SOCIÉTÉ NATIONALE DE L'HISTOIRE ET DU PATRIMOINE DE LA GENDARMERIE | SOCIÉTÉ DES AMIS DU MUSÉE DE LA GENDARMERIE

Par le Général Louis BEAUDONNET, Revue historique des armées numéro spécial gendarmerie, 1998

La gendarmerie, force militaire chargée de veiller à la Sûreté publique, au maintien de l’ordre et à l’exécution des lois a participé à toutes les aventures extérieures de la France. A côté de la mission, de l’école, et du dispensaire, le poste du Gendarme était le symbole de la paix. Aussi, aujourd’hui plus d’un millier de nos personnels sont encore en service à l’étranger et leur nombre tend chaque jour à s’accroître. Certains de nos hommes sont à Haïti, d’autres sont en Bosnie, voire même au Cambodge pour ne citer que ces cas géographiquement et politiquement extrêmes. Après le récent congrès de la Francophonie à Hanoï il peut paraître intéressant de nous pencher sur ce que furent les relations de la Gendarmerie et du Viet Nam. Ceci du temps de sa conquête sous le Second Empire au coup de force Japonais du 9 Mars 1945 qui aura eu tous les effets d’un cataclysme. L’épopée de la Gendarmerie en Indochine n’a pas été que celle de ses Légions de Marche, et de leur affrontement avec le Viet Minh. Son oeuvre a été aussi celle de l’aventure coloniale de la France, puis de l’établissement de sa paix tutélaire, comme du maintien de son ordre dans certaines périodes troublées. A cette trilogie s’est encore ajoutée une manoeuvre difficile pendant tout le temps de l’occupation nippone.

Les débuts d’une institution solide

Tout a commencé le 15 juin 1861 avec l’arrivée à Saïgon d’une force publique de 53 gendarmes, et d’un capitaine prévôt, dont l’emploi était tenu par le lieutenant Vuillermet.

Pourtant trois années se sont déjà écoulées depuis l’apparition devant Tourane de l’escadre de l’amiral Rigault de Genouilly pour répondre aux persécutions de l’empereur Thu-Duc à l’égard des Chrétiens. Les forces françaises sont ensuite ramenées sur Saïgon, où l’on avait commencé à s’établir en février 1859. Puis, les amiraux Page et Charner se succèdent à la tête de la flotte d’Extrême-Orient, sans consignes précises. Ce n’est qu’en 1862, que le ministre de la Marine et des Colonies, de Chasseloup-Laubat, nomme leur successeur, l’amiral Bonard, lieutenant gouverneur d’une Basse Cochinchine, englobant les provinces de Bien-Hoa, de GiaDinh, et de Dinh-Tuong. Le détachement de gendarmerie se voit alors découplé en quatre brigades à pied et quatre autres à cheval.

Entre 1863 et 1869, avec l’amiral de La Grandière, la zone d’action s’étend à l’ensemble du delta du Mekong et aux confins méridionaux du Cambodge. Sous l’égide de cet administrateur méthodique, le chef lieu de la colonie commence à prendre l’allure d’une capitale avec le percement de la rue Catinat et sa place de l’horloge. En 1868, un décret impérial institue un détachement de gendarmerie de Cochinchine, à l’effectif de 3 officiers et de 102 sous officiers. On en confie la responsabilité au capitaine Gnapelinck. Une police locale est également mise sur pied avec deux commissaires, trois inspecteurs, quatorze agents d’origine européenne, et 20 gardiens de la paix de recrutement indigène.
Le poste de gouverneur est pourvu par des amiraux : Ohier en 1868, Cornulier-Luciniere en 1870 et Dupré en 1871. Après le gouvernement de la Défense Nationale, trois autres marins se succèdent encore au Palais Norodm avec les amiraux Krantz, Victor Duperré et Louis Laffont. Ce dernier est remplacé, en 1879, par Le Myre de Villers, le premier gouverneur civil de Cochinchine.

La désignation d’un haut fonctionnaire ne met pas fin aux campagnes militaires au Tonkin, sur les traces de Jean Dupuy et de Francis Garnier. Aussi, dès 1883, un premier détachement prévôtal d’une douzaine d’hommes est mis sur pied à Saïgon et part rejoindre la colonne du commandant Rivière à Hanoï. Le 1er janvier 1884, un second élément d’importance identique, avec le capitaine Tasson, complète la gendarmerie de ce corps expéditionnaire commandé successivement par les généraux Millot, Brière de l’Isle et Roussel de Courcy. Vingt hommes issus du bataillon de gendarmerie mobile et vingt gardes républicains commandés par le lieutenant Roux permettent encore en 1885 d’en renforcer les moyens. Bien qu’ils soient un peu perdus, au milieu de ces quinze mille soldats faits de spahis, de fusiliers-marins et de  » marsouins « , de légionnaires et de  » zéphirs « , de  » turcos  » et de tirailleurs annamites, les prévôts seront mêlés à tous nos affrontements avec les Pavillons Noirs. Pendant que les vaisseaux de l’amiral Courbet menacent Hué, bombardent Fuz-Hou ou bloquent Formose, on voit la maréchaussée passer de gouverneur à Sontay en 1883, pour se retrouver à Tuyen-Quang en 1884, puis à Langson en 1885, avec la colonne du général de Négrier.

Les gendarmes aux jaunes baudriers accomplissent consciencieusement les tâches qui leur sont demandées. Ils s’en vont partout au pas tranquille de leurs chevaux sous leur habit bleu aux retroussis d’écarlate, que rehaussent leurs trèfles et leurs aiguillettes d’argent. Ils portent également, en dépit du climat, leur culotte de tricot blanc et leurs hautes bottes à l’écuyère. Seul le chapeau bicorne a disparu de leur équipement pour être remplacé par une sorte de sombrero en feuilles de latanier. Ils sont armés de l’éternel sabre de cavalerie modèle 1822, de la carabine modèle 1866 et du pistolet d’arçon type 1842.

Après cette exténuante campagne durant laquelle les fièvres ont tué autant que les balles, le traité de Tien-Tsin signé en 1885 avec l’empereur de Chine, puis l’arrivée du prince Dong-Khan sur le trône de Hué, permettent à la France d’établir un protectorat internationalement reconnu sur le centre et le nord de l’Indochine. C’est à cette oeuvre que s’emploie immédiatement Paul Bert, nommé par son ami Jules Ferry au poste nouveau de Résident supérieur, avant qu’il ne meure d’épuisement en 1886.

C’est à cette période aussi que sont créées, pour assurer une autorité sur les minorités de la haute région, les quatre territoires militaires de Sept Pagodes, de Lang-Son, de Cao-Bang et de Lao-Kay, où s’illustreront des officiers comme Galliéni et Lyautey qu’accompagnent parfois quelques gendarmes. On institue aussi, en 1886, une garde indigène chargée de la sécurité des campagnes, dont l’existence sera confirmée en 1900. Un décret du 6 février 1888 transforme à leur tour les formations prévôtales héritées de la conquête en un détachement de gendarmerie de l’Annam et du Tonkin, dont les cinquante hommes seront articulés en huit brigades. C’est à ces chefs de poste que le gouverneur général Lanessan conférera en 1891 les attributions de commissaire de police pour leur donner barre sur les milices locales. En 1895 on jugera les effectifs suffisants pour en confier la responsabilité au capitaine Bonnefoy, avec lequel la gendarmerie pourra s’estimer comme définitivement implantée.
Certes ses moyens seront toujours modestes en regard de ses attributions ; de même les appellations de compagnie et de détachement, d’arrondissement et de section ou de brigades recouvriront des entités fort différentes de celles de métropole.

