SOCIÉTÉ NATIONALE DE L'HISTOIRE ET DU PATRIMOINE DE LA GENDARMERIE | SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE DE LA GENDARMERIE

Revue de la Gendarmerie Nationale – N° 237 – 4ème trimestre 2010

Mais qui donc a fait la France ? Pour répondre, en allant au-delà des affirmations péremptoires et des arrière-pensées idéologiques, encore faut-il préciser ce que l’on entend par nation et par identité nationale. L’inventaire historiographique des questions de nation et d’identité nationale a été fait par plusieurs historiens, notamment par Gérard Noiriel[1]. Les difficultés, pour en traiter, sont multiples. Le concept de nation appartient à plusieurs disciplines : les sciences politiques, l’histoire, le droit, la sociologie, l’anthropologie, pour ne citer que les principales. Chacune de ces disciplines ne donne pas à ce concept exactement la même signification ; elle utilise, en outre, des méthodologies qui lui sont propres. Cette situation qui pourrait être enrichissement fut bien souvent source de conflits.

Qu’est-ce qu’une nation ?

Pour s’en tenir au strict domaine de l’histoire, il est indispensable de revisiter les historiens qui se sont exprimés sur la question. Á commencer par Michelet dont le « la France est une personne »[2] reste toujours intéressant. Réhabilitée par les progrès ultérieurs de la psychologie, cette conception de la nation-personne, appliquée exclusivement à la France[3], soumise, avec précaution, à l’épreuve des mécanismes du développement de la personnalité, donne de bons résultats. « La volonté de vivre ensemble » de Renan [4]fonde le sentiment d’appartenance, à la réserve près qu’un même sentiment d’appartenance peut provenir de motifs différents. Ces conceptions font peu référence à l’intervention de l’Etat comme moyen contraignant. Contestées par les sociologues, elles seront qualifiées par eux de virtualités ou de représentations. Mais, enrichies par la géographie, notamment celle de Vidal de La Blache[5], elles trouveront leur apogée dans la vision braudélienne de « L’identité de la France »[6], intégration de l’histoire et de la géographie[7], vastes descriptions de caractères divers mais harmonieux. Ces approches seront supplantées par celles en termes de jeu de pouvoir, chers aux sociologues, avant que le  constructivisme  finisse par rallier la plupart des courants autour d’un nouveau discours sur la nation : la nation, une construction.

Cette perception mettait un terme à un siècle d’affrontements, sur la définition de la nation que les historiens entre eux, mais aussi les historiens et les chercheurs des autres disciplines, se renvoyaient. Il n’existe pas une définition universelle de la nation. On y distingue, certes, des matériaux « objectifs » permanents, tels que le territoire ou la langue, mais ils sont agencés et utilisés différemment, par les Etats et leurs gouvernements, par les populations, les organisations et les groupes constitutifs, en fonction de leurs objectifs spécifiques, de leurs intérêts et de leurs nécessités du moment. Il existe plusieurs types de nations dont les caractéristiques sont d’abord définies par leur date ou leur période de naissance, les conditions d’environnement, politique, philosophique et culturel, à leur naissance et les conditions de leurs premiers développements. Ainsi peut-on identifier des nations construites par  déduction, c’est-à-dire essentiellement par la volonté contraignante de l’Etat, unitaires et fortement centralisées, des nations  induites  à partir de réalités reconnues communes par les populations, de type, la plupart du temps, fédérales, des nations  libérées, résultant soit de guerres dites de « libération nationale », soit de l’effondrement naturel ou provoqué d’empires. La date de début de chacune des constructions que constitue une nation est importante, car elle en détermine, par l’environnement du moment, le socle.

Ceci étant, la construction peut s’ériger au fil du temps de différentes manières. Pour ne considérer que la nation française, nation  déduite  par excellence, toutes les formes de contraintes sont présentes dans son histoire nationale : de l’annexion par la force des armes jusqu’à l’imposition de la langue, en passant par les contraintes de la loi. Mais la nation se construit aussi de bien d’autres manières, aussi diverses que  la constitution et la valorisation d’un patrimoine littéraire, artistique, monumental…, réel ou virtuel, mêlant histoire et légende[8], les commémorations…, sans omettre, bien évidemment, les apports déterminants des vagues successives d’immigration[9].

Cette conception de la nation et par voie de conséquence de l’identité nationale est celle adoptée dans cet article. Elle constitue la base théorique de l’hypothèse de départ, à savoir : la gendarmerie et, avant elle, la maréchaussée ont joué un rôle essentiel dans l’émergence de l’identité nationale, la construction de la nation française et le maintien de la cohésion sociale.

La gendarmerie : un système pour construire la nation

On aurait pu penser, qu’à partir des années 1980, avec la nouvelle donne méthodologique que permettait le constructivisme, le champ de la recherche sur la constitution et l’évolution des nations allait s’élargir. Ce fut effectivement le cas, sur certains créneaux, notamment celui du rôle de l’immigration dans la construction de la nation ; tellement le cas, d’ailleurs, que ce thème finit par occuper pratiquement tout le champ de la recherche et par déboucher, une fois de plus, sur les conflits idéologiques auxquels on avait prétendu échapper.

