Force Publique

CHAPITRE IV

DE LA CONQUêTE COLONIALE à LA DéCOLONISATION

À partir de la fin de la Restauration, le mouvement de colonisation prend un nouvel essor. La France accroît son domaine colonial issu de l’Ancien Régime et s’implante en Algérie en 1830, puis en Cochinchine et en Afrique noire sous le Second Empire. Cette dynamique se poursuit et s’amplifie sous la Troisième République. La gendarmerie, présente dès le début sous la forme de prévôté, se fixe et se structure dans ces nouveaux territoires.

5 juillet 1830 : prise d’Alger.

27 avril 1848 : abolition de l’esclavage dans les colonies françaises.

16 avril 1863 : traité de Huê confirmant la cession de trois provinces de Basse-Cochinchine à la France.

12 mai 1881 : traité du Bardo, qui impose le protectorat français à la Tunisie.

6 août 1896 : annexion de l’île de Madagascar.

30 mars 1912 : convention de Fès, qui instaure le protectorat français sur le Maroc.

Fin 1941 : occupation de l’Indochine par les troupes japonaises.

3 juin 1943 : fondation du Comité français de libération nationale à Alger.

19 décembre 1946 : bombardement d’Hanoï ; début de la guerre d’Indochine.

7 mai 1954 : chute du camp retranché de Diên Biên Phu.

1er novembre 1954 : début de l’insurrection en Algérie.

2 mars 1956 : indépendance du Maroc.

20 mars 1956 : indépendance de la Tunisie.

18 mars 1962 : accords d’Évian, qui mettent fin à la guerre d’Algérie.

Gendarme d’Afrique (vers 1860)

Gendarme d’Afrique
(vers 1860).

Durant la seconde moitié du XIXe siècle, la France se lance dans une nouvelle ère d’expansion territoriale, inédite depuis la fin de l’épisode napoléonien. Déjà en 1830, avec la conquête de l’Algérie, la France prend pied durablement au sud de la Méditerranée. Cet épisode reste sans suite, et il faut attendre trente ans pour qu’une nouvelle impulsion soit donnée et ouvre une ère de cinquante années d’expansion ininterrompue en Asie et en Afrique, procurant aux régimes successifs prestige politique, richesse économique et gloire militaire. L’action de la gendarmerie dans les mondes coloniaux demeure encore largement méconnue.

Confrontées à des sociétés prémodernes faiblement équipées en armes à feu, les forces françaises parviennent avec peu d’effectifs à encadrer les populations autochtones. Cependant, la pacification en profondeur du pays et des hommes s’étire parfois sur plus d’une décennie. Dans ce contexte, où se pérennisent des conflits de faible intensité, la gendarmerie passe insensiblement du rôle de force prévôtale à la fonction de force de pacification. Dans les colonies, le métier de gendarme se décline sur plusieurs modes, dans le contexte incertain où se brouille la limite entre paix et guerre, entre piraterie et rébellion. La gendarmerie coloniale occupe une fonction de contrôle sociopolitique aussi cruciale que discrète.

La gendarmerie, en effet, entre dans l’aventure coloniale aux côtés des forces de conquête, au titre de la prévôté. Il semble qu’aux débuts de l’expansion coloniale aucun projet spécifique ne destine la gendarmerie à occuper une place fondamentale dans l’ordre et la sécurité publics. Les premières forces publiques sont des formations interarmes, mêlant personnels de la « coloniale », indigènes levés à la hâte et quelques gendarmes.

Cependant, au tournant du XXe siècle, les possessions coloniales se voient attribuer officiellement des détachements de gendarmes coloniaux, compétents en matière de sécurité publique et investis des pouvoirs des commissaires de police. La gendarmerie, dont la présence dans les colonies est parfois contestée par les Européens, qui lui préféreraient une force autochtone plus malléable, est plus qu’une force de sécurité intérieure. Le gendarme, souvent unique Européen vivant au cœur de la société indigène, cumule les missions de plusieurs services publics. Loin de la métropole, la gendarmerie devient une forme d’administration polyvalente et multifonctionnelle, renforcée de supplétifs indigènes.

Cette force, adaptée aux mondes coloniaux et aux équilibres sociaux qui s’y établissent, s’avère insuffisante au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Déjà, au cours des années trente, des grèves et mouvements sociaux touchent les classes laborieuses autochtones naissantes, qui s’agglomèrent dans les centres urbains des colonies. L’organisation sociale traditionnelle décline, laissant place à des embryons de sociétés industrielles. À partir de 1945, le mouvement s’accélère. Les revendications nationales se font jour, remettant en cause la légitimité de la domination européenne. En Indochine, des légions de Garde républicaine de marche, articulées comme des unités de combat, vont bientôt devoir conforter le dispositif trop ténu de la gendarmerie coloniale. En Extrême-Orient comme en Algérie plus tard, c’est à de véritables opérations militaires que ces unités devront apporter leur concours sous les formes les plus variées.

A – La gendarmerie dans la conquête coloniale : le temps des forces publiques

1 – L’héritage

Le chef d’escadron Joseph France.

Né en 1787 à Albestroff, engagé volontaire en septembre 1813 au 9e régiment de chasseurs, il entre en mai 1814 dans les gardes du corps du roi. Il passe en juin 1822 dans la gendarmerie avec le grade de lieutenant et commande la compagnie du Jura. De 1822 à 1843, mis en congé entre septembre 1830 et janvier 1831, il va connaître de très nombreuses affectations, notamment en Corse et dans les Basses-Pyrénées. Promu au grade de chef d’escadron le 4 mai 1843, il est envoyé en Martinique pour commander la compagnie de gendarmerie. La situation des esclaves sur cette île va le décider à combattre en faveur de l’abolition de l’esclavage. Il devient membre de la Société française pour l’abolition de l’esclavage. Sa prise de position déplaît au gouverneur de la Martinique qui obtient en 1845 son renvoi en métropole pour un congé de six mois avec solde entière. Sa mise à la retraite en mars 1846 lui permet de publier la même année un livre résolument abolitionniste. La vérité et les faits ou l’esclavage à nu dans ses rapports avec les maîtres et les agents de l’autorité, dénonce, preuves à l’appui – France cite des rapports de gendarmerie et des documents des autorités locales – le non-respect du code de l’esclavage avec la complicité des autorités, les châtiments abusifs et d’une manière générale ce qu’il considère comme une injustice flagrante et des conditions de vie inhumaines. Il meurt en 1869 à Nancy.