Au temps des proconsuls

Bien qu’officiellement créée en 1887 l’Union Indochinoise ne trouve véritablement sa mesure qu’avec la nomination de Paul Doumer le 28 décembre 1896. Personnalité influente de la gauche radicale, député de Laon, le nouveau gouverneur général est connu pour sa rigueur intellectuelle et ses qualités d’expert financier. Avec lui va commencer la colonisation républicaine et le déclin de l’influence des évêques, dans la politique du pays.

Décidé à donner à ses fonctions une autorité véritable, le nouveau représentant de la France installe à ses côtés, à Hanoï, un Conseil supérieur de l’Indochine et les directions de ses principaux services, qu’il mène comme des ministères. Projets de grands travaux, mesures de développement économique ou social fusent de toute parts. Il procède aussi à l’unification des services civils en un seul corps.

Sous cette impulsion novatrice, la gendarmerie est érigée en compagnie le 24 août 1899. Commandée par le chef d’escadron Grossin, cette formation est articulée en deux arrondissements : celui de l’Annam et du Tonkin et celui de la Cochinchine et du Cambodge. Même si, avec leurs 134 hommes, ces effectifs ne touchent qu’une faible partie du territoire, Doumer n’hésite pas, en 1902, à affirmer que la Gendarmerie rend en Indochine les plus grands services. Elle jouit, dit-il aussi, de l’estime générale et de la confiance de la population que sa présence rassure.

Paul Beau, qui succède à Paul Doumer, juge cependant opportun, en 1903, de doubler les gendarmes d’un corps d’auxiliaires indigènes pour leur assurer un meilleur contact avec les mandarins locaux. On recrutera une quarantaine de ces hommes dès l’année suivante parmi les anciens tirailleurs. En même temps on institue au Tonkin un troisième arrondissement qui siège à Haïphong.

En 1909, le gouverneur Klobalowski confie aussi, à la gendarmerie, l’encadrement et l’instruction des brigades provinciales de la Garde Civile de la Cochinchine : une troupe rustique bien connue des villageois avec ses  » linhs « , en chapeau conique surmonté d’un picot de cuivre, vêtus d’un  » cai-ao  » de toile, à courts brandebourgs sur un pantalon serré dans d’étroites jambières que soulignent des sandales à larges semelles. Cette tâche supplémentaire entraîne la venue immédiate de 15 gendarmes qui sont placés sous les ordres directs des administrateurs. Elle motive aussi l’affectation, pour un nouveau séjour, du lieutenant-colonel Grossin avec le titre d’inspecteur général des forces de police d’Indochine. Parmi ses principales préoccupations il a celle de porter les effectifs de la gendarmerie de l’ensemble du territoire à 240 hommes, chiffre que l’on n’atteindra que lentement. Par contre on ne touchera en rien aux structures de la Garde Indochinoise dans les protectorats, où elle gardera son corps d’inspecteurs jusqu’en 1945.

Durant cette même période, une présence française prend corps à Luang-Prabang au Laos, où depuis 1886 Auguste Pavie joue le rôle de consul général auprès du roi OunKhan. Et la construction du chemin de fer du Yunnan, où s’affrontent durement réguliers et réformistes, a conduit la France à établir, en 1908, un poste permanent, qu’elle doit tenir les armes à la main, auprès de son consulat de Montgseu.
Avec l’arrivée d’Albert Sarrault en 1911, au gouvernement général, les attributions de la gendarmerie s’étendent de façon exponentielle. La conjoncture y incite d’ailleurs : l’empereur Than-Tay, en proie à une maladie mentale, laisse le trône impérial à Duy-Tan, un prince de 8 ans. La paix semble non moins assurée avec la mort du De Tham un de ces grands féodaux, mi seigneur mi pirate, qui battait la campagne depuis que son évasion de la prison de gouverneur le 30 avril 1895 avait coûté la vie au maréchal des logis-chef Jean et au gendarme Verdème.

Aussi va t-on substituer à la lourde implantation de brigades une trame plus ténue de petits postes établis au plus près des administrateurs, des chefs de villages ou des zones sensibles. C’est ainsi que le détachement de l’Annam et du Tonkin voit ses 142 hommes éclater en 46 postes. Celui de la Cochinchine et du Cambodge devra de la même façon répartir ses personnels en 54 points d’appui, et encore cela n’est qu’un début.
Dans cette nébuleuse diluée à l’extrême chacun va se retrouver bientôt employé aux tâches les plus variées, comme délégué administratif, agent des eaux et forêts ou des douanes, huissier de justice ou gardien de prison. Il faut exercer de la même façon la surveillance du trafic fluvial, la police des moeurs et des jeux, le contrôle des pousses et des tilburys. Il faut aussi pourchasser les pirates ou les trafiquants d’opium et désamorcer au mieux les révoltes locales. Dans la mangrove ou la rizière, la forêt ou la montagne, le bungalow du gendarme avec son pavillon pâli au soleil sera pour longtemps le symbole de la France.

Disposant au mieux d’un auxiliaire, de deux ou trois commis, et de quelques miliciens, c’est à leur esprit d’adaptation que ces hommes doivent de s’imposer comme de survivre. Cette solitude du chef, certains la vivent en ermite, d’autres la partagent avec une belle Indochinoise qu’ils finissent un jour par épouser. Plus tard des familles viendront de métropole participer à cette aventure mais le tribut en sera parfois sévère. C’est quelques cinq femmes, sept garçons et une jeune fille, qu’il faudra conduire au cimetière pour la seule période de 1924 à 1945. Lorsque Albert Sarrault s’en retourne en France, au début de 1914, assumer la charge de ministre de l’Instruction publique, c’est une bonne centaine de drapeaux solidement piqués sur la carte, qu’il laisse à la garde de la gendarmerie. Son successeur et intérimaire le gouverneur Van Vollen Hoven n’aura guère le loisir d’en étendre la trame, car le 2 août suivant c’est lui qui annonce à la colonie la déclaration de guerre de l’Allemagne.

Malgré les souvenirs de l’affaire des Boxers en 1900 ou du conflit de 1905 en Mandchourie, l’Extrême-Orient sera peu affecté par les hostilités, qui se sont déclenchées en Europe. On voit même le Japon se joindre aux alliés le 23 août 1914, et la Chine suivre son exemple en août 1917. Néanmoins dès le 24 octobre 1914, on installe, par mesure de précaution, six postes prévôtaux d’un total de 26 hommes, commandés par le lieutenant Lebon, aux côtés des troupes de la zone frontière du Tonkin. Ils tiendront les points clefs de Hagiang, Lao-Kai, Ven-Bay, Mon-Cay, CaoBang et Lang-Son jusqu’au 13 mai 1915.

Albert Sarrault, quant à lui, s’en va en 1920 sans que le retour à la paix ne lui ait encore permis de réaliser la politique coloniale française de continuité et d’investissements qu’il espérait. Sa sécurité ainsi assurée, l’Indochine peut s’associer largement à l’effort de guerre de la métropole avec toutes ses ressources matérielles et l’envoi de quelque 50 000 hommes. C’est ainsi qu’à Verdun une compagnie de tirailleurs annamites participe, en soutien du régiment d’infanterie coloniale du Maroc, à la reprise de Douaumont, et un bataillon de pionniers contribue largement à l’entretien de la  » Voie sacrée « . Les exemples sont nombreux : le docteur Tran Van Don vient avec épouse et enfants soigner les blessés dans les hôpitaux de Bordeaux ; le capitaine Do-Huu-Vi se joint aux « as  » de l’Escadrille des Cigognes aux côtés de Guynemer ; d’autres de leurs compatriotes s’emploient avec le même dévouement dans les usines et les arsenaux.

