SOCIÉTÉ NATIONALE DE L'HISTOIRE ET DU PATRIMOINE DE LA GENDARMERIE | SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE DE LA GENDARMERIE

La crise d’identité de la gendarmerie à la Libération

L’exemple de la quatrième légion d’Angers

Issu de recherches effectuées dans la perspective d’une thèse consacrée à l’épuration vécue et perçue à travers le cas du Maine-et-Loire, cet article exclusivement appuyé sur des sources de la gendarmerie tend à mesurer l’impact de la séquence Occupation-Libération sur l’Arme. Peu perceptible de l’extérieur, la crise qui secoue les rangs de la gendarmerie apparaît, en interne, comme brutale et durable. Elle se manifeste par un brouillage de son image et de son rapport à l’État, une altération des valeurs professionnelles et une perturbation des carrières.

Sachant que c’est en matière de police et de maintien de l’ordre que la collaboration d’État a été à la fois la plus poussée et la plus visible pour les populations, la gendarmerie, à l’instar de la police, représente un corps particulièrement exposé à la Libération.

Instrumentalisée par Vichy et donc indirectement par les Allemands, elle a été détournée de ses missions traditionnelles, inscrivant de plus en plus son action dans une logique de répression et de persécution. Application des lois raciales et du Service du travail obligatoire (STO), participation aux rafles et arrestations, garde des camps d’internement (Juifs, Tziganes, politiques), constitution de pelotons d’exécution et entrée dans les sections spéciales, la liste des griefs de nature à discréditer la gendarmerie à la Libération est longue. Gardons-nous cependant de jeter l’anathème sur l’ensemble d’un corps.

La gendarmerie, un esprit de corps

Comparativement au reste de la société, force est de reconnaître que les gendarmes ont été davantage confrontés à des choix professionnels difficiles à assumer. On y relève d’ailleurs, face à l’occupant et à Vichy, la même diversité de comportements et d’itinéraires que dans l’opinion médiane française. Des gendarmes désertent, ou rejoignent les maquis ou les Forces françaises de l’intérieur (FFI) pour ne pas se compromettre. La plupart font le choix de rester en poste et parmi eux, certains s’organisent pour résister. L’exemple et parfois le sacrifice de quelques-uns démentent l’impossibilité de faire autrement, argument souvent avancé comme autojustification. Plus que dans n’importe quelle autre institution, il faut pourtant ici compter sur un esprit de corps dont la pierre angulaire est le devoir d’obéissance absolue. Imprégnés de cette culture professionnelle, les gendarmes sont formés à apprendre à gérer et le plus souvent, à faire taire tous sentiments personnels à l’égard des ordres reçus. Dans ces conditions, c’est la pression du groupe sur l’individu, plus que son adhésion, qui souvent l’a conduit à exécuter les missions, y compris « extraordinaires « , pour lesquelles il était requis. Paradoxalement, le même processus pèse aussi sur l’entrée en résistance. Il est plus difficile pour un gendarme de s’engager isolément dans la résistance : dans l’obéissance comme dans l’indiscipline, pour des raisons fonctionnelles et de sécurité, c’est souvent l’affaire d’un groupe (binôme de patrouille, brigade voire section). Comme le rappelle Claude Cazals, le gendarme n’est jamais seul dans l’exercice de sa profession :  » en service, ils agissent toujours par deux, il faut qu’ils soient vraiment d’accord entre eux pour prendre des initiatives contraires aux instructions en vigueur « . A l’échelle de la brigade, l’initiative individuelle reste tout aussi difficile, surtout lorsqu’elle est contraire aux ordres. La proximité de la hiérarchie et la promiscuité de la vie en caserne provoquent implicitement un contrôle permanent sur chacun et rendent nécessaire l’adhésion au collectif. Très souvent d’ailleurs, la résistance est un choix de brigade, voire de section, comme en témoignent les exemples relevés dans l’Ouest.

Le brouillage de son image

A la libération de la région d’Angers, la situation a l’apparence de la normalité. La transition des pouvoirs s’effectue sans heurts, les nouvelles autorités y compris le Comité départemental de libération (CDL) renouvellent leur confiance aux forces de l’ordre et ces dernières se mettent immédiatement à leur service, dans le cadre de l’épuration notamment. Pourtant, la situation n’est pas si simple et le choc de la Libération est sévère au sein de la gendarmerie.