En 1850, alors que la France est à la veille de se lancer dans une seconde aventure coloniale, le drapeau tricolore flotte sur un certain nombre de territoires outre-mer, reliquats des conquêtes de l’Ancien Régime restitués au lendemain du traité de Vienne (1815). Dans l’Atlantique tout d’abord (Saint-Pierre-et-Miquelon, Antilles, Guyane, comptoirs de Saint-Louis-du-Sénégal et de l’île de Gorée) et dans l’océan Indien également (île Bourbon, Madagascar depuis 1643 et les cinq comptoirs indiens de Pondichéry, Yanaon, Mahé, Karikal et Chandernagor), la France est souveraine. À cet embryon d’empire, il faut ajouter l’Algérie, conquise à partir de 1830, pour laquelle le pouvoir politique ne semble pas avoir jusque-là de projet bien défini, si ce n’est d’y envoyer les indésirables de métropole. Le Second Empire, renouant durablement avec une politique d’expansion territoriale, s’empare de la Cochinchine ; la question se pose alors de savoir à qui incombe la charge de l’ordre public. Le Gouvernement pense en effet confier cette mission à l’armée plutôt qu’aux gendarmes, alors bien plus précieux en métropole.

2 – L’Indochine : de la prévôté à la force publique

Médaille de la compagnie de Chine

Médaille de la
compagnie de
Chine.

La diplomatie audacieuse de Louis-Napoléon Bonaparte restitue à la France son prestige. Les armées impériales sont engagées en Italie et au Mexique. En Extrême-Orient, la tentation est grande de se constituer un domaine concurrent des Britanniques. L’amiral Rigault de Genouilly croise au large de l’Annam en 1858, et tente d’intimider l’empereur, prenant pour prétexte le massacre de prêtres missionnaires. N’étant pas en mesure de s’emparer de Huê, capitale de l’empire d’Annam, il longe les côtes vers le sud et prend Saïgon le 17 février 1859, où il laisse un petit détachement et repart en campagne. L’empereur Tu Duc cède enfin en avril 1863 ; la Cochinchine passe sous domination de la France. En 1861, au sein de la force militaire envoyée en Cochinchine, est créée la force publique, puisée au sein du corps expéditionnaire. Sur la demande du ministre de la Marine et des Colonies, le ministre de la Guerre arrête l’organisation du détachement de gendarmerie, destiné à être employé comme force publique, dans les établissements français de la Basse Cochinchine. Cette force publique de cinquante-trois hommes est commandée par un capitaine prévôt secondé par un lieutenant adjoint. Un ordre du contre-amiral Bonnard du 4 décembre de la même année nomme le lieutenant Wuillemert au poste de capitaine prévôt, et lui adjoint une gendarmerie auxiliaire puisée dans les corps de troupe, commandée par le sous-lieutenant Saux, de l’infanterie de marine. Cette formation éphémère est dissoute sur ordre du contre-amiral commandant en chef le 4 juin 1862. Les unités de gendarmerie restent en place selon une structure binaire de brigades à pied et à cheval. En 1868, cette organisation embryonnaire prend le nom de détachement de gendarmerie de la Cochinchine. Cette montée en puissance est confirmée deux ans plus tard par la transformation du détachement en compagnie par décret impérial du 23 février 1870.

La guerre franco-prussienne de 1870 ne remet pas en cause la politique coloniale que la Troisième République reprend à son compte. Après l’échec d’une première tentative pour prendre pied au Tonkin, l’arrivée des républicains au pouvoir à Paris relance l’expansion coloniale en général, et tout particulièrement en Indochine. Le nouveau régime en effet, encouragé par Bismarck, qui y voit l’occasion de détourner la France de toute idée de revanche et le moyen d’opposer Londres et Paris, caresse le projet d’engager le pays dans une politique soutenue de conquête territoriale. L’empirisme des périodes précédentes fait place à un projet ambitieux et rationalisé qui doit apporter à Paris prestige politique, prospérité économique et gloire militaire. En juillet 1881, Jules Ferry obtient les crédits nécessaires. La citadelle d’Hanoï tombe le 25 avril 1882 et, répétant le scénario de la conquête de l’Algérie, la pacification du Tonkin devient nécessaire du fait de la menace permanente des Pavillons noirs (militaires chinois vivant de piraterie).

Gendarmes et policiers à Nam Dinh (1919)

Gendarmes et policiers
à Nam Dinh (1919).

Au sein du corps expéditionnaire, les gendarmes de la force prévôtale sont engagés dans la pacification du Tonkin. En effet, au nord, la conquête du delta et la nécessité de tenir le pays conduisent le commandement à utiliser toutes les ressources en hommes. La lutte contre la piraterie et le banditisme, maux endémiques, conduit à l’adoption du système des postes permanents et des forces auxiliaires indigènes. Ce système original engage durablement la gendarmerie dans le contrôle du pays.

À l’image du détachement de Cochinchine, la structure de gendarmerie naît au Tonkin sous la forme d’une force publique, dans le sillage de la pacification entamée dans la zone du delta. Les personnels sont recrutés au sein du bataillon de gendarmerie mobile de la légion de Paris. Ce détachement de dix hommes participe aux opérations, notamment la prise de la citadelle des Pavillons noirs de Son Tay. Le 6 janvier 1884, un deuxième élément vient en renfort pour constituer la prévôté du corps expéditionnaire. Elle comprend onze gendarmes et un capitaine. Jusqu’ici sans existence officielle, elle constitue par la suite la force publique de gendarmerie attachée à la division d’occupation du Tonkin et de l’Annam – une organisation définitive analogue à celle des autres fractions de la gendarmerie stationnée aux colonies – et se compose de cinquante militaires de la gendarmerie, dont un lieutenant ou sous-lieutenant commandant. Le territoire est quadrillé par un maillage de huit brigades à la date du 18 mai 1888.

Entrée de la brigade d’Hanoï (1933)

Entrée de la brigade d’Hanoï (1933).

Cette officialisation s’accompagne d’une montée en puissance des effectifs et de réformes structurelles fondamentales. Le 17 octobre 1888, le gouverneur général publie un arrêté fixant les rapports entre les autorités de gendarmerie et les autorités civiles, aménageant les applications du décret de 1854. Mais, surtout, le détachement d’Annam-Tonkin prend l’ascendant sur le détachement de Cochinchine par la décision ministérielle du 4 février 1890, qui subordonne le second au premier pour les questions relatives à la discipline. Celles liées à l’avancement et à l’administration restent séparées.

3 – L’Afrique du Nord

Brigade de Chabet el-Ameur (1886)

Brigade de Chabet el-Ameur
(1886).