Durant ce temps, la gendarmerie doit déplorer, le 15 novembre 1915, la mort du capitaine Derosiaux à l’hôpital de Hanoï. Cet événement funeste, ainsi que le départ du lieutenant Lebon pour le front, le 5 juin précédent, laissent le détachement du Tonkir sans officier jusqu’à l’arrivée du capitaine Poli en 1917. Cet encadrement réduit est d’ailleurs devenu une habitude depuis qu’avec la mobilisation générale, on avait vu s’en retourner sans contrepartie le chef d’escadron Galène, qui n’exerçait le rôle d’inspecteur que depuis le 1er janvier 1914.
Malgré cela les brigades et les postes maîtrisent partout la situation, y compris lorsque les agents consulaires allemands implantés au Yunnan attisent la haine des révolutionnaires annamites.

Parmi les affaires qui inquiètent les autorités, il faut citer l’attaque de la prison de Saïgon par une bande de pirates le 15 février 1916 : grâce à un train pris en marche par le lieutenant Vermeren et sa poignée de gendarmes les assaillants sont vite rejoints, puis taillés en pièce. Plus grave est sans doute, cette même année, l’assassinat par une tribu Stieng de l’administrateur Maistre, qui survient aux confins de la zone Est de la Cochinchine, malgré l’escorte d’une soixantaine de miliciens. De même qu’il faut retenir la tentative de révolution de palais du jeune empereur Duy-Tan, qui après quelques jours d’errance est retrouvé par la Garde Indigène dans une pagode proche de Hué ; destitué, exilé à la Réunion, il est remplacé sur le trône impérial par Khai Dinh. Enfin, le 30 août 1917, une rébellion éclate dans le pénitencier de Thai-Nguyen au Tonkin, mais les saines réactions du gendarme Besault et de l’auxiliaire Nguyen-Van-Long permettent à la garnison du 9e R.I.C. commandée par le lieutenant Haybrard de tenir jusqu’à son dégagement.

Malgré ces avatars, Albert Sarrault, que la dissidence impériale a ramené à Hanoï, sait user à la fois d’intelligence et de fermeté. Il crée, notamment en 1917, un service de la sûreté générale, dont la centaine de fonctionnaires et les deux cents agents recrutés sur place, sont d’un grand secours, quand on veut bien les écouter. La gendarmerie peut de son côté étendre sa compétence à l’ensemble du Laos, dont les postes dépendent, suivant leur latitude, du détachement de Cochinchine ou de celui du Tonkin.

Lorsque la guerre aura pris fin en Europe, une plaque de marbre viendra rappeler dans la caserne de la rue Lagrandière à Saïgon le souvenir du capitaine Lelièvre qui, après avoir quitté ses murs en 1914, est mort pour la France le 22 janvier 1918. Le gouverneur Van Vollen Hoven est tombé lui aussi au champ d’honneur dans les rangs du R.I.C.M.

De la confiance à l’inquiétude

Pour l’officier de gendarmerie qui arrive ou revient en Indochine, au lendemain de la victoire, comme le capitaine Lebon, la situation est aussi difficile à saisir qu’elle le sera pour le gouverneur général Merlin à sa prise de fonction en 1923.

Pour beaucoup, les images des manuels d’histoire d’Ernest Lavisse avec ses indigènes coloniaux dont la fidélité au drapeau tricolore a permis à la France de gagner la partie, ont gardé toute leur valeur. Il en est de même de ces fresques sulpiciennes faites de missionnaires barbus, d’écoles rurales et de dispensaires de brousse, dont s’inspire souvent la publicité du chocolat Banania, ou du riz exportés par Denis – Frères. C’est à cette vue paternaliste des choses, que correspond encore en 1922 l’exposition coloniale de Marseille, que visite l’empereur Khai-Dinh, de même que celle du bois de Vincennes inaugurée en grande pompe en 1931 par le président Doumergue et le maréchal Lyautey en présence de Bao-Daï.
Cependant ces spectacles rassurants dissimulent mal des changements profonds dont on ne mesure pas, à l’époque, la portée.

A la première place de ces incertitudes il y a sans doute le médiocre impact de la société française, avec toutes ses contradictions, sur les populations qui sont venues se battre à ses côtés. Il est bien difficile aussi d’évaluer les répercussions en Asie de la révolution bolchevique et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes cher au président Wilson ou encore de la prochaine entrée de Sun-Yat-Tsen à Pékin. Pourtant, au congrès de Tours, en décembre 1920 un certain Nguyen That Than, né à Vinh en 1894, parti comme marmiton en 1911 sur le « Latouche-Tréville », est venu se présenter, sous le pseudonyme de Nguyen Aï Quoc, comme le porte parole du peuple annamite.

Avec la mise en place d’un câble direct entre Saïgon et Paris, tout événement est désormais à même d’être aussi vite connu du grand public que des milieux officiels. L’accélération des moyens de transport amène également à tout instant en Extrême-Orient des  » aventuriers  » tels André Malraux ou Roland Dorgelès.
L’économie s’est employée pareillement à bouleverser l’ordre établi. Le boom du caoutchouc fait passer la surface des plantations d’hévéas de 410 000 hectares en 1910, à 2 000 000 en 1925, pour atteindre les 3 000 000 en 1930. Cette extension s’accompagne au Sud d’une importante migration de main d’oeuvre issue des zones les plus turbulentes de l’Annam et du Tonkin. C’est sur cette surchauffe de bien des activités, que se greffe la crise de 1929, dont la récession atteint même la riziculture.

Pour faire face aux difficultés qui s’annoncent, le cartel des gauches nomme Alexandre Varenne, Gouverneur général de l’Indochine. Sénateur socialiste du Puy-de-Dôme cet homme providentiel est un proche de Clémentel, le ministre des Colonies. Son administration, qui se veut libérale et sociale, s’emploie à ouvrir plus largement la fonction publique et la citoyenneté française à l’élite autochtone. Elle s’attache aussi à l’établissement d’un code du travail et à l’octroi d’une liberté de la presse comparable à la loi de 1881.

Cet élargissement de la vie politique s’accompagne d’une ample éclosion de partis et de sectes aux doctrines parfois surprenantes. Le caodaïsme avec son mélangé de christianisme et de rites maçonniques en est l’archétype. Quant au parti constitutionnaliste de Nguyen Phan Long, c’est surtout à Saïgon le porte parole des tendances autonomistes de la grande bourgeoisie. Ses relations avec les autorités deviennent difficiles lorsque Léon Poirier, un modéré, s’installe rue Oudinot. Paradoxalement, ces mêmes autorités ne semblent pas s’inquiéter du Viet-Nam-Quoc-Dan-Dong ou V.N.Q.D.D., un mouvement proche du Kuomintang chinois, qui tient ses premières instances au grand jour à Hanoï en 1927. Il n’est pas certain non plus que l’on ait accordé l’importance qu’il fallait au congrès des partis communistes asiatiques, tenu à Hong Kong le 1er mai 1929.

Dans ce pays où tout devient compliqué, la Gendarmerie, dont les effectifs stagnent désespérément, échappe autant que faire se peut aux soubresauts de la politique. Sous l’égide du chef d’escadron Lavigne de 1920 à 1923, puis du commandant Dupuy, tous s’emploient sans relâche à bien remplir leur office.

Les occasions de se distinguer ne manquent pas dans ces contrées, où la peste et le choléra effectuent régulièrement, en dépit des efforts faits pour les combattre, des retours offensifs. Sans oublier les catastrophes naturelles, qui font souvent que sur les fleuves en crue sampans et chaloupes sont emportés comme des fétus de paille. Ainsi les secours apportés aux passagers de  » la Champagne  » devant Quang-Yen en octobre 1922, puis à ceux du  » Hiep-Hoa  » près de Nam-Dinh en décembre vaudront aux chefs Delsol et Penet ainsi qu’à leurs subordonnés d’être cités à l’ordre de leur détachement.

Aux épidémies et aux catastrophes s’ajoutent les  » guerres  » locales. Ainsi, au poste de Yunnan-Fou en juillet 1927 les gendarmes ont fort à faire avec les rivalités qui opposent alors les bandes du général HouJou-Vu à celles du général Long – Xun . Et à Haiphong en août 1927, les gendarmes sont cités pour leur initiative et le courage dont ils ont su faire preuve à l’occasion des graves affrontements qui se sont produits entre Annamites et Chinois.

