SOCIÉTÉ NATIONALE DE L'HISTOIRE ET DU PATRIMOINE DE LA GENDARMERIE | SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE DE LA GENDARMERIE

Qu’est-ce donc que la gendarmerie ? Certes on peut répondre, en réduisant la portée de la question, par le juridiquement correct et clore le débat avant même de l’avoir ouvert, en citant l’article Il’ de la loi du 28 germinal an VI ou le décret du 20 mai 1903, toujours en vigueur :  » La gendarmerie est une force instituée pour veiller à la sûreté publique et pour assurer le maintien de l’ordre et l’exécution des lois ».

Mais cette définition « en extension », qui se décline ensuite en termes de missions et de modalités d’exécution, est loin de satisfaire le grand public que l’actualité a mis en éveil. Pas plus d’ailleurs qu’elle ne suffit à répondre aux interrogations de ses propres membres qui commencent sérieusement à se demander où va la gendarmerie. Simple crise de croissance ou crise identitaire profonde ? Si l’on admet que l’identité est une construction, alors l’histoire a sans nul doute quelque chose à dire à propos de cette  » personne « , pour reprendre le substantif que Renan utilisait pour désigner la France, qui affiche ses six ou sept cents ans d’existence.

Dès son origine, c’est une force armée de police et de justice chargée de ce qu’on appellerait aujourd’hui  » la limitation de nuire  » des troupes mises sur pied à l’occasion des guerres, pendant mais surtout après les conflits, lorsque les soldats sans emploi ou  » débandés  » commettent des exactions de toute sorte et  » vivent sur le pôvre peuple « . A la fin de la guerre de Cent Ans, pour établir l’ordre dans ur royaume ravagé par les guerres, les rois successifs, de Charles VII à Louis XII, tout en organisant l’armée permanente, von progressivement renforcer et sédentariser cette police et jus tice militaire. Sous les ordres des maréchaux, les prévôts assurent une double fonction : de commandement de la troupe spécialisée qu’ils ont sous leurs ordres et de magistrat pour juger les criminels et délinquants qui relèvent de leur compétence. Dès le début du XVIe siècle, la maréchaussée possède quelques-uns de ses traits fondamentaux. Elle est dans la main de l’État, le moyen d’exception qui, tirant son efficacité de sa capacité militaire à utiliser la force armée peut venir à bout de troubles graves qui ne peuvent être réduits par les procédés ordinaires. C’est, depuis cette époque, l’outil privilégié des temps de crise intérieure.

Avec François 1er et ses successeurs, les maréchaussées vont acquérir deux autres caractéristiques. En élargissant aux :  » domiciliés  » leurs compétences, ils vont progressivement étendre à tous les bandits de grand chemin, militaires ou civils, la rigueur de cette justice sans appel caractérisée par trois termes : célérité, sévérité, exemplarité. En poursuivant la territorialisation de cette institution et en multipliant les implantations, ils vont la répartir dans tout le royaume et la rapprocher des populations. Plus éloignées de l’État, plus proches des gens, les maréchaussées du début du XVIIe siècle connaissent un réel succès. Mais cette situation trouve ses limites. Moins d’intérêt de la part de l’État, c’est moins de contrôle et moins d’argent pour payer les gages. Trop de proximité, pour des archers qui logent chez eux et exercent bien souvent d’autres activités, c’est la porte ouverte à la corruption et aux compromissions. A la fin du XVIIe siècle, les maréchaussées sont dévalorisées.

C’est au XVIIIe siècle que la gendarmerie d’aujourd’hui acquiert ses caractéristiques organisationnelles fondamentales. Après quelques décennies de désintérêt pour les maréchaussées provinciales, l’État tente de les reprendre en main. Mais la situation est trop détériorée et l’édit du 9 mars 1720 les supprime tout simplement en remboursant les charges, inaugurant ainsi l’un des deux modes d’adaptation de l’institution les plus fréquemment utilisés par les pouvoirs successifs : la révocation ou l’épuration d’une part, la remilitarisation d’autre part.

La réforme de 1720 impose la hiérarchie et la discipline aux maréchaussées nouvellement créées en remplacement des anciennes. L’État renforce ainsi l’efficacité du corps et lui donne la structure militaire et la forme spécifique qu’il a encore aujourd’hui. En rationalisant l’implantation des brigades et l’organisation du service, il lui permet aussi d’accroître sa capacité d’intervention, de renseignement et de surveillance sur tout le territoire. L’obligation de vivre en caserne faite aux cavaliers de maréchaussée, à partir de 1778, règle d’une manière originale et bien adaptée la question de la bonne distance entre le pouvoir centralisateur et les sujets du royaume.  » Introdéterminée  » et tenue par un système hiérarchique solide, la brigade, proche de la population, en est également protégée par la caserne. Il ne restait plus qu’à recruter des personnels déjà familiarisés avec le système militaire pour en faciliter le fonctionnement. A partir de 1778, pour devenir cavalier de maréchaussée, on exige d’avoir accompli sept années de service dans la troupe.

