SOCIÉTÉ NATIONALE DE L'HISTOIRE ET DU PATRIMOINE DE LA GENDARMERIE | SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE DE LA GENDARMERIE

Lieutenant Benoît Haberbusch, chef de la section Études et recherches historiques/SHGN.

Le 20 novembre 1945, un procès d’un retentissement mondial s’ouvre à Nuremberg, un des hauts lieux du nazisme. Devant une cour internationale constituée par les quatre puissances alliées, vingt accusés, principaux dirigeants du IIIe Reich, s’apprêtent à répondre de leurs actes qui ont conduit à l’une des plus grandes catastrophes de l’histoire. Quelques gendarmes français ont œuvré dans les coulisses de cet événement d’une haute portée symbolique.

Nuremberg, un procès pour l’Histoire

La décision de juger les hauts responsables nazis intervient très tôt durant la Deuxième Guerre mondiale. Dès le 25 octobre 1941, Winston Churchill, Premier ministre anglais, évoque parmi les buts de majeurs de la guerre « le châtiment des crimes commis dans les pays occupés par l’Allemagne ». Cette volonté est réaffirmée à plusieurs reprises : lors de la déclaration de Saint James le 13 janvier 1942 et lors de celle de Moscou le 30 octobre 1943. En août 1945, la conférence de Potsdam explique dans son communiqué final que « les trois gouvernements ont réaffirmé leur intention de juger rapidement les grands criminels de guerre dont les crimes n’ont pas de localisation géographique ». Le tribunal est officiellement créé le 8 août 1945 par l’accord quadripartite de Londres. Comme le précise son article premier, ce tribunal militaire international est institué pour « juger et punir de façon appropriée et sans délais les grands criminels de guerre des pays européens de l’Axe ».

Le choix de Nuremberg n’est pas le fruit du hasard. Cette vieille cité a une haute valeur symbolique puisqu’elle a été le lieu de proclamation en 1935 les lois racistes dites « Lois de Nuremberg » et le lieu de réunion des congrès du parti nazi. Des raisons plus pratiques ont guidé le choix des Alliés. Située en zone américaine, cette ville a certes souffert des bombardements et des combats de la fin de la guerre, mais elle a conservé un palais de justice et une prison, reliée par un tunnel, suffisamment en bon état pour accueillir un procès d’une telle importance.

L’ampleur de l’organisation n’effraie pas les Américains. En un délai record, ils remettent les bâtiments en état, posent deux cents kilomètres de fils téléphoniques, établissent un économat et une cafétéria. Les personnalités de marque sont logées au Grand Hôtel. Avec les magistrats et leur nuée de collaborateurs, les avocats, les traducteurs, le personnel du secrétariat et les militaires chargés de la sécurité, le procès concerne tous les jours plus de mille cinq cents personnes.

La procédure adoptée est celle des pays anglo-saxons, ce qui va poser quelques problèmes pour les magistrats français et soviétiques. Le tribunal se compose de quatre procureurs, quatre juges et quatre juges suppléants ; un pour chaque pays vainqueur (les États-Unis, l’URSS, le Royaume Uni et la France). Le président du tribunal est un Anglais : Sir Justice Lawrence. Les accusés peuvent choisir librement leurs avocats et leur système de défense.
L’acte d’accusation (25 000 mots) repose sur quatre points : conjuration, crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité (c’est d’ailleurs pendant ce procès qu’on a défini pour la première fois cette notion).

Si le tribunal doit juger vingt-quatre accusés à l’origine, ils ne sont plus que vingt le jour de l’ouverture du procès. Robert Ley s’est suicidé le 25 octobre 1945 ; Gustav Krupp von Bahlen und Halbach a été jugé médicalement inapte pour un procès ; Kaltenbrunner a été victime d’une hémorragie cérébrale (il sera néanmoins jugé) ; Bormann, absent, est jugé par contumace. Parmi les présents, on peut les classer en plusieurs catégories :

– les proches du Führer, responsables au premier degré (Hermann Göring, Rudolph Hess, Joachim von Ribbentrop) ;
– les politiques avec Franz von Papen (vice-chancelier, puis ambassadeur du Reich), Wilhelm Frick (ancien ministre de l’Intérieur), Hjalmar Schacht (ministre de l’économie de 1934 à 1937), Albert Speer (ministre de l’armement et de la production de guerre), Walter Funk (ministre de l’économie et président de la Reichsbank), Fritz Sauckel (commissaire de la main-d’œuvre), Hans Fritzsche (directeur du service de la radio au ministère de la Propagande) ; Alfred Rosenberg (ministre des territoires occupés de l’Est)
– les militaires avec les généraux Wilhelm Keitel et Alfred Jodl ainsi que les amiraux Erich Raeder et Karl Dönitz ;
– les Gauleiter tels qu’Arthur Seyss-Inquart (chancelier d’Autriche, puis commissaire du Reich dans les Pays Bas occupés), Julius Streicher (directeur du journal antisémite Der Stürmer et Gauleiter de Franconie), Hans Franck (gouverneur général de Pologne), Baldur von Schirach (chef de la jeunesse hitlérienne et Gauleiter à Vienne) ; Constantin von Neurath (ministre des Affaires étrangères de 1932 à 1938, puis « protecteur » de Bohème-Moravie).
Le procès dure 315 jours et s’accompagne de 240 dépositions et de près de 300 000 déclarations.