Mais ce que l’actualité d’alors retient surtout, c’est le naufrage du  » Gouverneur  » au large de Haïphong, le 16 juillet 1928. Les gendarmes Hegevand et Gilet, passagers de ce caboteur, réussissent à sauver plus de cinquante personnes. Mais ils périssent avec son épave en tentant d’arracher à la mort les dernières victimes encore retranchées dans le fumoir des 2e classes, à la façon des sinistrés du  » Titanic « .
On ne peut évoquer tous les exploits que les gendarmes affectés en Indochine ont dû accomplir durant cette époque. On ne peut cependant pas passer sous silence le maréchal des logis-chef Auguste Morère : il a été pendant 13 années, et au prix de sa vie, un véritable pionnier de la civilisation française au milieu des populations primitives du Sud indochinois.

Après une belle guerre dans l’infanterie et un court passage à la Garde de Paris, ce jeune gendarme est arrivé à Thu-Dau-Mot le 23 juin 1921. De là on l’envoie à Pal-Kei, un lieu où la carte d’état-major ne présente que des vides. Cependant malgré les souvenirs encore tout proches de la révolte de 1916, il sait gagner la confiance de ses administrés. Un succès qui lui vaut d’assurer, dans la foulée, l’intérim de l’administrateur Gatille à Bu-Dop.

En congé en France en 1925, Morère, à son retour, est affecté à Phurieng puis à NuiBarra, où il lui faut à la fois construire son  » bordj  » et prolonger jusqu’à lui la route provinciale N16. A ce travail il ajoute bientôt la réalisation d’une piste d’aviation, l’agencement d’une scierie, et la mise en culture d’essences nouvelles. En 1932 son poste étend son action jusqu’aux Trois Frontières où il plante une balise aux couleurs de la France. Cet exploit, dans ce secteur récemment endeuillé par la disparition de l’administrateur Gatille, lui vaut d’être cité à l’ordre de la Gendarmerie et de recevoir les galons de maréchal des logis-chef le 10 avril 1933. A ce bilan, il décide peu après d’ajouter l’ouverture d’une piste entre Nui-Bara et Bu Coin. Hélas ce travail lui est fatal et le 25 octobre 1933, il tombe sous les coups de machettes et de lances d’une horde de Siengs fanatisés par des sorciers.

Ce crime soulève naturellement stupeur et indignation dans toute la colonie. Ses obsèques sont présidées à Saïgon par le gouverneur Krautheimer. Même en métropole, l’Illustration, relate en détail l’épopée de  » ce bon serviteur de la France lointaine « . Une colonne de  » police  » de soixante hommes commandée par le capitaine Blachère reprend, les 27 et 28 octobre, le contrôle de la zone rebelle. Un détachement d’infanterie coloniale restera encore quelques temps sur place pour ramener les Stiengs à la raison. Une stèle érigée à l’intersection de la route N° 23 et de celle de Banart rappellera pendant longtemps cette embuscade.

Surprises et désordres

Les événements d’octobre 1933 dans le BuXong n’étaient pas les premiers ennuis auxquels était confronté le gouverneur général Pasquier, un ancien du pays, placé à la tête de l’Indochine le 23 août 1928. La situation avait commencé à se gâter, avant sa nomination, avec les assassinats de Monteil un surveillant de la plantation de Thuan Loi, et de l’administrateur Bazin, le responsable de l’office général de la main d’œuvre.
Mais beaucoup plus alarmante est la mutinerie du 2e bataillon du 4e régiment de tirailleurs tonkinois, à Yen Bay, dans la nuit du 9 au 10 février 1930. Cet événement, que ni le commandant Le Tacon, un vieux soldat, ni l’administrateur Massimi, un homme d’expérience, n’ont su prévenir ne doit qu’à quelques réactions fortuites de ne pas tourner à la catastrophe. Le capitaine Jourdan, le lieutenant Robert, l’adjudant Cuneo et deux autres sous-officiers de la garnison auront néanmoins perdu la vie dans cette tuerie délibérée.

Ces désordres auront leur contre-coup jusqu’à Hanoï, où quelques terroristes à bicyclettes jetteront le même soir des bombes de fabrication artisanale devant la prison, le commissariat de police et la gendarmerie, sans y faire de victimes.

Sous la direction du gouverneur Robin Résident supérieur à Hanoï, la répression est rapide et exemplaire. L’enquête diligentée par la Sûreté ne tarde pas à mettre l’affaire au compte du V.N.Q.D.D., et d’en arrêter les responsables. La justice exercée par une commission criminelle spéciale est non moins expéditive, avec ses 39 condamnations à mort. Le chef des conjurés Nguyen Thai Hoc et son second Pho Duc Kinh sont guillotinés à Yen Bai le 17 juin 1930, en même temps que tous leurs complices.

Après ce coup de sang inattendu des nationalistes vietnamiens, les communistes ne pouvaient rester passifs. Ils avaient d’ailleurs été les premiers à se signaler le 4 février en déclenchant à Phu Rieng en Cochinchine, une grève qui, sans être meurtrière, avait été spectaculaire. Après ce prélude, leur effort allait se porter dans le Thanh-Hoa, une contrée à la jointure de l’Annam et du Tonkin, dont le futur Ho Chi Minh était natif. La première de leurs manifestations de masse a lieu à Vinh, le 1er août 1930, où le mécontentement des paysans ne demandait qu’à s’extérioriser. Cependant les mesures prises sur le terrain par le Résident provincial, Guilleminet, le commissaire Robert, le gendarme Dugor et le garde principal Petit, en limitent les effets. Néanmoins, au mois de septembre, et non seulement à Vinh, mais aussi à Hatin, à Hung-Nguyen, à Yen-Xuan, et à Van-Khue les affrontements sont beaucoup plus violents. Les gardes indochinois, miliciens et gendarmes sont vite débordés. C’est au bataillon du 5e Etranger du commandant Lambert, qu’il faut alors faire appel. Certains villages, moins accessibles, seront  » traités  » par l’escadrille de Potez 25 du capitaine Buchette-Pupeyroux, qui était préparée à ce genre d’intimidation. Quand on fait le bilan des pertes de cette année 1930, on décompte officiellement : 9 tués, dont 2 officiers, et 31 blessés dans les rangs des forces de l’ordre. De leur côté les insurgés avaient payé leurs excès de 345 morts et de 124 blessés. Malgré cette leçon sévère, les révoltes reprennent à l’approche du 1er mai 1931, pour se poursuivre jusqu’à la fin de novembre. Les points les plus chauds se situent encore à Vinh, mais ils s’étendent aussi au Ha Tinh et au Nge-An, ainsi qu’au Quang-Ngai, au sud de Hué. Ni les administrateurs ou leurs gendarmes, ni les inspecteurs de la Garde Indochinoise ne peuvent cette fois encore contenir ces hordes de villageois déchaînés. Il faut engager la Légion étrangère et la Coloniale qui doivent user davantage du mousqueton et du fusil mitrailleur que des coups de crosse. Cette seconde révolte coûte aux mutins quelques 1 700 tués, ainsi que l’arrestation de 4 000 personnes, qui peuplent prisons et pénitenciers durant plusieurs, années.