Quand la Troisième République lance son programme colonial, la France est présente en Algérie depuis déjà quarante ans. Terre d’accueil traditionnelle des déshérités de l’Europe du sud, la colonie d’Algérie devient à compter de 1870 la terre d’élection des Alsaciens et des Lorrains. Un colonat européen spécifique s’établit au côté de la population musulmane de souche, faisant de l’Afrique du Nord le prolongement méridional du territoire métropolitain. Cette situation de fait est confortée par les décrets Crémieux, qui confirment l’originalité juridique de la colonie dont l’administration est rattachée au ministère de l’Intérieur. Ce lien particulier est renforcé par la politique que mènent les différents gouverneurs généraux, qui privilégient l’assimilation, entendue comme intégration du territoire et non des populations à la métropole. Cette ligne générale culmine dans le système dit des rattachements (1881), qui donne aux Européens des pouvoirs exorbitants, alors qu’à l’inverse les musulmans sont dépossédés de certaines prérogatives. La trop forte centralisation du système, qui soumet à la signature des ministères intéressés, à Paris, tous les actes administratifs, suscite des mécontentements tels que Jules Ferry doit renoncer aux rattachements en 1892.

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Brigade de Kerrata (vers 1886).

Cette originalité du régime algérien se traduit aussi dans l’organisation de la gendarmerie. Seul territoire doté d’une légion, dite d’Afrique, l’Algérie est distincte dans les textes de la gendarmerie coloniale et capitalise à elle seule 50 % des effectifs outre-mer de l’Arme. Elle compte environ cinq cents hommes dans les années 1850.

La politique d’expansion coloniale débouche au début des années 1880 sur la conquête de la Tunisie, qui, soumise par le traité du Bardo (1881), devient un protectorat. Une force publique d’une cinquantaine d’hommes accompagne le corps expéditionnaire. Le 15 juin 1882, un détachement de 92 hommes, provenant pour partie du bataillon mobile, est maintenu dans la régence au titre de corps d’occupation et réparti en quinze brigades. Au Maroc, enfin, la conquête à partir de 1907 débouche sur le protectorat. Deux forces publiques sont mises sur pied (Maroc occidental et oriental) ; elles fusionnent en 1916. Le 1er janvier 1928, la légion de gendarmerie du Maroc, forte de 358 hommes, est créée à partir des postes mis sur pied en arrière des troupes afin de pacifier le pays.

4 – L’Afrique noire

Prison indigène de Douala (vers 1930)

Prison indigène de Douala
(vers 1930).

Présente sur le littoral africain depuis longtemps, la France ne s’intéresse à l’hinterland subsaharien qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Les projets de percée en direction du Niger du général Faidherbe sous le Second Empire sont repris dans les dernières années du siècle. Cette poussée se traduit par la création de l’Afrique Occidentale française (AOF) et de l’Afrique Équatoriale française (AEF), successivement en 1905 et 1910. Il faut attendre cependant 1929 pour que la gendarmerie coloniale s’y implante.

5 – Madagascar

La gendarmerie prend part à la conquête de Madagascar. Le 13 juillet 1883, vingt gendarmes partent de la Réunion, débarquent à Tamatave et éclairent la progression des troupes de marine. Le tribut payé par l’Arme est si lourd que cent quinze gendarmes se succèdent afin de maintenir les effectifs, diminués par la maladie. La nouvelle prévôté envoyée en 1895 (expédition Galliéni-Lyautey) est transformée en détachement par le décret du 18 juillet 1901.

À la veille de la Première Guerre mondiale, les territoires du domaine colonial sont dotés de structures de gendarmerie qui varient considérablement en fonction des situations. Le cas algérien est à part et n’est pas compté dans les effectifs de la gendarmerie coloniale. Un peu moins de neuf cents gendarmes ont en charge les cinquante-six millions d’âmes de la France d’outre-mer.

Les conditions locales sont cependant très diverses. Il existe des zones sous-administrées, où les effectifs ayant en charge les questions d’ordre et de sécurité publics sont infimes. En Indochine, treize millions d’habitants disséminés sur 680 000 kilomètres carrés, disposent d’une force de police locale encadrée par 134 gendarmes métropolitains ; quant à Madagascar, territoire grand comme deux fois la France, elle n’est pourvue que d’un effectif de soixante-quatre militaires de l’Arme. Alors que la métropole compte un gendarme pour dix mille habitants, le même militaire a en charge 66 000 habitants, en moyenne, dans les possessions françaises. Venue dans les colonies au côté des forces des corps expéditionnaires, la gendarmerie se voit confier la responsabilité des missions de police avec des effectifs restreints. La généralisation de l’emploi des auxiliaires est la conséquence logique de ce sous-effectif patent.

L’EMPIRE COLONIAL FRANÇAIS EN 1930 (Carte)

Carte-Colonial-1930.jpg

B – La gendarmerie dans l’administration des colonies

1 – Le choix de la gendarmerie

Casque colonial
(vers 1880).

Casque colonial (vers 1880)

Dans les colonies héritées de l’Ancien Régime, l’implantation de la gendarmerie n’est pas remise en cause, mais bien au contraire confirmée par les différents régimes qui se succèdent. En Algérie, la gendarmerie prévôtale devient en effet une force publique puis légion de gendarmerie, processus achevé en 1875 quand les formations présentes sur ce territoire prennent officiellement l’appellation de 31e légion (27 avril), puis 19e légion par décret du 22 novembre 1879. Dernière particularité de la gendarmerie coloniale : son budget de fonctionnement est décentralisé et inscrit à celui de la colonie. Les gouverneurs généraux ont donc une latitude d’action importante.

Poste de Nam Dinh (1936)

Poste de Nam Dinh (1936).

L’Indochine. Les territoires soumis successivement de 1859 à 1886 sont regroupés l’année suivante dans un ensemble territorial cohérent groupant la Cochinchine, le Tonkin, l’Annam, le Cambodge et le Laos. L’Union indochinoise, dirigée par un gouverneur général, rassemble ces territoires et recouvre deux types de statuts différents : la Cochinchine, colonie française dirigée par un gouverneur, et quatre protectorats dirigés par des résidents supérieurs. La montée en puissance des effectifs du détachement de gendarmerie aboutit à sa transformation en compagnie le 24 août 1899. Mais surtout, dès 1890, les résidents supérieurs confient par arrêté les fonctions de commissaire de police à certains chefs de postes dont la position géographique et sociale est stratégique dans le cadre du contrôle du pays. Le 25 août 1901, cette compétence est étendue à tous les chefs de poste. Cette prérogative, qui témoigne de la satisfaction des autorités, n’est pourtant pas du goût de tous. Les résidents, qui représentent l’État, sont confrontés à ceux qui, loin de la métropole, souhaiteraient s’affranchir de la tutelle de l’administration. En Cochinchine durant l’année 1906, certains administrateurs lui préfèrent une garde purement indigène, plus malléable et soustraite à l’autorité organique du résident. Le conseil colonial de la province décide au cours d’un vote de supprimer les crédits de la gendarmerie. Cette fronde n’aboutit pourtant pas et la gendarmerie est confirmée dans son existence, un arrêt du 18 décembre 1906 rétablissant le caractère obligatoire du financement du budget de la gendarmerie par la province.