Si la France est une réalité construite, alors qui l’a faite ? L’Etat. D’abord l’Etat. C’est devenu un lieu commun d’affirmer, qu’en France (c’est vrai aussi dans toutes les nations déduites), l’Etat a précédé la nation. Mais l’Etat, avec quoi ? Avec l’appareil d’Etat. Avec ses gouvernants, monarchiques, impériaux ou républicains, ses relais déconcentrés, intendants de justice, police et finances ou préfets, son armée, de mercenaires, de métier ou de conscription, son administration, répressive ou éducative…, tous agents de l’Etat.

On a souvent cité, dans cette construction de la nation, le rôle important, surtout à la fin du 19èmesiècle et au début du 20ème, de l’instituteur. Mais qui a jamais parlé du gendarme, de la gendarmerie, maréchaussée jusqu’à la Révolution, un système qui a construit la nation, depuis le début du 18èmesiècle ? Pourquoi n’est-elle jamais apparue sous ce rôle fondamental ? Vécue au niveau individuel du sujet ou du citoyen, dans une relation personnelle et locale, réduite par ses propres dirigeants à ses fonctions élémentaires de maintien de l’ordre et d’exécution des lois, présentée comme un exutoire comique par les médias des différentes époques, elle a, pourtant, ainsi dissimulée et mal perçue, construit la nation française. Elle a fait émerger l’identité nationale, par ressemblance, cette « identité du même » comme l’écrivait Michelet. Elle a maintenu, dans cette France de tous les clans et de toutes les classes, la cohésion sociale.

Mais cette fonction, sous cette forme, lui est-elle spécifique ? On peut en effet prétendre, à juste titre, que l’interdit structure et que, de ce fait, ce rôle répressif, tenu par d’autres (polices, justice…) produit les mêmes effets. C’est méconnaître la nature profonde de la capacité nationalisante de la gendarmerie, qu’elle tient, certes pour une part, de sa fonction d’interdit, mais surtout de son « système[10] ».

De quoi s’agit-il ? D’un système de force publique militaire, adapté à nos comportements particuliers (comportements partagés par d’autres peuples vivant sous les mêmes latitudes et curieusement dotés du même système). Mais que recouvre, ce qualificatif générique de  militaire? Tout d’abord une appartenance, une adhésion aux valeurs, aux rites, et à l’esprit propres à la communauté des militaires, ayant pour effets la nécessaire consolidation interne d’un corps territorialement disséminé, la manifestation de sa solidarité avec les autres forces armées et la diffusion externe de représentations symboliques de l’État et de la Nation. Ensuite des règles de fonctionnement spécifiques, fondées sur une hiérarchie stricte et une discipline rigoureuse qui garantissent l’exécution, sans faille et sans excès, des missions, dans les situations les plus difficiles, avec des moyens et des méthodes propres aux forces armées, suivant des ordres déclinés et contrôlés d’un échelon à l’autre. Enfin un dispositif très particulier, sans doute le moyen de contrôle social et national le plus original, le plus ingénieux et le mieux adapté qui soit dans le monde des nations du même type : le système des brigades. La brigade, à la fois référence identitaire stable et permanente, ultime point de déconcentration de l’autorité de l’État, vers où converge également la demande de protection du citoyen, dernier maillon, au plus près des populations, d’une organisation fortement intro-déterminée par la chaîne hiérarchique, autorégulée par la vie en caserne impliquant les familles, régulatrice des tensions sociales locales, associée dans un maillage territorial serré, contribuant ainsi à intégrer les populations, quelles qu’elles soient et d’où qu’elles viennent, dans la Nation.

L’ignorance des mécanismes profonds, ici tout juste évoqués, de l’organisation et du fonctionnement de cette force publique nationalisante, explique vraisemblablement l’absence de considération sous cet angle, par les historiens spécialisés comme d’ailleurs par bon nombre de politiques, d’une institution qui a fait la France.

Illustration exemplaire : la réinsertion dans la nation française de L’Alsace-Lorraine, par la gendarmerie, après la Première guerre mondiale

Ce discours pourrait rester du domaine des hypothèses plausibles, s’il n’était validé par des faits. Ils sont innombrables, diffus, omniprésents sur tout le territoire, du 18ème au 20ème siècle, mais souvent difficiles à repérer. Il faudrait prendre le temps d’en recenser suffisamment pour les regrouper par types de procédés de construction de la nation française. On pourrait, entre autre, s’attacher au marquage du territoire par les casernes de gendarmerie (architecture, cérémonial d’inauguration, situation, nom…) et rechercher, par exemple, pourquoi, en 1938, en zone frontalière de la Moselle, on baptise les grandes casernes de gardes mobiles de Thionville, Bouzonville et Longeville-les-Saint-Avold, en zone largement germanophone, des noms de Chevert, Ardant du Picq et La Tour d’Auvergne. Ces valeureux parrains, meusien, périgourdin, breton n’ont rien à voir avec l’histoire locale ; mais ils ont été choisis sur proposition du colonel Agostini[11] qui demande que « les nouvelles casernes de Garde Républicaine Mobile soient baptisées de grands noms empruntés à notre Histoire nationale… Ces grands noms, inscrits au fronton de nos casernes auraient pour effet de frapper l’imagination de nos gardes et surtout celle des populations ». On pourrait aussi examiner le rôle intégrateur des brigades de gendarmerie dans les zones à forte immigration, qu’il s’agisse des zones minières avant et après la Seconde guerre mondiale ou, plus récemment, des zones périurbaines. Et combien d’autres situations encore…