Même si on a moins parlé d’elle la Cochinchine n’a pas échappé non plus à la tourmente. Le P .C. I. y a de solides appuis à Saigon avec ses cellules de la rue Richaud et de la rue Hamelin où l’on rencontre le terrible Ducroux, et des militants rompus à l’émeute comme Ta-Thu-Thau et Ho-Huy-Tuong. Les premières échauffourées ont lieu néanmoins dans le milieu rizicole du Transbassac, où cohabitent à la fois des paysans miséreux et des propriétaires aisés. Cao Lanh en est, le 1er mai 1930, le point le plus sensible, et le délégué administratif comme le gendarme Massac ne restent maîtres de la situation qu’en accordant un moratoire des impôts et des dettes. A Sadec, le chef-lieu de province, l’administrateur et le gendarme Boulier suivent cet exemple. Mais les désordres orchestrés par des meneurs retranchés dans la plaine des Joncs s’étendent à la province de Mytho et au district d’Hoc-Mon. Et c’est à plus de 125 manifestations rurales qu’il faut s’opposer jusqu’au mois de septembre, en faisant parfois usage des armes pour que force reste à la loi.

En 1932 l’affrontement principal en Cochinchine se déroule à Dautieng avec les saigneurs d’hévéas de la plantation Michelin. L’annonce, le 16 décembre, d’une substantielle réduction des salaires et des rations de riz déclenche un véritable tumulte chez les milliers de salariés de cet important domaine. Les révoltés partis en trombe vers Thu Dau Mot pour y rencontrer le chef de province cour, sont bloqués près de Ben Cat par une centaine d’hommes de la brigade d’élite de Gia Dinh encadrés par 6 gendarmes. Ce heurt fait 4 morts parmi les coolies, et il faut beaucoup de savoir faire pour calmer les esprits et assurer ensuite un retour normal au travail.

Tous ces événements qui ont marqué le début des années 1930, et semblent vouloir se poursuivre, n’ont pas été sans perturber les plans de l’Exposition coloniale. Il s’est même formé un comité d’opposants dans lequel Jacques Doriot, André Marty et Paul Eluard tenaient une bonne place. Aussi, avant même que la kermesse n’éteigne ses lampions le gouvernement de Pierre Laval décide d’envoyer son ministre des Colonies, Paul Reynaud, voir en Indochine les choses de plus près.

Parti le 25 septembre 1931 sur le  » d’Artagnan  » des Messageries maritimes, Paul Reynaud change d’équipage à Singapour. C’est sur le  » Dugay-Trouin  » un croiseur de 10 000 tonnes, qu’il poursuit sa route pour arriver à destination le 15 octobre. Il visite Hué, Hanoï et Langson d’où il envoie un télégramme au maréchal Lyautey. Son périple s’achève par un message à l’Indochine sur les ondes de radio Saïgon. De là il rejoint Paris le 19 décembre avec l’avion de Maurice Noguès en dépit de l’inconfort d’un voyage en cockpit découvert.

Après cette reconnaissance beaucoup de ses enseignements sombreront dans l’oubli avec la chute du ministère le 16 mai 1932. L’assassinat de Paul Doumer, le 6 mai suivant, et l’entrée dans une longue période d’instabilité gouvernementale y contribueront encore. L’Indochine se rappellera néanmoins aux journalistes avec l’incendie et le naufrage en Mer Rouge, le 16 mai 1932, du « Georges Philipart » au retour de sa traversée inaugurale. Il avait à son bord le reporter Albert Londres qui trouvera la mort parmi les 90 victimes de ce sinistre.

Cette année 1932 est aussi celle du retour au pays du jeune empereur Bao-Daï impatient de mettre en pratique les enseignements de son mentor le gouverneur Charles. Cependant ses premiers pas d’homme d’Etat avec Nguyen-De et Ngo-Dinh-Dieu comme ministres sont vite contrés. Il a en revanche plus de chance dans sa vie privée avec la belle impératrice Nam Phuong. Indépendamment de cette idylle princière, un pacte franco soviétique signé à Paris le 14 mai 1935 avec l’ambassadeur Potemkine aide à un certain retour au calme dans les possessions françaises d’Extrême-Orient.

Front populaire et guerre à l’horizon

L’agitation déclenchée en 1930 par les partis séparatistes témoigne de l’inadaptation des moyens mis à la disposition des autorités pour faire face aux périls intérieurs. Aussi, l’année suivante, on envisage d’envoyer en Indochine deux bataillons de la Légion Étrangère en renfort. Mais, on doit cependant vite renoncer à cet apport faute de crédit suffisants et se rabattre plus sagement sur une valorisation qualitative de ces garde indigènes qui, au Nord comme au Sud, n’on point failli à leur devoir.

Ainsi, le 1er août 1931 la gendarmerie crée une mission d’encadrement de la Garde Civil de Cochinchine, faite de 2 officiers, et de 25 sous-officiers, qui reçoit mission d’insuffler une nouvelle jeunesse à ce vénérable corps Chacune de ces brigades provinciales, dont on porte l’effectif à une centaine d’hommes, est désormais directement commandée par un gradé, ou un garde républicain, responsable de son instruction et de son emploi. Sa portion centrale forme à Gia-Dinh, avec les nouvelles recrues, un détachement d’élite. C’est lui, que l’on engagera à Dau Tieng en 1932 contre les coolies de la plantation Michelin.

Le capitaine Fonvielhe assure de 1931à 1934 cette mission de confiance et c’est son adjoint, le lieutenant Farret, qui lui succède. Cependant ce dernier ne s’attarde guère dans cette fonction, car on décide, en décembre 1935, de rattacher directement les formations de la Garde Civile aux commandants de section de gendarmerie de Saïgon et de Cantho.

Néanmoins même sans avoir été conduite son terme, cette réorganisation amène au sein de la gendarmerie d’Indochine de nombreux garçons dont appréciera le dynamisme lorsque les choses tourneront à l’aigre. Parmi ces gens de choix, il y a le jeune lieutenant d’Hers qui, pour n’avoir pu rejoindre soi poste qu’en mars 1936, devra se contenter d’une première affectation dans le Bassac, en attendant d’autres ambitions. En métropole, la victoire électorale du Front populaire porte Léon Blum au pouvoir le 6 juin 1936. Parmi ses choix significatifs, le moindre n’est pas la nomination de Marius Moutet, militant convaincu de la Ligue des froits de l’homme, au ministère des Colonies. Aussi le 14 juillet suivant est-il marqué par la libération solennelle de 168 détenus du bagne de Poulo-Condore, et, le 27 août suivant, par l’amnistie de la plupart des condamnés des révoltes paysannes.

A cette situation nouvelle correspond l’envoi à Hanoï du Gouverneur général Brévie, un haut fonctionnaire, qui s’est fait en Afrique une solide réputation de libéral. Il est conforté sur place par la visite de Justin Godard, le Délégué au Travail pour les colonies, dont certaines interventions, surtout chez les Moïs, ne manquent pas de pittoresque.

Après la remise en liberté des principaux agitateurs, plus de 350 grèves importantes sont déclenchées entre août 1936 et septembre 1937. Celles-ci touchent tous les secteurs sensibles, des charbonnages aux grandes plantations, des tramways à l’arsenal de la flotte. Les revendications des cheminots, qui durent plus de soixante jours, font qu’on en oublie presque l’achèvement du Trans Indochinois reliant d’une seule étape Saïgon à Hanoï.

Quand ces trublions commenceront à s’essouffler, une autre préoccupation surgit : le déclenchement du conflit sino-japonais le 7 juillet 1937. Un affrontement auquel le pacte anti-Komintern, signé le 25 janvier 1936, donne une dimension internationale même si l’Allemagne, avec le général Falkenhausen, est encore présente aux côtés de Tchang-KaïTchek. Cet engagement, d’abord lointain, devient plus proche avec la prise de Pékin en août et la chute de Shanghaï en novembre. En février 1938, c’est le tour de Nankin, puis en octobre de Canton et d’Hankeou, d’être enlevées par les troupes du Mikado.