L’Inde. La police dans les établissements français est assurée par le corps des Cipahis. En 1908, il est décidé qu’ils seront encadrés par des personnels de gendarmerie.

Gendarmes de Tunisie (vers 1885)

Gendarmes de Tunisie
(vers 1885).

L’Afrique. Les territoires d’AOF et AEF sont les parents pauvres de l’administration en général et de l’ordre public en particulier. On y recense en effet le plus faible effectif de gendarmes, pour l’essentiel implantés au Sénégal. L’effectif et la structure varient tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle ; le détachement est même supprimé le 11 juillet 1890. Le 23 novembre 1893, un corps indigène de gendarmes à cheval est créé par arrêté du gouverneur du Sénégal. Le 10 juin 1899, le détachement du Sénégal est recréé sur demande du gouverneur ; il ne sera plus remis en cause.

1904 est une année difficile pour la gendarmerie coloniale, qui connaît une baisse brutale de ses effectifs. Deux cents postes sur 850 sont supprimés. Il n’est donc pas surprenant qu’à la même période s’officialise l’emploi des supplétifs. Il faut cependant ajouter que, dans l’ensemble des colonies, le maintien de l’ordre, de la responsabilité des gouverneurs, est une charge partagée par l’ensemble des forces armées stationnées sur le territoire (troupes de ligne, forces indigènes et gendarmerie). Ainsi, alors qu’en métropole la dimension spécifique du maintien de l’ordre pousse le pouvoir politique à créer des forces dévolues à cette seule mission, les colonies sont soumises à un régime différent ; la charge de la défense intérieure et extérieure revient aux gouverneurs, sous l’autorité directe du ministre des Colonies, qui « disposent à cet effet de l’ensemble des forces de terre et de mer qui y sont stationnées » (décret du 9 novembre 1901).

2 – Les formations indigènes

L’apparition des auxiliaires indigènes de la gendarmerie se déroule selon deux schémas différents. Il s’agit tout d’abord de la création ex nihilo d’unités indigènes pour répondre aux besoins en effectifs de la gendarmerie (Indochine). Dans d’autres situations, certaines unités indigènes sont confiées à l’encadrement des gendarmes en vue de leur attribuer des missions de police (comme au Sénégal ou en Inde avec les Cipahis). Dans tous les cas, leurs pouvoirs de police sont presque inexistants. Le gendarme, c’est-à-dire l’Européen, conserve entre ses mains l’intégralité des prérogatives judiciaires. Officiellement, l’auxiliaire indigène est éclaireur et interprète.

Auxiliaires de gendarmerie en Indochine à l’exercice (vers 1937)

Auxiliaires de gendarmerie
en Indochine à l’exercice
(vers 1937).

L’Indochine. Dès les débuts de la conquête, il apparaît nécessaire aux yeux des responsables civils et militaires d’associer les indigènes aux forces sur place. La connaissance du pays et des hommes, ainsi que le renfort numérique que de telles unités peuvent apporter, permettent alors de pacifier l’arrière – pays. La domination européenne porte avant tout sur des points d’appuis littoraux (Hanoï et Saïgon). Chaque arme lève donc ses auxiliaires. Dans ce contexte, deux forces plus spécifiquement policières sont mises sur pied : les milices et les gardes. Les partisans, au recrutement temporaire et rural, constituent l’enveloppe externe de ces dispositifs dont les postes, encadrés par quelques rares Européens isolés, forment le noyau. En Cochinchine, les officiers en charge du sud de la péninsule cherchent à contrer l’action des bandes de pirates qui sévissent dans le dédale des branches du Mékong. En 1862, deux cents agents, dits « matas », sont enrôlés dans la province de Bien Hoa. Les milices sont créées par arrêté du 19 février de la même année, puis supprimées le 15 mars 1880 et remplacées par une garde civile indigène. Cette formation devient en 1909 la Garde civile de police locale sous l’impulsion du lieutenant-colonel de gendarmerie Grossin ; cette formation, encadrée par quinze sous-officiers de l’Arme, fonctionne jusqu’en 1945. En Annam et Tonkin, la pacification est plus longue et plus meurtrière. L’amiral Courbet lève le 5 janvier 1883 une force autochtone de police composée de 245 « pillards et vagabonds », versée le 24 mai 1884 dans les deux régiments de tirailleurs tonkinois. Le général Warnet fonde alors une garde civile transformée en milice provinciale.

Gendarmes soignant un blessé en Indochine (1937)

Gendarmes soignant un blessé
en Indochine (1937).

En 1888, une Garde civile indigène (GCI) voit le jour au Tonkin dans le cadre du différend qui oppose le résident général à l’autorité militaire ; la GCI est aux ordres de cette dernière. Elle prend ensuite le nom de Garde indigène le 8 janvier 1895, et absorbe peu à peu l’ensemble des unités de police d’Annam, du Cambodge et du Laos. Enfin, en 1899, les unités du Kouang Tchéou Wan, composées de gardes chinois et assurant la sécurité des consulats, lui sont agrégées. Ces unités ont mauvaise réputation ; elles se caractérisent par leur faible qualité militaire ; le défaut de toute discipline leur est préjudiciable, et leur emploi réel n’est pas toujours en rapport avec les missions de police. Une réforme de ces forces est menée par le lieutenant-colonel Grossin, qui réorganise la Garde indigène comme il l’avait fait en Cochinchine. En 1914, elle comprend 370 Européens et 12 500 indigènes. Les partisans constituent le deuxième type de forces indigènes. Il s’agit de communautés religieuses et ethniques militarisées. En 1914, on compte cinq mille partisans sur quatre territoires militaires.

L’Inde. Le décret du 22 mai 1908 supprime les Cipahis et crée une gendarmerie indigène dont la mission est « d’assurer la police administrative et judiciaire, les escortes de convoi de prisonniers et, d’une façon générale, le bon ordre et la sécurité publique ». Le capitaine commandant la compagnie réside à Pondichéry.

Gardes rouges du Sénégal (vers 1950)

Gardes rouges du Sénégal
(vers 1950).