Exposés sous l’occupation, les gendarmes sont critiqués et contestés à la Libération : le lieutenant-colonel Dubois, commandant la 4légion de gendarmerie d’Angers, signale à ses supérieurs que de nombreux maires demandent la mutation de gradés et gendarmes, trop compromis à leurs yeux pour poursuivre leur mission efficacement. Face à cette remise en cause, il traduit bien le désarroi de ces hommes :  » à tous ceux qui ont servi en France occupée, on reproche ou l’on reprochera quelque chose parce qu’ils ont commis le crime ou l’erreur de servir la France dans le malheur ». Les gendarmes vivent d’autant plus mal les critiques de l’opinion qu’ils sont aussi contestés dans leurs missions. Dans le mois qui suit la Libération notamment, gendarmes comme policiers sont loin d’avoir le monopole de l’ordre public et des arrestations. Très souvent, ils doivent s’effacer devant les Alliés, les FFI ou même de simples civils à la légitimité plus ou moins établie.

Spectateurs ou acteurs, policiers et gendarmes assistent assez impuissants à la répression populaire même lorsqu’ils donnent l’impression de l’encadrer. Leur renoncement à assurer la sécurité des personnes et des biens, quand bien même s’agit-il de  » collaborateur notoire « , témoigne de l’ampleur du malaise. Certains, par conviction ou par choix, se font complices des excès pour retrouver une certaine légitimité aux yeux de la population. D’autres, qui n’en pensent pas moins, subissent le désordre par obligation, parce qu’ils n’ont plus l’autorité suffisante pour l’empêcher. Au brouillage de son image et de son autorité vis-à-vis des populations, se conjugue une crise interne profonde qui touche aux. fondements mêmes de ses pratiques et de sa culture professionnelles.

L’altération des valeurs professionnelles

Si le phénomène était déjà bien connu pour la police, nous sommes ici en mesure de révéler l’ampleur de la crise d’identité traversée par la gendarmerie. Quelle lecture faire de ce séisme de la Libération ? S’agit-il d’une véritable révolution culturelle, comme le suggère Berlière pour la police, ou d’une altération ponctuelle de la culture professionnelle ? Si l’on en juge par l’ampleur de la secousse, le terme révolution n’est pas usurpé, mais des incertitudes sur le caractère durable du phénomène nous incitent à pencher pour une altération profonde et provisoire de la culture professionnelle de la gendarmerie. L’une des premières manifestations du trouble qui agite les brigades réside dans une crise d’autorité. En de nombreux endroits, des subordonnés critiquent ou dénoncent l’attitude de leurs supérieurs :  » Dans la section de Segré, deux gendarmes ont signalé au Bureau de la sécurité militaire (BSM) des faits concernant le commandant de section. Dans la section d’Angers, un gendarme a signalé à des civils puis au CDL, des renseignements sur son chef de brigade. Dans la section de Cholet, un gendarme émet des appréciations peu flatteuses sur son commandant de section à un civil. Ces exemples sont significatifs, les gendarmes épient leurs chefs donc ils n’ont plus confiance en eux ; ils les dénoncent donc, l’ascendant du chef sur l’homme est mort ; ils les dénoncent aux civils, ils ne craignent donc pas de salir le prestige de l’Arme « .
Comme le suggère ici le commandant de compagnie, l’intrusion de pouvoirs extérieurs et, qui plus est, de civils, dans le fonctionnement du corps est très mal vécue. Nombreux sont les rapports ou notes qui dénoncent cet état de fait. Dans le cadre de l’épuration, les interventions répétées des maires, du préfet, du commissaire de la République, des Comités locaux de libération (CLL) et CDL sont considéré es comme une atteinte insupportable à l’intégrité de cette arme foncièrement militaire de corps et d’esprit :  » La confiance des officiers est fort ébranlée par les mesures arbitraires prises par des autorités non qualifiées privations d’emplois, suspensions, arrestations. Que les coupables soient punis, tout le monde l’admet mais qu’ils soient punis par leur chef uniquement « .

Dans le contexte de la Libération, les enjeux de pouvoirs et de légitimité traversent la gendarmerie, parasitant les rapports hiérarchiques  » Le commandement de l’officier est très délicat […]. Ses hommes cherchent parfois à s’émanciper de sa tutelle en s’appuyant sur des comités de résistance libération. « 

La contestation ouverte de la hiérarchie par une base qui n’hésite pas à instrumentaliser des autorités extérieures est une préoccupation majeure du commandement. Les sources consultées sont d’autant plus sensibles qu’elles sont rédigées par des officiers. Au-delà, l’attitude du corps sous l’Occupation comme à la Libération pose le problème du devoir d’obéissance. Dans quelle mesure un gendarme peut-il être inquiété pour un acte commis sur ordre ? Qui doit on sanctionner ? Faut-il honorer la désobéissance ? Quelle attitude adopter à l’égard de ceux qui ont dénoncé des dysfonctionnements et chargé des collègues ? La gendarmerie déboussolée peine à apporter des réponses claires à toutes ces questions. Pour elle, le processus d’épuration qui est en cours témoigne d’une véritable inversion de ses valeurs. » Constatation pénible, ce sont les meilleurs gendarmes qui sont sur la sellette et qu’on doit punir, ceux qui ont trop bien fait leur travail, ceux pour qui il n’existe qu’une consigne, obéir ; un devoir, servir. Les gendarmes qui n’ont rien fait ni pour, ni contre, qui se sont royalement laissés vivre pendant quatre ans, ne se sont pas compromis et n’ont rien à se reprocher. On les laisse tranquilles : c’est une prime à l’inertie […]. C’est jeter l’anathème au travail « .