Le contrôle par les Japonais, de l’île de Hai Nan et le retranchement des nationalistes chinois dans le Sichuan placent l’Indochine, avec le chemin de fer du Yunnan, dans une situation de neutralité fort délicate. C’est pour répondre à ce péril que le 22 août 1939 le Président du Conseil Daladier place le général Catroux à la tête de l’Indochine. Mais, à peine arrivé au palais Puginier, le nouveau Gouverneur général apprend, le 3 septembre 1939, l’entrée en guerre de la France contre l’Allemagne. Cette fois il n’est pas question, même si le lieutenant d’Hers en fait la demande, de renouveler le geste du capitaine Lelièvre en 1914. Le détachement du capitaine Fribourg Eynard en Cochinchine avec ses 99 gradés et gendarmes, celui du commandant Tremeau au Tonkin avec ses 61 personnels, ont besoin de tout leur monde sur place pour répondre aux difficultés que suscitent, aussi bien, en hommes qu’en moyens, les exigences de la métropole. C’est 8 000 tirailleurs et 20 000 ouvriers qu’il faut recruter dès l’automne de 1939, malgré les séquelles des troubles des années précédentes.

En dépit de la dissolution du parti communiste, un  » front national contre l’impérialisme « , qui a pris sa suite, se constitue et en appelle au peuple. Et le mois de novembre de 1939 est marqué de violentes manifestations dont l’épicentre se trouve de nouveau à Hoc-Mon. Plus de 800 arrestations pratiquées par la Sûreté et la Gendarmerie calment les esprits pour un certain temps.

Cependant, avec les Japonais, les cartes sont plus difficiles à maîtriser. Aux contacts qu’a pu prendre le général Catroux avec les Anglais de Singapour et de Calcutta, ou les Américains de San Francisco, il n’a été répondu que par des propos dilatoires. Aussi le 16 juin 1940, jour où le maréchal Pétain se résoud à cesser le combat en métropole, il faut, en Indochine, céder à l’injonction des Nippons de fermer la frontière du Yun Nan. Cette première exigence se transforme bientôt en une demande de contrôle commun, puis en facilités de stationnement et de transit. De là on passera à une présence permanente, qui débouchera en mars 1945 sur l’affrontement sanglant que l’on sait.

Ces concessions hasardeuses sont officialisées par un premier traité signé à Tokyo le 30 août 1940, qui sera suivi ultérieurement d’autres protocoles. C’est au cours de ces négociations préliminaires que l’amiral Decoux, le commandant de la Flotte d’Extrême-Orient, est appelé, le 30 juin 1940, à la barre de l’Indochine, avant que son prédécesseur ne rallie la France Libre.

Dans la tempête du Pacifique

Face aux Japonais, le déséquilibre de ses forces ne laisse pas à la France une marge de manoeuvre suffisante pour avoir des velléités de résistance. A côté du croiseur  » Lamotte- Picquet « , la Marine ne dispose que d’un se sous-marin (25), deux avisos coloniaux, deux escorteurs légers et quelques canonnière Albert de l’Air n’a, comme matériel moderne, que dix-sept Morane 406, le reste n’étant fait que de Potez 25 pour reconnaissance, et de deux escadrilles de bombardiers totalement démodés. Outre la brigade d’Annam et les deux divisions de Tonkin et de la Cochinchine, les forces terrestres sont constituées de quatre régiments d’infanterie coloniale ou de légion, de deux régiments mixtes, et de cinq régiments de tirailleurs appuyés par deux régiments d’artillerie, soutenus par trois compagnies du génie.

Aussi les négociations entreprises en août 1940 à Tokyo n’ont-elles abouti qu’à une cote mal taillée dont on mesure la fragilité lorsque les Japonais viennent, le 22 septembre forcer le verrou de Langson. A ce premier coup de boutoir, qui a fait près de 800 victimes dans les rangs franco-indochinois, s’ajouter d’octobre 1940 à mars 1941, une série d’incidents de frontière avec le Siam, qui contraignent les autorités françaises à engager en permanence leurs meilleurs troupes sur Mékong et les lisières occidentales du Cambodge. C’est le moment dont profitent les communistes du  » front national  » pour déclencher, le 22 novembre 1940, une nouvelle rébellion dans leurs sanctuaires de Mytho et d’Hoc Mon. La révolte s’étend ensuite aux provinces voisines. Ces 15 000 insurgés seront cependant maîtrisés par les marsouins et les marins, auxquels on a adjoint la Garde Civile Celle-ci a été pour la circonstance solidement encadrée par les 20 gradés et gendarmes du capitaine Lacomme, que les gaullistes avaient expulsé le 17 octobre de Nouvelle-Calédonie.

Une centaine de condamnations à mort aussi vite exécutées qu’elles furent prononcées, répondent à la trentaine d’assassinats de fonctionnaires ou de notables commis par les rebelles. Malgré ce coup d’arrêt, le calme ne revient vraiment qu’après la victoire navale du 17 janvier 1941 à KohChang, qui enverra toute la flotte siamoise par le fond.

En dépit du succès de ses marins, la France est contrainte d’accepter avec la Thaïlande l’arbitrage du Japon dans le cadre d’un nouvel accord de Tokyo. Elle paie ces  » bons offices  » le 9 mai 1941, d’une large rectification de frontière au Cambodge et au Laos, ainsi que d’une présence accrue des soldats nippons sur le reste du territoire. Après la convention Darlan-Kato de juillet 1941, l’immixion japonaise en Indochine ne connaîtra plus de limite.

De cette présence étrangère, la gendarmerie est sans doute l’administration qui en perçoit le mieux les inconvénients. C’est à elle qu’incombe souvent la recherche de cantonnements que l’on est peu enclin à fournir, ou l’établissement de réquisitions toutes aussi désagréables. Il lui faut même diligenter les plaintes et les enquêtes que cette cohabitation peut amener. Elle a également à surveiller de près tous ceux qui fréquentent de trop près la sinistre Kempetaï, comme les Caodaïstes ou les Hoa-Hao. Tout cela s’aggrave encore lorsque l’attaque de Pearl Harbour embrase, en décembre 1941, l’ensemble du Pacifique et que les troupes du Soleil Levant déferlent en masse vers l’Océan Indien.
Plaque tournante des mouvements en direction de la Malaisie et l’Insulinde, l’Indochine ne tarde pas, après la bataille de Midway de juin 1942, à intéresser le commandement allié. Sa zone d’activité est alors partagée, à hauteur du parallèle de Hué, entre l’état-major sino-américain de Kunming et celui des britanniques de Calcutta.

Ce découpage des attributions se retrouve à Hanoï avec le réseau Maupin, qui s’abrite derrière le Bureau des Statistiques, et à Saïgon avec celui du commandant Graille couvert par le Service des Archives militaires. Pour ces organismes, dont les recherches s’étendent sur de larges espaces, les gendarmes sont naturellement des correspondants privilégiés.

Parmi ceux qui acceptent ce rôle d’informateur, le plus efficace est le capitaine d’Hers, dont on connaît la combativité, ce qui n’est pas sans inquiéter son chef, le commandant Fribourg-Eynard. Réaffecté en mars 1942 à la section de Cantho, dont il n’ignore aucune des arcanes, cet officier talentueux couvre, avec ses 30 gendarmes et leurs dix-neuf postes, les dix provinces du Bas Mékong. Il a aussi dans ses attributions ce centre d’internement de Long-Xuyen où sont détenus les militants gaullistes les plus remuants. Le chef de file en sera alors Raymond Rudoni, un pilotin au long cours qui, après avoir refusé toute coopération avec les Japonais, ne demande  » qu’à en découdre  » aux côtés de ses gardiens à l’heure de l’échéance.

Avec le maréchal des logis-chef Detter son fidèle second, le capitaine d’Hers s’emploie à rallier le maximum des siens à l’action clandestine. Il prête de même la plus vive attention aux cadres des différentes brigades de la Garde Civile qui, comme lui, sont issus de la G.R.M. Il sait également prendre le pouls des administrateurs et des fonctionnaires. Il se joint encore au service Action de son camarade de promotion le capitaine Pauwels qui s’occupe des parachutages et du recueil des agents alliés.