L’Afrique noire. Par le décret du 5 mai 1904, un corps d’auxiliaires africains est mis à la disposition des gendarmes. L’effectif, établi initialement à douze auxiliaires répartis entre Saint-Louis-du-Sénégal et Dakar, est fixé par arrêté tous les deux ans par le gouverneur général de l’AOF. Au Gabon et au Congo, la police est assurée par des forces indigènes. Il faut enfin accorder une attention toute particulière au Cameroun, colonie allemande jusqu’en 1918, puis placé sous mandat français, qui est un des rares territoires d’Afrique noire doté d’une gendarmerie. Le détachement de gendarmerie du Cameroun est créé le 4 janvier 1920 pour assurer la surveillance du port de Douala, au débouché de la ligne de chemin de fer Congo-Océan qui doit désenclaver la colonie congolaise. Le détachement passe de six gendarmes, à l’origine, à vingt-six à la veille de la Deuxième Guerre mondiale. En plus de la gendarmerie, il existe une garde indigène, embryon de la garde camerounaise d’après-guerre.

3 – Mouvements sociaux et maintien de l’ordre dans les mondes coloniaux

Corvée de prisonniers à la caserne d’Hanoï (vers 1937)

Corvée de prisonniers à la
caserne d’Hanoï (vers 1937).

Après plusieurs décennies de présence européenne, les sociétés autochtones entrent en mutation. En effet, le développement de pôles industriels (extraction, activités portuaires, etc.) tend à créer des concentrations de populations ouvrières dans les faubourgs. Ces populations déracinées et prolétarisées adoptent les comportements politiques des Occidentaux (partis de masse, syndicats) et s’éveillent à la vie politique, souvent grâce aux doctrinaires socialistes dont les thèmes trouvent un écho favorable. Si le rejet de la domination coloniale n’est pas encore à l’ordre du jour, en revanche le développement de l’instruction publique et l’émergence d’élites autochtones créent un contexte favorable à l’éveil de revendications sociales et politiques. Au lendemain de la Grande Guerre, les colonies sont secouées par des troubles sociaux auxquels la révolution bolchevique de 1917 et la participation des coloniaux aux hécatombes des champs de bataille d’Europe ne sont pas étrangers. Les gendarmes coloniaux sont en première ligne dans la répression des révoltes sociales.

L’Indochine. Les effets bénéfiques de la pacification produisent un décollage économique rapide de la colonie, perceptible au début du siècle. La société indigène s’organise politiquement autour de structures traditionnelles (secte Cao Daïste notamment), mais aussi de partis qui révèlent l’émergence de groupes sociaux nouveaux. Le Parti constitutionnaliste représente les intérêts de la bourgeoisie saïgonaise. Le Viet Nam Quoc Dan Dong ou VNQDD (futur compagnon de route du Viêt Minh) naît aussi à cette époque ; il affiche dès le début ses sympathies pour le socialisme internationaliste et ne cache pas ses liens avec le Kuomintang chinois. Il tient ses premières instances à Hanoï en 1927, et participe au congrès des partis communistes asiatiques à Hong Kong le 1er mai 1929.

Enquête dans un village du Tonkin (vers 1937)

Enquête dans un village
du Tonkin (vers 1937).

L’entre-deux-guerres voit ainsi coexister deux sociétés indochinoises ; dans les campagnes, des communautés villageoises vivent isolées selon le mode de vie traditionnel asiatique, tandis que dans les villes une bourgeoisie autochtone, qui vit du négoce avec l’Europe, dynamise une vie urbaine drainant une population ouvrière fournie par les campagnes environnantes.

Dans ses missions quotidiennes, la gendarmerie coloniale est immergée dans ces deux mondes. Le maréchal des logis-chef Morère est l’une des figures de cette gendarmerie des confins. Son activité suscite cependant une réaction violente de certains indigènes, qui l’assassinent le 25 octobre 1933. Son action reste emblématique d’une certaine gendarmerie, exotique et originale.

Le maréchal des logis-chef Morère.

Né à Audressein (Ariège) le 9 novembre 1897, ce combattant de la Grande Guerre intègre la Garde républicaine de Paris le 8 mai 1920. Passé dans la gendarmerie, il part en mai 1921 pour le détachement de Cochinchine-Cambodge, en pays Moï. Ce jeune gendarme se distingue rapidement par son ardeur au travail, son goût des responsabilités et son ouverture d’esprit. Il s’attache à comprendre les mœurs des populations locales, apprend leur langue et parvient à dialoguer avec plusieurs villages dans une zone d’insoumission. Nommé chef de poste et délégué administratif à Nui-Bara, ce sous-officier construit de toutes pièces la caserne de gendarmerie. Ses compétences d’administrateur et d’ingénieur le poussent vers des projets audacieux (construction d’un terrain d’aviation, implantation de cultures et de bétail et ouverture de pistes). Il essaye de pacifier un peuple insoumis, les Moïs, en multipliant les contacts avec eux. Le 25 octobre 1933, alors qu’il bavarde en confiance avec trois Moïs rencontrés sur une piste de pénétration en construction, l’un d’eux l’assassine d’un coup de machette à la tête. Son nom a été donné à la 220e promotion de l’ESOG de Montluçon, le 6 juillet 1999.

Dans les villes, les tensions sociales à cette période laissent apparaître les premiers signes d’agitation nationaliste. Les mutineries des 2e et 4e bataillons de tirailleurs tonkinois à Yen Bay dans la nuit du 9 au 10 février 1930 sont accompagnées d’attaques terroristes contre le commissariat de police et la gendarmerie. Une enquête expéditive conduit à l’arrestation et à la condamnation de trente-neuf militants nationalistes. Le 1er août 1930, une manifestation de paysans à Vinh est contenue sans effusion de sang sur le terrain par le commissaire et le gendarme responsables. Au mois de septembre, d’autres manifestations ont lieu simultanément. Les gendarmes, miliciens et gardes indigènes sont débordés, et il faut l’intervention de la Légion étrangère ainsi que de l’aviation pour rétablir l’ordre. Le tribut payé par les forces de l’ordre en cette année 1930 est fort lourd : neuf tués dont deux officiers, et trente et un blessés. Le bilan est encore plus lourd dans la population civile, qui compte 354 morts et 124 blessés. À l’approche du 1er mai de l’année suivante, l’agitation reprend de plus belle, et les gardes indochinois ne parviennent pas à contenir les villageois révoltés. Là encore, la Légion rétablit l’ordre. On compte 1 700 tués et 4 000 arrestations entre mai et novembre.

La Cochinchine est à son tour touchée par l’agitation. La crise part de la région rizicole du Transbassac, où le délégué administratif et le gendarme Massac doivent composer en accordant un moratoire sur les impôts et les dettes. L’agitation s’étend à toute la région, et 125 manifestations se déroulent de mai à septembre 1930. Les forces de l’ordre font parfois usage des armes.