Le détachement de gendarmerie envoyé à Nuremberg

Lorsque s’ouvre le procès de Nuremberg, la gendarmerie est déjà présente en Allemagne, au sein des forces françaises d’occupation. Deux légions d’intervention ont même été instituées le 1er septembre 1945 pour administrer les territoires placés sous l’autorité française. Ces unités ont pour mission de maintenir la sécurité publique et de veiller à l’application des ordonnances et arrêtés du Gouvernement militaire. La création du tribunal militaire international entraîne un appel à volontaires dans les rangs de la gendarmerie pour constituer un détachement.

L’un des derniers témoins vivant de cet événement, le colonel en retraite Aldolphe Dournel, a accordé un entretien au Service historique de la Gendarmerie nationale (SHGN) le 17 mai 2004. Né le 10 janvier 1922 à Teneur (Pas de Calais), il s’engage volontairement pour la durée de la guerre le 30 octobre 1939. Poursuivant une carrière dans l’armée après la défaite de juin 1940, il passe dans la gendarmerie après sa mise en congé d’armistice en mai 1943. À la Libération, il se retrouve dans une petite brigade en Alsace. Séduit par les opportunités offertes par le service en Allemagne, il se porte volontaire pour rejoindre la 2e légion de gendarmerie d’occupation. Stationné à Schonau, dans la Forêt Noire, il apprend que l’on cherche des volontaires pour le procès de Nuremberg. Il pose aussitôt sa candidature.

Ayant obtenu satisfaction, le gendarme Dournel part rejoindre ses nouveaux camarades. Le détachement destiné au tribunal militaire international comprend une cinquantaine d’hommes placés sous les ordres d’un lieutenant. L’officier de gendarmerie, un ancien chasseur alpin, sympathise rapidement avec le gendarme Dournel et décide de le prendre comme secrétaire. La mission initialement prévue consiste à assurer la sécurité au sein du tribunal, mais les Américains préfèrent garder cette prérogative pour eux seuls. Cette tâche revient donc à la Military Police dont le personnel porte le fameux casque blanc frappé des lettres MP. Les gendarmes sont cantonnés à la garde de la résidence du juge français Henri Donnedieu de Vabre et de son adjoint Robert Falco.

Une autre mission, plus secrète, attend le gendarme Dournel. Il apprend effectivement de son supérieur direct que le commandement du détachement de gendarmes n’est, en réalité, qu’une couverture pour mener une activité de renseignement. Le lieutenant souhaite associer son secrétaire à cette tâche. Il s’agit de se procurer des documents du tribunal que les Américains et les Russes ne veulent pas transmettre aux Français qui sont mis à l’écart. Les gendarmes peuvent compter sur les jeunes femmes françaises, employées comme interprètes ou sténodactylos, pour leur faire parvenir les renseignements. Le gendarme Dournel recopie ensuite les informations sur une machine à écrire ; « ce qui m’a permis d’avoir ma machine personnelle pour la première fois », note-t-il avec malice. Par suite, les données sont transmises à la hiérarchie de la gendarmerie qui les envoie aux hautes autorités françaises.

Le gendarme Dournel reste près de six mois à Nuremberg. Il a l’occasion d’assister à plusieurs reprises au procès. Il se souvient encore de l’émotion ressentie : « pour nous c’était quelque chose de voir ces grands chefs hiltériens dans le box des accusés. Certains comme Keitel, par exemple, avaient une espèce de morgue. On ne pouvait pas les empêcher. Deux ou trois étaient comme des moutons, comme on voit des prisonniers actuellement en cour d’assise. […] C’est un souvenir qui m’a beaucoup marqué ».