L’épuration par les sanctions

A l’heure des comptes, les révisions sont déchirantes et douloureuses : comment admettre que devoir d’obéissance et devoir patriotique, voire moral, n’étaient pas forcément compatibles sans mettre en péril l’ensemble de l’institution? Comment sanctionner quelques-uns sans faire le procès de toute l’Arme ?

A l’instar des policiers, beaucoup de gendarmes découvrent ébahis  » que la légalité n’est pas forcément légitimité  » ou plutôt  » qu’une apparence de légalité peut couvrir des acte illégitimes  » . Cette prise de conscience est en soi une véritable révolution mais le corps, obligé dans un premier temp de la subir, est-il en mesure de l’accepter ? L’épuration livre ici une réponse ambiguë de l’institution.

La gendarmerie exécute, bon gré mal gré, l’épuration qu’on attend d’elle mais les réticences sont fortes comme en témoigne le comportement équivoque de la hiérarchie l’égard de ceux qui, en interne, ont nourri les demande d’enquêtes. De manière discrète mais non moins implacable, certains sont sanctionnés. Ils paraissent clairement suspects leur chef parce qu’ils ont manqué à leur devoir de réserve et qu’ils ont brisé le code d’honneur du corps en s’en désolidarisant. Cette réaction démontre bien que l’altération de la culture professionnelle, pour importante qu’elle soit, n’est pas synonyme de rupture. L’institution gère tant bien que mal la déstabilisation qu’elle subit sur la base de schémas et de réflexes professionnels anciens. A titre d’exemple, le gendarme G. de Bécon, déserteur le 6 juin au soir pour ne pas être désigné dans un peloton d’exécution le lendemain, est puni de 12 jours d’arrêts de rigueur et détaché à la 3elégion. Officiellement, la punition est motivée par un retour trop tardif à sa brigade mais dans la réalité, il lui est clairement reproché un manque de solidarité à l’égard de ses camarades et, au-delà, du corps. Se dérober à une mission pour laquelle il était requis est dans le cas présent assimilé à un manquement à son devoir. Pour ne pas avoir à gérer l’équation devoir/conscience morale ou patriotique, le commandement préfère assimiler son départ à une fuite :  » il est facile d’être héroïque sur le papier, il est plus difficile de le prouver […]. Il semble plutôt que le gendarme G. a surtout cherché à se mettre à l’abri des coups consécutifs à la bataille toute proche  » . Dans le même esprit, un gendarme d’Angers est puni pour avoir fourni, à un civil puis au CDL, la liste des arrestations opérées par sa brigade en 1943-1944 dans le cadre de la recherche des réfractaires au STO. On lui reproche de vouloir charger son commandant de brigade. Le commandant de compagnie estime que  » cette attitude ne l’honore guère  » et lui inflige huit jours d’arrêts de rigueur, assortis  » d’une mutation pour indélicatesse  » . De manière plus classique, pour qui se penche sur l’épuration d’un groupe social, cette période exacerbe des rivalités ou des tensions internes. L’analyse de l’épuration vécue à l’échelle de la légion de gendarmerie d’Angers révèle une incompréhension entre le nouveau commandement parisien et la base :  » Les commandants de section qui reviennent de Paris où ils sont allés suivre un stage d’information se montrent très inquiets de l’état d’esprit qui règne dans les  » milieux officiers  » de la région parisienne. Selon certains, la belle camaraderie de l’Arme est bien morte, elle a fait place à la méfiance. »

Derrière l’amertume exprimée ici, s’ajoutent des griefs plus ou moins explicites à l’encontre des promotions dont sont issus des officiers extra-métropolitains et/ou de la garde républicaine reconstituée. L’un des officiers de la 4e légion  » fraîchement accueilli au stage de Courbevoie  » écrit à son commandant de légion :  » en Afrique du Nord, il n’y avait pas de kommandantur, il n’y avait pas de Gestapo, il était facile de s’envelopper dans les plis du drapeau « . Quatre mois plus tard, le malaise n’est toujours pas dissipé, le lieutenant-colonel Dubois récidive dans ses récriminations. Il évoque à nouveau la  » sensation (de ces officiers) d’être tenus, a priori, comme suspects de la part des officiers conférenciers à Paris et de la part du lieutenant-colonel, directeur, et de son adjoint. Tous ceux qui sont allés à Paris pour suivre des conférences ou qui ont reçu la visite du lieutenant-colonel et de son adjoint ont eu une impression défavorable. Il poursuit en s’étonnant des nominations et avancements dont ont bénéficié la plupart des officiers de la région de Paris et de la garde républicaine.