Perception de taxes sur un marché (vers 1937)

Perception de taxes sur
un marché (vers 1937).

Les grèves dans les plantations d’hévéas qui secouent l’année 1932 achèvent de convaincre le pouvoir politique de l’inadéquation des moyens et le conduit à opposer la gendarmerie ou la troupe aux grévistes. Il est question d’envoyer des régiments de légion supplémentaires. Une solution médiane est cependant mise en œuvre devant le succès des gardes indigènes qui n’ont pas failli, au nord comme au sud. Le 1er août 1931, une mission d’encadrement de la garde civile de Cochinchine de deux officiers et vingt-cinq sous-officiers de gendarmerie est mise sur pied. La nouvelle formation, d’une centaine d’hommes par province, est finalement mise aux ordres des commandants de section de Saïgon et Cantho.

Visite d’un camp de nomades à Blida (vers 1930)

Visite d’un camp de
nomades à Blida
(vers 1930).

L’Afrique du Nord. En Algérie en 1938, la création de la 19e légion de Garde républicaine mobile (LGRM) témoigne du souci de faire évoluer les structures de la colonie sur le modèle de la métropole, mais aussi de l’importance qu’y revêt le maintien de l’ordre. En 1954, à la veille du déclenchement de l’insurrection, le territoire est sous-encadré. La gendarmerie départementale compte 2 300 hommes (le vingtième de l’effectif de métropole) pour une population équivalente au quart de la population française.

L’Afrique noire. Les troubles sociaux en Afrique noire sont plus tardifs et plus rares. Au Cameroun, des grèves très dures se déroulent durant l’année 1954 ; elles débouchent sur des troubles urbains à Douala en mai 1955. La répression est sanglante. En mai 1959, le pays est de nouveau en crise, mais d’origine plus ethnique que sociale en pays Bamiléké.

Contrôle d’un véhicule militaire à Madagascar (vers 1965)

Contrôle d’un véhicule
militaire à Madagascar
(vers 1965).

Madagascar. En mars 1947, une violente insurrection éclate à Madagascar. Les brigades de gendarmerie et les garnisons sont attaquées par les nationalistes ; des colons et des Malgaches sont massacrés. Le bilan de cette révolte est très lourd et s’élève officiellement à plus de onze mille victimes. Cette sédition n’est définitivement maîtrisée qu’à la fin de 1948.

C – La gendarmerie dans les conflits de la décolonisation

1 – L’Indochine

Jean d’Hers.

Né en 1910, saint-cyrien, il sert au détachement de Cochinchine-Cambodge en 1936. Lorsque la guerre éclate, il demande à venir combattre en métropole, mais sans succès. Refusant la défaite, il prend contact avec la France libre dès décembre 1940. Il prévient les Britanniques de l’attaque japonaise du 8 décembre 1941. Affecté à la province de Cantho, en Cochinchine, il déploie toute son activité pour organiser la résistance contre une éventuelle attaque japonaise : espionnage, recherche de terrains d’atterrissage, recrutement… Le coup de force des Japonais en Indochine dans la nuit du 9 au 10 mars 1945 donne le signal du combat. Jean d’Hers témoigne d’une remarquable habileté à multiplier les coups de main. Il est tué par les Japonais quelques jours plus tard au cours d’une mission périlleuse, avec plusieurs de ses camarades. Le général de Gaulle le fait Compagnon de la Libération à titre posthume.

La Deuxième Guerre mondiale ébranle les fondements de la domination coloniale. En Asie, malgré la politique de l’amiral Decoux, qui tente tant bien que mal d’épargner à la colonie les malheurs de la guerre, l’Indochine est occupée par les Japonais, qui soutiennent les nationalistes. Avant de se retirer, en mars 1945, les armées du Mikado s’en prennent aux forces françaises. Le 9 mars, fonctionnaires et militaires sont regroupés ou exécutés. Certains s’échappent et gagnent la jungle. Le capitaine Jean d’Hers, qui a organisé la résistance, est tué à la tête de ses gendarmes. Prenant acte de la vacance du pouvoir, les nationalistes s’en emparent et proclament l’indépendance le 11 mars. Pour le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF), la colonie est très lointaine et ce sont les forces chinoises et britanniques qui reçoivent la capitulation des forces japonaises sur place. La péninsule est en état d’insurrection, les nationalistes ne souhaitant pas le retour à la situation coloniale, soutenus en cela par les Américains et les Chinois du Kuomintang, qui désavouent le colonialisme. Seuls les Britanniques, au sud, favorisent le retour des Français.

Poste de combat en Indochine (vers 1950)

Poste de combat
en Indochine
(vers 1950).

Le 31 octobre, l’amiral Thierry d’Argenlieu débarque en Cochinchine afin de rétablir la souveraineté française. Malgré un rapport de forces défavorable aux Français, le haut-commissaire méprise les nationalistes, qui, de leur côté, refusent tout compromis. Renouant le dialogue, Sainteny et le général Leclerc parviennent à un compromis fragile qui conduit à la conférence de Fontainebleau. Le leader communiste Ho Chi Minh y est alors traité avec égards, mais les non-dits très nombreux et les concessions bienveillantes de l’amiral d’Argenlieu au particularisme cochinchinois vont sérieusement compliquer la situation. Les incertitudes de l’après-guerre en métropole, la faiblesse des positions françaises en Indochine conduisent les Français à répondre à une agression en baie d’Haïphong le 20 novembre 1946. Cet incident met le feu aux poudres ; les barricades se dressent, les négociations sont interrompues.

Patrouille dans la région de Luong-Thanh Thuan Dien (1950)

Patrouille dans la région
de Luong-Thanh Thuan
Dien (1950).

Au mois de décembre, la France s’enfonce dans une guerre prolongée en Asie. Sous le signe de l’urgence, elle met sur pied un corps expéditionnaire composé de militaires professionnels (réguliers, coloniaux et légionnaires), sans trop dégarnir la métropole devant la menace grandissante de Moscou et de ses alliés. Les forces terrestres en Extrême-Orient (FTEO) comptent dans leurs rangs des gendarmes ainsi que des gardes républicains. Les premiers constituent la relève des gendarmes coloniaux, dont les effectifs survivants ont été regroupés par Leclerc dans un détachement de gendarmerie de l’Indochine Sud. Les seconds font partie du contingent de gardes levés en toute hâte afin de participer aux opérations militaires. Avec les légions de Garde républicaine de marche, la gendarmerie renoue avec les missions combattantes. Au nombre de trois, les légions sont levées au cours des derniers jours de l’année 1946. Leurs effectifs ont d’abord été prélevés sur les forces françaises déployées en Allemagne puis, faute de mieux, sur tous les corps de gendarmerie de l’intérieur.

