mensuel de la fraternelle se plaint de la sévérité de l’épuration(43), responsable de discriminations injustes, notamment sur le plan financier. Cette solution ne favorise pas la cohésion de l’Arme, entraînant de ce fait une défiance de l’association. Ses revendications de justice se concentrent maintenant sur les officiers néerlandophones issus de l’armée et intégrés à l’Arme durant l’occupation du pays(44).

Au contraire de la Belgique, pour le Progrès, l’épuration n’a pas atteint ses objectifs, se contentant de poursuivre les gendarmes ayant fait leur devoir, n’inquiétant pas les véritables responsables. Selon cet organe de presse, seuls les « lampistes »(45) ont payé. Les regrets sont nombreux et « si l’épuration avait été faite en commençant par le haut de l’échelle »(46), la gendarmerie ne vivrait pas la crise morale qu’elle traverse actuellement. Pour une frange importante du corps de gendarmerie, l’épuration de l’Arme est un échec et entraîne ainsi une situation morale tendue. Loin de rassembler comme elle le fait en Belgique, son histoire constitue en France une cause importante d’oppositions et de conflits.

Au-delà des troubles, une stabilité de l’image traditionnelle du gendarme

Les troubles induits par l’Occupation dans les représentations professionnelles des gendarmes sont évidents. La mémoire du conflit constitue de ce fait un élément primordial du processus de rétablissement de la légalité policière. Par conséquent, dans les trois pays considérés, le message développé par la presse corporative est globalement identique. Il veut protéger les gendarmes contre l’ensemble des remises en question, notamment en ce qui concerne leur participation aux politiques de répression caractéristiques de l’Occupation.

Pour les gendarmes, la guerre ne constitue nullement une rupture identitaire, tout au plus un choc profond dû aux circonstances particulières de la période. Globalement, entre 1946 et 1955, un mythe de résistance généralisée des Armes se met en place, et l’héroïsme d’une minorité devient la règle. De cette manière, les troubles induits par la guerre dans l’idéal comportemental des gendarmes se réduisent comme peau de chagrin. Ceux-ci sont occultés et ne participent pas sur le long terme à une modification profonde de la fonction gendarmique. Pour la presse corporative, les conditions d’exercice du métier n’ont pas évolué avec la guerre. La réponse qui est apportée à la question de l’obéissance aux ordres, dont les limites sont débattues dans le cadre de l’épuration des gendarmeries, est révélatrice de cette non-évolution.

Dans le Progrès du 25 février 1947, un article pose le débat, en s’interrogeant sur la responsabilité de la conscience individuelle du gendarme face à l’autorité supérieure. Il revendique une mise au point à ce propos, comme condition indispensable de survie pour l’Arme.

« Il sagit donc, une fois pour toutes, damener lautorité responsable à préciser, en linfirmant ou en la confirmant, la position traditionnelle de loyalisme que doivent adopter des militaires chargés dune mission de maintien de lordre intéressant lavenir de la nation […] Afin que la gendarmerie reste un bloc sans fissure, pour maintenir son unité, pour éviter quelle ne se désagrège à la faveur dun quelconque événement dune certaine importance, IL FAUT DE TOUTE URGENCE que la notion de responsabilité soit affirmée ou précisée. Cest à cette condition seulement que lArme pourra se maintenir au-dessus de la mêlée »(47).

Cette question éthique, ici clairement posée, ne fait cependant pas recette. Deux années plus tard, la FNRG reprend cette question par la bouche de son président, Gabriel Delage, à l’occasion du procès intenté contre deux gendarmes ayant refusé de servir dans une légion de marche en Indochine. Son point de vue est simple et s’inscrit dans la plus stricte tradition militaire : le gendarme doit en toutes circonstances obéir. La désobéissance est définie comme un « acte inconsidéré dont vous auriez à supporter les conséquences durant toute votre existence » qui doit être rejetée au nom de « notre belle gendarmerie dont vous avez la charge de maintenir la dignité et le traditionnel renom qu’elle a su acquérir à travers les âges »(48). En France du moins, la douloureuse expérience de la guerre n’introduit pas de rupture profonde dans les représentations des devoirs du gendarme. La fidélité et l’obéissance immédiate aux ordres reçus constituent toujours les pierres angulaires de la figure du gendarme. Bien que cela ne soit pas explicité de manière aussi évidente dans le Bulletin mensuel de la fraternelle ou dans le périodique De Koninklijke Marechaussee, rien ne nous laisse penser qu’il en soit autrement dans ces pays(49).