Une force publique…

Ainsi constituée, cette institution, fille de l’Ancien Régime, est adoptée par la République, mais après de nombreux débats qui durent tout le temps de la Révolution et précisent les conditions de l’adoption. La question préalable et fondamentale qui se pose aux États généraux porte sur l’existence même de la maréchaussée. Faut-il, oui ou non la conserver ? Les raisons invoquées pour justifier son maintien ne manquent pas d’intérêt car elles posent les bases de ce que Napoléon appellera  » le système de la gendarmerie « .

Si le prévôt général de l’Ile-de-France, Papillon, défend la maréchaussée aux motifs des services multiples qu’elle rend et au fait  » qu’elle serait très difficile à remplacer « , les municipalités qui s’expriment sur le sujet, et qui dans un très grand nombre sont favorables à son maintien, avancent des arguments beaucoup plus forts :  » C’est le corps le plus utile de la nation « , lit-on dans le cahier de doléances du tiers état d’Étampes.
Mais c’est surtout Guibert, dans son Essai sur la force publique, qui justifie l’existence de la maréchaussée, cette exception française, par le caractère national. Il en souligne l’intérêt pour le pouvoir exécutif car, écrit-il,  » c’est le moyen le plus efficace de police qu’il ait dans ses mains. Il en propose la réforme pour  » la soumettre à de meilleurs principes  » en  » la réduisant pour toujours aux fonctions de la force publique « , c’est-à-dire en lui ôtant sa fonction de justice.

C’est bien cette maréchaussée réformée que le député Rabaut, rapporteur sur l’organisation de la force publique, propose à l’Assemblée nationale constituante le 21 novembre 1790 comme seule force publique intérieure habituelle. Écartant la garde nationale qui est certes  » la force publique tout entière  » mais  » qu’il est impossible de [la] consacrer à un service habituel « , écartant également l’armée dont il craint  » qu’elle ne devienne insensiblement un moyen d’oppression « , le rapporteur du Comité de constitution affirme que  » la France possède cette force toute prête et toute organisée, soumise à une discipline très exacte […] : c’est la maréchaussée « .

Toutefois, comment disposer, pour maintenir l’ordre et veiller à l’exécution des lois, de l’efficacité d’une force militaire sans risquer de porter atteinte aux libertés publiques ? Dilemme dont Rabaut concilie les termes dans une sorte de pacte liant la maréchaussée et le pouvoir politique :  » Les exécuteurs de la force publique ne doivent pas même délibérer… « , mais le pouvoir doit faire en sorte que  » le nombre de ces hommes soldés… (soit)… exactement proportionné aux besoins de la société et calculé en raison des désordres possibles « . Ainsi se trouve posée, dès 1790, la base de la relation entre la gendarmerie et le politique : discipline et interdiction de délibérer d’une part, garantie de toujours fournir les moyens nécessaires à l’exécution des missions d’autre part.

… une force militaire…

Pour le pouvoir, qu’il soit d’Ancien Régime ou issu de la Révolution, la qualité fondamentalement nécessaire à la maréchaussée/gendarmerie est la discipline. C’est d’abord à cette fin qu’elle est maintenue en 1791 au sein de l’armée, même si la loi vise aussi à accorder en contrepartie un certain nombre d’avantages à ses membres. La discipline étant garantie par le système hiérarchique, il importe que celui-ci soit particulièrement adapté à une institution répartie en petites unités sur tout le territoire. D’où l’importance, dans l’histoire de la gendarmerie, des lois d’organisation qui fixent, entre autres, le nombre des niveaux hiérarchiques, nombre parfois contesté par certains  » utilisateurs  » qui voient là un obstacle à l’emploi des unités de gendarmerie tel qu’ils le souhaiteraient. Ces niveaux sont pourtant indispensables. Véritable colonne vertébrale de l’institution, ils en assurent la rigidité et permettent le contrôle strict qui maintient la discipline. Dans son organisation initiale de 1791, chaque brigade est composée de cinq hommes ; deux ou trois brigades forment une lieutenance ; trois lieutenances constituent une compagnie commandée par un capitaine ; deux compagnies forment la gendarmerie d’un département commandée par un lieutenant-colonel. Chaque responsable n’a jamais plus de cinq subordonnés sous ses ordres. Il en est de même pour les échelons supérieurs au département. Ce souci de limiter le nombre de subordonnés par niveaux hiérarchiques pour les rendre commandables est constant jusque dans les années 1930.