Poste de combat dans la plaine des Joncs (vers 1950)

Poste de combat dans
la plaine des Joncs
(vers 1950).

La 1re légion de Garde républicaine de marche est une garantie donnée par Paris de la volonté effective de faire accéder l’Indochine à l’indépendance dans l’Union française selon la formule officielle. En encadrant la Garde civile de Cochinchine (GCC), elle doit mettre sur pied une force de sécurité intérieure militaire, embryon d’une future armée « vietnamisée ». Répartie dans le Sud, cette force expérimentale, au contact des rebelles de la zone deltaïque du Mékong, doit permettre de faire nombre et de concrétiser les promesses d’autonomie faites au Gouvernement de la République de Cochinchine. À terme, l’encadrement doit être entièrement indochinois. Une école d’officiers est installée à Tan Dinh, près de Saïgon. La GCC est organisée sous la forme de régiments encasernés et répartis dans les provinces, pour agir à la fois sous le contrôle des administrateurs, chefs de provinces et du commandement militaire territorial. L’effectif de ce corps monte en puissance (il passe de 3 500 à 9 000 hommes) et est rebaptisé Garde républicaine de Cochinchine. Cette formation, initialement prévue à quatre régiments, est réarticulée durant l’année 1947 quand le 4e régiment est dissous et morcelé en plusieurs composantes spécifiques dont un escadron parachutiste qui sert d’embryon à une future arme aéroportée vietnamienne. La GRC devient en 1948 la Garde du Viêt-nam Sud (GVNS), dans le cadre plus global de la centralisation des commandements et de l’indigénisation programmée des unités. Les formations de gendarmerie répondent d’ailleurs au standard dit « d’unité d’infanterie à fort pourcentage indigène » et participent aux combats sous les ordres des commandants de secteur. Dès 1950 sont organisés des bataillons vietnamiens (BVN) totalement vietnamisés. Le chef de corps de la 1re légion est aussi chef de la mission d’organisation des forces armées du Viêt-nam Sud et chef d’état-major du ministre de la Défense nationale du Gouvernement provisoire du Viêt-nam, fonctions qui donnent un relief tout particulier à la présence des gendarmes au sein du corps expéditionnaire.

Gardes républicains mobiles franchissant un pont (1950)

Gardes républicains mobiles
franchissant un pont (1950).

Les deux autres légions sont levées afin de combler les déficits de forces. La 2e est déployée à partir de Saïgon. Elle assume des missions variées telles que l’encadrement de la gendarmerie laotienne, celui de la garde indochinoise en Sud Annam et des partisans levés par Michelin (gardes aux plantations), la mise sur pied de l’armée royale khmère (ARK), la garde de prisonniers internés militaires (PIM), ou encore le service d’escorte. Les missions qu’elle assume sont essentiellement des tâches de sûreté. La 3e légion, enfin, est initialement déployée au Tonkin et plus spécialement vouée à l’organisation et l’emploi de la garde tonkinoise ainsi que des gardes frontières. À cela s’ajoute l’encadrement des troupes fournies par quelques ethnies minoritaires comme les Thais ou les Muongs. Ses missions sont sensiblement identiques à celles de la 1re légion. Des gardes effectueront un travail similaire sur les vastes espaces du Haut Dong Nai ou dans les étroites cuvettes côtières du centre Annam. Des détachements prévôtaux sont constitués, dont certains participeront à la bataille de Diên Biên Phu. Venu souvent en Indochine avec l’idée de faire de la police judiciaire ou du maintien de l’ordre, le gendarme ou le garde assure souvent le rôle de chef de poste en zone de guerre.

Croix du combattant
volontaire avec
agrafe Indochine.

Croix du combattant volontaire avec agrafe Indochine

Au total, les gardes républicains mobiles ont 654 tués et disparus et 1 500 blessés sur un effectif global de 15 000 hommes. La gendarmerie sert de réservoir de cadres d’active pour des missions de sûreté ou secondaires sur le théâtre des opérations et paie un lourd tribut humain qui lui vaut une inscription au drapeau et une croix de guerre réhaussée de deux palmes.

2 – L’Algérie

La participation de la gendarmerie aux combats d’Algérie se situe sur trois plans : la sécurité publique, l’ordre public et la participation aux opérations militaires.

File d’attente des femmes devant le consulat de France à Alger (vers 1960)

File d’attente des femmes devant
le consulat de France à Alger
(vers 1960).

La sécurité publique. Au début de la guerre d’Algérie, le territoire est sous-administré, et le général Morin, qui dirige la gendarmerie depuis 1954, déplore cette situation. Les effectifs sont insuffisants et les hommes restent rarement sur place, ce qui les empêche de connaître parfaitement le pays. Les prélèvements de la guerre d’Indochine y sont pour beaucoup, ce qui favorise d’autant l’action clandestine du Front de libération nationale (FLN). Les cadres manquent à l’appel (beaucoup de gradés des brigades sont chefs de section en Indochine), mais également le matériel. Les véhicules sont dirigés vers l’Extrême-Orient, et il est difficile pour les gendarmes de se rendre dans les endroits isolés. En 1955, les unités de retour d’Asie sont dirigées sur l’Algérie. Il en résulte une montée en puissance des effectifs d’Algérie. Il est cependant déjà tard, la structure clandestine du FLN s’est développée dans le pays. La gendarmerie départementale est composée de six mille hommes en 1959 ; les effectifs ont considérablement augmenté depuis 1954. Une brigade en moyenne s’occupe de vingt mille habitants et 500 kilomètres carrés. L’effectif de cadres doit monter en puissance, mais, malgré les réclamations du commandement militaire, qui insiste sur le rôle essentiel de la gendarmerie dans la pacification, aucun effort véritable n’est fait. La structure territoriale est ternaire : trois légions de gendarmerie départementale (10e région territoriale et corps d’armée d’Alger, 10e région bis et corps d’armée d’Oran, 10e région ter et corps d’armée de Constantine), le même nombre de légions de gendarmerie mobile et un groupement autonome de gendarmerie du Sahara adapté au commandement supérieur de ce territoire. Cependant, la gendarmerie manque de locaux et compte fort peu de musulmans.

File d’attente des hommes devant le consulat de France à Alger (vers 1960)

File d’attente des hommes devant
le consulat de France à Alger
(vers 1960).