(1) Jean-Marc Berlière, Les policiers français sous l’Occupation d’après les archives inédites de l’épuration, Paris, Perrin, 2001, p. 15 ; ainsi que « La “Cour du 19 août 1944” : essai sur la mémoire policière », Crime, Histoire et Sociétés, 1999, t. 3, n° 1, pp. 105-129.

(2) Max Weber, Le savant et le politique, Paris, Plon, 1992, pp. 100-101.

(3) Pour l’histoire de la fraternelle, association éditrice de la revue, voir Johan Cuypers, « Bijdrage tot de geschiedenis van het Rijkswachtsyndicalisme : de Verbroedering der Rijkswacht (1934-1964) », Panopticon, mars-avril 1985, t. 6, n° 2, pp. 103-121.

(4) « Association des membres appartenant à l’arme de la maréchaussée royale en dessous du rang d’officier. » Cette dernière caractéristique évolue rapidement et l’association s’ouvre à l’ensemble des gendarmes.

(5) Voir par exemple, Gabriel Delage (président de la FNRG), « La fédération en danger », Le Progrès de la gendarmerie, 25 novembre 1946, t. 36, n° 16, p. 1. Cet article dénonce la « grande offensive » lancée à l’encontre la FNRG par l’UNPRG de Jean Cousteix. Face à ce danger, Delage appelle à l’union de ses troupes. Sur l’UNPRG, se reporter à Joseph d’Hautefeuille, De la Voix à l’Essor : la Gendarmerie nationale au prisme de sa presse corporative (1946-1958), maîtrise, histoire, sous la dir. de Jean-Noël Luc, Paris IV, 2004, 297 p.

(6) Cette contribution se fonde sur notre travail, Le rétablissement de la légalité policière après la Seconde Guerre mondiale. Les gendarmeries belge, française et la Koninklijke Marechaussee hollandaise, DEA, histoire, sous la dir. de Jean-Noël Luc, Paris IV, 2005, 317 p.

(7) Gabriel Delage, « ministère de la Défense nationale. Définition des services accomplis en opérations de guerre ou sur le pied de guerre à partir du 26 juin 1940 », Le Progrès…, 10 mars 1947, t. 36, n° 23, p. 5.

(8) Jean d’Arme, « Remonter la pente », Le Progrès…, 10 mars 1948, t. 37, n° 46, p. 3.

(9) Gabriel Delage, « ministère de la Défense nationale. Définition des services accomplis en opérations de guerre ou sur le pied de guerre à partir du 26 juin 1940 », Le Progrès…, 10 mars 1947, t. 36, n° 23, pp. 4-5.

(10) Prins, « Een ingezonden stuk » (« Lettre à la rédaction »), De Koninklijke Marechaussee, 1er juin 1948, t. 42, n° 11, pp. 209-210.

(11) « Dans la résistance », Le bulletin mensuel de la fraternelle…, juillet 1956, n° 51, p. 4.

(12) Gabriel Delage, « Grave crise morale dans la gendarmerie », Le Progrès…, 25 décembre 1947, t. 36, n° 41, p. 2.

(13) Comme forces nationales de police, outre la Koninklijke Marechaussee, il existe le Korps Politietroepen, créé après la Première Guerre mondiale pour faire face à toute tentative de troubles de l’ordre public. La Rijksveldwacht est quant à elle une force de police civile. Au niveau communal, se trouvent les Gemeenteveldwachters dont la qualité et le nombre varient du tout au tout selon les cas. Voir Cyrille Fijnaut, Guus Meershoek, Jos Smeets, Roland van der Wal, « The Impact of the Occupation on the Dutch Police », dans Cyrille Fijnaut (dir.), The Impact of World War II on Policing in North West Europe, Tilburg, Leuven University Press, 2004, pp. 93-97.

(14) Phénomène encore renforcé par les changements matériels de cette époque dont le plus important est sans doute la création d’un nouvel uniforme. « Politiereorganisatie » (« Réorganisation de la police »), De Koninklijke Marechaussee, 1er février 1949, t. 43, n° 3, p. 43.

(15) Sur l’histoire de la gendarmerie française durant l’Occupation, voir Claude Cazals (colonel), La gendarmerie sous l’Occupation, Paris, Éditions de la Musse, 1994, 320 p. Pour la gendarmerie belge, mentionnons les récents Benoît Majerus, Xavier Rousseaux, « The impact of the war on Belgian police system », dans Cyrille Fijnaut (dir.), The Impact of World War II…, pp. 43-89 ; Luc Keunings, Xavier Rousseaux, Benoît Majerus, « L’évolution de l’appareil policier en Belgique (1830-2002) », dans Dirk Heirbaut, Xavier Rousseaux, Karel Velle (dir.), Politieke en sociale geschiedenis van België (1830 tot heden). Histoire politique et sociale de la justice en Belgique (de 1830 à nos jours), Bruges, La Charte-Die Keure, 2004, pp. 271-317 et 426-428.