Durant leur séjour, les gendarmes logent à une quinzaine de kilomètres de Nuremberg dans une grande villa où des lits de camp ont été installés. « Comme on était en zone américaine, raconte le colonel Dournel, on mangeait dans leur mess ce qui ne nous plaisait pas beaucoup car ce n’était pas du tout de la nourriture française. La purée de cacahuète, je m’en souviens ». Les rares moments de détente sont consacrés au sport sous l’impulsion énergique du commandant du détachement. Les contacts avec la population locale demeurent très limités. En revanche, les gendarmes entretiennent d’excellents rapports avec les Polonais travaillant au service des Américains. Les relations sont d’autant plus cordiales que des échanges fructueux vont s’organiser dans ce contexte d’immédiat après-guerre. Les Français ouvrent un mess où les Polonais viennent se ravitailler en bière de Munich. La boisson est obtenue auprès de la population locale au moyen du troc, contre des cigarettes et du chocolat. L’argent ainsi gagné est utilisé pour acheter des jouets dans la région de Nuremberg, spécialisée dans ce genre de production. « Quand nous avons quitté Nuremberg, se souvient l’ancien gendarme, nous avions deux ou trois GMC remplis de jouets pour les familles de tous les gendarmes de la zone d’Occupation ».

Les gendarmes à la prison de Spandau

Le verdict du procès de Nuremberg est rendu le 1er octobre 1946. Douze condamnations à mort par pendaison sont prononcées à l’encontre de : Hermann Göring, Ernst Kaltenbrunner, Julius Streicher, Hans Frank, Wilhelm Frick, Alfred Jodl, Wilhelm Keitel, Joachim von Ribbentrop, Alfred Rosenberg, Fritz Sauckel, Arthur Seyss-Inquart et Martin Bormann (par contumace). Tous sont exécutés à Nuremberg le 16 octobre 1946, sauf Hermann Göring. L’ancien chef de la Luftwaffe parvient à échapper au châtiment suprême en se suicidant la veille dans sa cellule.

Sept autres détenus sont condamnés à différentes peines de prison. Rudolf Hess, Walter Funk et Erich Raeder sont condamnés à la prison à vie. Albert Speer et Baldur von Schirach sont condamnés à une peine de vingt ans de prison. Constantin von Neurath et Karl Dönitz se voient infliger respectivement une peine de quinze ans et de dix ans de prison. Hjalmar Schacht, Franz von Papen et Hanz Fritzsche sont acquittés. Le NSDAP (Parti National-Socialiste Allemand des Travailleurs), la Gestapo, les SS et le SD (Sicherheitsdienst, service de sécurité des SS) sont déclarées « organisations criminelles ».

Les sept criminels nazis contraints de purger une peine d’emprisonnement sont envoyés à la prison de Spandau. Situé dans le secteur britannique, cet établissement pénitentiaire a été construit en 1876 pour accueillir à l’origine cinq cents détenus. Reconnaissables à leur style pseudo-médiévial de briques rouges, les bâtiments vont recevoir durant de longues années la visite périodiques des forces des quatre puissances d’occupation de Berlin, chargées d’en assurer la garde.

Pour les Français, la tâche revient aux gendarmes mobiles, appelés gardes républicains de 1945 à 1954. Une note de service du 28 septembre 1951, signée du lieutenant-colonel Hurtrel commandant le détachement de gendarmerie de Berlin, permet de voir le fonctionnement de la garde de la prison de Spandau à ses débuts. Près de quatre-vingts gardes de l’escadron de sécurité de Berlin assurent cette mission trois mois dans l’année : février, juin et octobre. Les trois autres puissances occupantes se répartissent le reste de l’année. Les relèves d’une nation par une autre s’effectuent le 1er de chaque mois et donnent lieu à une prise d’armes solennelle. Dans les années 1950, la garnison de la prison est obligatoirement commandée par un officier responsable du service et de la défense. Les postes permanents à fournir sont au nombre de sept : un groupe est donc en permanence en service, les deux autres groupes sont en réserve. La relève entre les groupes a lieu toutes les deux heures. La relève du peloton de garde est assurée tous les jours à midi. Ce peloton a alors vingt-quatre heures de repos. Le peloton de réserve stationne dans ses cantonnements. Comme tenue, les gardes portent le battle dress avec le képi. La grande tenue est réservée pour la relève mensuelle.

Par le jeu des libérations et des remises de peines, six des sept prisonniers quittent progressivement la prison de Spandau. Constantin von Neurath est gracié en 1954. Les trois années suivantes, trois autres prisonniers recouvrent la liberté : Erich Raeder (1955), Karl Dönitz (1956) et Walter Funk (1957). Deux nouvelles libérations interviennent en 1966 pour Albert Speer et Baldur von Schirach, à l’issue de leur peine de vingt ans de prison. À partir de 1966, Rudolph Hess devient donc l’unique pensionnaire de Spandau. Commence alors une morne existence solitaire rythmée par les relèves successives des différentes gardes. Ce vestige vivant du régime nazi finit par être surveillé par des hommes qui sont nés bien après la Deuxième Guerre mondiale. Sa mort, le 17 août 1987, met un terme à la routine qui s’était installée à Spandau pendant plus de quarante ans. La prison est entièrement détruite, sur décision des forces britanniques, afin d’éviter qu’elle ne devienne un lieu de mémoire pour les néonazis.