Au printemps 1958, le centre d’instruction d’Oued Sarno, en Oranie, est ouvert afin de former des gendarmes musulmans affectés plus tard en gendarmerie départementale ou mobile. À la fin du conflit, le pourcentage de musulmans reste cependant très faible (autour de 3 %). Un recrutement de circonstance, les gendarmes auxiliaires temporaires au nombre de 793 hommes (528 en départementale et 265 en mobile) pour l’essentiel européens, comble les vides. 3 300 musulmans, les harkis, sont recrutés et dirigés pour l’essentiel vers les brigades. Il est rappelé dans les principes d’action que la gendarmerie ne doit pas s’immiscer dans la politique locale ni mener de missions clandestines. L’absence d’état de guerre officiel nécessite la présence d’officiers de police judiciaire afin d’opérer des enquêtes en flagrance et des perquisitions. La priorité à la collecte du renseignement conduit à une intégration plus poussée de la gendarmerie départementale dans les services spéciaux et les centres de coordination interarmées (CCI), différence notable avec l’Indochine.

Convoi sur une route algérienne (vers 1960)

Convoi sur une route algérienne
(vers 1960).

L’ordre public. La gendarmerie mobile est extrêmement sollicitée durant le conflit. En 1954, 1 200 gendarmes mobiles, répartis en huit escadrons de marche, forment l’ossature du maintien de l’ordre. À partir de 1962, tandis qu’une légion est stationnée sur place, 71 escadrons provenant des légions de métropole effectuent à tour de rôle des séjours de quatre à six mois en Algérie. Cet effectif de 6 819 hommes témoigne de l’importance des tensions sociopolitiques, indépendamment des opérations militaires. Employée dans le cadre classique du renfort à la gendarmerie départementale, la gendarmerie mobile participe surtout à des missions de sûreté ou à des opérations de contre-guérilla. En 1959, huit escadrons sur cinquante-huit sont utilisés à des gardes statiques (tribunaux et camps d’internement), onze autres sont placés dans les villes et assurent une mission de protection ; enfin, trente-neuf escadrons surveillent des points sensibles. Ces derniers sont blindés. Certains escadrons effectuent par ailleurs des missions de pacification.

Lors des années 1960-1962, les gendarmes mobiles assurent la quasi-totalité des opérations de maintien de l’ordre. Le 24 janvier 1960, les escadrons, qui tentent de dégager les abords du Gouvernement général lors d’une manifestation des partisans de l’Algérie française, subissent une fusillade qui fait quatorze tués et cinquante-trois blessés dans leurs rangs. Leur action est également au cœur du putsch de 1961. Les gendarmes relèvent les éléments du 1er REP sur le forum d’Alger et confirment leur réputation de fidélité à l’heure où d’autres militaires, désorientés par les incertitudes politiques, sont tentés par l’insurrection. Ces événements sont à l’origine d’un différend tenace entre la gendarmerie et l’armée de Terre. Cette fidélité en fait la cible désignée dans la guerre à front renversé que mène l’Organisation de l’armée secrète (OAS) durant les derniers mois de la guerre.

Fanion des commandos
de chasse de la
gendarmerie.

Fanion des commandos de chasse de la gendarmerie

Les commandos de chasse. En marge des missions et unités classiques, la gendarmerie lève également des unités supplétives mieux à même de traquer la rébellion au cœur des zones refuges. Sept commandos de chasse sont créés à partir de juillet 1959, sur la base d’un standard de trois officiers, dix-neuf gradés et gendarmes et cent harkis. Placés sous les ordres d’un officier supérieur commandant de groupement, ils sont rattachés pour emploi au commandant de la 9e division d’infanterie (Ouest algérois). Ces unités se déplacent sans cesse à la recherche des nationalistes algériens. Un commando baptisé « partisan noir », héliporté, est placé en réserve générale et envoyé en renfort au gré des besoins.

La gendarmerie coloniale s’est trouvée au cœur de l’administration et du contrôle sociopolitique des territoires soumis. Au-delà de la diversité des situations, on peut constater que la gendarmerie joue un rôle fondamental, ainsi qu’une fonction importante de relais de l’État. En effet, derrière la question des forces de police indigènes, encadrées ou non par les gendarmes, se pose la question de l’application de la loi et d’une certaine idée de la justice. Les unités sans encadrement de gendarmes ne furent que des unités d’ordre public, aux ordres des administrateurs et résidents. La porte était donc ouverte à tous les arbitraires, les résidents concentrant entre leurs mains l’autorité sur toutes les forces armées, à vocation de sécurité intérieure ou extérieure. La gendarmerie, quant à elle, maintient son indépendance grâce au contrôle hiérarchique et à la tutelle qu’exerce le ministère de la Justice à travers la qualité d’officier de police judiciaire attribuée à la plupart des gendarmes coloniaux. Après la décolonisation, les pays nouvellement indépendants reprennent le concept de gendarmerie, en Afrique principalement (Algérie, Maroc, Tunisie, Madagascar, Sénégal, Cameroun, Togo, Côte d’Ivoire…).

À retenir

L’Empire colonial français s’accroît considérablement au XIXe siècle. Ce mouvement, qui débute sous la Restauration, s’amplifie sous le Second Empire et surtout sous la Troisième République. La France est alors présente en Afrique du Nord et en Afrique noire, en Inde, à Madagascar, en Cochinchine, dans l’océan Atlantique et dans le Pacifique. Le processus d’implantation des forces de l’ordre varie selon les territoires et l’on peut globalement distinguer plusieurs phases dans leur établissement au sein des colonies. La gendarmerie est d’abord présente au titre de la prévôté. Elle est ensuite associée avec les militaires des autres armes et des autochtones au sein d’un embryon de force publique. Des unités de gendarmes, auxquelles sont agrégés des personnels locaux, forment finalement la structure de l’ordre public. L’Algérie est un cas à part puisqu’elle constitue l’unique territoire à posséder une légion (organisée en 1839), qui compte environ 500 hommes dans les années 1850 et 2 300 en 1938. Les missions des gendarmes dans ces contrées éloignées sont souvent éclectiques et bien plus variées qu’en métropole. Après 1918, et surtout dans les années 1930, la gendarmerie participe à la répression des premiers soulèvements sociaux ou indépendantistes. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’agitation et la violence déclenchées par les mouvements de libération nationale (en Indochine puis en Algérie notamment) s’amplifient considérablement et la gendarmerie est très sollicitée pour le maintien de l’ordre public ; elle participe aussi aux combats sous la forme d’unités constituées. Après la décolonisation, un certain nombre de pays, en Afrique principalement, conserve le modèle de la gendarmerie.

Plaque commémorative aux morts de la gendarmerie d’Afrique

Plaque commémorative aux morts
de la gendarmerie d’Afrique.

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