(16) « Les gendarmes belges dans la résistance », Le bulletin mensuel de la fraternelle…, mai 1947, n° 58, p. 8. Voir aussi la conclusion d’un article néerlandais sur la nature du métier de gendarme, « Onze conclusie : het beroep van marechaussee is niet gemakkelijk, maar mooi ! » (« Notre conclusion : le métier de la maréchaussée n’est pas facile, mais beau ! »). « Onze Wapen » (« Notre Arme »), De Koninklijke Marechaussee, 15 avril 1948, t. 42, n° 8, p. 142.

(17) « Is het Wapen der Koninklijke Marechaussee steeds een der steunpilaren geweest, waarop de handhaving van de binnenlandse ordre en de veiligheid kan de Staat russten », (« L’arme de la Koninklijke Marechaussee a toujours été une des pierres angulaires, sur laquelle l’État peut compter pour l’ordre et la sécurité intérieure »). « Voorwoord der Minister van Binnenlandse Zaken Teulings » (« Introduction du ministre de l’Intérieur Teulings »), De Koninklijke Marechaussee, n° spécial, octobre 1949, t. 43, p. 5.

(18) Gabriel Delage, « Une mesure qui s’impose de toute urgence », Le Progrès…,
10 octobre 1949, t. 38, n° 82, p. 2.

(19) Ferry, « Carte du combattant », Le Progrès…, 15 avril 1953, t. 42, n° 163, p. 3 ; « Les fastes de la gendarmerie », Le bulletin mensuel de la fraternelle…, novembre 1946, n° 53, pp. 4-5.

(20) « Elle protégea nos malheureux concitoyens lors des réquisitions d’hommes ou de matériel ». « Nos gendarmes admis pendant l’Occupation et réadmis après la Libération », Le bulletin mensuel de la fraternelle…, juillet 1947, n° 60, 1947, p. 13.

(21) « La célébration des fastes de la gendarmerie », Le bulletin mensuel de la fraternelle…, Noël 1948, n° 81, p. 4.

(22) « Een vuurpeloton uit Wapen » (« Un peloton d’exécution de l’arme »), De Koninklijke Marechaussee, 1er mai 1948, t. 42, n° 9, pp. 165-166. Voir aussi « Voor hen die vielen » (« Pour ceux qui tombèrent »), De Koninklijke Marechaussee, 15 juillet 1953, t. 47, n° 14, p. 295 ; X, « In memoriam », De Koninklijke Marechaussee, 15 octobre 1953, t. 47, n° 20, p. 304.

(23) « Plaque commémorative », Le bulletin mensuel de la fraternelle…, octobre 1946, n° 52, p. 8

(24) « Dans la résistance », Le bulletin mensuel de la fraternelle…, octobre 1946, n° 52, p. 17.

(25) « Nos martyrs », Le bulletin mensuel de la fraternelle…, octobre 1946, n° 52, p. 20. Remarquons que l’ensemble de ces exemples est tiré du même numéro du Bulletin mensuel de la fraternelle. De telles répétitions ne sont pas innocentes dans le développement de représentations relatives au comportement de l’arme.

(26) « Les gendarmes belges dans la résistance », Le bulletin mensuel de la fraternelle…, mai 1947, n° 58, mai 1947, p. 8.

(27) « Nos gendarmes admis pendant l’Occupation et réadmis après la libération », Le bulletin mensuel de la fraternelle…, juillet 1947, n° 60, p. 13.

(28) Boissy, « Toujours derrière », Le Progrès…, décembre 1949, t. 38, n° 87, p. 4.

(29) « Politieorganisatie », De Koninklijke Marechaussee, 1er février 1949, t. 43, n° 3, p. 41.

(30) « Dans la résistance », Le bulletin mensuel de la fraternelle…, juillet 1946, n° 51, p. 4.

(31) Ibid.