Lorsque après Guadalcanal les Américains passent à la contre-offensive, la résistance indochinoise doit pour rester en phase, durcir son attitude. Objectifs et conduite à tenir sont précisés par une instruction du Comité d’Alger datée du 29 février 1944. Malheureusement ce document, qui fixe les règles de subordination des autorités civiles et militaires en cas d’agression japonaise, met tellement de temps à parvenir à ses destinataires, qu’il restera, ou presque, lettre morte. Les missions d’information du commandant de Langlade pour le compte de la D.G.E.R. sont tout aussi décevantes faute d’interlocuteur qualifié.

C’est au mois de juillet 1944 que le général Mordant devient, sous le pseudonyme de « Narcisse », Délégué général de la Résistance. Et, en septembre, l’amiral Decoux se rallie à son tour au Gouvernement provisoire de la République, en espérant que les Japonais aient oublié que le général de Gaulle leur avait déclaré la guerre en décembre 1941 !

C’est dans cette situation équivoque, que les états majors s’emploient à préparer des plans axés, suivant l’humeur du jour, sur un débarquement allié ou un coup de force japonais. Dans cette dernière hypothèse, on a retenu la conduite de trois actions majeures, faites d’un regroupement des forces du Tonkin autour de la base de Tong, d’une esquive de la brigade d’Annam vers le Laos et d’un regroupement des troupes de Cochinchine sur l’axe de Thu-Dau-Mot à Kratie.

Dans le Bassac, où les moyens se limitent au 3e bataillon du 1er régiment de tirailleurs annamites, et à quelques canonnières, les initiatives locales pallient l’absence de directives. Aussi le capitaine d’Hers qui n’entend point mettre bas les armes, a t-il pensé à l’organisation d’un réduit susceptible d’être secouru par mer aux abords de la mangrove de Camau. Placé en décembre 1944 à la tête du service Action de l’Ouest cochinchinois, auquel le capitaine Blanc a apporté de Calcutta ses dernières instructions, ce baroudeur sait mûrir son projet. Il parvient à y intéresser le lieutenant de vaisseau Gaxote, du S.A./Marine, et le capitaine Beauvallet, du 2e bureau, puis le général Delsuc, le commandant de la division.
Fort de ces approbations il multiplie, durant le mois de janvier 1945, les reconnaissances et les liaisons pour établir des consignes précises. Une réunion de travail commune avec de Montaigut, l’administrateur de la province de Cantho, le chef de bataillon Langellier-Bellevue et le capitaine de corvette Mienville, permet même au début de février d’arrêter une stratégie commune. On s’entend en particulier pour assurer un contrôle de toutes les chaloupes et des bacs à moteur à la première alerte. Cette coopération sans faille fait oublier la déconvenue de n’avoir reçu des services spéciaux que dix pistolets mitrailleurs et un poste radio dont les quartzs font défaut.

Bien d’autres réseaux connaissent d’ailleurs la même misère, car on n’a pu procéder sur l’ensemble du territoire qu’à 50 parachutages et à l’envoi de 60 officiers de liaison, qui ont été dépêchés en priorité au Laos et au Tonkin.

L’heure du Sursum Corda

Malgré l’effet de mise en garde qu’aurait dû avoir le 26 janvier 1945 la directive 243//DN/PS de l’état-major général, la surprise est grande le 9 mars 1945, lorsqu’à 20 h 45, après un ultimatum inacceptable de l’ambassadeur Matsumoto, les Japonais montent à l’assaut des garnisons françaises.
L’amiral Decoux est aussitôt pris au gîte à Saïgon avec la plupart des hauts fonctionnaires, comme le sont à Hanoï, le général Ayme, puis le général Mordant. Seul le général Sabatier, commandant la division du Tonkin, et le général Alessandri du groupement motorisé, réussissent à s’échapper de la nasse, puis à livrer avec quelques 6 000 hommes une action retardatrice vers la frontière de Chine. Ailleurs ce n’est qu’un combat désespéré autour des citadelles ou des itinéraires d’esquive, jusqu’à épuisement des dernières cartouches. On se bat furieusement à Hanoï avec le général Massimi, à Haïphong avec le colonel Lapierre, à Moncay où tombe le colonel Le Coq, comme à Vinh où est tué le commandant Bisseul. Il en est de même à Hué, à Oui-Nhon, ou au cap Saint-Jacques et à Thu-Dau-Mot où les troupes ne capitulent qu’après le décès du commandant Mollard et la fin de tout espoir. A Langson, vieille cité fortifiée, l’attaque tourne à l’apocalypse. Le général Lemonnier, le résident après, le colonel Robert sont exécutés au sabre.

Les défenseurs du fort Brière-de-l’Isle sont tous massacrés, comme le gendarme Dumas qui s’était joint à eux. A Dong-Dang, les 190 marsouins et bigors du chef de bataillon Soulie sont, pour avoir tenu leur position avec autant de détermination, décapités avec la même cruauté. C’est au cours de ces accrochages meurtriers que les Nippons apprennent la nouvelle du bombardement de Tokyo, dont le survol par 300 avions a fait près de 200 000 morts.

La Kempetaï profite de ces massacres pour régler ses comptes. A Haïphong, le gendarme Loison, que l’on veut assassiner avec son propre revolver, ne doit qu’à ses mauvaises munitions d’en réchapper. Au Nha Be Indochinois le gendarme Betaille est une des premières victimes de ces meurtres bien ciblés.
En zone Est Cochinchine, l’adjudant Courtet trouve refuge dans la forêt Albert où il se tient pendant près d’un mois à l’écart de ses poursuivants.

A Savannaket au Laos, le maréchal des logis-chef Banet et le gendarme Moustier parviennent, après avoir laissé leur famille à la garde de la providence, à se joindre aux  » maquis  » du lieutenant Dumonet.

Au Cambodge, où les Français sont très nombreux, on a vite fait d’éliminer les unités de Pnom Penh et de Kompong Cham, où le médecin capitaine Grinda tombe en servant une mitrailleuse. Quant aux gendarmes, qu’ils soient restés là en représentants de l’autorité administrative, ou qu’ils aient gagné la brousse, ils se retrouvent au camp de cour, où en quelques semaines quatre d’entre eux succomberont aux mauvais traitements.

Par un de ces paradoxes, dont l’histoire est friande, le Bassac, mésestimé des stratèges, est le seul théâtre d’opérations de Cochinchine où l’on sauvera vraiment l’honneur. Faute de liaisons, on n’apprend à Cantho le coup de force des Japonais, le 10 mars au matin qu’avec leur arrivée à Chaudoc. Les délais qui demande tout mouvement en force dans cette zone de canaux laissent le temps d’appliquer posément la mesure 86 de l’instruction n° 523 du gouverneur général.

Profitant largement de ces dispositions le capitaine d’Hers a tôt fait de sonner l’alarme dans les dix provinces de sa circonscription. Il rameute du même coup sur lui les sections de marche de différentes brigades de la Garde Civile. Il agit de même avec ses gendarmes commissaires de police, quitte à bousculer quelques administrateurs moins convaincus comme celui de Rach Gia. Il rallie de la même façon une vingtaine de volontaires des Forces Françaises de l’Intérieur.

L’administrateur de Montaigut est à h hauteur de ses promesses. Il sait, sans attendre, catalyser les énergies de ses collègues voisins et rassembler le maximum des bacs à moteur et des chaloupes de l’administration, avant qu’ils ne tombent en de mauvaises mains. Il s’occupe avec la même aisance des approvisionnements et du soutien médical qui sont assurés par la chaloupe  » Armor « , et la vedette hôpital  » Tong Doc Phu « . On connaît un branle-bas identique chez les marins qui doivent saborder leurs bâtiments que l’aviation adverse empêche de prendre le large, comme cela s’est fait à Mytho. On envoie donc par le fond la  » Marne « , le  » Lapeyrouse  » et le  » Coulon  » ainsi que quelques caboteurs, avec lesquels on obstrue au mieux les passes navigables.