Il n’hésite pas à parler  » de prises de galons illégales « ,  » de commandements donnés sans étude préalable des dossiers de l’ensemble « . Au-delà de son propre commandement, c’est aussi le rapport de l’institution à l’Etat qui se trouve brouillé. Les officiers notamment dénoncent la suspicion dans laquelle ils sont tenus par le gouvernement. « Qu’on ne reproche plus aux hommes d’avoir obéi si l’on veut qu’ils obéissent demain  » , cette conclusion traduit bien l’incompréhension qui s’est installée entre le nouveau pouvoir et sa gendarmerie. Comment peuvent-ils être suspectés alors qu’ils n’ont fait qu’obéir aux ordres ? Encore une fois, le parallèle avec la police est frappant. A ce sujet, Berlière conclut :  » l’épuration de 1944-1945, qui marqua, en violant la loi non écrite de l’irresponsabilité policière, la fin de la solidarité de fait entre le pouvoir et la police, constitue une autre rupture majeure aux conséquences multiples « . Sans doute, le terme rupture appliqué à la gendarmerie est-il trop fort mais la crise de confiance et d’identité traversée à la Libération n’en demeure pas moins importante. Critiques externes, contestations internes, unité lézardée, remise en cause de l’autorité, de la hiérarchie et du devoir d’obéissance, la gendarmerie ne sort pas indemne des années noires. Le commandant de compagnie du Maine-et-Loire s’interroge même sur la capacité de survie de l’Arme à de pareilles épreuves, parlant de  » jeu de massacre  » et réclamant un sursaut  » pour sauver la gendarmerie. Paradoxalement, ce ton alarmiste est une façon de témoigner de l’ampleur du malaise mais aussi de son attachement aux valeurs fondamentales du corps qui ont assuré jusqu’alors sa pérennité. Par la même occasion, on mesure les limites de la révolution culturelle opérée. De fait, les officiers de terrain, représentant la base de l’institution, réaffirment ici, par-delà les erreurs et errements constatés sous l’Occupation, leur foi dans le credo professionnel traditionnel. Leur positionnement laisse présager, une fois l’épuration passée, un retour rapide de l’habitus. Le contexte de guerre froide et plus encore de guerre coloniale va y contribuer et démontrer que si la question de l’obéissance et de la légitimité de l’ordre reçu a été posée dès la Libération, elle n’a pas été réglée pour autant. Il faudra d’ailleurs attendre 1982, pour la gendarmerie, avant que le règlement de discipline générale des armées reconnaisse le droit de désobéissance à un ordre illégal .

Pendant de longs mois, le corps connaît en effet une phase d’instabilité intimement liée au contexte de la Libération. Un renouvellement important des commandants de brigade et un intense taux de renouvellement des officiers nourrissent un malaise croissant.Promotions pour les uns, mutations-sanctions pour les autres, la gestion du personnel nourrit des tensions. Le ressentiment est encore aggravé par la décision d’annuler toutes les promotions prononcées après le 8 novembre 1942 (décret du 22 septembre 1944). Au niveau du département, le choc est rude : sur 6 officiers, 4 sont rétrogradés dont 2 dans le corps des sous-officiers. C’est l’idée même d’épuration qui mérite d’être revisitée : rétrogradation, mutation d’office, obligation de formuler une demande de maintien en activité, participent, indépendamment d’éventuelles sanctions, à une crise morale profonde. Climat de suspicion, insécurité professionnelle et dégradation de la situation pécuniaire et matérielle des officiers semblent assez répandus dans le pays.

De toute évidence, la Libération ouvre une période d’intenses turbulences pour la gendarmerie. La forte proportion d’hommes inquiétés – 45 % des brigades du Maine-et-Loire comptent au moins un cas soumis à enquête – et l’épuration officieuse (déplacement, rétrogradation) participent à un traumatisme comparable à celui traversé par l’armée à la même époque. Loin d’être un épiphénomène attaché au temps court de la Libération, le malaise perdure jusqu’à l’automne 1945 chez les sous-officiers et au-delà en 1946 pour les officiers. A cette date, le mécontentement engendré par l’épuration s’aggrave à la faveur du mouvement de dégagement des cadres amorcé au printemps 1946. Au-delà des sanctions effectives prononcées au titre de l’épuration administrative de la gendarmerie, on aurait tort de sous-estimer l’impact de la séquence libération/épuration sur les carrières tant les bouleversements apparaissent perceptibles.

Marc BERGERE
Revue de la gendarmerie, hors série n° 3, 2002