(32) Pan d’Or, « Inconstitutionnalité », Le bulletin mensuel de la fraternelle, octobre 1952, n° 127, p. 7. Emile Van Coppenolle (1893-1975) est un militaire de carrière. Il fait l’ensemble de la Première Guerre mondiale sur le front de l’Yser. Après celle-ci, il milite pour l’égalité linguistique dans l’armée belge et mène de front des études en sciences politiques à l’Université Catholique de Louvain (UCL). En mai 1940, Van Coppenolle est fait prisonnier sur la Lys et envoyé en captivité en Allemagne. Il y donne des cours à des cercles d’officiers flamands, dont le « Luitenant De Winde Kring » du camp de Lückenwalde, proche des idées de l’Ordre nouveau. Libéré en 1941 à l’instigation du secrétaire général à l’Intérieur Romsée, il prend successivement la tête de la Police générale du royaume (PGR) et de la gendarmerie où il mène des réformes profondes. Partisan d’une politique pro allemande, il refuse notamment de distinguer les faits de résistance de la criminalité ordinaire. Condamné à mort en 1948, sa peine n’est pas exécutée. Il est libéré en 1952, causant la chute du Gouvernement. Voir Caroline Fransen, Politiewerk in bezettingstijd. Emiel Van Coppenolle - korpscommandant van de rijkswacht tijdens de Tweede Wereldoorlog, licence, histoire sous la dir. de B. De Wever, Université de Gand, 2001, 261 p.

(33) « Les gendarmes incorporés durant l’Occupation », Le bulletin mensuel de la fraternelle…, septembre 1948, n° 90, p. 8.

(34) « Dans la résistance », Le bulletin mensuel de la fraternelle…, p. 4. Notons la proximité des représentations mentales du gendarme-collaborateur de 1944 avec les représentations relatives aux « inciviques » de la fin de la Première Guerre mondiale en Belgique. Voir à ce propos Xavier Rousseaux et Laurence Van Ypersele, « La répression de l’incivisme en Belgique (1918-1922) au travers de la presse Bruxelloise francophone et des procès de la cour d’assises de Brabant », dans Laurence Van Ypersele (dir.), La guerre entre mythes et réalités, Louvain-la-Neuve, PUL, 2002, pp. 252-303. Se reporter aussi à Xavier Rousseaux, Laurence Van Ypersele (dir.), La Patrie crie vengeance ! Le châtiment des « inciviques » belges au sortir de la Grande Guerre, à paraître. Plus largement, à propos des stéréotypes de la collaboration, voir Marc Bergère, « Le stéréotype du collabo à la Libération », dans Marcel Grandière, Michel Molin (dir.), Le stéréotype, outil de régulations sociales, Rennes, PUR, 2003, pp. 107-115.

(35) Sur ce sujet, voir Jonas Campion, Se restructurer, s’épurer, se légitimer. La gendarmerie belge à la sortie de la Seconde Guerre mondiale (1944-1945). À propos du maintien de l’ordre en Belgique libérée, licence, histoire, sous la dir. de Xavier Rousseaux, Université Catholique de Louvain, 2004, pp. 108-111.

(36) Le Grincheux, « Épuration ???? », Le Progrès…, 25 avril 1946, t. 36, n° 2, p. 3.

(37) Nous faisons référence à André Bendjebbar, Libérations rêvées, Libérations vécues, 1940-1945, Paris, Hachette, 1994, 238 p.

(38) Se reporter à « Politiereorganisatie », De Koninklijke Marechaussee, 1er février 1949, t. 43, n° 3, pp. 41-43 ; « Regeling met betrekking tot de politie » (« Réglementation en rapport avec la police »), Ibid., 1er septembre 1955, t. 49, n° 17, pp. 413-422.

(39) « Les cruautés du sort », Le bulletin mensuel de la fraternelle…, octobre 1949, n° 91, p. 25.

(40) Le Grincheux, « Épuration ???? », Le Progrès…, 25 avril 1946, t. 36, n° 2, p. 3.

(41) Ibid.

(42) Jonas Campion, op. cit., p. 108.

(43) La revue parle d’un « manque absolu de saine psychologie, une absence de jugement mûrement réfléchi et une lucidité déficiente d’esprit ». « Nos gendarmes admis pendant l’Occupation et réadmis après la libération », Le bulletin mensuel de la fraternelle…, juillet 1947, n° 60, p. 13.

(44) Pan d’Or, « Inconstitutionnalité », Le bulletin mensuel de la fraternelle, octobre 1952, n° 127, p. 7.

(45) Ferry, « Malaise généralisé, Le Progrès…, 25 octobre 1947, t. 36, n° 37, p. 5.

(46) Un de la division française libre, « C’est pourtant vrai », Le Progrès…, 25 mai 1946, t. 36, n° 4, p. 5.

(47) Le gendarme rural, « Un ordre peut-il être interprété ? », Le Progrès…, 25 février 1947, pp. 4-5.

(48) Gabriel Delage, « Refus d’obéissance », Le Progrès…, 10 mars 1949, t. 38, n° 69, p. 6.

(49) Aucune mention attestant de cette remise en question n’a en tous les cas été relevée dans ces deux revues.