Cette organisation, avec si peu de militaires par niveau, peut apparaître aujourd’hui inconcevable. Cependant, il ne fait nul doute que la constitution progressive, dans la seconde moitié du XXe siècle, d’unités aux effectifs de plus en plus importants telles que des brigades à quarante sous-officiers, des compagnies à dix-huit brigades, ont largement contribué, en éloignant le chef de ses subordonnés, à détériorer les relations internes de l’institution et ainsi à porter atteinte à ce que les concepteurs du système gendarmerie considéraient comme essentiel : la discipline.
A cette militarité structurelle, visant à garantir la discipline indispensable à cette force publique de l’intérieur, Napoléon va ajouter une militarité d’emploi. La gendarmerie étant militairement disciplinée, elle peut donc faire la guerre. Déjà, lorsque, en juillet 1792, la patrie avait été déclarée en danger, deux divisions de gendarmerie à cheval avaient été constituées et employées contre l’ennemi extérieur. Napoléon accentue cette tendance. En exigeant trois puis quatre campagnes militaires pour les candidats à la gendarmerie, il se constitue ainsi, indirectement, une réserve de gendarmes qu’il engage à différentes reprises et notamment en Espagne, non seulement en tant que prévôté mais aussi en unités combattantes.
Ainsi, militaire par ses structures, la gendarmerie le devient aussi par l’emploi. A la protection du citoyen, à la sécurité et à l’affirmation de l’autorité de l’État, elle ajoute une nouvelle mission, celle de la défense de la nation, vocation qui s’inscrit tout au long de son histoire et notamment dans un passé récent en 1940 et 1944, puis en Indochine et en Algérie. Cette participation active aux conflits va profondément ancrer la gendarmerie dans la communauté militaire. Elle devient ainsi  » partie intégrante de l’armée « , comme le rappellent constamment les textes fondamentaux de la loi de germinal an VI (art. 150), de l’ordonnance du 29 octobre 1820 (art. 2), du décret du 20 mai 1903 (art. 2).

…une force au service de tous

La gendarmerie n’appartient à personne, si ce n’est à la nation. Cette caractéristique identitaire émerge sous le premier Empire qui voit s’affronter deux visions de cette institution , celle de Fouché, ministre de la Police générale, pour qui la gendarmerie ne devrait être que  » l’armée de la police  » et celle du maréchal Moncey, premier inspecteur général de la gendarmerie, soutenant que ce corps est au service de tous. Cette dernière conception prévaut rapidement et est inscrite dans les textes ; le dernier en date, le décret du 20 mai 1903 précise :  » En raison de la nature de son service, la gendarmerie, tout en étant sous les ordres du ministre de la Guerre, est placée dans les attributions des ministres de l’Intérieur, de la Justice, de la Marine, des Colonies « . On pourrait aujourd’hui, bien évidemment, adapter la liste des ministres qui peuvent faire adopter dans leur domaine de responsabilité des mesures législatives ou réglementaires que la gendarmerie a pour mission de faire appliquer. Elle le fait d’initiative ou sur instruction dans les formes prescrites par les textes qui la régissent.

Ceci étant, comment une autorité, dûment investie du pouvoir d’utiliser la force publique, peut-elle, dans une situation particulière, mettre en oeuvre la gendarmerie ? Le principe est fixé par Guibert lorsqu’il écrit :  » Ils (les corps administratifs) doivent la requérir et non lui commander « , puis repris dans les principaux textes de l’institution. La réquisition est une procédure qui oblige la force publique mais qui engage aussi formellement, par écrit, la responsabilité de l’autorité requérante. Et c’est bien cet aspect contraignant qui pousse régulièrement, dès que les situations deviennent difficiles, certaines autorités à demander l’abolition , voire à s’affranchir, de cette procédure. Sa non-application dans une affaire récente a bien montré quels risques encouraient l’autorité administrative et le commandant de gendarmerie et quelles conséquences politiques pouvaient naître de l’emploi irrégulier de ce corps.