Mais l’action de construction de nation la plus facilement identifiable et la plus significative, conduite par la Gendarmerie, au 20ème siècle, est sans nul doute le rôle majeur et exceptionnel joué par la légion de gendarmerie d’Alsace et Lorraine, après 1918[12]. Comment, à la fin de la guerre, après un demi-siècle de germanisation, réintégrer l’ex Alsace-Lorraine dans la nation française ? Aux deux solutions préconisées et mises en œuvre par le pouvoir politique central, le colonel Albert Michel, commandant la légion de gendarmerie d’Alsace et Lorraine, oppose la sienne. Les deux premières consistent, pour l’une, à importer des Français de « l’Intérieur » en Alsace et Lorraine, pour l’autre, à envoyer en stage, en France, des Alsaciens et des Lorrains. Ces deux solutions seront vouées à l’échec. Pour Albert Michel, cette reconstruction française ne peut se faire qu’en Alsace et Lorraine, avec des Alsaciens et des Lorrains. Son dispositif : un colonel de gendarmerie alsacien (lui-même), ancien combattant de la 7ème armée française ; 1.000 gendarmes, pour la plupart anciens soldats alsaciens-lorrains de l’armée allemande pendant la guerre, ne parlant pas, ou peu, le français, mais dont il s’assure qu’ils sont de sentiment français ; une école de formation installée à Strasbourg.

Bien évidemment, cette politique très particulière de francisation, qui durera six ans, se fera contre le pouvoir central parisien et notamment contre la direction de la gendarmerie, mais avec l’accord et sous la protection des deux commissaires généraux de la République qui se succèderont à Strasbourg, de 1919 à 1924. « Le gendarme va partout, en tout temps et en tout lieu ; il est en contact immédiat avec l’ensemble des populations. Pour les Alsaciens et les Lorrains, il représente directement le pays ; son uniforme, c’est la France qui passe… ». Ainsi s’exprime Albert Michel dans la correspondance qu’il adresse à Millerand, commissaire général de la République à Strasbourg, le 16 mai 1919. Formés dans cet esprit, minorant les actions répressives, les gendarmes des 104 brigades d’Alsace et Lorraine, transformés en agents de propagande nationale, vont contribuer d’une manière exceptionnelle à refaire l’Alsace-Lorraine française.

Ce n’est là qu’une illustration, une toute petite partie émergée du travail profond de construction de la nation par les gendarmes. Généralement plus diffus, moins perceptible, omniprésent, constant, aux formes multiples, il constitue, depuis trois siècles, la véritable finalité de la gendarmerie. Abordée sous cet angle, son histoire prend une autre dimension et la gendarmerie d’aujourd’hui y trouve sa vraie justification : construire la nation et maintenir la cohésion sociale.

Général Georges Philippot

Président de la Société Nationale

de l’Histoire et du Patrimoine de la Gendarmerie

docteur en histoire


[1]Gérard Noiriel, Etat, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Paris, Gallimard, 2005, 590 p.

[2]Jules Michelet, Histoire de France, T 2, livre III, (Tableau de la France), Paris, Chamerot, 1861.

[3]La citation complète est en effet : « L’Angleterre est un empire ; l’Allemagne un pays, une race ; la France est une personne ».

[4]Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? Paris, conférence à La Sorbonne du 11 mars 1882.

[5]Paul Vidal de La Blache, Tableau de la géographie de la France, 1903. La France de l’Est (Lorraine-Alsace), 1917, réédition 1994, Paris, La découverte.

[6]Fernand Braudel, L’identité de la France, 3 T, Paris, Arthaud-Flammarion, 1986.

[7]Idem, livre premier, Espace et Histoire.

[8]Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales, Europe XVIIIème – XXème siècle, Paris, Seuil, 1999.

[9]Gérard Noiriel,Etat, nation et immigration, déjà cité ; Patrick Weil, Qu’est-ce qu’un Français, Paris, Grasset, 2002, 402 p.

[10]L’expression « le système de la gendarmerie » est de Napoléon. Lettre au roi de Naples, 16 mai 1806

[11]Lettre n° 1073/2 du colonel Agostini, commandant la 7ème LGRM au général Giraud, gouverneur militaire de Metz., SHD-GEND, 4132, R/2 7ème LGRM, 1917-1938

[12]Georges Philippot, Gendarmerie et identité nationale en Alsace et Lorraine, 1914-1939, thèse de doctorat d’histoire, université Paul Verlaine, Metz 2008.