Avec la menace qui se profile à Chaudoc et celle qui s’annonce vers Vinh Long, les principaux intervenants ont décidé, d’un commun accord, de laisser la responsabilité de la ville avec ses 400 européens et ses 40 000 indigènes à un comité de notables. Toutes les forces disponibles doivent être repliées au-delà du fleuve où l’on organisera, en direction de Camau, la position défensive prévue. Pour cela, grâce à la couverture assurée en direction de Long-Xuyen par la centaine d’hommes de la brigade de gardes du gendarme Rethore, on ramène tout le monde possible à la décortiquerie de Xano, dans le domaine rizicole de la famille Gressier.

Ce sont quelques 300 tirailleurs, 250 marins et 500 gardes civils encadrés par 15 gendarmes, qui vont former avec leurs 5 mortiers, leurs 11 mitrailleuses et leurs 44 fusils mitrailleurs le groupement mixte du Trans-Bassac. Dans cette zone amphibie, le commandement en revient au capitaine de corvette Minvielle avec le chef de bataillon Langellier-Bellevue comme commandant des troupes. Celui-ci installe sa 1ere compagnie avec le capitaine Charrier en bouchon à Thot-Not face au Nord; celle du capitaine Savani s’établit en grand garde au Sud vers Bac-Lieu et Phu-Loi. La compagnie d’accompagnement du capitaine Bourguet se poste au centre prête à appuyer toutes les unités. Les intervalles entre ces moles principaux sont confiés à la Garde Civile, qui malgré la qualité de son encadrement, ne dispose que de deux fusils mitrailleurs et deux tromblons V.B. par section.

Le capitaine d’Hers est chargé des liaisons, des reconnaissances, et des destructions. Il dispose pour cela du  » Saint Eloi « , un canot à moteur qu’il a pourvu d’un canon de 25 mm et d’une mitrailleuse de bord. Il a pour équipage le gendarme Detter, les second maîtres Martel et Letoullec, le quartier maître Guillou, le caporal Masmunster, le 1er classe Sylvestre, et quelques soldats autochtones. Une fois le R C. du groupement installé le 12 mars à Long My, il n’y a plus de temps à perdre pour se barricader derrière les canaux de Cai-Be et de Quan-Lo. Pour cela le capitaine d’Hers doit faire sauter le 13 mars le pont de Go-Quao. Ensuite c’est au tour de l’ouvrage de CayRang, et du dépôt de carburant, qui le jouxte. C’est à Phung Hiep que s’achève cette série de mises à feu, qui délimite désormais le champ clos.
Pourtant le 18 mars, malgré la réalisation de ce bouclage, on ne peut empêcher les Japonais, forts maintenant de deux bataillons, d’ouvrir une brèche sur l’arroyo de Tra-Ban, d’où ils peuvent prendre à revers le carrefour fluvial de Nga-Nam. Devant cette intrusion inattendue, le  » Saint Eloi « , commandé par le capitaine d’Hers, est dépêché sur les lieux pour rétablir la situation. Cependant après une suite de coups de boutoirs efficaces, une panne de moteur immobilise la malheureuse embarcation sous le feu direct de l’ennemi. Aucun de ceux qui sont à bord, n’en réchappe, à l’exception du jeune Sylvestre.

Dans ce secteur, confié au pied levé au lieutenant Roger, c’est à une attaque en règle qu’il faut s’opposer une fois la nuit tombée. Devant une infanterie pourvue de solides appuis, le rideau bien mince des gardes civils, des marins et des coloniaux du lieutenant Cuny ne peut tenir longtemps. Quand cet officier est tué près de la mitrailleuse Hotchkiss, dont il dirige le tir, le gendarme Ravel n’hésite point à prendre sa suite. C’est malheureusement pour tomber, lui aussi, cloué sur sa pièce par une rafale reçue en plein corps.

Malgré ce coup sévère, qui a privé de son chef la section des gardes de Vinh-Long, et sérieusement étrillé celles de Tra-Vinh et de Soc-Trang, le dispositif se rétablit sans tarder sur le Song-Tren et le canal de gouverneur. Lorsque cette position est à son tour bousculée, les défenseurs se regroupent autour de Thai-Binh et de Camau qui tient jusqu’au 22 mars. C’est encore l’occasion pour les brigades de Chaudoc avec le gendarme Berrouet, de Long-Xuyen avec le gendarme Livoreil, de gouverneur avec le gendarme Rethore, de s’accrocher solidement au terrain.
Mais la défense, qui ne dispose plus que de 160 hommes, doit se resserrer autour de la plantation de Tan-Bang jusqu’au 27 mars à 7 h 30. Le commandant Minvielle décide alors de cesser le feu. L’armement, encore en état, est détruit ou immergé pour que rien ne reste entre les mains de l’ennemi. Les archives sont brûlées ou lacérées avec la même rigueur, afin de soustraire, autant que faire se peut, aux représailles futures les tirailleurs et les gardes libérés sur place.

Le quartier maître Clément, tombé à TanBang, et le premier maître Le Houerou décapité au sabre à Camau ont été les dernières victimes de cette tragédie. Les Japonais ont perdu 100 tués et 150 blessés et les forces franco indochinoises déplorent de leur côté une cinquantaine de morts, dont 20 Français. Les survivants du groupement du Trans-Bassac rejoignent à bord d’une chaloupe, réquisitionnée à leur intention, Saïgon et le camp Virgille où les attend une dure captivité.

Tous les efforts déployés pour contacter les navires alliés, qui croisent parfois au large de Poulo-Obi, n’ont donné aucun résultat. Cependant ces tentatives infructueuses valent au moins à l’administrateur de Montaigut, à l’administrateur Gey, au commandant Pothin, au lieutenant Gendre, et à deux volontaires F.F.I d’échapper au sort commun. Avec leur jonque de mer, ils réussissent, après avoir coulé quatre remorqueurs, à leurrer leurs poursuivants jusqu’au 16 avril.

Parmi les quelques autres rescapés, l’adjudant Levenar, le gendarme Piermée et le gendarme Livoreil, ont essayé de rejoindre leur résidence de Long-Xuyen, mais ils y seront retrouvés le 5 avril. Quant au capitaine d’Hers et ses compagnons, c’est aux pères Girodet et Haloux, de la mission de SocTrang, qu’ils devront d’avoir une sépulture décente.

Lorsque, le 15 août 1945, la capitulation japonaise met fin aux hostilités, la tâche de la gendarmerie en Indochine n’est pas terminée pour autant. Le jour où Saïgon est en proie aux désordres qui suivent la proclamation de la République du Viet-Minh ou aux massacres de la cité Héraud, on constitue deux groupes d’intervention avec ceux que la captivité a le moins éprouvés. Après l’arrivée du général Leclerc, on reconstitue le 24 octobre un détachement de Gendarmerie d’Indochine, pour rétablir une administration a minima, à mesure que les troupes libèrent du terrain. La rébellion générale du Viet-Minh, qui se transforme bientôt en une véritable guerre d’Indochine exige une refonte complète de l’organisation. A une gendarmerie sporadique vont succéder des prévôtés et des légions de Garde républicaine de marche aux méthodes et aux moyens forts différents.
La Garde Civile, elle-même, se transforme le 29 juillet 1946, en Garde de la République de Cochinchine. Avant son départ, elle est citée à l’ordre de la division pour les 8 officiers et sous-officiers, ainsi que les 138 gardes indigènes, qui étaient tombés dans ses rangs. Les défenseurs du réduit du Trans-Bassac n’avaient pas été oubliés parmi les 2 650 soldats français victimes de l’opération « M.E.I.  » déclenchée le 9 mars 1945.