Si la gendarmerie n’appartient qu’à la nation, elle apparaît, d’un point de vue historique, pour ce qui concerne son existence et donc son identité, indépendante de la forme de l’État. Si la réquisition est une des procédures qui vise à la garantir contre les éventuels abus de pouvoir de ce dernier, elle n’en est pas moins impliquée par nature, puisque chargée de maintenir l’ordre, dans toutes les modifications de régime violentes. Quand l’État change, la gendarmerie demeure, contribuant ainsi à pérenniser la nation. Le nouveau régime se garde bien de la supprimer, ni même de modifier le système ; il en épure le personnel. Ainsi en fut-il par exemple en 1797, 1816, 1830, 1945, suivant une procédure quasi immuable, celle du comité départemental d’épuration.

Qu’est devenue la gendarmerie au fil du temps ? Tout au long du XIXe siècle, elle s’est profondément enracinée dans le terroir, protégeant ainsi les citoyens. Puis, les troubles sociaux liés à l’industrialisation l’ont orientée vers le maintien de l’ordre et la sécurité de l’État. Les guerres du XXe siècle l’ont vue combattre. L’accroissement de l’insécurité de la fin de ce siècle l’a renvoyée à ses tâches prioritaires de police. Son évolution suit un cycle déjà plusieurs fois répété au cours de son histoire. Cette oscillation sur l’axe  » militarisation-policiarisation  » suivant la formule de François Dieu, est sans doute l’une des clés de lecture les plus pertinentes pour décrypter l’histoire générale de la gendarmerie. Sur le long terme, on s’aperçoit qu’il s’agit bien d’un cycle et non d’une pente régulière qui conduirait inéluctablement, dans une évolution chronologique, vers une policiarisation exclusive et définitive. Ce sont en fait les circonstances qui modulent cette oscillation et font qu’à une période donnée la gendarmerie est amenée à concentrer ses efforts sur tel ou tel domaine de son champ d’intervention.

Ainsi, l’expérience a renforcé ses traits originaux. Elle est progressivement apparue dans sa double originalité et sa différence : l’ampleur de son champ d’intervention au profit du citoyen, de l’État et de la nation d’une part, ses subordinations multiples d’autre part. Force, une et rigide dans sa structure militaire, diverse et souple dans son emploi adapté, suivant des formes spécifiques, à chaque autorité utilisatrice, telle est la gendarmerie dans son histoire.

Sur ce long passé, il apparaît que la maréchaussée/gendarmerie a fortement contribué à la structuration de la communauté des Français. Certes on ne manquera pas d’évoquer à ce sujet, les rois, empereurs, et républiques successifs qui ont fait la France. Mais qui a fait appliquer dans les coins les plus reculés du pays les édits, ordonnances, lois édictés par les différents régimes ? Qui a maintenu, voire rétabli, l’ordre ? Par sa fonction d’interdit, exercée depuis François 1er sur tout le territoire, de la même manière à la même période, la maréchaussée/gendarmerie a joué un rôle essentiel dans l’émergence du surmoi collectif des Français, autrement dit dans l’élaboration de l’identité nationale et le maintien de la cohésion sociale. Nationalisante, elle est un élément constituant et constitutif de l’identité de la France.

Aussi, sa désignation récente par l’expression de  » police à statut militaire  » apparaîtelle comme singulièrement réductrice, tant il est vrai que son caractère militaire dépasse largement le cadre du statut pour un corps dont le sentiment constant d’appartenance à la communauté militaire se manifeste de bien d’autres manières. De même que la fonction de police, si elle est centrale et prédominante, n’est pas, d’un point de vue historique, la seule exercée.

Pour conclure sur l’identité de la gendarmerie, autant faire appel à l’autorité constitutionnellement la plus habilitée pour en parler, à savoir le président de la République, chef des forces armées. Jacques Chirac, alors Premier ministre, visitant la gendarmerie à Dijon le 29 mai 1987, déclarait, dans son allocution :  » La gendarmerie est l’une des plus anciennes institutions de notre pays. Elle fait partie de notre identité nationale. Si, depuis les origines de la maréchaussée, à travers les révolutions et les changements de régime, elle est toujours apparue comme indispensable, c’est qu’elle répond bien à une nécessité : celle qui résulte de nos comportements particuliers de Français et aussi de notre sagesse. Pour se garantir de leurs propres excès, les Français ont inventé une force publique suffisamment proche d’eux pour qu’ils l’aiment et suffisamment disciplinée pour qu’ils la craignent « . Proximité et discipline de la gendarmerie. A méditer… et à réhabiliter… aujourd’hui.

Général (C.R.) Georges PHILIPPOT
Revue de la gendarmerie, hors série n° 3, 2002